Circulations affectives autour d'une citation littéraire à succès

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                           expériences partagées d’aujourd’hui

Circulations affectives autour d’une citation
littéraire à succès
Affective Circulations around a Successful Literary Quote

Pauline Hachette

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/itineraires/11883
DOI : 10.4000/itineraires.11883
ISSN : 2427-920X

Éditeur
Pléiade

Référence électronique
Pauline Hachette, « Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès », Itinéraires [En
ligne], 2022-1 | 2022, mis en ligne le 29 novembre 2022, consulté le 10 février 2023. URL : http://
journals.openedition.org/itineraires/11883 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.11883

Ce document a été généré automatiquement le 10 février 2023.

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- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   1

    Circulations affectives autour d’une
    citation littéraire à succès
    Affective Circulations around a Successful Literary Quote

    Pauline Hachette

    Introduction
1   « Nous ne faisons que nous entregloser » écrivait Montaigne et la reprise est, certes,
    une des conditions du discours. Certaines répétitions, néanmoins, insistent tout
    particulièrement sous la forme de citations en vogue dans une société à une époque
    donnée. Petites entités de sens, devenues autonomes, elles sont en général considérées
    comme des révélateurs des valeurs et affects qui vibrent dans une époque et un lieu. Si
    cette façon d’expliquer un engouement est tout à fait fondée, il nous semble opportun
    de déplacer un peu la question et d’interroger la façon dont on les aime, et ce qui dans
    cette attirance se lie à une manière de comprendre. Une citation à succès de René Char
    a retenu, à cet égard, notre attention :
         Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder ils
         s’habitueront.
2   L’attrait exercé par cet aphorisme semblera indéniable a qui a déjà été frappé de le
    croiser en des endroits fort divers. Nous tenterons pour ceux qui n’ont pas eu cette
    expérience de réception, qui sera aussi notre objet, d’en donner un aperçu significatif.
    Notre étude n’aura évidemment pas pour objet l’impossible et vain relevé de ses
    innombrables reprises, ni d’en tracer la généalogie, mais de partir d’un nombre
    suffisant d’entre elles pour faire des hypothèses sur l’expérience de sens qui préside à
    ces reprises mais aussi découle de l’exposition à celles-ci pour des récepteurs devenant
    de potentiels futurs réénonciateurs, ou au contraire s’y refusant. Cette expérience
    d’exposition répétée n’est pas de notre seul fait puisque l’auteure d’une note de blog
    intitulée « Le poème pulvérisé » (Les caprices de Marianne 2013) a fait sa propre
    recension de ces occurrences sur laquelle nous nous appuierons en en ajoutant

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    quelques-unes. Son relevé dessine en parallèle une expérience de réception
    correspondant grandement à la nôtre.
3   Elle décrit ainsi sa première rencontre avec cette citation comme épigraphe d’un
    manuel de littérature écrit par son professeur de khâgne, qui souligne qu’il
    l’affectionne particulièrement. Au sentiment d’une « belle entrée en matière » qu’elle
    éprouve alors, succède le pincement d’une petite « trahison » lorsqu’au détour d’une
    flânerie, elle retrouve cette citation en exergue d’un autre manuel pour classes
    préparatoires, de mathématiques cette fois. Ses déconvenues ne s’arrêtent pas là,
    puisque l’auteure du post découvre, comme nous-même, cette citation sur les quais du
    métro dans le cadre du partenariat de la RATP avec Gallimard en 2011, puis dans les
    campagnes publicitaires de Manpower vantant le recours à Linkedin, ou encore dans la
    bouche de personnalités politiques se trouvant dans des situations aussi différentes que
    Jean-Pierre Soisson invoquant en 1998 la chance saisie et l’élan pris vers son risque
    pour se défendre de l’accusation d’avoir bénéficié des voix du Front National lors de
    son élection au conseil régional de Bourgogne, ou de Pierre Moscovici qui invoque à de
    multiples occasions la prise de risque sous la forme que lui donne notre aphorisme, plus
    ou moins tronqué et malmené, qu’il s’agisse de commenter l’humilité à laquelle le
    conduit son poste de ministre délégué aux Affaires étrangères, sa vision de la difficile
    situation dans laquelle se trouve le Parti Socialiste en 2009 ou bien pour défendre en
    2012 les choix économiques de la Banque Publique d’Investissement face aux agences
    de notations de Standard & Poors. On passera sur d’autres mentions, plus ou moins
    partielles, plus ou moins exactes, de sa part mais aussi de François Hollande par
    exemple. Comble d’une notoriété à faire pâlir les meilleurs auteurs en matière de
    développement personnel, la maison Hermès1 a édité en 2004 un de ses illustres Carré
    nommé « Impose ta chance » où figure l’intégralité de l’aphorisme de Char représenté
    en lettres gravées sur des galets de l’Île de Ré, selon différentes déclinaisons de bleus. À
    ces différentes occurrences, nous pourrions ajouter plusieurs mentions orales
    publiques dont nous avons été témoin, telle l’entrée en matière d’un proviseur au début
    d’une réunion de rentrée par exemple, ou sa présence récurrente dans des recueils de
    citation en ligne. La reprise dans ces différents cadres de ce seul aphorisme, parmi bien
    d’autres de la section « Rougeurs des Matinaux » (Char 1983 : 334), suggère qu’il circule
    principalement entre réénonciateurs et que très peu reviennent à sa source.
4   Ce relevé, par force partiel et ouvert, suffit à attester d’une reprise récurrente, émanant
    à première vue d’une classe détentrice d’un certain capital culturel et économique
    (personnalités politiques, professeur de classes préparatoires, maison de haute couture)
    mais s’adressant parfois à des auditeurs moins définis sociologiquement, voire visant,
    peut-il sembler, une certaine démocratisation (RATP, Man Power). Cet emploi est à ce
    titre représentatif d’une présence commune et documentée de la poésie dans la
    publicité2 mais aussi dans les discours politiques 3 . Notre objet diffère néanmoins à la
    fois de la recherche de références intertextuelles dans la publicité – associée à la mise
    en relief des traits poétiques les plus récurrents dans ce contexte (jeux avec les
    signifiants, registre lyrique) – et de l’étude des usages de la poésie rattachée à telle ou
    telle parole politique, parfois au prix de détournements majeurs. Notre but n’est pas
    davantage de définir un nouveau périmètre du poétique à partir des différents usages
    et réénonciations de ces énoncés dont on peut estimer qu’ils forment une définition du
    poétique4. En suivant la circulation d’une citation spécifique dans les méandres de
    différents discours sociaux, notre questionnement s’attache certes aux usages qui en

