Lʼengagement du style Romen dans lʼesprit du spectateur : dʼun icônisme statique à la mobilité des registres

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Lʼengagement du style Romen dans lʼesprit du spectateur : dʼun icônisme statique à la mobilité des registres
Durham Anthropology Journal
Volume 16(1) 2009: 32-56. Copyright © 2009. Damien Boutillon
ISSN 1742-2930

Lʼengagement du style Romen dans lʼesprit du spectateur :
dʼun icônisme statique à la mobilité des registres
Damien Boutillon
Durham University
http://www.dur.ac.uk/anthropology.journal/vol16/iss1/boutillon.pdf

Abstract
The following text is the third chapter of the dissertation Mobilités de textes et reconnaissance corporelle:
les représentations d’un ethos tzigane au théâtre Romen de Moscou presented at the School of Advanced
Social studies (EHESS) in September 2007. The object in this section is to engage with the interplay
observed between the actors at the Dramaturgical-Satyrical Theatre ROMEN, a Muscovite Gypsy
performance arts centre. Drawing on data acquired through interviews and observation of the plays, I
propose that the performers create a community of shared knowledge during the play, community in which
the audience is awarded a certain degree of language and historical competency. This is done through a
skilful management of stagecraft, and the presentation of particular visual and auditive 'Gypsy' references in
the play. I then contend that the artists withdraw and/or limit this awarded 'competency' in order to enhance/
diminish the meanings that the drama (story) has set forth about the social life of Gypsies in Russia. This
systematic play on references and audience competency allows the artists a greater degree of freedom as to
their craft, and contributes to the illusion of natural, instinctive, Gypsy performance.
Keywords
Gyspy, performance, skat, mobility of genres, stylistic alternations, competency.
   Les acteurs nous présentent une vision de leur travail et de leurs objectifs. Le discours est centré sur une
   existence atemporelle d’un certain « être gitan », au travers des avatars de son histoire. Le décryptage de
   ce discours contraint à construire un objet anthropologique qui ne repose plus sur un texte appréhendable
   hors du contexte du spectacle. En effet, les clefs de l’identité tzigane que l’acteur nous propose semblent
   lui être inhérentes, et pouvoir persister en dehors même de la réalisation du spectacle. Or ce que nous
   voyons à l’œuvre au Romen est une mobilité essentielle. Au fur et à mesure de la construction de mon
   objet d’étude, je voyais l’efficacité des rhétoriques scéniques –qui conservaient toute la charge
   atemporelle et statique que leur confèrent acteurs et spectateurs– reposer en réalité sur une dynamique
   d’alternances. C’est parce que les différentes parties présentes s’accordent sur une capacité à représenter
   diversement l’ethos gitan que ce dernier advient au cours du spectacle et perdure au-delà. Cet accord de
   mobilité, avec tout ce qu’il contient de paradoxal, est pour moi le véritable objet anthropologique et la
   véritable force derrière la création d’une identité au Romen : c’est l’ethos Romen.
Un sens visuel donné au jeu
Les positionnements des acteurs lors des chants polyphoniques et danses solo
Techniquement, les performances du Romen se passent sur une scène, cet espace restreint dévolu aux acteurs

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et limité par la salle spectatrice à l’avant, et par l’arrière-salle des machineries de décors dans son fond. Ce
sont là les limitations physiques du cadre d’expérience de l’acteur, mais non les limitations de son cadre de
praxis, qui lui s’étend à l’ensemble scène-salle. Cet espace est occupé par des corps, des aides à la
représentation physiologique d’un texte (costumes), et des orientations géométriques (axes de déplacement
des acteurs) qui elles aussi constituent des aides à la représentation visuelle du texte. J’aborde ici deux idées
de front : tout d’abord le fait que l’espace scénique est un lieu occupé par des objets matériels et des corps, et
ensuite que ces objets et corps sont utilisés pour illustrer un texte. La mise en scène d’une représentation est
une convocation ordonnée d’un ensemble de techniques et d’objets dans un but de matérialisation –dans le
sens de donner corps à, matérialiser- d’un script. Cette conjonction m’amène à deux types d’observations
distinctes : quel répertoire technique/matériel trouve-t-on au Romen, et comment ce répertoire est-il utilisé
pour illustrer des textes qui ne doivent pas porter le même message ? En d’autres termes, quel est le
vocabulaire acquis par l’acteur au Romen, et comment indexicalise-t-il ses productions vocales 1 ?
Gestuelle des acteurs durant ces chants
Le répertoire technique des acteurs, que je regroupe sous le terme de chorégraphie, adjoint à la gestuelle des
acteurs les sonorités des musiciens et les déplacements spatialement coordonnés des acteurs-danseurs.
J’utilise le terme de chorégraphie car il me semble contenir en un mot les notions de corporéité, d’évolution
dans l’espace, et de textualité (graphos). Il ouvre ainsi une porte sur l’identification de l’espace scénique
comme habité par un texte – quel que soit le médium d’expression de ce texte. Par ailleurs, une chorégraphie
va souvent de pair avec une composition musicale, or cette composante est constante dans les représentations
du Romen. Chacun de ces éléments contribue à divers degrés à la construction d’un lieu partagé par la
troupe. Lors des représentations auxquelles j’ai assisté, j’ai été marqué par deux moments, récurrents de
spectacles en spectacles, au cours desquels l’élaboration d’un espace commun aux acteurs apparaissait plus
particulièrement. Je présenterai ci-dessous ces deux instants de jeu scénique, en les distinguant selon un
critère de construction temporelle.
Dans le contexte général des représentations théâtrales, si l’espace partagé et les répertoires restent les
mêmes, c'est-à-dire la scène elle-même et les combinaisons décors/corps/mouvements des acteurs sur scène,
le partage de cet espace est vécu selon au moins deux temporalités différentes. D’une part l’instant présent
du jeu théâtral, au cours duquel les acteurs improvisent, répondent à la salle, enchaînent pour masquer une
erreur de l’un de leurs collègues, et ainsi de suite ; d’autre part le moment de réalisation de l’œuvre,
combinant instant présent de la représentation et moments préalables de préparation de la pièce avec le
metteur en scène. Le cadre de partage qu’est la scène est donc vécu par les acteurs avec des différences de
qualités temporelles : instantanéité et durée. Ceci se traduit au Romen dans les instanciations suivantes : les
chants conduits en duo/trio et les danses solo menées par un acteur auquel la troupe réplique par une danse
répétitive.
Les parties chantées des spectacles conduites en duo, donnent à entendre un exemple limpide du partage

