Irq in - C Federico Fellini Les clowns Valentina Monti Circle - Hypotheses.org
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
que néma Aut omne2019N° 1 r eciqueauci r néCi url Dami anoDami aniUnGéni e,unecl oche,deuxas soci és ches Mar ioMat tol iLes pect acl elepl uscomi quedumonde echer Feder icoFel li niL escl owns Val ent inaMont iCi rcl e netder Car Ci
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Préambule ou pré en bulles Comme Francis Ponge et sa Fabrique du Pré, ce carnet est né du désir d’ouvrir mon « atelier » et d’offrir la possibilité au lecteur d’assister, après coup mais comme au présent, à une réflexion sur le cirque au cinéma. Ce premier numéro s’articule autour de la manière dont cirque et cinéma se rejoignent. On y voit en particulier se dessiner – à notre insu ? – une esthétique circassienne à l’écran. Parmi les chercheurs-saltimbanques ayant participé à ce numéro, Derek Woolfenden, à travers la fiction de Damiani, Un génie, une cloche, deux associés, aborde les origines spectaculaires du cinéma, suivi d’une réflexion sur Le Spectacle le plus comique du monde, un film en trois dimensions ayant pour décor le cirque et dont l’acteur Totò, dans son interprétation de dompteur de lions fait écho à Togni Darix évoqué par Brigitta Loconte dans son article consacré au documentaire Circle réalisé par Valentina Monti (dont a été tiré le visuel choisi pour la couverture de ce premier numéro). La présence de Togni, dompteur de métier et qui a travaillé avec Totò, le doublant sur le tournage du film de Mattoli, nous confirme qu’à travers la fiction apparaît aussi une trace, un témoignage au même titre qu’une archive sur le cirque. Damien Angelloz-Nicoud s’est penché quant à lui sur Les Clowns de Fellini et nous montre qu’à travers cet essai- documentaire sur le cirque le cinéaste active sa mémoire. Un hommage au monde du cirque qui provoquait la colère d'Étaix par sa vision misérabiliste. Élodie Hachet 1
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Présentation des auteurs - Derek Woolfenden est scénariste, cadreur, réalisateur et monteur de ses propres films auto-produits (plus de 30 courts-métrages, un moyen et un long). Membre du Collectif Négatif depuis sa création par Yves-Marie Mahé en 2006. Programmateur de films en tous genres dans des lieux alternatifs, il est membre du collectif Curry Vavart depuis 2010 et travaille à la Cinémathèque française depuis 2006. - Élodie Hachet est fondatrice, directrice et rédactrice en chef de CinéCirque. Doctorante en études cinématographiques, sous la direction de Cécile Sorin en cotutelle avec Augusto Sainati de l’université napolitaine Suor Orsola Benincasa. Son projet de recherche porte sur la figure d’Antonio de Curtis dit « Totò » dans le cinéma italien d’après-guerre. - Damien Angelloz-Nicoud est chargé d’enseignement en études cinématographiques à l’université Paris 8 ainsi qu’à la Faculté des Arts d’Amiens. Doctorant au sein de l’ESTCA de l’université Paris 8, il mène une recherche sur les notions de « Monument, Conception et réalisation de la couverture : Florence Azario - contact@floaza.com monumental et monumentalité » dans l’oeuvre du cinéaste Federico Fellini, sous la direction de Suzanne Liandrat-Guigues. Ses recherches portent sur les interactions entre les espaces, décors, architectures et les corps. Il travaille également sur différentes esthétiques de l’excès (les représentations des foules, du gigantisme corporel, du grotesque), notamment dans le cinéma européen d’après guerre. - Brigitta Loconte est doctorante en études italiennes à la Sorbonne. Ses recherches, conduites sous la direction de Davide Luglio et Emiliano Morreale, portent sur l’écriture cinématographique que Giorgio Bassani (1916-2000), écrivain et scénariste, a rédigé pour le cinéma italien dans les années cinquante. Elle collabore aussi avec la revue de cinéma italien contemporain Filmidee. En 2018, son travail de thèse a reçu, par l’AIRSC (Association Italienne Recherches Histoire du Cinéma) le prix FOTOGRAMMA. 2
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Sommaire - Présentation des auteurs .............................................................................................. 2 - Du pathétique au sublime, les liens oubliés entre cirque et cinéma (Retour sur quelques films populaires aujourd’hui méconnus ou dénigrés) Par Derek Woolfenden ..................................................................................................... 4 - « Le spectacle le plus comique du monde », Mattoli (1953) Par Élodie Hachet ........................................................................................................... 12 - Un gros souffle au cœur (« Les clowns » de Federico Fellini, 1970) Par Damien Angelloz-Nicoud ........................................................................................ 19 - « Circle » : la redécouverte du merveilleux entre conversation intime et montage Par Brigitta Loconte........................................................................................................ 24 3