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    sont faits, mais également au type de réception que supposent ces reprises hétéroclites
    et aux interrogations qu’elles suscitent quant à la compréhension qu’en ont des
    énonciateurs semblant lui trouver la force de l’évidence. Une citation ainsi reprise nous
    paraît en effet être l’objet d’un phénomène de « sursignification », une inflation
    signifiante entraînant non pas l’enclenchement d’un système de glose et
    d’interprétation explicites, mais une forme d’adhésion affective relativement
    immédiate. On s’empare de cette citation vue, entendue. On la trouve conforme à soi ou
    à ses objectifs.
5   De quelle nature est le sens qui se fait dans ce mouvement et quelle est sa part
    affective ? Massimo Leone souligne dans son livre On Insignificance (2019) un travers
    important des interrogations sémiotiques sur la manière dont du sens advient.
    Lorsqu’elles interrogent les conditions d’émergence du sens dans les discours et les
    pratiques, elles posent comme une donnée une intention de signifier et une
    compréhension parfaitement claires, s’adressant à un récepteur défini par sa réflexion
    logique. Pourtant, objecte Leone exemples à l’appui, nous vivons bien souvent dans une
    absence de sens ou dans des formes de sens pas encore complètement advenues, que
    nous évoluions dans un univers de signes étrangers ou au contraire trop naturels pour
    être déchiffrés, ou encore que les significations s’éteignent dans la routine. Cette
    conception du « déchiffrement » du sens est trop rationnelle pour décrire l’expérience
    la plus ordinaire que nous en avons, laquelle est marquée par un rapport souvent
    confus à un sens nimbé d’affects non élucidés. Une certaine insignifiance, un sens
    « incomplet » ou affaibli au regard d’une intellection logique capable de reformulations
    et commentaires, peut donc être supposée dans ce phénomène de surinvestissement.
    Nous tenterons d’expliquer pourquoi cette sémiose, cette façon de faire sens, apparaît
    corrélée avec une place essentielle donnée à l’affect.
6   En nous penchant sur cette part affective à l’œuvre dans l’appropriation de l’aphorisme
    de Char, il nous faut aussi faire une place aux affects caractérisant notre propre
    réception, partagée par d’autres on l’a vu : celle d’une personne spectatrice de ces
    nombreuses reprises, pour qui cet aphorisme se met à faire sens avant tout par cette
    répétition et qui en conçoit une forme de déception voire d’irritation. En effet, la
    capacité de l’énoncé de Char à prêter son autorité et son souffle à tant d’audaces et
    d’élans menacés d’entrave étonne d’abord. Ce qui était partie d’une écriture poétique
    semble devenu un énoncé attrape-tout et récupéré par des paroles politiques ou
    marketing, par des entrées en matière convenues, pour lesquelles il a valeur de caution,
    d’ornement superficiel voire de déclencheur de pulsion consommatrice. La fragile
    chance comme la prise de risque érigée en valeur existentielle ont pris des allures de
    confortables « punchlines éthiques » (Lucbert 2020) dans l’air du temps. On soupire à la
    mention de ce bonheur déjà si durement éprouvé par la littérature de développement
    personnel et les enseignes de traiteurs asiatiques, à sa dimension si exploitable dans
    une époque désorientée, et on finit par s’en prendre à la forme de l’aphorisme jouant le
    jeu de la sloganisation5, à son emphase prêtant le flanc à une récupération dont les vers
    de Char sont assez coutumiers. La surexploitation semble aller de pair avec une perte
    de valeur, qu’elle soit imputable au détournement ou à la simple usure. En somme, on
    se plaint de ce que cette circulation sociale excessive ait probablement vidé l’énoncé
    original de son sens, puis on se dit que quelque chose en lui s’y prêtait.
7   Nous ne donnons pas un statut anecdotique à ce sentiment, mais souhaitons plutôt
    l’objectiver pour l’établir comme fondement affectif d’une enquête située, qui

