Circulations affectives autour d'une citation littéraire à succès
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Itinéraires Littérature, textes, cultures 2022-1 | 2022 Les émotions littéraires à l’œuvre : lieux, formes et expériences partagées d’aujourd’hui Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès Affective Circulations around a Successful Literary Quote Pauline Hachette Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/itineraires/11883 DOI : 10.4000/itineraires.11883 ISSN : 2427-920X Éditeur Pléiade Référence électronique Pauline Hachette, « Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès », Itinéraires [En ligne], 2022-1 | 2022, mis en ligne le 29 novembre 2022, consulté le 10 février 2023. URL : http:// journals.openedition.org/itineraires/11883 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.11883 Ce document a été généré automatiquement le 10 février 2023. Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 1 Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès Affective Circulations around a Successful Literary Quote Pauline Hachette Introduction 1 « Nous ne faisons que nous entregloser » écrivait Montaigne et la reprise est, certes, une des conditions du discours. Certaines répétitions, néanmoins, insistent tout particulièrement sous la forme de citations en vogue dans une société à une époque donnée. Petites entités de sens, devenues autonomes, elles sont en général considérées comme des révélateurs des valeurs et affects qui vibrent dans une époque et un lieu. Si cette façon d’expliquer un engouement est tout à fait fondée, il nous semble opportun de déplacer un peu la question et d’interroger la façon dont on les aime, et ce qui dans cette attirance se lie à une manière de comprendre. Une citation à succès de René Char a retenu, à cet égard, notre attention : Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder ils s’habitueront. 2 L’attrait exercé par cet aphorisme semblera indéniable a qui a déjà été frappé de le croiser en des endroits fort divers. Nous tenterons pour ceux qui n’ont pas eu cette expérience de réception, qui sera aussi notre objet, d’en donner un aperçu significatif. Notre étude n’aura évidemment pas pour objet l’impossible et vain relevé de ses innombrables reprises, ni d’en tracer la généalogie, mais de partir d’un nombre suffisant d’entre elles pour faire des hypothèses sur l’expérience de sens qui préside à ces reprises mais aussi découle de l’exposition à celles-ci pour des récepteurs devenant de potentiels futurs réénonciateurs, ou au contraire s’y refusant. Cette expérience d’exposition répétée n’est pas de notre seul fait puisque l’auteure d’une note de blog intitulée « Le poème pulvérisé » (Les caprices de Marianne 2013) a fait sa propre recension de ces occurrences sur laquelle nous nous appuierons en en ajoutant Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 2 quelques-unes. Son relevé dessine en parallèle une expérience de réception correspondant grandement à la nôtre. 3 Elle décrit ainsi sa première rencontre avec cette citation comme épigraphe d’un manuel de littérature écrit par son professeur de khâgne, qui souligne qu’il l’affectionne particulièrement. Au sentiment d’une « belle entrée en matière » qu’elle éprouve alors, succède le pincement d’une petite « trahison » lorsqu’au détour d’une flânerie, elle retrouve cette citation en exergue d’un autre manuel pour classes préparatoires, de mathématiques cette fois. Ses déconvenues ne s’arrêtent pas là, puisque l’auteure du post découvre, comme nous-même, cette citation sur les quais du métro dans le cadre du partenariat de la RATP avec Gallimard en 2011, puis dans les campagnes publicitaires de Manpower vantant le recours à Linkedin, ou encore dans la bouche de personnalités politiques se trouvant dans des situations aussi différentes que Jean-Pierre Soisson invoquant en 1998 la chance saisie et l’élan pris vers son risque pour se défendre de l’accusation d’avoir bénéficié des voix du Front National lors de son élection au conseil régional de Bourgogne, ou de Pierre Moscovici qui invoque à de multiples occasions la prise de risque sous la forme que lui donne notre aphorisme, plus ou moins tronqué et malmené, qu’il s’agisse de commenter l’humilité à laquelle le conduit son poste de ministre délégué aux Affaires étrangères, sa vision de la difficile situation dans laquelle se trouve le Parti Socialiste en 2009 ou bien pour défendre en 2012 les choix économiques de la Banque Publique d’Investissement face aux agences de notations de Standard & Poors. On passera sur d’autres mentions, plus ou moins partielles, plus ou moins exactes, de sa part mais aussi de François Hollande par exemple. Comble d’une notoriété à faire pâlir les meilleurs auteurs en matière de développement personnel, la maison Hermès1 a édité en 2004 un de ses illustres Carré nommé « Impose ta chance » où figure l’intégralité de l’aphorisme de Char représenté en lettres gravées sur des galets de l’Île de Ré, selon différentes déclinaisons de bleus. À ces différentes occurrences, nous pourrions ajouter plusieurs mentions orales publiques dont nous avons été témoin, telle l’entrée en matière d’un proviseur au début d’une réunion de rentrée par exemple, ou sa présence récurrente dans des recueils de citation en ligne. La reprise dans ces différents cadres de ce seul aphorisme, parmi bien d’autres de la section « Rougeurs des Matinaux » (Char 1983 : 334), suggère qu’il circule principalement entre réénonciateurs et que très peu reviennent à sa source. 