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Du pathétique au sublime, les liens oubliés entre cirque et cinéma (Retour sur quelques films populaires aujourd’hui méconnus ou dénigrés) Par Derek Woolfenden Que reste-t-il du cirque ou du forain… dans le cinéma traditionnel, populaire de manière indirecte, inconsciente ou volontairement disséminé et dissoute dans la trame classique d’une fiction de genre ? Les acrobates ne seraient-ils pas devenus les cascadeurs1 dans un film d’action, surtout avec Richard Rush (The Stunt Man) ? Et les clowns, ces copains résistant collectivement aux responsabilités qui incombent à leur âge (ou à leur fonction sociale dans Bande de flics), mais pas à leur cœur (Mes Chers amis, Les copains, Un éléphant ça trompe énormément…), ces troublions parsèment aussi bien les « Buddy Movie » en tous genres (surtout le film policier d’action américain : Freebie and the Bean, 48 heures, L’Arme fatale, Rush Hour…) ainsi que le western italien (chez Leone comme Sollima ou Corbucci). D’ailleurs le binôme policier de L’Arme fatale de Richard Donner n’aurait-il pas pour origine le duo clownesque de Chocolat et Foottit correspondant circonstanciellement à la naissance du cinéma2 ? À la lisière du clown et à l’image de Belmondo dans Hold-Up d’Alexandre Arcady, il y a aussi ces boute-en- train à l’ironie constante anticipant la réaction cynique du spectateur pour mieux mettre en boîte ce dernier, que ce soit Han Solo3 dans Star Wars, le protagoniste du manga Cobra et Star-Lord des Gardiens de la galaxie, Alex dans Orange Mécanique, Paul et Peter dans Funny Games ou Mick Taylor dans Wolf Creek. 1 « La cascade, à l’époque muette, signifiait marcher sur la queue des tigres. C’était une profession qui comptait peu de vétérans. Quelles que soient vos qualifications, que vous soyez acrobate de cirque, pilote de voltige, dresseur d’animaux ou pilote de course, vous deviez faire face à de nouveaux défis et à des risques inconnus à chaque film. Le cinéma d’alors n’avait aucune des commodités qui suivirent, comme les transparences, les caches mobiles (bien que tous deux apparurent avant la fin de la période muette) ou, plus récemment, les trucages numériques. Avec de tels procédés, un homme peut apparaître se cramponnant par les ongles au rebord d’une fenêtre du douzième étage, alors qu’il est, en fait, debout sur le sol. » (Kevin Brownlow, La Parade est passée…) 2 « Né esclave à Cuba, Rafael est vendu à l’âge de dix ans à un marchand espagnol qui l’emploie comme domestique à Bilbao. C’est dans cette ville qu’il rencontre Tony Grice, un clown célèbre dont il devient le groom puis l’élève. Il l’accompagne à Paris en 1886 où il fait ses débuts sur la scène du Nouveau Cirque sous le nom de « Chocolat ». En 1888, il tient le rôle principal d’une pantomime burlesque à succès, La Noce de Chocolat. Dix ans plus tard, il forme l’un des duos comiques les plus célèbres avec Foottit, clown blanc auprès duquel il tient le rôle du souffre-douleur. Le duo est aussi connu du public grâce à la presse, à la réclame et aux manifestations caritatives auxquelles il participe. Après leur séparation en 1910, Foottit et Chocolat poursuivent sans grand succès une carrière en solo. Chocolat meurt dans la misère en 1917 à Bordeaux. » (Panneau de section consacré à « Chocolat » pour l’exposition « Le Modèle Noir de Géricault à Matisse » au Musée d’Orsay, du 26 mars au 21 juillet 2019) « - L’auguste de ce soir est le clown qui distrait le public pendant qu’on monte les cages. Qui a inventé ce personnage ? - On dit que vers la fin du siècle dernier, il y avait un employé si drôle et si maladroit que tout le monde riait. Il s’appelait Auguste. Mais le premier vrai grand clown, celui qui a créé le personnage de l’auguste, c’était un Français, Gilles Guillaume. Son histoire est très belle, un artiste de premier ordre. Il arrivait à se couvrir le nez avec la lèvre inférieure… mais il buvait sans cesse et a fini alcoolique. Il a fini sur un lit d’hôpital, abandonné, oublié de tous. Un jour, il a appris que Foottit et Chocolat, deux clowns célèbres, étaient en ville. Il ne les avait jamais vus. Il s’est échappé de l’hôpital et a couru au cirque. » (Les Clowns de Federico Fellini) 3 D’ailleurs, le binôme que ce personnage forme avec Chewbacca n’est pas éloigné de celui d’un montreur d’ours avec son animal comme le présente le film Billy Rose’s Jumbo de Charles Walters. 4
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Et n’y aurait-t-il pas quelque chose d’involontairement circassien dans la débauche de violence critique de L’Enfer des armes de Tsui Hark ou dans celle profondément ludique du Mad Max Fury Road de George Miller ? Dans ce dernier, chaque abordage d’une voiture à l’autre semble provenir d’une arène en perpétuel mouvement et un prétexte jouissif pour des acrobaties en tous genres que la direction artistique ne démordrait pas à en croire ces sauts à la perche constants et virtuoses ! Mad Max Fury Road décline la scène de la course des chars de Ben-Hur sur toute sa durée de long métrage, y substituant les chevaux de l’un pour les voitures rafistolés de l’autre… « Le sang des arènes romaines, lointain miroir du cirque moderne… (…). Chaque