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     procédera également par déductions et projections argumentées vers d’autres formes
     de réceptions que la nôtre. L’analyse d’objets littéraires, ainsi que des pratiques et
     contextes dans lesquels ils s’inscrivent, mettent en jeu une subjectivité, dont la réaction
     affective mentionnée est une émanation. En objectivant certains aspects de cette
     subjectivité, on peut en faire une sonde des valeurs que nous accordons à l’énoncé
     littéraire et des attentes que nous avons à son égard dans le cadre de nos pratiques
     sociales. L’agacement que nous évoquons est une des couches de la réception affective
     des œuvres et c’est à partir de son élucidation que nous pouvons formuler des
     hypothèses sur le phénomène d’inflation significative que nous observons ici et
     l’affaiblissement, voire la dépréciation, du sens qui semble l’accompagner. On pourrait
     déjà établir par exemple que cette réaction révèle a priori certaines exigences en termes
     de compréhension (une intelligibilité fondée des énoncés) mais aussi des attentes vis-à-
     vis de la poésie, reposant sur un statut qu’on estime non réductible à d’autres
     productions culturelles, et qui est proche peut-être d’une aura héritée de la conception
     romantique de la création littéraire. Cette réaction négative semble manifester
     également une crainte de l’instrumentalisation du littéraire, attestant d’une conception
     défiante, voire hostile, des productions de l’économie capitaliste et d’une réception
     distanciée des discours politiques. Sans que cette étude les prenne directement pour
     objets, nous garderons à l’esprit ces éléments de situation.
8    En proposant des pistes pour éclairer les phénomènes affectifs qui régissent cette
     adhésion massive et hétéroclite, nous souhaitons donc éclairer un peu les liens
     complexes qui se nouent entre construction d’un sens et expérience affective. Nos trois
     hypothèses, compatibles dans une certaine mesure, concerneront la force de la forme-
     ethos qui constitue la citation en objet, l’importance des foyers de sens affectifs dans
     notre appréhension de l’énoncé et l’existence d’une « forme de mots ».

     Le désir de l’objet citation
     Charme de la formule-ethos

9    Le narrateur d’Une brume insensée (Vila-Matas 2020) s’est choisi le métier peu commun
     de « Fournisseur de citations », et s’il ne l’exerce guère que pour un client – son frère,
     écrivain à succès –, il lui permet de passer sa vie à baigner dans les mots des autres,
     décelant immédiatement dans un texte le potentiel de détachement d’un passage, sa
     force suggestive, et ce qui lui promet un avenir intertextuel. La description qu’il fait de
     son activité renvoie tout un chacun à sa propre expérience du mode d’existence
     particulier qu’est celui des citations préférées, ces petits morceaux-de-sens découpés
     dans la trame du texte, comme le décrit minutieusement Antoine Compagnon dans La
     Seconde main, que l’on convoque dans différentes situations de la vie. Objets fétiches
     qu’on garde près de soi dans des carnets ou sur des post-it collés sur un mur, leur
     signification semble avoir été définitivement fixée, y compris dans son caractère vague,
     dans le moment de la rencontre. Fragments d’une œuvre aimée valant pour son tout, ils
     permettent d’emporter quelque chose de sa grandeur dans sa mémoire ou son calepin.
     Morceau d’une œuvre inconnue, ils ouvrent l’imagination à tout à un champ évocatoire
     de possibles.
10   Aussi personnels que semblent ces découpages, ils sont cependant toujours déterminés
     par certaines qualités propres. Certains énoncés se prêtent en effet plus que d’autres au

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     détachement du discours premier, qu’ils soient déjà constitués comme des fragments
     aphoristiques comme celui qui nous intéresse, ou qu’ils soient mis en relief du fait de
     certaines caractéristiques – brièveté, autonomie syntaxique, position saillante en début
     ou fin de texte en faisant un condensé sémantique de l’enjeu du texte. Maingueneau
     nomme surassertion cette modulation de l’énonciation facilitant la « dé-
     textualisation » par une mise en relief opérée par rapport à l’environnement initial
     (2006). En tant qu’aphorisme, notre énoncé n’a pas à se détacher syntaxiquement mais
     on peut présumer qu’il se signale par rapport aux autres aphorismes de la section qui
     n’ont pas connu le même succès. On peut identifier pour expliquer cette séduction des
     éléments prosodiques tel le rythme ternaire (5/5/4), souligné par un fort parallélisme
     dans la construction syntaxique qui imprime à l’énoncé un mouvement d’amplification
     à portée généralisante. Ce mouvement est accentué par la construction en période : une
     protase, à valeur conditionnelle en forme de conseils de vie puis la descente de
     l’apodose, résolutive. L’unité de l’énoncé est renforcée par l’isotopie gestuelle des
     prédicats qui matérialisent les actions associées aux termes abstraits et dessinent une
     véritable chorégraphie existentielle : serre (ton bonheur), va vers (ton risque), mais aussi
     et d’abord impose (ta chance), ce qui dans le cotexte que précise la seconde phrase peut
     prendre le sens gestuel d’« imposer à la vue de ». Après la diastole initiale qui gonfle la
     phrase de chance, le deuxième segment se contracte dans un mouvement systolique sur
     un bonheur qu’il faut empoigner, avant que ne soit expulsée, en une ultime injonction,
     cette dernière proposition : « va vers ton risque », qui devient l’acmé de cette protase
     accumulative, et son envol. La conséquence en découle, assertive et certaine : « à te
     regarder ils s’habitueront ». À la fois éloquentes et concises, les phrases ont le charme
     rhétorique de la formule, cet objet ciselé qu’on emporte avec soi, en ayant l’assurance
     de sa bonne tenue globale.
11   Si la citation sociale a « prétention à être une parole absolue, sans contexte »
     (Maingueneau 2009), elle engage cependant, comme le souligne une approche
     pragmatique, un mode de gestion impliquant autre chose que l’énoncé lui-même : des
     acteurs (qui citent), des situations, des motivations qui confèrent à la citation des
     statuts et fonctions variables. Le simple fait de langage que constitue la répétition
     transforme rétroactivement l’énoncé premier, en en faisant une totalité-signe. Son
     insertion dans un autre discours poursuit cette transformation. Lorsqu’Antoine
     Compagnon cherche à « situer la citation dans le langage », il note ainsi la multiplicité
     de ses fonctions, mais il insiste sur le fait qu’elle est d’abord un acte d’énonciation, une
     énonciation répétante manifeste (et non seulement un énoncé répété, ce qu’il désigne
     comme effet de « canonisation métonymique » [Compagnon 1979]) . À ce titre, on
     commencera par noter la différence entre cette forme d’énonciation aphorisante et
     l’intertextualité de Bakhtine – tissée dans le texte second, souvent inaperçue au
     premier regard, associée à des formes de création, des repiquages, des métamorphoses.
     La pratique énonciative qui nous intéresse manifeste l’hétérogénéité énonciative et
     générique du discours en marquant un décrochement dans le discours et en signalant
     une parole autre, appropriée mais explicitement attribuée à autrui. L’énonciateur qui
     ne parle pas en son nom propre se présente comme sous-énonciateur et s’efface a priori
     le temps de ce discours rapporté, de ces mots empruntés.
12   Mais citer se double aussi d’une stratégie de construction d’un éthos. S’approprier un
     discours manifeste un lien ou une continuité avec l’auteur. L’éthos de Char, poète et
     résistant en tant que Capitaine Alexandre, homme alliant action, courage et sensibilité,
     joue ainsi fortement dans le cas qui nous intéresse, car il offre une autorité