1 Richard Bauman et Charles L. Briggs, « Poetics and Performance as Critical Perspectives on Language and Social Life »,
Annual review of Anthropology, Vol. 19, 1990, p. 59-88

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spatial dans l’instant. Laissez-moi dépeindre une succession de cadres scéniques qui ont été reproduits au
cours de chacun des spectacles que j’ai pu observer.
Deux acteurs initient un chant, soit par phrasés/réponses, soit en duo synchronisé. Les deux acteurs sont
largement séparés l’un de l’autre, et éloignés des points « forts » de la scène, à savoir éloignés des points
d’attache des microphones sur la scène, d’où leurs voix peuvent prendre une nouvelle amplitude sonore. A
cet instant, comme il m’a été expliqué, il est difficile pour chacun de deux acteurs-chanteurs de produire à la
fois une puissance vocale suffisante à atteindre les rangs du fond de l’auditoire et une qualité vocale
compatible avec celle du partenaire – la nécessité de puissance vocale jetant nécessairement chaque chanteur
dans des tonalités personnelles, et donc généralement différentes de celles du chanteur opposé. Puis,
graduellement, les deux chanteurs se meuvent l’un vers l’autre, et ensemble vers l’un des points « forts » de
la scène. De conserve avec ce rapprochement physique, et avec ce déplacement scénique, les deux voix
s’accordent, et percent dans un registre commun. Techniquement, il va sans dire que le rapprochement vers
le microphone permet à chacun des chanteurs de moins pousser sa voix, et donc d’en moduler les sonorités
pour atteindre un registre commun, même si ce registre n’est pas le plus confortable pour chacun des
protagonistes. Si l’on déconstruit ce mouvement vocal-géographique, certains éléments sont notables. Tout
d’abord, les deux acteurs n’ont pas nécessairement besoin de se rejoindre autour d’un même microphone
pour produire un duo synchronisé et communiquer au public, au travers de ce duo, une image de symbiose.
Ils n’ont pas non plus nécessairement besoin de moduler leurs accents vocaux naturels pour produire un
chant commun harmonieux. Enfin, un duo peut très bien débuter, et finir, sur un modèle de phrasé/réponses.
Or il se trouve que lors de chacune des pièces auxquelles j’ai assisté, les moments où la troupe donnait, de
par leur chant, l’impression la plus évidente de vouloir véhiculer vers le public une impression de symbiose,
ces trois éléments étaient présents : rapprochement corporel autour d’un point « fort » de la scène,
coordination des voix autour d’une fréquence commune, abandon des phrasés individuels pour un texte
commun. En outre, cette progression d’un chant sans microphone vers un chant sonorisé fabrique une
illusion spatiale de perspective, au sens géométrique du terme ; une voix puissante sans micro n’est pas
équivalente à une voix plus douce sonorisée. On utilise souvent dans les mises en scènes le passage de l’un à
l’autre pour créer un effet de lointain-rapproché. La voix naturelle parait « off », dans le lointain, simplement
à distance, alors que la voix sonorisée impose sa présence au premier plan (effet de proximité ou d’autorité).
Ces jeux de voix augmentent en quelque sorte les dimensions et repoussent les limites de l’espace scénique
pour des effets réalistes.
A ces éléments je peux ajouter une liaison physique tangible pour le public. A de nombreuses reprises le
point fort choisi était le pilier droit de l’avant-scène ; et invariablement, lors du final de leur duo, les mains
des deux chanteurs se trouvaient liées ensembles et posées sur ce pilier supportant le micro, marquant ainsi
visuellement pour le public non seulement un lien entre eux, mais aussi une attache élémentaire à l’espace
scénique. De façon semblable, les bras des chanteurs de la chorale étaient fréquemment posés sur les épaules
de leurs partenaires 2. Je vois là une instance de partage d’un espace scénique dans l’instant du spectacle. Les

2 Ce que ce que je viens de décrire dans le cadre d’un partage spatial purement scénique entre les acteurs pourrait être
partiellement repris comme point de départ pour comprendre la création d’un espace de partage scène-public.