série de Jeux s’ouvre par une parade, précédée d’une fanfare et d’une troupe de comédiens masqués, chargés de faire rire la foule au moyen de culbutes et d’équilibres ratés, sorte de préfiguration antique du charivari. Des écuyers défilent, debout sur deux chevaux au galop, précurseurs d’équilibres plus contemporains mais dont la base technique reste identique ; douze paires de chevaux tenus aux longues rênes évoluent simultanément en un carrousel devenu classique ; ou encore des voltigeurs sautent, en plein galop, d’un cheval à l’autre. » (Pascal Jacob, La grande parade du cirque) Et ne parlons pas du sadomasochisme propre aux westerns américains (les films d’Anthony Mann à Budd Boetticher) comme italiens (ceux de Lucio Fulci et de Sergio Corbucci) qui nous rappelleraient celui de certains clowns et autres saltimbanques qui impressionnèrent notre mémoire au travers de deux chefs d’œuvre du cinéma muet que sont Larmes de clown de Victor Sjöström ou L’Inconnu de Tod Browning avec Lon Chaney. Du fouet d’Indiana Jones (emprunté aux dompteurs de lions) ou du visage-rictus du Joker dans Batman au renversement grotesque et baroque d’un seau de sang sur Carrie, transformant celle-ci en clown malgré elle, le cirque est bel et bien partout et partage les problématiques critiques de la société du spectacle qu’il fustige comme il corrobore et renforce… Dans certains films, les séances d’audience au tribunal sont des scènes de « cirque » : du I’m No Angel avec Mae West4 à Témoin à charge avec Marlène Dietrich, sans oublier le dernier sketch de Mesdames et messieurs bonsoir où des magistrats décrépis finissent par danser la tarantelle en pleine Cour d’Appel ! Et puis la relation d’un public sadique toujours plus avide et monstrueux tant que la vie d’un acrobate tient sur un fil ou qu’un clown joue à être le souffre-douleur d’un groupe ou un faire-valoir maso, cela renforce à la fois la vitalité critique du cirque et son malaise polémique pour les biens pensants… On retrouvera d’ailleurs ces mêmes problématiques dans une corrida (Arènes sanglantes, La Dame et le toréador), sur un ring (Nous avons gagné ce 4 « Aucune surprise à ce que Mae West soit aujourd'hui un point de ralliement pour les études queer comme féministes. Non seulement est-elle auteur et farouchement indépendante (« Histoire, scénario et tous dialogues par Mae West » annonce le générique de I'm No Angel) mais ses moments les plus chaleureux sont réservés à ses servantes et ses amies. Dans la scène du procès qui clôt I'm No Angel, quand West se lance dans un plaidoyer pour la défense, les allusions sont claires pour tout le monde. Tout comme la scène de la fête foraine dans la première bobine servait également de publicité pour Paramount, le témoignage et interrogatoire de la dernière bobine équivalent à la citation de la véritable Mae West devant les tribunaux de l'opinion publique Américaine. (....) Défiant les bien- pensants offusqués, elle provoquait sans merci les puritains et autres grenouilles de bénitier. « Oui, » reconnaissait- elle, « J'ai écrit l'histoire de I'm No Angel moi-même. ça parle d'une fille qui a perdu sa réputation et ne l'a jamais regrettée. » Quand on lui demandait ce qu'elle pensait des censeurs, Mae West répondait avec espièglerie : « Ils ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui. J'espère qu'ils sont contents. » » (Thomas Doherty, Pre-code Hollywood sex, Immorality, and Insurrection in American Cinema 1930-1934). 5
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org soir, Le Champion) ou sur un tatami (Rosa la bourrasque, Deux filles au tapis)… Certains films n’hésiteront pas à emprunter la mise en scène circassienne ou foraine pour nous présenter leur héroïne énigmatique, fatale et « monstrueusement » belle (Lola Montès, Night Tide, Some call it loving). Mais concentrons-nous maintenant sur l’un de ces films mésestimés sous influence (directe ou indirecte) « foraine », circassienne ou du théâtre de marionnettes (la dimension bigarrée des personnages manipulables dans le western italien est exemplaire !) : Un génie, une cloche, deux associés et l’ubiquité de Pulcinella à travers Terence Hill. Et surtout ce qu’offre cette figure fantasque, à l’instar du clown, au film italien de Damiano Damiani en 1975… Un génie, une cloche, deux associés, Damiano Damiani (1975) « We are going to screw Amerika » « Le scénario est presque aussi impossible à raconter que s’il avait été écrit par feu W.C. Fields » Jacques Siclier pour sa critique au Monde du 24 janvier 1976. « 300 000 dollars ont été escroqués aux Indiens par le commandant Cabot (Patrick McGoohan). Joe Merci (Terence Hill) élabore un plan complexe et minutieux afin de les récupérer avec l’aide d’un ami, Locomotive Bill (Robert Charlebois), un métis, de Lucy (Miou-Miou), et du douteux Jerry Roll. Le colonel Pembroke est chargé de l’enquête. Cabot fait assassiner le colonel. Locomotive prend la place de ce dernier. Cabot n’est pas dupe et démasque l’imposteur. Mais Joe et Locomotive déjoueront les plans et contre-plans ; puis, ils restitueront le butin aux Peaux-Rouges. » Jean-François Giré, Il était une fois… le western européen. Dans Un génie, une cloche et deux associés, Damiano Damiani retourne au western (neuf ans après El Chuncho) et en propose une version parodique et burlesque dont le dispositif narratif repose sur une alliance bouffonne, pour ne pas dire circassienne ! Il est autant parodique à l’égard du cinéma américain que de son double critique qu’est le western italien. En effet, Damiani pastiche le dispositif mis en place par Salvatore Laurani et développé ensuite par Franco Solinas… À savoir un gringo qui manipule un 6