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     « culturelle » autant qu’une caution morale et politique à cette invitation à l’audace et à
     l’émancipation. Il y a donc moins effacement d’un énonciateur derrière l’autre que
     convergence des deux, et de deux éthos, dans la revendication de cet énoncé par une
     parole politique, publicitaire ou dans l’intention auctoriale de manuels de classes
     préparatoires. Cette réénonciation porte la marque de ce que Compagnon nomme
     « l’incitation » à choisir telle forme d’expression citationnelle précise pour exprimer
     une idée. Cette incitation résulte de nombreuses déterminations, insiste-t-il, non
     réductibles à une simple intention consciente de citation, et parmi lesquelles figure
     aussi la simple parade : « Voilà ce qu’est l’incitation, un sentiment confus qui engage à
     la montre, un désir d’exhibitionnisme » (Compagnon 1979). L’hétérogénéité générique
     affichée opère à une échelle plus générale encore : citer de la poésie quand on fait de la
     politique ou que l’on vend du travail précaire, c’est permettre à ces activités d’accéder à
     la noblesse du discours littéraire le plus accompli en termes esthétiques 6. La longueur
     et la relative complexité de cette citation lui donnent en outre un statut « littéraire »
     souligné : déjà devenue signe par le prélèvement et la reprise, elle se signale en outre
     comme un objet esthétique.
13   La présence affichée d’un discours autre a pour conséquence de valoriser des
     hétérogénéités à forte valeur ajoutée – ethos et statut poétique de la citation, semblant
     l’emporter sur la mise en discussion du sens de l’énoncé. Cette pratique de
     l’aphorisation s’apparente en effet à ce que Maingueneau nomme mode de gestion
     humaniste (2009) et que l’on trouve notamment dans les différents recueils de maximes
     sentencieuses déroulant des pensées exemplaires sur l’Homme. Mais à la différence de
     la pratique humaniste, paradigmatique, d’un Montaigne, usant de ces citations pour les
     mettre en dialogue, l’énoncé de Char ne devient pas ici un support de réflexion. Il sert à
     revendiquer une philosophie et une éthique, plutôt qu’à discuter, contredire ou même
     développer son accord. Tel un condensé d’éthos, la citation se fait médaillon ou
     emblème, proche d’un discours d’autorité requalifié en règles de sagesse ou de vie. Sur
     le carré Hermès, cette fonction de morale de conduite et de devise identificatoire
     devient visible et tangible.

     …et ses brumes

14   Ce devenir « objet » de la citation, et les changements de supports qui vont avec,
     attirent cependant notre attention sur une caractéristique plus singulière de cette
     citation, qui nous amène à formuler d’autres hypothèses sur l’attrait qu’elle exerce. Elle
     nous rappelle que cet aphorisme suscitant un désir d’appropriation, se prête en réalité
     peu à une réénonciation non préparée et sans support. À dire vrai la citation spontanée,
     comme chacun pourra en faire l’expérience, se révèle périlleuse. Pierre Moscovici, par
     exemple, s’y reprend à plusieurs fois, tronque la citation ou modifie l’ordre des
     propositions . François Hollande remplace quant à lui « serre » par « sers » (Caprices de
     Marianne 2013). L’énoncé n’a pas la simplicité et la clarté de la devise ordinaire.
     L’association des thèmes et prédicats n’est pas évidente et demande un effort de
     mémorisation. Les syntagmes ont tendance à être « mobiles » : ils sont aisément
     interchangeables et leur ordre peut être modifié sans aberration. Le caractère non
     stéréotypé de leur association produit un « bougé » séduisant plutôt qu’une association
     définitive. Des termes aussi abstraits et généraux que chance, bonheur ou risque ont eux-
     mêmes quelque chose de flou et le sens à donner à leur articulation ne s’impose pas. Ils
     comportent un contenu globalement « aspirationnel », un débordement et un transport