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deux voix, de spectacles en spectacles, ne trouveront sans doute pas la même fréquence hertzienne, mais le
processus de conjonction des voix et des corps créeront toujours un espace partagé de manière analogue.
Pour leur meilleure appréciation, je regarderai maintenant cette même succession d’images sous un autre
angle. A chacune des occasions où j’ai assisté à cette évolution physique et sonore, l’image plus connue des
chanteurs polyphoniques corses ou basques m’est venue à l’esprit. Je retrouve dans les chants tziganes
certaines sonorités qu’on y perçoit : les vibratos d’amplitude limitée et les « tenues » d’une note particulière,
par exemple.
Entretien avec Anne Harley et Vadim Kolpakov, décembre 2005 :
- [Question] Vous m’aviez dit que la musique ne pouvait pas être jouée sans
engager son corps totalement.
- Pour ce qui est du chant, des moments où le chanteur peut respirer, se
reposer, le chant tzigane est bien plus flexible que les autres chants. Par
exemple, il n’est pas rare que l’on prolonge une note, et d’attendre
véritablement que le corps n’en puisse plus et demande une respiration pour la
note suivante. Et l’accompagnement des guitares va suivre ton tempo, les
guitares attendront : lorsque tu chantes, c’est véritablement toi quoi est en
charge de la performance. Du chant. Les guitares peuvent suggérer, mais en
aucun cas mener ; si tu pars sur une fausse note, elles suivent, un faux tempo,
elles suivent. Pas le contraire. C’est cette liberté que l’on n’a pas dans le
chant classique, où [le performeur] est divorcé, en quelque sorte, de son
corps. En effet dans le chant classique, le corps doit suivre ce que tes yeux
ont retiré, ce que la partition te donne en termes de division du temps…
[…]
- Les personnes de l’orchestre réagissent aussi à une même division du temps, à
des stimuli visuel. Mais dans la tradition rom russe, la musique est bien plus
organisée selon des principes acoustiques, et donc l’on ne pense pas aux
divisions de tempo.
- [Question] donc c’est un peu comme en jazz, avec un guide sur lequel on peut
évoluer ?
- [Intervention d’Oleg] Oui, un peu, mais en réalité, il y a une plus grande
liberté encore, car il n’y a pas de partition qui soit donnée.
Plus encore, le processus audible de deux voix se cherchant et s’accordant, lié au déplacement visible des
deux corps se rapprochant et démarquant ainsi un espace commun me semblait indéniablement rappeler les
chants polyphoniques. Visuellement, le cercle composé par les chanteurs basques projette sans ambigüité
l’image d’une circularité sonore associée à la délimitation d’une sphère partagée. Les regards et les corps
tournés vers cette sphère, d’où s’élève la performance, constituent un des cadres de l’expérience du chanteur.
Gestuelle des acteurs durant les danses solo
Différent de ce partage de l’espace scénique dans l’instant du spectacle, existe aussi un vécu de la scène par
le duo performeurs/auditeurs –donc aussi un vécu de l’espace performatif- qui incorpore une construction