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Mexicain (El Chuncho5), un Noir (Queimada) et enfin, dans sa version humoristique, un Indien (Un génie, une cloche, deux associés). Terence Hill devenant une sorte de Polichinelle 6 omniscient ayant le don d’ubiquité d’un Droopy ou les propriétés formelles et narratives d'un Fantomas ! « Pulcinella [Polichinelle], celui des plus anciens canevas en tout cas, déteste et fuit le pathétique et la rhétorique. Il est vrai que, putassier comme il est, il s’en amuse, il joue la passion et le désespoir, il montre sur sa main son cœur palpitant… il jure que la bouffe et la bourse sont les derniers de ses soucis… et ne cherche naturellement qu’à tirer profit de la situation. Mais, à la fin, en vrai cynique, par une sorte de cohérence esthétique, il renonce à tout : les privilèges et le pouvoir l’assomment, l’humilient… Mieux vaut recommencer à zéro : la liberté d’esprit est préférable à un trône ! Pulcinella sait être impitoyable comme seul sait l’être un autre masque, Mister Punch, le fils anglais de Pulcinella. » Dario Fo, Le Gai Savoir de l’acteur. Les personnalités attachantes du film s'affranchissent de tout obstacle et défient une nouvelle fois toute crédibilité. Leur caractère positif de « gentils » leur confère une immunité « cartoonesque », prolongeant ainsi l'œuvre de Sergio Leone sans ambages ni rougeur ; aussi bien le producteur/scénariste (Mon Nom est Personne), le réalisateur (ses westerns) que l'utilisation de son compositeur attitré (Ennio Morricone). « Chaque personnage, typé à mort, du génie (Terence Hill, de son vrai nom Mario Girotti) à la cloche (Robert Charlebois), en passant par la petite égérie crado (Miou-Miou) et le méchant de service (Patrick McGoohan), fait son petit numéro en vraie marionnette qu’il est et au mépris de toute vraisemblance. » Henry Rabine pour La Croix du 2I janvier 1976. On a souvent opposé le théâtre et le cirque, voire accablé l’un pour défendre ou défier l’autre sans admettre leur complémentarité évidente et géniale si elle pouvait avoir lieu. Une dimension « réaliste » ou/et théâtrale et une dimension circassienne et magique furent ainsi opposées dès les premiers âges du cinéma. Les films des frères Lumière contre Georges Méliès. Mais derrière les aberrances « circassiennes » du film artificiellement ostentatoire (cabrioles, tours de magie du héros de mèche avec une mise en scène fantasque et un montage 7 « pop expérimental »), se cache une profonde 5 Gian Maria Volonté dans El Chuncho ne serait-il pas l’arlequin–faune si bien décrit par Dario Fo ? « Prenons le masque primitif de Zanne, le père d’Arlequin. C’est un masque de la fin du XVI siècle. Il ménage un volume qui privilégie les graves, proches des grognements d’animal, parce que le personnage même était lourdaud : c’était un sauvage impulsif qui faisait des bonds, souvent acrobatiques, mais n’exécutait jamais de ballet, comme fera l’Arlequin-chat du XVIII siècle. » (Dario Fo, Le Gai Savoir de l’acteur). 6 « (l’acteur) Totò avait repris de Polichinelle la fourberie et la misère. Il n'est pas difficile de repérer un même lien à la tradition chez les illustres masques cinématographiques italiens qui suivront ses pas. Gassman n'offre-t-il pas de nouvelles variations de Scaramouche, lui-même avatar du miles gloriosus latin? (…). Ne pourrait-on reconnaître en Manfredi un Arlequin moderne? Sordi, Mastroianni ou Tognazzi n'évoquent-ils pas tantôt Brighella, tantôt Pantalone, tantôt Il Dottore ? Et comme il n'y a qu'une Colombine, il n'y aura qu'une Monica Vitti. » (Christian Viviani, Le magique et le vrai, L'acteur de cinéma, sujet et objet). 7 « Le tournage eut lieu en partie aux États-Unis dans Monument Valley. Certains des meilleurs négatifs furent malheureusement volés. La production refusa de payer la rançon exigée pour les récupérer, et il fallut donc refaire quelques scènes avant le montage et utiliser des négatifs de seconde qualité. Cela finit par poser de nombreux problèmes de cohérence au montage, ce qui explique le scénario parfois décousu et le fait que le film sortit en plusieurs versions suivant les pays. » (Fiche wikipedia du film). « Le négatif du premier montage a été volé. Il n’y avait plus de négatifs. Ils ont donc refait un autre montage, mais avec des prises qui étaient différentes du premier montage. C’est un cas assez rare dans l’histoire du cinéma où ils n’ont jamais retrouvé le négatif d’origine du film ! C’est donc une espèce de rafistolage qu’on a vu à partir d’autres 7