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     au-delà de l’ordinaire, auxquels on associe des valeurs poétiques qu’il n’est pas
     nécessaire d’expliciter. Ce « régime social du flou sémantique », dont parle Étienne
     Candel à propos de l’adjectif « poétique » lui-même, les promesses et le régime
     émotionnel dont il est porteur, sont ce qui rend le poétique particulièrement propice
     aux usages publicitaires, note-t-il d’ailleurs (Candel 2017). On peut en dire autant des
     noyaux sémantiques que nous étudions qui se désignent justement comme
     « poétiques » selon une acception commune du terme, associée au lyrisme et mettant
     l’accent sur un « je-ne sais-quoi » « faisant jouer l’humain contre la machine, le rêve
     contre la raison, la contemplation, le hasard et une forme de délicatesse 7 » (Cohen et
     Reverseau 2017).
15   On notera néanmoins que, malgré les approximations des réénonciations mentionnées
     et le flou des termes, les substantifs en eux-mêmes se maintiennent. Ils ne sont pas
     remplacés par d’autres (joie, crainte, danger ou occasion par exemple). Chacun peut
     d’ailleurs faire l’expérience qu’ils sont ce qui « accroche » le mieux dans la citation. On
     pourrait donc faire l’hypothèse que ces substantifs, aussi vagues qu’évocateurs, jouent
     un rôle central dans l’adoption massive et hétéroclite de cet énoncé, qu’ils en sont des
     sortes de noyaux ou de foyers affectifs à partir desquels irradie un sens que nous dirons
     en halo, un sens plus intense affectivement et moins marqué en termes logiques. Cette
     façon de faire sens pourrait par exemple être comparée à une expérience de réception
     fréquente dans l’écoute de chansons dont le charme agit de façon immédiate et globale,
     intensément affective, à partir de quelques mots et sans que le propos de la chanson
     soit forcément bien identifié, qu’elle soit dans une langue étrangère partiellement
     connue ou dans la langue maternelle. On peut imaginer que cette expérience réactive le
     sentiment premier du bain de langage, confus et gorgé d’affect, dans lequel nous
     flottons et que nous détachons par petits bouts de signification 8. Elle se différencie de
     l’intellection limpide d’un sens par un déchiffreur neutre décryptant avec régularité et
     stabilité un texte invariable. Pour le récepteur de ces formes de sens figées à fort
     potentiel suggestif – chansons, citations – certains termes produiraient donc un sens en
     halo par leur pouvoir de rayonnement et de diffusion qui teinte l’ensemble du texte et
     produit avant tout, à la façon du Stimmung, une impression générale, le sens semblant
     agir par dilatation et imprégnation affective. Ce n’est pas sans raison que
     « l’envoûtement irrésistible provoqué par les citations » (Vila Matas 2020) est placé par
     le distributeur de citations sous le signe d’une épigraphe de Queneau évoquant une
     « brume insensée où s’agitent des ombres ».
16   Deux voies, compatibles, s’ouvrent alors pour explorer ces brumes : mettre l’accent sur
     ce qui dans ces mots se présente comme particulièrement vague et indéterminé, ou se
     pencher sur le flou de la réception, qui caractérise d’ailleurs généralement le
     « poétique » et son charme (voir à ce sujet Cohen et Reverseau 2017). Mireille Séguy et
     Pierre Bayard se penchent dans un texte intitulé « Apologie du flou » (2019) sur ces
     deux interprétations du phénomène que sont le flou comme défaut de mise au point et
     le flou comme essence, indépendant de toute tentative de saisie. Dans son projet d’une
     logique du vague (Tiercelin 1993), Peirce cherchait déjà à redonner au flou sa valeur en
     montrant qu’il affectait autant le signe et l’objet que l’interprétant (en qui un signe
     donne constamment naissance à un autre) et qu’il était aussi important à prendre en
     compte pour la logique classique que le frottement l’est à la mécanique (Peirce 1965 :
     400-412).

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Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   8

17   Il ne s’agit donc certainement pas de présumer que la réception de notre citation serait
     fausse car trop émotionnelle, ou de retomber dans une opposition entre intellect et
     affect, dont les sciences cognitives ont depuis longtemps maintenant montré qu’elle
     avait peu d’intérêt, tant affect et évaluation sont liés. Notre propos est d’interroger la
     manière dont l’hypothèse de foyers affectifs marqués par le vague, par des sortes de
     mi-sens pas tout à fait déployés, peut se lier à un surinvestissement affectif.