4 Ce relevé, par force partiel et ouvert, suffit à attester d’une reprise récurrente, émanant à première vue d’une classe détentrice d’un certain capital culturel et économique (personnalités politiques, professeur de classes préparatoires, maison de haute couture) mais s’adressant parfois à des auditeurs moins définis sociologiquement, voire visant, peut-il sembler, une certaine démocratisation (RATP, Man Power). Cet emploi est à ce titre représentatif d’une présence commune et documentée de la poésie dans la publicité2 mais aussi dans les discours politiques 3 . Notre objet diffère néanmoins à la fois de la recherche de références intertextuelles dans la publicité – associée à la mise en relief des traits poétiques les plus récurrents dans ce contexte (jeux avec les signifiants, registre lyrique) – et de l’étude des usages de la poésie rattachée à telle ou telle parole politique, parfois au prix de détournements majeurs. Notre but n’est pas davantage de définir un nouveau périmètre du poétique à partir des différents usages et réénonciations de ces énoncés dont on peut estimer qu’ils forment une définition du poétique4. En suivant la circulation d’une citation spécifique dans les méandres de différents discours sociaux, notre questionnement s’attache certes aux usages qui en Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 3 sont faits, mais également au type de réception que supposent ces reprises hétéroclites et aux interrogations qu’elles suscitent quant à la compréhension qu’en ont des énonciateurs semblant lui trouver la force de l’évidence. Une citation ainsi reprise nous paraît en effet être l’objet d’un phénomène de « sursignification », une inflation signifiante entraînant non pas l’enclenchement d’un système de glose et d’interprétation explicites, mais une forme d’adhésion affective relativement immédiate. On s’empare de cette citation vue, entendue. On la trouve conforme à soi ou à ses objectifs. 5 De quelle nature est le sens qui se fait dans ce mouvement et quelle est sa part affective ? Massimo Leone souligne dans son livre On Insignificance (2019) un travers important des interrogations sémiotiques sur la manière dont du sens advient. Lorsqu’elles interrogent les conditions d’émergence du sens dans les discours et les pratiques, elles posent comme une donnée une intention de signifier et une compréhension parfaitement claires, s’adressant à un récepteur défini par sa réflexion logique. Pourtant, objecte Leone exemples à l’appui, nous vivons bien souvent dans une absence de sens ou dans des formes de sens pas encore complètement advenues, que nous évoluions dans un univers de signes étrangers ou au contraire trop naturels pour être déchiffrés, ou encore que les significations s’éteignent dans la routine. Cette conception du « déchiffrement » du sens est trop rationnelle pour décrire l’expérience la plus ordinaire que nous en avons, laquelle est marquée par un rapport souvent confus à un sens nimbé d’affects non élucidés. Une certaine insignifiance, un sens « incomplet » ou affaibli au regard d’une intellection logique capable de reformulations et commentaires, peut donc être supposée dans ce phénomène de surinvestissement. Nous tenterons d’expliquer pourquoi cette sémiose, cette façon de faire sens, apparaît corrélée avec une place essentielle donnée à l’affect. 6 En nous penchant sur cette part affective à l’œuvre dans l’appropriation de l’aphorisme de Char, il nous faut aussi faire une place aux affects caractérisant notre propre réception, partagée par d’autres on l’a vu : celle d’une personne spectatrice de ces nombreuses reprises, pour qui cet aphorisme se met à faire sens avant tout par cette répétition et qui en conçoit une forme de déception voire d’irritation. En effet, la capacité de l’énoncé de Char à prêter son autorité et son souffle à tant d’audaces et d’élans menacés d’entrave étonne d’abord. Ce qui était partie d’une écriture poétique semble devenu un énoncé attrape-tout et récupéré par des paroles politiques ou marketing, par des entrées en matière convenues, pour lesquelles il a valeur de caution, d’ornement superficiel voire de déclencheur de pulsion consommatrice. La fragile chance comme la prise de risque érigée en valeur existentielle ont pris des allures de confortables « punchlines éthiques » (Lucbert 2020) dans l’air du temps. On soupire à la mention de ce bonheur déjà si durement éprouvé par la littérature de développement personnel et les enseignes de traiteurs asiatiques, à sa dimension si exploitable dans une époque désorientée, et on finit par s’en prendre à la forme de l’aphorisme jouant le jeu de la sloganisation5, à son emphase prêtant le flanc à une récupération dont les vers de Char sont assez coutumiers. La surexploitation semble aller de pair avec une perte de valeur, qu’elle soit imputable au détournement ou à la simple usure. En somme, on se plaint de ce que cette circulation sociale excessive ait probablement vidé l’énoncé original de son sens, puis on se dit que quelque chose en lui s’y prêtait. 