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org insolence défiant l’impressionnante stature de l’autorité psychologique et de ses obsessions d’une vraisemblance ronflante… Le film de Damiani renvoie ainsi l’Amérique à toutes ses traditions avérées artificielles et endosse (assume) volontairement (et avec panache !) touts les remarques péjoratives et contemporaines à l’encontre du genre qui le contient (western spaghetti) pour vomir à la face du monde son amertume contemporaine ! Par exemple, le maquillage grossier de métis et bien « affiché » sur le chanteur québécois Robert Charlebois est emblématique pour ridiculiser la tradition américaine de ces grands acteurs pâles peinturlurés basanés ou noirs pour jouer les Indiens plutôt que de caster de véritables Indiens… Et ne parlons pas de Miou-Miou…: « Le film permet à Miou-Miou de chanter un Gloria mémorable dans un lieu mal famé et de faire le plus drôle des strip-tease dans un désert pas bien fréquenté. » (Robert Chazal pour France-Soir du 21 janvier 1976). Ou encore : « C’est à Leone qu’on doit l’apparition de Miou-Miou dans cette suite d’aventures rocambolesques : son côté gouailleur parisien, son personnage d’orpheline de feuilleton au grand cœur, est à ce point extravagant qu’il pousse encore plus en avant les limites de ce western de caricature. Ses airs de Bardot en détresse, son côté « rescapée » sans le savoir, correspondent tout à fait à la volonté d’extravagance du réalisateur… » (Henry Chapier, Le Quotidien, 22 janvier 1976). Le foutage de gueule est à son comble et bien de circonstance ; il participe à rendre le film certes absurde, mais bel et bien insolent ! Jamais un film n’aura eu autant l’ambition de pousser ses limites aussi loin de sorte à se confondre avec un cartoon de Tex Avery ! On ne s’étonnera pas que Terence Hill adapte Lucky Luke au cinéma quinze années plus tard ! En effet, le film lui permet « d’exécuter un numéro qui s’étire en longueur et tourne au spectacle de cirque (son évasion du fort au son de Cavalerie légère de Suppé). » (Gilles Dagneau pour Image et Son – La Revue du Cinéma, Saison 1976) « Damiani et Leone s’amusent comme des petits fous avec tous les thèmes et clichés du bon vieux western : les parties de cartes au saloon, les duels dans la grand’rue, les hors-la-loi et autres desperados, les Indiens, l’armée, la construction de la voie ferrée… Tout y est, cul par dessus tête, dans un méli-mélo sacrilège et complètement dingue. On ne sait jamais dans quel sens le film va partir : il pourrait ne jamais finir, le principe en étant le rebondissement par l’absurde. Jeu de massacre qui n’est pourtant pas aussi gratuit qu’il en a l’air : les traditions militaires en prennent un sacré coup, et la façon dont les Indiens récupèrent leur terre est un pied de nez à toute la sinistre histoire de la conquête de l’Ouest. (…). Menant cette danse d’Apaches, un superbe trio : Terence Hill, ex-Trinita et Sabata, toujours aussi nonchalant et sympathique et le couple Robert Charlebois/Miou-Miou. Charlebois, surtout, est extraordinaire, avec son nez cabossé, son air de chien battu, toujours prêt à se lancer dans les coups les plus impossibles. » Alain Remond, « Le rebondissement par l’absurde », pour Télérama, 21 janvier 1976. « Mais ici la satire d’un genre codifié par Hollywood a été poussée à son paroxysme par les scénaristes – Ernesto Gastaldi et Fulvio Morsella – et le réalisateur Damiano Damiani. Le héros raconte ce qui se passerait dans un western pris au sérieux tandis qu’il obtient le même résultat en jouant une parodie. Nous n’avons pas encore vu dans ce genre de productions des situations aussi rocambolesques. Le héros d’Un génie, deux associés, une cloche n’est pas un tireur d’élite, c’est un magicien de foire. » Claude Garson pour L’Aurore du 26 janvier 1976 plans qui n’étaient pas issus du négatif d’origine. » (Jean-François Rauger, invité à l’issue de la projection du film durant le Festival Fantasia à Montréal le 27 juillet 2011, dans la salle J.A. De Sève de l’Université Concordia). 8
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Les apparences sont donc bien trompeuses... Le personnage Terrence Hill dynamite comme jamais le genre, celui du western américain (tout en rendant hommage à son pan critique). D’une part, au travers des complots historiques à l'encontre des Indiens pour leur faire porter le chapeau des crimes commis par les Blancs, et avant de les accuser puis de les massacrer en toute impunité. D’autre part, au travers de l’inauguration de la société du spectacle inaugurée par Buffalo Bill transformant et réduisant sur son passage tout l'Ouest à une mascarade éhontée, opportuniste et spéculative. Ce qui contribue une nouvelle fois à transformer (vulgariser) l'Histoire en cartes postales comparables à nos images d'Épinal… « C’est l’éternel triangle, il y a un peu de Jules et Jim, un peu de Valseuses et beaucoup de morale ! Et la morale, je l’ai enfin comprise aujourd’hui. Elle est magnifique la morale… C’est toujours… La buse, là, qui est en haut… et quand le petit se fait chier dessus par une vache, le petit fait cui-cui, cui-cui… l’aigle vient le manger, ça veut dire… quand t’es dans la merde, ferme ta gueule ! » Robert Charlebois, invité à l’issue de la projection du film durant le Festival Fantasia à Montréal le 27 juillet 2011, dans la salle J.A. De Sève de l’Université Concordia. Un génie, deux associés, une cloche finit par désamorcer sa propre mise en scène afin de ridiculiser les stéréotypes du western américain et ridiculiser ses archétypes implacables. La mise en abîme est permanente. Chaque séquence devient un spectacle de cabaret, un show, un sketch (à l'italienne), une farce grotesque, un striptease, un slapstick, une pièce de cirque où les exclus tirent leur revanche sur une Histoire despotique, criminelle et toujours actuelle ! Ils s'arrogent le droit de détourner par la 9