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chronologiquement ante-spectacle de l’espace à celui de l’élaboration coordonnée dans l’instant de la
chorégraphie. Je rappelle ici l’hypothèse, formulée il y a longtemps par les auteurs et les critiques de
mouvements littéraires comme celui du « nouveau roman » en France dans les années 1950 (Robbe-Grillet,
Sarraute, Barthes, Ricardou) et utilisée dans les diverses formes de spectacle vivant contemporain, selon
laquelle le créateur d’une œuvre artistique –musicien, danseur, acteur, le performeur- est autant spectateur de
sa propre œuvre que créateur. Durant toute son élaboration, mais plus particulièrement au moment où son
œuvre est exposée aux yeux du public, elle devient extérieure à son expérience unique de créateur, et par là il
devient spectateur extérieur au même titre que le public pour lequel il a créé son objet d’art. De manière
encore plus évidente, le performeur est en même temps créateur et spectateur : dans le même espace
temporel où l’acteur fait advenir l’œuvre, celle-ci lui est extérieure car immédiatement arrachée par la
perception du public. Le performeur est donc dans le même instant créateur, spectateur de la création des
partenaires scéniques à laquelle il doit s’ajuster en temps réel et spectateur de sa propre œuvre. Il est vrai que
la création de l’œuvre est séquencée entre la préparation (hors vue du public) au cours de laquelle le
performeur sera davantage créateur, et le moment d’avènement (jour du spectacle) au cours duquel l’œuvre
advient véritablement, mais il est indéniable que l’espace-temps où la pièce est créée (par opposition à
élaborée) est celui de la scène. C’est aussi cette particularité du statut de l’artiste qui m’a incité à distinguer
le partage du cadre de l’expérience de la performance (la scène) selon deux vecteurs spatiaux-temporels : le
partage dans l’instant immédiat de la création, et le partage qui inclue la temporalité de l’élaboration du
spectacle. Ce partage particulier de l’espace scénique par les acteurs est perceptible pour les membres
présents dans la salle. Il se retrouve dans certains passages dansés et chantés des spectacles, dont ceux que je
présenterai ici. Préalablement à toute description, je dois préciser quelques points, pour assurer la lisibilité de
mes exemples. Les danses dont je parle sont, à l’instar des duos chantés, récurrentes dans le spectacle
Romen. Un acteur y effectue des pas en solo, tandis qu’un groupe lui donne la réplique dansée. Parfois ce
groupe se trouve être la troupe entière. L’acteur solo récite son script puis se lance dans une illustration
physique de la réplique qu’il vient d’énoncer. Cette illustration est codifiée stylistiquement et
temporellement, mais l’acteur semble avoir une marge de manœuvre certaine, s’il désire se départir des
cadres stylistiques de sa danse. Les pas, par exemple, doivent être reconnaissables, mais leur nombre, leurs
enchaînements ne sont pas strictement fixés. De même, l’acteur-danseur peut choisir de faire durer son
illustration, ou de se déplacer plus libéralement que prévu sur scène. Le danseur principal est donc
susceptible de produire une illustration du script en partie improvisée, improvisation à laquelle le reste de la
troupe devra se conformer en termes de temps, stylisations et tonalité des sentiments véhiculés. Toutefois, le
groupe qui lui donne la réplique est davantage assujetti à sa préparation ante-spectacle et aux cadres formels
de la danse tzigane : les pas sont moins variés, moins exubérants aussi. L’individualité corporelle s’efface
devant l’expression plus monolithique de codes traditionnels. Le chœur sert d’écrin et de cadre à la
performance individuelle de l’acteur principal, enchâssant son exubérance dans une tonalité rigoureusement
tzigane. Lors de ces danses, il n’est pas rare d’observer un décalage progressif entre le danseur solo et la
troupe qui le suit. Au début de la danse, la cohésion entre le soliste et son accompagnement confère à la
troupe un rôle double : celui d’encadrer la danse principale et celui de participer à l’illustration du script au
même titre que cette dernière. Par la suite, tandis que le danseur principal étend son interprétation sur un
registre individuel, ses accompagnateurs se trouvent relégués dans les schémas préparés durant les

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répétitions. Les improvisations du soliste rompent sa coordination initiale avec la troupe qui doit ensuite le
suivre, tant bien que mal. Le chœur se trouve progressivement confiné dans l’illustration codifiée de la
danse de l’acteur principal, au fur et à mesure que la liberté individuelle de celui-ci croît. Lors de ces danses,
un couple visuel se forme pour l’auditoire entre l’illustration textuelle du performeur soliste et l’illustration
de sa danse par la troupe accompagnatrice. J’ai mentionné qu’à cet instant de la danse, le partage scénique
était vécu par les acteurs dans un rapport au temps divergeant : le soliste vit dans l’instant de son
improvisation alors que la troupe continue de répéter les instants de sa préparation pré-spectacle. Plus la
danse s’étend dans la durée, plus les deux membres du couple deviennent indépendants, séparés. Le partage
de l’espace scénique change donc de nature, au cours de cette danse. Plus la cohésion de la troupe se
désagrège, plus le spectateur reconnaît le jeu « tzigane » encadrant la mise en scène de l’histoire. L’espace
qui lui est présenté n’est plus partagé par une troupe unie autour de l’expression d’un texte, mais il est investi
par une troupe scindée entre l’interprétation d’un script et l’enchâssement de cette interprétation dans un
cadre typiquement tzigane. A cet instant est renforcé, paradoxalement, la lisibilité du spectacle comme
spectacle tzigane, pour le spectateur. Les techniques mises en œuvre par les acteurs lors de leur
performance offrent donc une grille de lecture de l’espace scénique. La troupe crée un espace commun, et
les acteurs vivent cet espace commun en fonction du type de jeu produit.
L’auditoire est affecté par l’évolution du message qu’il reçoit, message qui change sous ses yeux au gré du
partage variant de l’espace représentatif. En réponse à cette mobilité du message, l’auditoire du Romen
s’associe à la performance par des manifestations qui semblent être attendues tant par les professionnels sur
scène que par les membres de l’assistance. Les réactions marquées de la salle, vocales ou gestuelles,
répondent aux situations scéniques du moment. Ces approbations grandiloquentes, répétitions et mimiques,
ne provoquent pas de réactions désapprobatrices d’autres membres du parterre. Pour autant, les personnages
sur scène ne réagissent pas à ces interruptions : au fil des entretiens avec les acteurs, il m’a été clairement
expliqué que si ces réactions étaient recherchées et bienvenues, même dans leurs caractères les plus
interruptifs, elles ne devaient modifier ni le cours du spectacle ni la performance de l’acteur. A cet instant,
l’importance de la participation de l’auditoire au spectacle parait problématique : nous fait-elle basculer hors
du spectacle vers une performance ritualisée, selon les critères établis par Turner ? L’assistance, au Romen,
« participe », certes, et très activement. J’aurais pourtant garde de considérer que des réactions de joie,
d’excitation, ou autres réponses à l’action sur scène, fassent nécessairement basculer le spectacle vers une
performance ritualisée. La distinction entre spectacles et performances que les textes sur les rituels Ndembu
et le genre théâtral3 élaborent, repose notamment sur trois distinctions: entre un auditoire observateur et un
auditoire participant, entre un but de divertissement et un but d’efficacité, entre une temporalité du spectacle
du moment présent et une temporalité du rituel-performatif du moment symbolique. Le spectacle Romen,
celui du théâtre de Moscou, ou bien les formes apparentées qui se produisent sur d’autres scènes (des scènes
moscovites au Kremlin, et aux scènes internationales comme l’Olympia) visent bien au divertissement. Les
nombreuses comparaisons qui m’ont été suggérées avec le théâtre du Bolshoï mettaient en exergue non
seulement la différence de répertoires, la différence du public (plus éclectique au Romen), mais aussi la