7 Nous ne donnons pas un statut anecdotique à ce sentiment, mais souhaitons plutôt l’objectiver pour l’établir comme fondement affectif d’une enquête située, qui Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 4 procédera également par déductions et projections argumentées vers d’autres formes de réceptions que la nôtre. L’analyse d’objets littéraires, ainsi que des pratiques et contextes dans lesquels ils s’inscrivent, mettent en jeu une subjectivité, dont la réaction affective mentionnée est une émanation. En objectivant certains aspects de cette subjectivité, on peut en faire une sonde des valeurs que nous accordons à l’énoncé littéraire et des attentes que nous avons à son égard dans le cadre de nos pratiques sociales. L’agacement que nous évoquons est une des couches de la réception affective des œuvres et c’est à partir de son élucidation que nous pouvons formuler des hypothèses sur le phénomène d’inflation significative que nous observons ici et l’affaiblissement, voire la dépréciation, du sens qui semble l’accompagner. On pourrait déjà établir par exemple que cette réaction révèle a priori certaines exigences en termes de compréhension (une intelligibilité fondée des énoncés) mais aussi des attentes vis-à- vis de la poésie, reposant sur un statut qu’on estime non réductible à d’autres productions culturelles, et qui est proche peut-être d’une aura héritée de la conception romantique de la création littéraire. Cette réaction négative semble manifester également une crainte de l’instrumentalisation du littéraire, attestant d’une conception défiante, voire hostile, des productions de l’économie capitaliste et d’une réception distanciée des discours politiques. Sans que cette étude les prenne directement pour objets, nous garderons à l’esprit ces éléments de situation. 8 En proposant des pistes pour éclairer les phénomènes affectifs qui régissent cette adhésion massive et hétéroclite, nous souhaitons donc éclairer un peu les liens complexes qui se nouent entre construction d’un sens et expérience affective. Nos trois hypothèses, compatibles dans une certaine mesure, concerneront la force de la forme- ethos qui constitue la citation en objet, l’importance des foyers de sens affectifs dans notre appréhension de l’énoncé et l’existence d’une « forme de mots ». Le désir de l’objet citation Charme de la formule-ethos 9 Le narrateur d’Une brume insensée (Vila-Matas 2020) s’est choisi le métier peu commun de « Fournisseur de citations », et s’il ne l’exerce guère que pour un client – son frère, écrivain à succès –, il lui permet de passer sa vie à baigner dans les mots des autres, décelant immédiatement dans un texte le potentiel de détachement d’un passage, sa force suggestive, et ce qui lui promet un avenir intertextuel. La description qu’il fait de son activité renvoie tout un chacun à sa propre expérience du mode d’existence particulier qu’est celui des citations préférées, ces petits morceaux-de-sens découpés dans la trame du texte, comme le décrit minutieusement Antoine Compagnon dans La Seconde main, que l’on convoque dans différentes situations de la vie. Objets fétiches qu’on garde près de soi dans des carnets ou sur des post-it collés sur un mur, leur signification semble avoir été définitivement fixée, y compris dans son caractère vague, dans le moment de la rencontre. Fragments d’une œuvre aimée valant pour son tout, ils permettent d’emporter quelque chose de sa grandeur dans sa mémoire ou son calepin. Morceau d’une œuvre inconnue, ils ouvrent l’imagination à tout à un champ évocatoire de possibles. 10 Aussi personnels que semblent ces découpages, ils sont cependant toujours déterminés par certaines qualités propres. Certains énoncés se prêtent en effet plus que d’autres au Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 5 détachement du discours premier, qu’ils soient déjà constitués comme des fragments aphoristiques comme celui qui nous intéresse, ou qu’ils soient mis en relief du fait de certaines caractéristiques – brièveté, autonomie syntaxique, position saillante en début ou fin de texte en faisant un condensé sémantique de l’enjeu du texte. Maingueneau nomme surassertion cette modulation de l’énonciation facilitant la « dé- textualisation » par une mise en relief opérée par rapport à l’environnement initial (2006). En tant qu’aphorisme, notre énoncé n’a pas à se détacher syntaxiquement mais on peut présumer qu’il se signale par rapport aux autres aphorismes de la section qui n’ont pas connu le même succès. On peut identifier pour expliquer cette séduction des éléments prosodiques tel le rythme ternaire (5/5/4), souligné par un fort parallélisme dans la construction syntaxique qui imprime à l’énoncé un mouvement d’amplification à portée généralisante. Ce mouvement est accentué par la construction en période : une protase, à valeur conditionnelle en forme de conseils de vie puis la descente de l’apodose, résolutive. L’unité de l’énoncé est renforcée par l’isotopie gestuelle des prédicats qui matérialisent les actions associées aux termes abstraits et dessinent une véritable chorégraphie existentielle : serre (ton bonheur), va vers (ton risque), mais aussi et d’abord impose (ta chance), ce qui dans le cotexte que précise la seconde phrase peut prendre le sens gestuel d’« imposer à la vue de ». Après la diastole initiale qui gonfle la phrase de chance, le deuxième segment se contracte dans un mouvement systolique sur un bonheur qu’il faut empoigner, avant que ne soit expulsée, en une ultime injonction, cette dernière proposition : « va vers ton risque », qui devient l’acmé de cette protase accumulative, et son envol. La conséquence en découle, assertive et certaine : « à te regarder ils s’habitueront ». À la fois éloquentes et concises, les phrases ont le charme rhétorique de la formule, cet objet ciselé qu’on emporte avec soi, en ayant l’assurance de sa bonne tenue globale. 