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org même les grandes figures autoritaires propres au western : le tueur sans scrupules (joué par Klaus Kinski), l'austérité fourbe et religieuse d’un prêtre, un colonel hagard de sa propre stupidité, et tout ça sous couvert d’un marivaudage, via ce trio improbable entre Jules et Jim, Butch Cassidy and The Kid et Les Valseuses, dissimulant mal sa charge critique ! « Les héros de la commedia dell'arte sont toujours des désespérés, des pauvres diables qui se battent contre la vie, contre le monde, contre la faim, la misère, la maladie, la violence. Cependant, tout cela est transformé en rire, est transmué en raillerie, en élément de moquerie plus que de rire à gorge déployée. Cette démarche appartient à une tradition très italienne que j'ai toujours défendue : la comédie à l'italienne vient de là et il n'est pas vrai qu'elle soit vulgaire. Il est certain que la commedia dell'arte était vulgaire, on y parlait toujours de pots de chambre, d'excréments, de clystères, de pets. Il y a, reconnaissons-le, un élément de grossièreté, mais cela n'a pas d'importance parce que la véritable donnée profonde, c'est l'élément de désespoir. » Jean A. Gili, Le cinéma italien, entretien avec Mario Monicelli. La faim, la soif, le chaud, le froid, La fatigue et la pauvreté, La violence et la cruauté, Sont l’ordinaire du grivois. Grimmelshausen, Les aventures de Simplicius Simplicissimus. Les trois protagonistes du film revisitent donc l'Histoire de l'Ouest avec leur imaginaire débonnaire, leur malice et nous invitent dans une farandole où les innocents au cœur pur, pourtant anachroniques dans la violence passée ou contemporaine, s'amusent à la blasphémer et sont libres le temps d’un film à faire ce qui leur plaît autant que Django dans le film éponyme de Quentin Tarantino ou de ses mercenaires dans Inglourious Basterds à l’égard de la véracité historique. Enfin, le carnage de Damiani est comparable au jeu de massacre d’Antonin Artaud avec Le Jet de sang (courte pièce tirée de L’ombilic des limbes)... « Si je commençais à faire des films uniquement pour plaire aux critiques, je crois que je foutrais ma carrière en l’air. Molière disait déjà d’eux : « Quelle bizarre engeance, qui ne cesse d’encenser les pièces que personne ne va voir, et déteste celles que le public adule ! » Pierre Richard dans un entretien paru dans la revue Cinéma français n°18, 1977. « Le fantasme récurrent du critique consiste à réécrire la pièce à laquelle il assiste, d’une manière si magistrale qu’elle réussisse à faire crever cette saloperie de théâtre qu’il hait de toutes ses tripes. Ainsi le public n’ira plus qu’au cinéma et lui deviendra critique de cinéma, avec l’espoir d’assassiner le cinéma comme il a assassiné le théâtre. Comme l’on peut voir, le fantasme de chacun est d’échapper à sa fonction, de changer de rôle, de condition, de vie, de lieu ou d’époque. Toutes choses qui, au théâtre, sont parfaitement possibles. » Roland Topor, Théâtre et Fantasmes. 10
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org Film plutôt méprisé parce que totalement incompris8, Un génie, une cloche et deux associés est pourtant l'une des réponses, peut-être, les plus radicales et cinglantes du cinéma italien à l'égard des Etats-Unis : de l'idéologie politique véhiculée au travers de son cinéma à l'époque de son Âge d'or comme de sa politique contemporaine (l'embargo américain à Cuba, la Guerre du Vietnam) et à l'instar des Français (avec la guerre d'Indochine et d'Algérie). « Adeptes de la contre-persuasion clandestine, ces cinéastes engagés cherchèrent à introduire, dans un cinéma-spectacle qui avait l’adhésion et la sympathie « des plus larges masses populaires », des thèmes radicaux inspirés des théoriciens du tiers-monde et notamment des idées du philosophe anti-colonialiste Frantz Fanon (1925-1961), auteur, en particulier, des Damnés de la terre (1961). (…). Ils cherchaient aussi à rappeler les luttes anticoloniales des peuples d’Amérique latine, du Vietnam, d’Afrique, ainsi que celles de minorités ethniques (Noirs, Indiens, Chicanos, Portoricains…) au sein même des Etats-Unis. » Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses. 8 « C’est le western-spaghetti le plus exécrable jamais tourné en Italie. » (Michel Mohrt pour Le Figaro du 22 janvier 1976) Et le rire coincé de Jacques Siclier assumant mal son plaisir au film : « Ici, la contrefaçon astucieuse (du western américain), portée par l’habileté de la mise en scène, reflète plus les lois d’un système de production mystificateur et très rentable qu’une tentative de création rattachée jusque dans le « sacrilège » à une tradition culturelle. On peut rire, certes. Le tout est de ne pas être dupe. » (Critique au Monde du 24 janvier 1976). 11