     Des nœuds d’indétermination à fort potentiel affectif
     Le nexus

18   La psychologie cognitive sociale et notamment les travaux sur les biais cognitifs ont
     l’intérêt de décrire des phénomènes mettant bien en valeur le flottement dans lequel la
     construction du sens s’opère9. Le nexus, conceptualisé par J.-M. Rouquette est, ainsi,
     une notion servant de formation explicative à certains comportements sociaux de
     mobilisation et d’adhésion collectives dont il est fait l’hypothèse qu’ils se rapportent à
     un mot, constituant un noyau de sens fédérateur, une cristallisation de croyance. Prise
     de positions tranchées, propagande, slogans apparaissent, sous un certain angle,
     comme autant de manifestations de l’existence de noyaux de sens irraisonnés – patrie,
     liberté, peuple, révolution, par exemple – qui ont valeur de référentiels pour une
     communauté donnée à une époque donnée. Collectifs et souvent activés en période de
     crise, les nexus relèvent d’une élaboration de l’imaginaire social et non du réel : c’est
     bien le terme et non le concept ou la chose qui mobilise (« patrie » n’est pas « nation »),
     et ce terme est en soi difficile à définir précisément. Ils opèrent une cristallisation de
     valeurs et contre-valeurs, tiennent lieu de justification, mais aussi de repères pour
     toute une série d’engagements et de conduites. L’hypothèse de Rouquette et des
     psychologues qui ont repris cette notion est que ces mots fonctionnent comme des
     « nœuds affectifs prélogiques communs à un grand nombre d’individus » (Rouquette
     1994 : 68). Des nœuds car ils lient et agrègent entre elles plusieurs attitudes, leur
     donnent une cohérence. Pré-logiques car le rejet ou l’adhésion s’opère instantanément
     suite à l’évocation d’un de ces termes, ne laissant place ni au raisonnement ni à la
     rationalité (Delouvée 2005). Souvent abstraits et très généraux, ils sont pourtant
     indiscutables. Ils sont donc définis donc comme des objets de forte valence affective et
     de faible niveau de connaissance.
19   Les noyaux sémantiques sur lesquels s’appuie l’énoncé de Char – bonheur, chance,
     risque – nous semblent fonctionner, quant au lien entre sens et affect qui s’y engage,
     d’une façon proche du nexus. Leur charge imaginaire et leur potentiel évocatoire sont à
     la hauteur de leur flou. Comme dans le nexus, il y a un plus-de-sens attaché au mot,
     dépassant son sémantisme propre, et qui n’est pas de l’ordre de la surinterprétation
     (portant sur l’intention), mais de sa charge affective. Cependant si le nexus désigne un
     terme suscitant une adhésion apparemment largement irréfléchie, il reste à l’expliquer
     lui-même10. Les recherches sur la sémantique et la sémiotique du vague qui font, après
     Peirce et Wittgenstein, une place importante au vague intrinsèque du langage
     ordinaire, voire propre au système de signes en lui-même, peuvent éclairer le peu de
     détermination de ces termes ou expressions qui les rend plus propices à un
     surinvestissement. Le narrateur d’Une brume insensée ne nous confie-t-il pas en incipit
     qu’il est devenu artiste citeur parce qu’il ne pouvait dépasser les premières phrases des

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Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   9

     livres qu’il abordait et qui « s’ouvraient pour [lui] à trop d’interprétations différentes,
     ce qui [l]’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à
     lire » (Vila-Matas 2020 : 11) ? Citer serait une façon de marquer, tout en tentant de les
     arrêter, ces excès de possibles du sens.
20   La question « pourquoi ce terme et pas un autre » appelle également une enquête
     sociolinguistique pour éclairer notamment la façon dont ses sens connotés se sont
     construits. Sans qu’il soit possible de la mener ici, on soulignera qu’il y apparaîtrait
     sûrement des ambivalences complexifiant cette aura positive et l’associant à certaines
     communautés de lecteurs11. À l’échelle des usages de notre citation, il apparaît en tous
     les cas que si les substantifs centraux exercent une attraction assez immédiate,
     l’accentuation de chacun varie sûrement avec les compléments associés implicitement
     à chaque terme. On peut en effet à partir de l’éthos de l’énonciateur et de la situation
     de la citation faire des hypothèses sur une zone de signification privilégiée, car plus
     pertinente, tout en mesurant concrètement le caractère très indéfini de ces
     compléments virtuels.

     Variations dans l’indéterminé

21   L’épigraphe liminaire à un manuel de mathématiques ou de français de classes
     préparatoires accompagnant une année s’annonçant sélective et exigeante, engage à
     faire résider la chance dans l’opportunité donnée à l’élève en même temps que dans la
     saisie qui lui est enjointe : s’approprier le savoir et se distinguer, ou du moins saisir sa
     chance dans cet univers très compétitif. Le bonheur à serrer semble devoir être lié au
     savoir lui aussi, à moins qu’il ne soit un réconfort, qu’il ne faudrait pas oublier, au dur
     labeur. Quant au risque, on peut se demander de quelle nature il est dans ce contexte,
     ne requérant pas, a priori, de courage physique ou de prises de décisions périlleuses. Il
     apparaît comme un mot nimbé d’une valeur positive, en ce que toute action du sujet
     peut être reconsidérée comme une forme d’audace, notamment quand l’effort ou le
     travail qu’elle implique la requalifie en « défi ». Le danger couru serait d’échouer, et
     donc de ne pas se trouver à la hauteur.
22   La prise de décision politique met davantage l’accent sur « chance » et « risque », ce
     dernier étant associé à la contestation ou la réprobation sociale possible de choix de
     politique économique ou de cuisine électorale. La place occupée par le bonheur dans
     cette mention est nettement moins évidente. C’est aussi le cas pour l’entreprise
     d’intérim qui fait de la précarité structurelle sur laquelle elle est érigée une prise de
     risque hautement positive pour le travailleur et de son offre une opportunité retournée
     en occasion de montrer sa valeur. Le bonheur conservé, dans ce cadre également,
     semble moins pertinent, mais il nimbe d’une valeur positive l’ensemble.
23   Dans le cas du carré Hermès, la situation d’énonciation n’est pas définie et l’emploi de
     la devise décorative est laissé à la discrétion du client. Chacun pourra s’approprier, et
     individualiser comme les possessifs qui scandent la phase y invitent, le sens et la
     référence à donner à chance, bonheur et risque. Si la fragilité que l’on associe au
     sémantisme de chance et de risque, ne concerne a priori pas socialement les clients
     pouvant acheter ce foulard, cela ne dit évidemment rien de la dimension existentielle
     de ces termes. Ils apparaissent en revanche globalement comme des valeurs
     suffisamment plaisantes et « dans l’air du temps », pour devenir des objets de
     marketing efficaces. Le support porté à même la peau que constitue le foulard attache