11 Si la citation sociale a « prétention à être une parole absolue, sans contexte » (Maingueneau 2009), elle engage cependant, comme le souligne une approche pragmatique, un mode de gestion impliquant autre chose que l’énoncé lui-même : des acteurs (qui citent), des situations, des motivations qui confèrent à la citation des statuts et fonctions variables. Le simple fait de langage que constitue la répétition transforme rétroactivement l’énoncé premier, en en faisant une totalité-signe. Son insertion dans un autre discours poursuit cette transformation. Lorsqu’Antoine Compagnon cherche à « situer la citation dans le langage », il note ainsi la multiplicité de ses fonctions, mais il insiste sur le fait qu’elle est d’abord un acte d’énonciation, une énonciation répétante manifeste (et non seulement un énoncé répété, ce qu’il désigne comme effet de « canonisation métonymique » [Compagnon 1979]) . À ce titre, on commencera par noter la différence entre cette forme d’énonciation aphorisante et l’intertextualité de Bakhtine – tissée dans le texte second, souvent inaperçue au premier regard, associée à des formes de création, des repiquages, des métamorphoses. La pratique énonciative qui nous intéresse manifeste l’hétérogénéité énonciative et générique du discours en marquant un décrochement dans le discours et en signalant une parole autre, appropriée mais explicitement attribuée à autrui. L’énonciateur qui ne parle pas en son nom propre se présente comme sous-énonciateur et s’efface a priori le temps de ce discours rapporté, de ces mots empruntés. 12 Mais citer se double aussi d’une stratégie de construction d’un éthos. S’approprier un discours manifeste un lien ou une continuité avec l’auteur. L’éthos de Char, poète et résistant en tant que Capitaine Alexandre, homme alliant action, courage et sensibilité, joue ainsi fortement dans le cas qui nous intéresse, car il offre une autorité Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 6 « culturelle » autant qu’une caution morale et politique à cette invitation à l’audace et à l’émancipation. Il y a donc moins effacement d’un énonciateur derrière l’autre que convergence des deux, et de deux éthos, dans la revendication de cet énoncé par une parole politique, publicitaire ou dans l’intention auctoriale de manuels de classes préparatoires. Cette réénonciation porte la marque de ce que Compagnon nomme « l’incitation » à choisir telle forme d’expression citationnelle précise pour exprimer une idée. Cette incitation résulte de nombreuses déterminations, insiste-t-il, non réductibles à une simple intention consciente de citation, et parmi lesquelles figure aussi la simple parade : « Voilà ce qu’est l’incitation, un sentiment confus qui engage à la montre, un désir d’exhibitionnisme » (Compagnon 1979). L’hétérogénéité générique affichée opère à une échelle plus générale encore : citer de la poésie quand on fait de la politique ou que l’on vend du travail précaire, c’est permettre à ces activités d’accéder à la noblesse du discours littéraire le plus accompli en termes esthétiques 6. La longueur et la relative complexité de cette citation lui donnent en outre un statut « littéraire » souligné : déjà devenue signe par le prélèvement et la reprise, elle se signale en outre comme un objet esthétique. 13 La présence affichée d’un discours autre a pour conséquence de valoriser des hétérogénéités à forte valeur ajoutée – ethos et statut poétique de la citation, semblant l’emporter sur la mise en discussion du sens de l’énoncé. Cette pratique de l’aphorisation s’apparente en effet à ce que Maingueneau nomme mode de gestion humaniste (2009) et que l’on trouve notamment dans les différents recueils de maximes sentencieuses déroulant des pensées exemplaires sur l’Homme. Mais à la différence de la pratique humaniste, paradigmatique, d’un Montaigne, usant de ces citations pour les mettre en dialogue, l’énoncé de Char ne devient pas ici un support de réflexion. Il sert à revendiquer une philosophie et une éthique, plutôt qu’à discuter, contredire ou même développer son accord. Tel un condensé d’éthos, la citation se fait médaillon ou emblème, proche d’un discours d’autorité requalifié en règles de sagesse ou de vie. Sur le carré Hermès, cette fonction de morale de conduite et de devise identificatoire devient visible et tangible. …et ses brumes 14 Ce devenir « objet » de la citation, et les changements de supports qui vont avec, attirent cependant notre attention sur une caractéristique plus singulière de cette citation, qui nous amène à formuler d’autres hypothèses sur l’attrait qu’elle exerce. Elle nous rappelle que cet aphorisme suscitant un désir d’appropriation, se prête en réalité peu à une réénonciation non préparée et sans support. À dire vrai la citation spontanée, comme chacun pourra en faire l’expérience, se révèle périlleuse. Pierre Moscovici, par exemple, s’y reprend à plusieurs fois, tronque la citation ou modifie l’ordre des propositions . François Hollande remplace quant à lui « serre » par « sers » (Caprices de Marianne 2013). L’énoncé n’a pas la simplicité et la clarté de la devise ordinaire. L’association des thèmes et prédicats n’est pas évidente et demande un effort de mémorisation. Les syntagmes ont tendance à être « mobiles » : ils sont aisément interchangeables et leur ordre peut être modifié sans aberration. Le caractère non stéréotypé de leur association produit un « bougé » séduisant plutôt qu’une association définitive. Des termes aussi abstraits et généraux que chance, bonheur ou risque ont eux- mêmes quelque chose de flou et le sens à donner à leur articulation ne s’impose pas. Ils comportent un contenu globalement « aspirationnel », un débordement et un transport Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 7 au-delà de l’ordinaire, auxquels on associe des valeurs poétiques qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter. Ce « régime social du flou sémantique », dont parle Étienne Candel à propos de l’adjectif « poétique » lui-même, les promesses et le régime émotionnel dont il est porteur, sont ce qui rend le poétique particulièrement propice aux usages publicitaires, note-t-il d’ailleurs (Candel 2017). On peut en dire autant des noyaux sémantiques que nous étudions qui se désignent justement comme « poétiques » selon une acception commune du terme, associée au lyrisme et mettant l’accent sur un « je-ne sais-quoi » « faisant jouer l’humain contre la machine, le rêve contre la raison, la contemplation, le hasard et une forme de délicatesse 7 » (Cohen et Reverseau 2017). 