3 Victor Turner, The anthropology of performance, New York, Performing Arts Journal Publ., 1986

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différence de but poursuivi: le spectacle au Romen associe sources de réflexions graves et intermèdes/
modulations comiques. L’efficacité de ce spectacle n’est pas, il me semble, comparable au type d’efficacité
d’un rituel : la conviction qui émane de l’acte central du spectacle et influe sur l’auditoire ne vise pas, par
exemple, à modifier les relations interpersonnelles des participants. L’acte lui-même ne répond pas non plus
à une demande bien précise et spécifique de l’auditoire : le spectacle est composé par le metteur en scène/
réalisateur, en fonction de son interprétation personnelle d’un script. Son but est de présenter une nouveauté
au spectateur. Une seule demande monte de la scène vers l’auditoire : que le public écoute et se passionne
pour la pièce qui se déroule devant lui. C’est une demande de patience : comment, sans elle, un spectateur
pourrait-il se prendre au jeu des acteurs et se laisser convaincre ? La fonction impérative ne va donc pas de la
salle vers l’acteur-interprète, mais de l’acteur vers l’auditoire. Cet ensemble d’éléments contribue à définir le
spectacle du Romen comme un divertissement, et non un rituel. Ses performances comportent néanmoins
certains traits qui ne sont pas de nature, si l’on peut dire, spectaculaire.
C’est, à mes yeux, une conjonction de facteurs qui donne aux spectacles du Romen un biais performatif. Les
interruptions expriment moins des réactions que des appréciations et c’est là une différence essentielle : le
public est venu pour être convaincu, au-delà du jeu théâtral, au-delà de l’histoire présentée sur les planches.
Il est venu pour être convaincu par une adéquation entre le jeu de scène et les individus tenant les rôles. Les
réactions portent non seulement sur la qualité technique des acteurs, mais sur l’adéquation –l’attente
comblée- entre le caractère du tzigane hors les murs du Romen (donc en grande partie lié à l’origine sociale
des acteurs et ce qu’il en transparaît au travers de leur jeu scénique), le caractère du personnage représenté
sur scène, et sa contrepartie dans la tradition tzigane. Lorsque l’acteur principal, dans la pièce Muy,
Tziganie crie d’une voix déchirante, « Budu, Budu ! », il ne prononce pas seulement le nom du personnage
(Budulaj) qu’il joue dans l’instant, mais aussi celui du héros mythique tzigane : il appelle de tout son être,
avec toute sa force de conviction scénique le peuple tzigane en entier –ses traditions, ses mythes, ses
personnages, ses voix ! L’auditoire perçoit une adéquation entre l’homme-tzigane sur scène, le personnage-
tzigane joué et le héros-tzigane, et c’est cela qui déclenche son appréciation.
Gestuelle associée aux onomatopées « Dane Danou Danaï ! » et autres scat rythmant le
chant
La chorégraphie associe une symbolique visuelle aux sons des instruments et de la voix. Cet engagement
corporel est la fondation sur laquelle s’élève, selon les musiciens, le véritable esprit rom ; ce serait lui qui
confère au son produit cette sonorité si particulière et reconnaissable. L’importance de la puissance
musculaire (car c’est en ces termes que le phénomène me fut expliqué) pour ce qu’elle est susceptible
d’insuffler à la musique, apparaît immédiatement dans le discours rom. En marge de la définition de leurs
prouesses vocales comme résultant d’un engagement physique total, les performeurs insistent sur l’existence
dans leur musique d’une autre qualité sonore particulière, cette fois liée aux types d’accords joués et à une
vibration spécifique des cordes vocales. Un chanteur du Romen, durant la narration de son parcours
personnel, justifia de la « qualité naturellement tzigane de sa voix », en expliquant que ses cordes vocales
n’avaient jamais été modifiées par un apprentissage classique du chant, et conservaient donc toutes les
qualités originelles qui en faisaient une voix « romanii ». Interrogé sur la nature exacte de ces qualités, il ne
sut me répondre autrement que par une anti-explication : au lieu de m’en définir les qualités intrinsèques, il