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org « Le spectacle le plus comique du monde », Mattoli (1953) Par Élodie Hachet Suite au succès en 1952 du film Cecil B. DeMille Sous le plus grand chapiteau du monde, d’autres œuvres cinématographiques ayant la piste pour sujet virent le jour comme Histoire de trois amours, Trapèze… Moins connue est la parodie comique tournée en 1953 par le cinéaste italien Mario Mattoli, avec le comique Totò en vedette dont le titre réutilise le superlatif hyperbolique, sorte de modestie ironique, en écho au film de DeMille. Le spectacle le plus comique du monde est tourné en 3D, connu également sous le titre de Totò en 3 dimensions tant ce comique transalpin était populaire en Italie. L’intrigue relate les tribulations du clown Tottons du cirque Togni, qui n'abandonne jamais son maquillage d’auguste, car un terrible secret le force à se cacher. Le propriétaire du cirque profite de la situation pour exploiter le clown, dont l'existence est également troublée par des événements sentimentaux, où interviennent une dresseuse d’éléphants, une trapéziste et même un policier. Mais comment cirque et cinéma se rejoignent-ils ? En ligne sur Youtube dans une qualité très médiocre, il est désigné par les commentateurs par le mot « relique ». Relique car la trame est un prétexte pour enregistrer une série de numéros tirés des revues de Totò (comme celui du coiffeur homosexuel et de la masseuse), mais aussi parce qu’il devient témoignage, trace pour le cirque national Togni toujours en activité à ce jour9. Le corps de Totò et le corps du cirque : objets d’expérimentation du cinéma tridimensionnel Tòto avait déjà fait l’objet d’une expérimentation dans le premier film italien en couleurs, Totò a colori de Steno l’année précédente, et c’est à nouveau l’acteur vedette qui est choisi pour le premier film en 3D réalisé en Italie. Il s’agit du premier film italien qui utilise les effets stéréoscopiques pour valoriser une trame comique et les 9 À la date de la publication de cet article, juin 2019 12
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org immenses capacités gestuelles de Totò. C’est Totò également qui en se substituant à la voix off du générique du début, explique de manière comique et s’aidant d’exemples pratiques, ce qu’est un film tridimentionnel. L’ambiance d’un cirque se prête idéalement aux effets stéréostocopiques, livrant les spectateurs aux mêmes sensations que les acteurs. Lorsque Tottons (Totò) est engagé pour remplacer la « tête de turc » sur le stand de tirs à la cible (rappelant par là le film un Turc napolitain, une autre comédie réalisée par Mattoli la même année) et qu’un groupe de «brutes» intimidateurs – que nous avons déjà vu dans d’autres jeux à effets stéréoscopiques – l’assailleront de balles, il est inutile de préciser que les mimiques suggestives de Totò objetisé, quand il reçoit les balles en pleine face criant Allah ! seront perçues par les spectateurs comme si eux-mêmes les recevaient, les faisant sursauter sur leur fauteuil, avec l’impression réaliste de recevoir eux aussi les balles en plein visage. Épuisé par cet épisode et après une brève parenthèse dans un bureau d’emploi, Totò se livrera à ses lazzi habituels dans un institut de beauté dont les décors, nous le découvrirons à la fin, se trouvent sur la piste même du cirque Togni et sont donc intégré aux numéros. Là, se déroule un des sketchs les plus fameux de Totò qui, costumé pour le rôle d’un coiffeur pour dames et masseur, crée une série de situations irrésistibles de par sa vis comica et aussi par l’efficacité des effets stéréoscopiques spécialement conçus. Après avoir provoqué une série de catastrophes comiques, le spectacle se conclut et les artistes se réunissent comme pour un rite pour la célèbre scène de la prière du clown qui vient clôturer le film. Construire un film expérimental autour de Totò est comode car il garantit à la fois une exécusion rapide des prises de vue et des retombées économiques sûres. Champion au box-office pour l’époque, environ onze millions d’euros actuels, sortant dans dix salles et pour peu de jours, à cause des difficultés techniques de projections, alors que la version traditionelle faisait fureur chez les amateurs. Le trio de scénaristes composé de Mario Monicelli, Sandro Continenza et Italo Di Tuddo montre le travail de renforcement du système narratif d’origine, de manière cohérente par rapport à l’investissement financier. Renforcement là où le sujet se limite à coudre des épisodes fortement hétérogènes (parc d’attraction, institut de beauté, magasin de vêtements) avec le fil conducteur « social » de la recherche de travail du protagoniste tout en construisant la parodie du colossal Sous le plus grand chapiteau du monde. Tous les personnages ont leur correspondance dans le film de Mattoli : Tottons (Totò) prend