15 On notera néanmoins que, malgré les approximations des réénonciations mentionnées et le flou des termes, les substantifs en eux-mêmes se maintiennent. Ils ne sont pas remplacés par d’autres (joie, crainte, danger ou occasion par exemple). Chacun peut d’ailleurs faire l’expérience qu’ils sont ce qui « accroche » le mieux dans la citation. On pourrait donc faire l’hypothèse que ces substantifs, aussi vagues qu’évocateurs, jouent un rôle central dans l’adoption massive et hétéroclite de cet énoncé, qu’ils en sont des sortes de noyaux ou de foyers affectifs à partir desquels irradie un sens que nous dirons en halo, un sens plus intense affectivement et moins marqué en termes logiques. Cette façon de faire sens pourrait par exemple être comparée à une expérience de réception fréquente dans l’écoute de chansons dont le charme agit de façon immédiate et globale, intensément affective, à partir de quelques mots et sans que le propos de la chanson soit forcément bien identifié, qu’elle soit dans une langue étrangère partiellement connue ou dans la langue maternelle. On peut imaginer que cette expérience réactive le sentiment premier du bain de langage, confus et gorgé d’affect, dans lequel nous flottons et que nous détachons par petits bouts de signification 8. Elle se différencie de l’intellection limpide d’un sens par un déchiffreur neutre décryptant avec régularité et stabilité un texte invariable. Pour le récepteur de ces formes de sens figées à fort potentiel suggestif – chansons, citations – certains termes produiraient donc un sens en halo par leur pouvoir de rayonnement et de diffusion qui teinte l’ensemble du texte et produit avant tout, à la façon du Stimmung, une impression générale, le sens semblant agir par dilatation et imprégnation affective. Ce n’est pas sans raison que « l’envoûtement irrésistible provoqué par les citations » (Vila Matas 2020) est placé par le distributeur de citations sous le signe d’une épigraphe de Queneau évoquant une « brume insensée où s’agitent des ombres ». 16 Deux voies, compatibles, s’ouvrent alors pour explorer ces brumes : mettre l’accent sur ce qui dans ces mots se présente comme particulièrement vague et indéterminé, ou se pencher sur le flou de la réception, qui caractérise d’ailleurs généralement le « poétique » et son charme (voir à ce sujet Cohen et Reverseau 2017). Mireille Séguy et Pierre Bayard se penchent dans un texte intitulé « Apologie du flou » (2019) sur ces deux interprétations du phénomène que sont le flou comme défaut de mise au point et le flou comme essence, indépendant de toute tentative de saisie. Dans son projet d’une logique du vague (Tiercelin 1993), Peirce cherchait déjà à redonner au flou sa valeur en montrant qu’il affectait autant le signe et l’objet que l’interprétant (en qui un signe donne constamment naissance à un autre) et qu’il était aussi important à prendre en compte pour la logique classique que le frottement l’est à la mécanique (Peirce 1965 : 400-412). Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 8 17 Il ne s’agit donc certainement pas de présumer que la réception de notre citation serait fausse car trop émotionnelle, ou de retomber dans une opposition entre intellect et affect, dont les sciences cognitives ont depuis longtemps maintenant montré qu’elle avait peu d’intérêt, tant affect et évaluation sont liés. Notre propos est d’interroger la manière dont l’hypothèse de foyers affectifs marqués par le vague, par des sortes de mi-sens pas tout à fait déployés, peut se lier à un surinvestissement affectif. Des nœuds d’indétermination à fort potentiel affectif Le nexus 18 La psychologie cognitive sociale et notamment les travaux sur les biais cognitifs ont l’intérêt de décrire des phénomènes mettant bien en valeur le flottement dans lequel la construction du sens s’opère9. Le nexus, conceptualisé par J.-M. Rouquette est, ainsi, une notion servant de formation explicative à certains comportements sociaux de mobilisation et d’adhésion collectives dont il est fait l’hypothèse qu’ils se rapportent à un mot, constituant un noyau de sens fédérateur, une cristallisation de croyance. Prise de positions tranchées, propagande, slogans apparaissent, sous un certain angle, comme autant de manifestations de l’existence de noyaux de sens irraisonnés – patrie, liberté, peuple, révolution, par exemple – qui ont valeur de référentiels pour une communauté donnée à une époque donnée. Collectifs et souvent activés en période de crise, les nexus relèvent d’une élaboration de l’imaginaire social et non du réel : c’est bien le terme et non le concept ou la chose qui mobilise (« patrie » n’est pas « nation »), et ce terme est en soi difficile à définir précisément. Ils opèrent une cristallisation de valeurs et contre-valeurs, tiennent lieu de justification, mais aussi de repères pour toute une série d’engagements et de conduites. L’hypothèse de Rouquette et des psychologues qui ont repris cette notion est que ces mots fonctionnent comme des « nœuds affectifs prélogiques communs à un grand nombre d’individus » (Rouquette 1994 : 68). Des nœuds car ils lient et agrègent entre elles plusieurs attitudes, leur donnent une cohérence. Pré-logiques car le rejet ou l’adhésion s’opère instantanément suite à l’évocation d’un de ces termes, ne laissant place ni au raisonnement ni à la rationalité (Delouvée 2005). Souvent abstraits et très généraux, ils sont pourtant indiscutables. Ils sont donc définis donc comme des objets de forte valence affective et de faible niveau de connaissance. 