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me narra l’histoire d’un professeur d’opéra russe qui refusa de lui enseigner les rudiments de la technique de
chant classique russe, au titre du danger encouru de « perdre [sa] voix tzigane » (il citait là les paroles du
professeur). Leur rencontre se fit dans les circonstances suivantes : il y a quelques années, l’obligation de
devoir se produire tous les soirs sur la scène du Romen, fatiguait sa voix ; il désirait aussi que sa technique
progresse. A ce stade, il n’avait jamais encore reçu d’instruction classique. Il visita donc le professeur
d’opéra russe dans l’optique d’approcher un autre style de chant, puis d’acquérir, selon ses propres termes, le
bagage technique qui lui faisait défaut, l’obligeant à solliciter ses cordes vocales plus qu’il ne lui semblait
nécessaire. Loin d’accepter de suite son nouvel élève, le professeur le mis fortement en garde, insistant sur
l’irréversible changement qui s’ensuivrait. Me rapportant ces mots, qu’il accompagnait de gestes vers son
cou et son visage, mon informateur m’expliqua que la structure musculaire de sa gorge et de sa cavité
buccale se seraient trouvées modifiées à tout jamais par l’exercice du chant classique.
Connaissant la sensibilité des chanteurs, dans quelque tradition de chant qu’ils professent, à la fragilité de
leur gorge et cordes vocales, je retiens surtout de cette conversation l’affirmation d’une imperméabilité
apparente (tout du moins affirmée) des deux chants, tzigane et russe. Cette étanchéité, selon mon
interlocuteur, était également admise par les deux communautés.
Plusieurs mentions m’avaient été faites par ailleurs du danger réel de perdre sa voix gitane, alors que la
possibilité d’acquérir une telle voix n’était jamais évoquée. Une barrière à sens unique s’élevait là, qui
permettait une reconnaissance immédiate et infaillible d’un artiste tzigane. Franchir cette frontière marquait
nécessairement l’altérité dans le corps. En décrivant la perte immédiate de ses qualités vocales qu’encourait
l’artiste qui acquérerait les bases d’une tradition externe, le chanteur du Romen posait à la fois les modalités
d’une identification et les garanties d’authenticité de son art. On retrouve dans cet exemple deux thèmes
marquant la culture tzigane, et consécutivement son anthropologie: corporéité et corruption. Cette idée de la
corruption des capacités du chanteur tzigane semble avoir été débattue dans l’enceinte du Romen depuis le
début du vingtième siècle.
Après ces références récurrentes au corps tzigane, mes interlocuteurs rom passent rapidement à une
explication détaillée pour distinguer leurs tonalités (pour la voix) et leurs accords (pour les instruments) au
regard de ceux de la musique russe. Ces distinctions furent confirmées à maintes reprises par des non-
tziganes de langue maternelle russe. Tous établissaient sans la moindre hésitation une série de différences
entre la diction tzigane de lyriques cyrilliques et une diction perçue comme normale, normalnaii, dans la
conduite du chant russe. Par exemple, l’alternance d’amplitude caractérisera le chant tzigane, dans la
prononciation de la stance. Chanté ‘normalement’, le couplet conservera tout au long de son déroulement un
niveau sonore contenu, quelque soit le choix de tonalité : basse ou ténor, le chanteur russe ne joue pas
excessivement sur les variations d’amplitude pour marquer un moment émotionnel du phrasé, au contraire
du chanteur tzigane. Il le marquera par une conjonction de la variation d’amplitude (piano à forte) et du
vibrato – ce vibrato qui n’est pas employé par le chanteur tzigane. L’auditoire est plus sensible aux variations
du volume des voix gitanes parce que leur mode d’émission est plus forcé, et ceci de manière volontaire. Le
chant tzigane débutera généralement sur une base presque inaudible pour croître graduellement et finalement
exploser, à pleine puissance, en fin de mélodie. A ces intonations variées s’ajoutent des exclamatives