le rôle du clown Buttons (James Stewart), qui comme lui cherche à fuir en vain la police ; Bastian (Alberto Sorrentino) et Karl (Mario Castellani), respectivement, l’acrobate Sebastian (Cornel Wilde) et le dompteur de lions Klaus (Lyle Bettger); May (May Britt) remplace la dresseuse Angel (Gloria Grahme), Dorothy (Franca Faldini) la fantaisiste Phyllis (Dorothy Lamour) et Tania (Tania Weber) la trapéziste Holly (Betty Hutton). Le changement de genre de «Totò néoréaliste» du sujet au «Totò métacinematographique» du scénario se cache aussi un degré différent de la métabolisation de la technologie stéréoscopique. Le corps du cirque et la stéreoscopie sont tout entier dévolus à la démonstration. Entouré de belles femmes mais contraint de garder son maquillage de clown, Totò ne peut séduire mais est rendu sympathique à leurs yeux. Dans une caravane lorsqu’il doit déterminer quelle est la plus belle d’Angel ou de Tania, Totò cache les yeux de son chien pour marquer sa propre pudeur, créant ainsi un effet comique exultant pour le spectateur. Les poitrines de ses femmes, par l’effet trimentionnel, deviennent 13
CinéCirque N°1, Automne 2019, http://cinecirque.hypotheses.org « le plus beau spectacle du monde » et Totò ira jusqu’à satisfaire le désir du spectateur par une adresse à l’objectif qui feront se retourner ainsi les femmes dénudées face caméra. Les clowns ont cette fonction qu’ils sauvent le spectacle et Totò remplit bien cette fonction relevant tous les risques du métier : Il va jusqu’à se dédoubler et jouer sa propre mère, travesti en femme bourgeoise dans le public, se cacher sous la peau d’un tigre ou encore se travestir en dompteur de lions pour échapper à la police, traqué à cause de son secret. On a pitié du pauvre Totò devant affronter ces lions enfermés dans sa cage, le corps moulé dans son costume et dans son maquillage, et qui utilise ses pieds et bras plus que le fouet pour les éloigner avant de prendre confiance en lui. Totò et le cirque « Le cirque était une des grandes passions de Totò, affirme Liliana De Curtis, sa fille unique. Je dirais que le cirque était une de ses plus grandes passions, avant tout parce qu’il disait que cela le mettait au contact des animaux, et lui était un animaliste par antonomase, et ensuite il aimait cet air qu’on respirait sous les chapiteaux. Il voyait dans le cirque une grande famille et c’était comme s’il respirait l’air de chez lui, chose qui lui plaisait énormément. Je pense qu’il a fait ce film, Il più bello spettacolo del mondo, qui contient aussi cette très belle poésie que mon père clama à la fin (la preghiera del clown, ndr), parce que justement il se déroulait dans un cirque. Il me semble que cette poésie enveloppe complètement tout ce que le cirque signifiait pour mon père. »10 Le film mise sur l’effet « waow » du tridimentionalisme (passant pour une nouveauté sensationnelle quand cela existait déjà dans les années 20), et pousse les acteurs à interagir constament avec la caméra pour accentuer l’implication des spectateurs au cinéma. Ainsi Totò donne le maximum de lui-même parce que dans le cadre du cirque, la présence du public le galvanisait rappelant que l’acteur, homme de scène avant tout, jouait avant tout pour le public qu’il maîtrisait parfaitement lors de ses avant-spectacles. Le cirque est un art qui comme Totò ne se donne qu’en direct et apparaît comme la représentation sociale, sinon, la caverne originelle, de toutes les fantasmagories enfantines. Le clown doit tout, et immédiatement à son public. Totò s’astreint à la pureté de son geste, sorte de réduction eidétique. Mais le cinéma permet aussi de dire des choses que l’on ne dirait pas sur une piste et Totò le fait très bien avec sa prière au clown qu’il a lui-même écrit tant il était impliqué dans le film. Signalons que Totò était doublé dans certaines scènes par le dompteur Darix Togni, car le chapiteau qui sert de cadre à cette fantaisie filmée est celui du cirque géant italien Togni qui a travaillé avec Totò tout au long du film. À croire que Totò y a pris goût puisqu’il renouvera l’expérience de la cage aux fauves dans Totò dans la fosse aux lions11 et Fifa e arena12. Togni a été aussi un grand ami de Federico Fellini, qui a trouvé en lui une de ses sources d’aspiration pour de nombreux grands personnages de ses films. En plaçant Totò au milieu d’un décor circassien, mais aussi dans un rôle de clown, Mattoli crée une sorte de mise en abîme, nous renvoyant à l’innocence première de Totò. Totò-clown dans le rôle d’un clown tel un Pierre Etaix grimé en Yoyo. Du détour par le cirque, le cinéaste fait un détour par l’enfance du personnage, lui permet de naître au monde véritablement, en somme de trouver là sa vocation, mais rappelle aussi l’origine foraine du cinema. 10 Chiara Amato rapporte son entretien avec Liliana De Curtis sur le rapport de Totò au cirque dans une thèse de la faculté de Lettres et Philosophie à Milan qui s’intitule « Totò, le cirque et le théâtre de variété » 11 Titre original Due cuori fra le belve, réalisé par Giorgio Simonelli et sorti en 1943. 12 Réalisé par Mario Mattoli, sorti en 1948. 14
Vous pouvez aussi lire