19 Les noyaux sémantiques sur lesquels s’appuie l’énoncé de Char – bonheur, chance, risque – nous semblent fonctionner, quant au lien entre sens et affect qui s’y engage, d’une façon proche du nexus. Leur charge imaginaire et leur potentiel évocatoire sont à la hauteur de leur flou. Comme dans le nexus, il y a un plus-de-sens attaché au mot, dépassant son sémantisme propre, et qui n’est pas de l’ordre de la surinterprétation (portant sur l’intention), mais de sa charge affective. Cependant si le nexus désigne un terme suscitant une adhésion apparemment largement irréfléchie, il reste à l’expliquer lui-même10. Les recherches sur la sémantique et la sémiotique du vague qui font, après Peirce et Wittgenstein, une place importante au vague intrinsèque du langage ordinaire, voire propre au système de signes en lui-même, peuvent éclairer le peu de détermination de ces termes ou expressions qui les rend plus propices à un surinvestissement. Le narrateur d’Une brume insensée ne nous confie-t-il pas en incipit qu’il est devenu artiste citeur parce qu’il ne pouvait dépasser les premières phrases des Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 9 livres qu’il abordait et qui « s’ouvraient pour [lui] à trop d’interprétations différentes, ce qui [l]’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à lire » (Vila-Matas 2020 : 11) ? Citer serait une façon de marquer, tout en tentant de les arrêter, ces excès de possibles du sens. 20 La question « pourquoi ce terme et pas un autre » appelle également une enquête sociolinguistique pour éclairer notamment la façon dont ses sens connotés se sont construits. Sans qu’il soit possible de la mener ici, on soulignera qu’il y apparaîtrait sûrement des ambivalences complexifiant cette aura positive et l’associant à certaines communautés de lecteurs11. À l’échelle des usages de notre citation, il apparaît en tous les cas que si les substantifs centraux exercent une attraction assez immédiate, l’accentuation de chacun varie sûrement avec les compléments associés implicitement à chaque terme. On peut en effet à partir de l’éthos de l’énonciateur et de la situation de la citation faire des hypothèses sur une zone de signification privilégiée, car plus pertinente, tout en mesurant concrètement le caractère très indéfini de ces compléments virtuels. Variations dans l’indéterminé 21 L’épigraphe liminaire à un manuel de mathématiques ou de français de classes préparatoires accompagnant une année s’annonçant sélective et exigeante, engage à faire résider la chance dans l’opportunité donnée à l’élève en même temps que dans la saisie qui lui est enjointe : s’approprier le savoir et se distinguer, ou du moins saisir sa chance dans cet univers très compétitif. Le bonheur à serrer semble devoir être lié au savoir lui aussi, à moins qu’il ne soit un réconfort, qu’il ne faudrait pas oublier, au dur labeur. Quant au risque, on peut se demander de quelle nature il est dans ce contexte, ne requérant pas, a priori, de courage physique ou de prises de décisions périlleuses. Il apparaît comme un mot nimbé d’une valeur positive, en ce que toute action du sujet peut être reconsidérée comme une forme d’audace, notamment quand l’effort ou le travail qu’elle implique la requalifie en « défi ». Le danger couru serait d’échouer, et donc de ne pas se trouver à la hauteur. 22 La prise de décision politique met davantage l’accent sur « chance » et « risque », ce dernier étant associé à la contestation ou la réprobation sociale possible de choix de politique économique ou de cuisine électorale. La place occupée par le bonheur dans cette mention est nettement moins évidente. C’est aussi le cas pour l’entreprise d’intérim qui fait de la précarité structurelle sur laquelle elle est érigée une prise de risque hautement positive pour le travailleur et de son offre une opportunité retournée en occasion de montrer sa valeur. Le bonheur conservé, dans ce cadre également, semble moins pertinent, mais il nimbe d’une valeur positive l’ensemble. 23 Dans le cas du carré Hermès, la situation d’énonciation n’est pas définie et l’emploi de la devise décorative est laissé à la discrétion du client. Chacun pourra s’approprier, et individualiser comme les possessifs qui scandent la phase y invitent, le sens et la référence à donner à chance, bonheur et risque. Si la fragilité que l’on associe au sémantisme de chance et de risque, ne concerne a priori pas socialement les clients pouvant acheter ce foulard, cela ne dit évidemment rien de la dimension existentielle de ces termes. Ils apparaissent en revanche globalement comme des valeurs suffisamment plaisantes et « dans l’air du temps », pour devenir des objets de marketing efficaces. Le support porté à même la peau que constitue le foulard attache Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 10 par ailleurs à la citation non seulement ses couleurs mais ses propriétés et effets tactiles, ces dimensions sensibles, caractérisées par la douceur et la souplesse de la « soie twill » et la luminosité de ses rayures obliques comme par les déclinaisons de bleu anthracite pastel, entrant pleinement dans l’appropriation de la citation. Le simulacre de typographie brute, « gravée » dans le galet, colore, lui aussi, la formule de son minimalisme. Le support foulard implique enfin une réception-réénonciation singulière, à la fois continuée et intermittente (on sait que l’on « a » cette citation dans son placard, à moins qu’on ne la porte avec soi, mais rarement dépliée et pleinement lisible). Le propriétaire délègue la réénonciation de cette citation emblème à l’objet qui définit l’identité et les valeurs du porteur. 