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rythmiques et autres chants scat qui scandent, en unisson avec les heurts des talonnettes sur le bois de la
scène, le dialogue des personnages.
Lorsque Jean-Pierre Martin4 dépeint le scat, ou plutôt revêt le jazz d’une enveloppe sonore heurtée, je
retrouve le regard du guitariste rom qui affirmait avoir appris à jouer de quatre instruments : la guitare, la
voix, les mains, et les pieds. Loin d’appréhender chacun de ces instruments individuellement, il les associait,
les travaillait ensemble utilisant l’un pour répondre à l’autre, dérivant une rythmique des doigts pour guider
la progression des pas dansés, entrelaçant la mélodie de la guitare d’un frappé de la paume sur les bords de la
rosace.
« Dans le scat et le skaz, on entend du bruit, comme un ‘slap’ –comme lorsqu’on tire sur la corde de la
contrebasse pour qu’elle frappe et claque sur le manche, comme lorsqu’on la frappe de la paume de la main,
à moins que l’on émette à l’aide de la langue une sorte de claquement en même temps qu’on joue la note à la
clarinette ou au saxophone. Le jazz est aussi cette manière libre de jouer la voix entre le bruit du corps et le
son de la musique, de donner au rythmos d’une contrelyre ou d’un textophone la prédominance sur le melos-
quitte à réveiller l’oreille d’Aristote, encore sensible à Milt Hinton, comme à Barney Bigard, comme à Molly
Bloom. » (1998, pp 62)
Quelques lignes auparavant, l’auteur relevait, se référant à David Lodge, l’origine slave du mot skaz, qui
désignerait en russe « un genre de narration à la première personne qui a les caractéristiques du parlé plutôt
que de l’écrit ». (ibid.) En effet, le mot skaz vient du verbe russe skazats (parler).
Ces narrations rythmiques, corporelles ou chantées, constituent activement l’identité du texte sonore élaboré
par les performeurs. Cette identité sert aussi de vecteur de positionnement dont les musiciens se servent pour
déterminer l’appartenance musicale et nationale de leurs partenaires. A l’occasion d’une séance de relecture
critique de leur performance5, des musiciens du Romen ont profité de la présence de leur vidéaste pour
projeter à mon intention et commenter la prise de vue d’un concert où la guitariste principale scandait son
morceau avec des « Laï ! » sonores, en même temps qu’elle frappait la table de sa guitare. La chanteuse du
groupe me fit remarquer que ce choix de scansion soulignait l’appartenance de la musicienne à une tradition
scénique roumaine. Or, dans un contexte où la partition provenait clairement d’un répertoire russe, ces
interjections semblaient parfaitement inadaptées. Chacune des exclamations de la guitariste, sorte de
percussions vocales, soulevait l’hilarité du groupe, qui ne voyait là pas une déficience technique, ni une
méconnaissance de la musique, mais bien une marque culturelle qui leur semblait plus étrange et amusante
que dénaturante musicalement. Pour autant, ce passage semblait ancré dans leur mémoire collective comme
l’instant d’exposition de l’origine nationale d’une artiste au travers de ses choix de scat. Les modalités qui
autorisent un artiste à en répertorier un autre touchent plusieurs aspects du jeu, ainsi que cela me fut
expliqué. Certains musiciens qui avaient appris à jouer de la guitare à sept cordes dans l’enceinte même du
Romen me rappelaient l’intransigeance de leur professeur, qui refusait au nom de la tradition de jeu au

4 Jean-Pierre Martin, La bande sonore, Paris, José Corti, 1988

5 Entretien avec le groupe Talisman, Boston, décembre 2005, janvier 2006.

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Romen d’intégrer à son panel musical certains accords et certaines fins de phrases parfaitement acceptées
dans d’autres cercles roms. A mes questions, les instrumentistes confirmaient qu’ils s’en tenaient toujours au
principe de leur maître, lorsqu’ils jouaient les pièces classiques du répertoire.
Le scat est une constante dans le jeu tzigane. La caractéristique principale de ce scat est la vocalisation de
syllabes proches du système de chant indien Tarana; il est aussi l’illustration vocale d’une performance
gestuelle et la reprise de la ligne mélodique. Les onomatopées telles « ra, na, dane, danou danaï » sont les
plus fréquentes au Romen. Bien souvent, après une première prise de voix du soliste plus longue que les
suivantes, au cours de laquelle le couplet entier est chanté, le chœur reprend la séquence à partir de la dentale
explosive « -d-ane, danou danaï ». Cette reprise peut se poursuivre durant un passage de quelques minutes,
sans que l’ensemble n’introduise le moindre vocabulaire porteur de sens littéral. Ces reprises de lignes
mélodiques présentées quelques instants auparavant par les instruments, qui continuent souvent
d’accompagner le scat durant toute sa tenue encadrent une performance gestuelle strictement stylisée.
Il est associé bien souvent dans le jeu du Romen aux deux éléments que sont la consommation rituelle d’un
verre de vodka et le pas de danse central des perfomances masculines, où le danseur frappe alternativement
en un mouvement suivi les paumes des deux mains, le haut de la jambe d’appel et le côté de sa chaussure. Le
pas de danse et l’absorption de vodka peuvent être présentés en succession immédiate ou séparément. Avant
de décrire le déroulement précis de ces deux accompagnements, je voudrais m’arrêter sur la signification qui
leur est attribuée. Mes interlocuteurs présentèrent l’ingestion de liqueur comme une tradition russe non-
tzigane, tandis que le pas de danse était typiquement rom. Nous avons donc ici une itération sur le mode scat
dont la séquence et l’utilisation à bon escient servent aux professionnels à distinguer leurs affiliations
culturelles respectives. Ce scat lui-même encadre soit une performance traditionnellement russe, soit une
instanciation de danse tzigane, soit la conjonction des deux. Le sens visuel attaché au scat du Romen
comporte donc, au choix des performeurs et du metteur en scène, soit un pont vers le monde russe, soit une
concentration de symbolique rom.
La surcharge symbolique entourant lʼauditoire et la troupe : Lʼefficacité des symboles
entourant la salle sʼimpose, avant et après le spectacle
L’expression artistique de « l’être tzigane » par le redoublement gestuel de la phrase sonore intervient dans
un espace lui aussi surchargé de significations. L’espace que j’entends ici est celui qui s’étend depuis la salle
de spectacle jusqu’à la façade extérieure donnant sur le boulevard Leningrad. C’est un espace où se meut le
spectateur, avant et après le spectacle, parfois durant celui-ci. C’est alternativement un lieu de passage où la
vitesse de transition d’une salle à l’autre prime, et une scène d’attente où l’on rencontre des gens et où l’on
se montre sous ses plus beaux autours.