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Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   10

     par ailleurs à la citation non seulement ses couleurs mais ses propriétés et effets
     tactiles, ces dimensions sensibles, caractérisées par la douceur et la souplesse de la
     « soie twill » et la luminosité de ses rayures obliques comme par les déclinaisons de
     bleu anthracite pastel, entrant pleinement dans l’appropriation de la citation. Le
     simulacre de typographie brute, « gravée » dans le galet, colore, lui aussi, la formule de
     son minimalisme. Le support foulard implique enfin une réception-réénonciation
     singulière, à la fois continuée et intermittente (on sait que l’on « a » cette citation dans
     son placard, à moins qu’on ne la porte avec soi, mais rarement dépliée et pleinement
     lisible). Le propriétaire délègue la réénonciation de cette citation emblème à l’objet qui
     définit l’identité et les valeurs du porteur.
24   L’accent mis sur tel ou tel foyer affectif varie donc selon les différentes situations de
     l’énonciation aphorisante. Si certains termes exercent une forte séduction, leur usage
     laisse penser qu’ils sont toujours, plus ou moins consciemment, sélectionnés par
     rapport à d’autres, complétés et interprétés. L’interprétation devient alors plus
     complexe qu’il n’y paraît, laissant penser que contrairement à notre intuition première,
     même dans un usage peu élaboré, les potentiels des termes vagues sont implicitement
     assez précisément bordés et orientés. Si la présence de foyers de sens affectifs semble
     assez indiscutable, il faudrait donc considérer la façon dont ils sont sertis et dont ils
     agissent les uns sur les autres, pour dessiner une forme générale.

     Une « forme de mots »
25   La chance qu’on impose et dont on peut être un acteur décidé, se refuse ainsi, d’emblée,
     à être une figure de l’aléa. Comme substantif isolé, elle convoque tout un imaginaire de
     bricolage avec l’aléatoire et de méthodes propitiatoires aux fins de « transaction avec
     l’imprévisible » (Landowski 2005 : 70). Elle évoque la fébrilité de l’incertitude, la
     précarité de la saisie du kairos. Mais replacée dans l’aphorisme, les enjeux qu’elle
     soulève se déplacent : il ne s’agit plus de faire fructifier sa chance avant que la roue ne
     tourne, mais de l’imposer à un tiers. L’éthique qui se dessine n’est pas celle, insouciante
     et intense, d’un sujet qui s’en remet à l’imprévisibilité du hasard, ni d’un sujet
     déployant des stratégies pour remettre un semblant d’ordre dans le chaos absurde de
     l’aléatoire. On y entend la volonté de l’individu révoquant l’aléa au profit de la
     détermination. Le monde est finalement envisagé comme garant d’une certaine
     stabilité et régularité permettant au sujet de se donner des fins et d’envisager une
     action pour y parvenir.
26   Le risque ouvre en soi sur une perte potentielle, dont il est aussi possible qu’elle se
     transforme en gain. Dans une conception romantique de la vie intense, il défie une vie
     tiède et programmée et renverse la crainte que suscite l’impossible maîtrise du monde
     en audace pour rappeler au sujet sa capacité d’action, quelle qu’en soit l’issue. Il dit
     l’importance du sentiment d’être en vie plutôt qu’en sursis qui accompagne la mise en
     jeu de ce qui nous est le plus cher. Le possessif indique, lui, l’appropriation de ce risque
     mais également l’opposition marquée entre le destinataire de ces conseils de vie, sorte
     de double de l’énonciateur, et les autres à qui il faut imposer sa chance et la vue de son
     style, de sa façon de vivre le monde : « À te regarder ils s’habitueront ». Le lecteur
     destinataire est haussé à une forme d’unicité, celle de héros de l’audace et de la fidélité
     à soi et devient la figure centrale d’un spectacle éthique à destination d’un spectateur
     supposé à l’origine réticent. Quant au bonheur, l’action enjointe rappelle son caractère

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Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   11

     précieux, mais elle peut surprendre entourée de notions qui valorisent a priori le jeu
     avec la perte. Il flotte, comme une aura positive, autour de ce programme d’audace, lui
     assurant, bien qu’il ne soit pas placé chronologiquement comme un aboutissement, une
     issue heureuse.
27   Il nous semble que si leur explicitation peut être laborieuse, cette interdépendance des
     termes et cette limitation des sens potentiels par leur contexte sont l’objet d’une saisie
     rapide. Si on l’admet, c’est l’énoncé entier qui vaut pour signe par les relations qu’il
     organise entre les valeurs qui le trament et par les nouvelles valeurs qu’il fait surgir.
     Plus que ces foyers affectifs, le cœur de l’aphorisme pourrait alors être une structure ou
     un rapport : les charmes de la discontinuité et de l’incertitude dont on neutralise les
     effets chaotiques. Il associe en effet des vertus apparemment opposées qui, tel le sucré
     et le salé mêlés, constituent des complexes hautement addictifs : la sécurité du bonheur
     et la noblesse du risque, le tremblé de l’incertitude et la maîtrise de son
     environnement. Dans la caisse de résonance que lui fait notre époque, c’est avant tout
     l’individu qui y surnage. Le tu et le ils ne semblent pas avoir pour but d’y former un
     nous. Associé à son lyrisme cadencé et à son escalade par paliers, à l’éthos qui le porte,
     cet énoncé dessine donc une forme de vie attractive, dont la nature – et non le contenu
     ni la valeur – semble pouvoir être définie par la notion de « forme de mots ». C’est ce
     que nous aimerions avancer comme dernière tentative de description de la relation
     affective à cet énoncé-signe.
28   Robert Stevenson expliquait qu’il avait rêvé un certain nombre de ces histoires avant
     de les écrire. Ces rêves, on s’en doute, ne lui donnaient pas les détails de l’intrigue ou
     son rythme. Mais ils en dessinaient les contours d’une façon suffisamment évocatrice et
     définie dans son vague même, pour le guider fermement dans son écriture diurne.
     Michel Gribinski, dans un passage où il évoque les pouvoirs et la forme des images
     hypnagogiques, cite ainsi ce passage du journal de Stevenson où il se plaint d’avoir été
     réveillé au beau milieu d’un rêve où se dessinait « un superbe conte d’horreur »
     (Gribinski 2013 : 50). On saisit assez intuitivement, nous semble-t-il, la justesse de cette
     notion de « forme de mots », ou « contour de mots », dont l’étoffe singulière, entre
     image et mots, a une forte teinte affective. Elle pointe cette articulation particulière du
     vague des rêves, dans lequel se loge l’affect, et de la forme que cet affect contribue à
     donner à des mots qui sont aimés avec ou pour une certaine part d’indétermination.
     Freud distinguait l’énergie liée, caractérisant la vie consciente et sa logique, de
     l’énergie libre ou mobile qui circule dans les rêves, entre les représentations. Car ces
     représentations comme ces noms trop précis des rêves, on sait bien qu’ils nous jouent
     des tours, condensent et déplacent le vrai objet du désir autour duquel on est
     condamné à tourner sans fin.
29   La littérature est un art qui sait tout particulièrement jouer des flous nécessaires à
     certaines sémioses soulignent P. Bayard et M. Séguy (2019). Elle laisse se former des
     images mentales – et non visuelles – d’un certain nombre d’éléments que la mise en
     images cinématographiques par exemple devrait nécessairement déterminer. Cette
     indétermination s’articule puissamment à l’émotion. On pourrait citer à ce sujet des
     expériences intéressantes à partir desquelles on conclut que l’affect supplée le manque
     d’informations précises dans une narration12. Mais c’est également une
     indétermination d’une grande précision quant à ses contours et aux affects qui lui sont
     attachés. Dans le cas de notre citation, ce mélange d’indétermination et d’un net