24 L’accent mis sur tel ou tel foyer affectif varie donc selon les différentes situations de l’énonciation aphorisante. Si certains termes exercent une forte séduction, leur usage laisse penser qu’ils sont toujours, plus ou moins consciemment, sélectionnés par rapport à d’autres, complétés et interprétés. L’interprétation devient alors plus complexe qu’il n’y paraît, laissant penser que contrairement à notre intuition première, même dans un usage peu élaboré, les potentiels des termes vagues sont implicitement assez précisément bordés et orientés. Si la présence de foyers de sens affectifs semble assez indiscutable, il faudrait donc considérer la façon dont ils sont sertis et dont ils agissent les uns sur les autres, pour dessiner une forme générale. Une « forme de mots » 25 La chance qu’on impose et dont on peut être un acteur décidé, se refuse ainsi, d’emblée, à être une figure de l’aléa. Comme substantif isolé, elle convoque tout un imaginaire de bricolage avec l’aléatoire et de méthodes propitiatoires aux fins de « transaction avec l’imprévisible » (Landowski 2005 : 70). Elle évoque la fébrilité de l’incertitude, la précarité de la saisie du kairos. Mais replacée dans l’aphorisme, les enjeux qu’elle soulève se déplacent : il ne s’agit plus de faire fructifier sa chance avant que la roue ne tourne, mais de l’imposer à un tiers. L’éthique qui se dessine n’est pas celle, insouciante et intense, d’un sujet qui s’en remet à l’imprévisibilité du hasard, ni d’un sujet déployant des stratégies pour remettre un semblant d’ordre dans le chaos absurde de l’aléatoire. On y entend la volonté de l’individu révoquant l’aléa au profit de la détermination. Le monde est finalement envisagé comme garant d’une certaine stabilité et régularité permettant au sujet de se donner des fins et d’envisager une action pour y parvenir. 26 Le risque ouvre en soi sur une perte potentielle, dont il est aussi possible qu’elle se transforme en gain. Dans une conception romantique de la vie intense, il défie une vie tiède et programmée et renverse la crainte que suscite l’impossible maîtrise du monde en audace pour rappeler au sujet sa capacité d’action, quelle qu’en soit l’issue. Il dit l’importance du sentiment d’être en vie plutôt qu’en sursis qui accompagne la mise en jeu de ce qui nous est le plus cher. Le possessif indique, lui, l’appropriation de ce risque mais également l’opposition marquée entre le destinataire de ces conseils de vie, sorte de double de l’énonciateur, et les autres à qui il faut imposer sa chance et la vue de son style, de sa façon de vivre le monde : « À te regarder ils s’habitueront ». Le lecteur destinataire est haussé à une forme d’unicité, celle de héros de l’audace et de la fidélité à soi et devient la figure centrale d’un spectacle éthique à destination d’un spectateur supposé à l’origine réticent. Quant au bonheur, l’action enjointe rappelle son caractère Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 11 précieux, mais elle peut surprendre entourée de notions qui valorisent a priori le jeu avec la perte. Il flotte, comme une aura positive, autour de ce programme d’audace, lui assurant, bien qu’il ne soit pas placé chronologiquement comme un aboutissement, une issue heureuse. 27 Il nous semble que si leur explicitation peut être laborieuse, cette interdépendance des termes et cette limitation des sens potentiels par leur contexte sont l’objet d’une saisie rapide. Si on l’admet, c’est l’énoncé entier qui vaut pour signe par les relations qu’il organise entre les valeurs qui le trament et par les nouvelles valeurs qu’il fait surgir. Plus que ces foyers affectifs, le cœur de l’aphorisme pourrait alors être une structure ou un rapport : les charmes de la discontinuité et de l’incertitude dont on neutralise les effets chaotiques. Il associe en effet des vertus apparemment opposées qui, tel le sucré et le salé mêlés, constituent des complexes hautement addictifs : la sécurité du bonheur et la noblesse du risque, le tremblé de l’incertitude et la maîtrise de son environnement. Dans la caisse de résonance que lui fait notre époque, c’est avant tout l’individu qui y surnage. Le tu et le ils ne semblent pas avoir pour but d’y former un nous. Associé à son lyrisme cadencé et à son escalade par paliers, à l’éthos qui le porte, cet énoncé dessine donc une forme de vie attractive, dont la nature – et non le contenu ni la valeur – semble pouvoir être définie par la notion de « forme de mots ». C’est ce que nous aimerions avancer comme dernière tentative de description de la relation affective à cet énoncé-signe. 28 Robert Stevenson expliquait qu’il avait rêvé un certain nombre de ces histoires avant de les écrire. Ces rêves, on s’en doute, ne lui donnaient pas les détails de l’intrigue ou son rythme. Mais ils en dessinaient les contours d’une façon suffisamment évocatrice et définie dans son vague même, pour le guider fermement dans son écriture diurne. Michel Gribinski, dans un passage où il évoque les pouvoirs et la forme des images hypnagogiques, cite ainsi ce passage du journal de Stevenson où il se plaint d’avoir été réveillé au beau milieu d’un rêve où se dessinait « un superbe conte d’horreur » (Gribinski 2013 : 50). On saisit assez intuitivement, nous semble-t-il, la justesse de cette notion de « forme de mots », ou « contour de mots », dont l’étoffe singulière, entre image et mots, a une forte teinte affective. Elle pointe cette articulation particulière du vague des rêves, dans lequel se loge l’affect, et de la forme que cet affect contribue à donner à des mots qui sont aimés avec ou pour une certaine part d’indétermination. Freud distinguait l’énergie liée, caractérisant la vie consciente et sa logique, de l’énergie libre ou mobile qui circule dans les rêves, entre les représentations. Car ces représentations comme ces noms trop précis des rêves, on sait bien qu’ils nous jouent des tours, condensent et déplacent le vrai objet du désir autour duquel on est condamné à tourner sans fin. 29 La littérature est un art qui sait tout particulièrement jouer des flous nécessaires à certaines sémioses soulignent P. Bayard et M. Séguy (2019). Elle laisse se former des images mentales – et non visuelles – d’un certain nombre d’éléments que la mise en images cinématographiques par exemple devrait nécessairement déterminer. Cette indétermination s’articule puissamment à l’émotion. On pourrait citer à ce sujet des expériences intéressantes à partir desquelles on conclut que l’affect supplée le manque d’informations précises dans une narration12. Mais c’est également une indétermination d’une grande précision quant à ses contours et aux affects qui lui sont attachés. Dans le cas de notre citation, ce mélange d’indétermination et d’un net Itinéraires, 2022-1 | 2022
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès 12 contour permet de faire vibrer avec force, sans qu’elles ne soient les plus évidentes, des valeurs trouvant écho dans l’époque. Conclusion 30 Comment aimons-nous les mots ? Appréhender nos réceptions et la façon dont l’affect les module, tenter d’approcher non pas directement « pourquoi » nous aimons des mots, mais de quelle façon nous nous rapportons à cette matière dont sont tissés les textes littéraires comme le langage ordinaire, l’un venant en l’occurrence à passer dans l’autre, est chose complexe. Cela implique d’énoncer un certain nombre d’hypothèses quant à ce qui charme dans leur existence individuelle (les foyers sémantiques) et collective, cet agencement rendant aisé l’isolement d’une « formule » mais aussi la « forme de mots » sur laquelle nous terminions et qui repose ici sur le renversement et la conciliation de pôles contradictoires. Dans ces différentes opérations, la présence de certaines indéterminations, vague des mots et force du halo qui en émane, nous est apparue cruciale. On pourrait en partie articuler cette réflexion à celle que développent B. Morizot et E. Zheng Mengual (2018) à partir de G. Simondon, sur ce qui rend disponibles ou non des œuvres esthétiques et la part d’indétermination nécessaire à la relation affective que l’on entretient avec elle. C’est un ressort de nos réceptions qu’il serait fécond d’interroger bien plus avant. 31 Il convient cependant avant de clore de réinterroger également notre réception agacée découlant d’une exposition aux réénonciations répétées de l’aphorisme de Char. Voyons-nous autrement ses ressorts maintenant ? La pratique de la citation manifeste, comme tout phénomène d’intertextualité, que nous ne sommes pas des sujets souverains vis-à-vis du langage, que nous sommes tramés par des chaînes signifiantes, traversés par les contraintes du langage qui nous préexiste, par l’emprise des discours qui nous entourent et que c’est au travers de ces extérieurs et du déjà-dit, dans ce bain de langage, que nous nous individuons. Toute parole est hantée par les discours de l’autre. Ce discours autre approprié mais « tenu à distance » (Authier-Revuz 2020) qu’est la citation, en marquant explicitement son hétérogénéité, le reconnaît honnêtement. Le sentiment d’instrumentalisation provient certes d’une utilisation à des fins diverses, hors de son champ ou de son sens premier, mais ce n’est pas là le problème le plus profond. 32 Le malaise provient d’une part de ce que la répétition d’un énoncé fixe mais employé avec des accents et des significations sensiblement différents produit sur nous un effet palimpseste : le même se brouille sans évoluer. Le flou lié à ces usages hétéroclites n’est plus suggestif mais paralysant, à l’image de ces mots qui semblent prisonniers d’une gangue. Le sentiment d’usure découle plus d’une fixation formelle traduisant pourtant des intentions distinctes que de la seule répétition. D’autre part, le malaise naît du désir de formule qui s’exprime ici et de ce que, tout en cédant une place à un discours autre, on lui enlève son opacité. La répétition fixe et non dialoguée prétend à une transparence des mots. Cette fausse évidence de la langue produit des concrétions mortifères et un bouclier contre la réalité. Quand, à cette pulsion sloganisatrice s’ajoutent le goût sémantique pour « les mots-clefs » et certaines valeurs de la langue hégémonique néolibérale – volonté, individualité, goût pour la conciliation magique des contraires –, la langue se fait appât et appeau. On craint la crampe langagière, on redoute qu’elle devienne, selon le mot de Wittgenstein, crampe mentale. En creux, on Itinéraires, 2022-1 | 2022
Vous pouvez aussi lire