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Circulations affectives autour d’une citation littéraire à succès   12

     contour permet de faire vibrer avec force, sans qu’elles ne soient les plus évidentes, des
     valeurs trouvant écho dans l’époque.

     Conclusion
30   Comment aimons-nous les mots ? Appréhender nos réceptions et la façon dont l’affect
     les module, tenter d’approcher non pas directement « pourquoi » nous aimons des
     mots, mais de quelle façon nous nous rapportons à cette matière dont sont tissés les
     textes littéraires comme le langage ordinaire, l’un venant en l’occurrence à passer dans
     l’autre, est chose complexe. Cela implique d’énoncer un certain nombre d’hypothèses
     quant à ce qui charme dans leur existence individuelle (les foyers sémantiques) et
     collective, cet agencement rendant aisé l’isolement d’une « formule » mais aussi la
     « forme de mots » sur laquelle nous terminions et qui repose ici sur le renversement et
     la conciliation de pôles contradictoires. Dans ces différentes opérations, la présence de
     certaines indéterminations, vague des mots et force du halo qui en émane, nous est
     apparue cruciale. On pourrait en partie articuler cette réflexion à celle que développent
     B. Morizot et E. Zheng Mengual (2018) à partir de G. Simondon, sur ce qui rend
     disponibles ou non des œuvres esthétiques et la part d’indétermination nécessaire à la
     relation affective que l’on entretient avec elle. C’est un ressort de nos réceptions qu’il
     serait fécond d’interroger bien plus avant.
31   Il convient cependant avant de clore de réinterroger également notre réception agacée
     découlant d’une exposition aux réénonciations répétées de l’aphorisme de Char.
     Voyons-nous autrement ses ressorts maintenant ? La pratique de la citation manifeste,
     comme tout phénomène d’intertextualité, que nous ne sommes pas des sujets
     souverains vis-à-vis du langage, que nous sommes tramés par des chaînes signifiantes,
     traversés par les contraintes du langage qui nous préexiste, par l’emprise des discours
     qui nous entourent et que c’est au travers de ces extérieurs et du déjà-dit, dans ce bain
     de langage, que nous nous individuons. Toute parole est hantée par les discours de
     l’autre. Ce discours autre approprié mais « tenu à distance » (Authier-Revuz 2020)
     qu’est la citation, en marquant explicitement son hétérogénéité, le reconnaît
     honnêtement. Le sentiment d’instrumentalisation provient certes d’une utilisation à
     des fins diverses, hors de son champ ou de son sens premier, mais ce n’est pas là le
     problème le plus profond.
32   Le malaise provient d’une part de ce que la répétition d’un énoncé fixe mais employé
     avec des accents et des significations sensiblement différents produit sur nous un effet
     palimpseste : le même se brouille sans évoluer. Le flou lié à ces usages hétéroclites n’est
     plus suggestif mais paralysant, à l’image de ces mots qui semblent prisonniers d’une
     gangue. Le sentiment d’usure découle plus d’une fixation formelle traduisant pourtant
     des intentions distinctes que de la seule répétition. D’autre part, le malaise naît du désir
     de formule qui s’exprime ici et de ce que, tout en cédant une place à un discours autre,
     on lui enlève son opacité. La répétition fixe et non dialoguée prétend à une
     transparence des mots. Cette fausse évidence de la langue produit des concrétions
     mortifères et un bouclier contre la réalité. Quand, à cette pulsion sloganisatrice
     s’ajoutent le goût sémantique pour « les mots-clefs » et certaines valeurs de la langue
     hégémonique néolibérale – volonté, individualité, goût pour la conciliation magique
     des contraires –, la langue se fait appât et appeau. On craint la crampe langagière, on
     redoute qu’elle devienne, selon le mot de Wittgenstein, crampe mentale. En creux, on

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