Ce qui m’intéresse ici est la surcharge symbolique créatrice d’identité –factice ou réelle, ce n’est pas ma
question– présente au Romen et qui marque un lieu où les gens vont, au final, pour entendre vibrer une
corde « tzigane ». Le cadre donné à la voix tzigane a, en dehors même de la salle de spectacle, une grande
importance. En posant cette question, il n’est pas à craindre que l’on se perde entre identité et émotion, car
nombre de textes ont déjà prouvé que si l’émotion part d’une voix énonciatrice, alors sa force performative

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tient à la mise en contexte de cette voix.
Gardant à l’esprit que mon propos n’est pas ici de définir l’identité rom en général mais d’analyser comment
le narratif en scène concourt à différents niveaux d’identification, il me faut prendre en compte l’impact du
système narratif sur sa principale référence : le matériel. Cela nous amènera à constater que le matériel n’est
pas rigoureusement enfermé dans son système narratif, mais garde la force intrinsèque d’un garant d’identité.
Le matériel garde une force expressive hors articulation par les mots, une immédiateté d’« être au matériel ».
Par l’utilisation des écrits d’Edwin Hutchins, je désigne un facteur essentiel à la compréhension de l’impact
ressenti par le visiteur lors d’une entrée au Romen. L’environnement matériel qui accompagne le spectateur
dans sa traversée du bâtiment relaie continument le même corpus d’informations à l’individu ou au groupe
dont l’individu peut faire partie. Plus encore, il offre un mode de partage commun avec les autres spectateurs
et le monde artistique du Romen avant même que le public n’entre dans l’échange théâtral avec l’acteur.
Cette immédiateté qui advient avant même le discursif du spectacle est essentiel au conditionnement de
l’auditoire dans une « espérance » du tzigane.
Dans son analyse des interactions des équipages à bord de vaisseaux militaires, Edwin Hutchins 6 présente
plusieurs situations où des individus doivent établir une base commune d’informations pour une manœuvre
et, de là, décider de la marche à suivre. Hutchins examine ces événements dans un contexte où les individus
se parlent, raisonnent ensemble pour constituer une plate-forme commune de savoir. Il démontre que « la
structure d’un corpus de vocabulaire impose une contrainte sur les spécificités cognitives du groupe »7
différente de la contrainte qu’elle imposerait sur un individu seul.
« La quantité d’informations véhiculée par un vocable n’est pas seulement fonction de la dimension de la
structure de ce vocable [….] L’expressivité du code peut conditionner les propriétés cognitives de l’ensemble
du système. Le succès d’une équipe à organiser un atterrissage amphibie peut dépendre de l’éventail des
nuances intelligibles dans le langage des organisateurs »8. A l’évidence, comme le souligne Huchins, la
structure d’une proposition impose des contraintes sur les propriétés cognitives d’un vocabulaire; ceci étant,
il semble que dans le cas de la relation du Romen au matériel, la structure du corpus de langue ait les mêmes
propriétés cognitives pour un individu isolé que pour un groupe humain interagissant. Un danseur qualifié,
par exemple, peut identifier quel est le pas effectué par un groupe, simplement en écoutant la séquence
rythmique de claquements sur les planches. S’il doit verbaliser ses observations pour un autre marin, il ne lui
importe pas de communiquer un jeu d’interactions sociales au sein de la troupe qui correspondrait à la
coordination durant la danse, mais bien plutôt de présenter l’ensemble des informations nécessaires à
intellectualiser, pour l’autre danseur, la situation matérielle. Dans le cas qui nous occupe, le point de

6 Edwin Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 1995

7The « structure of a lexicon constrains the cognitive properties of the group.» Ibid ., p. 230.

8 « The amount of information that is conveyed by a given utterance is not the simple function of the volume of the structure of the
utterance. […] The expressiveness of the code may determine the cognitive properties of the larger system. Whether a team of
planners can mount a successful amphibious landing may depend on the range of the distinctions that can be made in the
language spoken by the mission planners.» Ibid ., p. 231.

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transmission de savoir est donc antérieur au passage final d’information : on transmet une situation
matérielle dont la structure de base relaie continument le même volet d’informations.
En outre, Hutchins explique à juste titre que les individus modifient le contenu de leurs paroles dans le but
d’influer sur le « relevé » ( mapping ) de l’information véhiculée. L’objectif est là de rejoindre le schéma, ou
« relevé » d’information, que le destinataire de l’information est censé posséder. Nous avons vu par
l’analogie de « l’alignement conversationnel» qu’il n’en allait pas autrement dans la salle du Romen. En
termes simples, le locuteur adapte son langage à ce que l’allocutaire est supposé comprendre. Les
connaissances s’ajustent les unes aux autres afin de communiquer une information relative au matériel9, ou
aux stéréotypes sociaux, dans le cas qui nous occupe. L’individu ne modifie pas le substrat de son
information (la situation matérielle précise) pour la transmettre, car la situation matérielle ne change pas, et
par définition, ne changera pas après qu’elle soit avenue; en revanche, les mots et les référents pour la
représenter, changent. Ainsi se construit encore un niveau supplémentaire d’identification.
La capacité de chacun à manipuler (depuis « utiliser ou s’affronter à » jusqu’à « jongler avec », la gamme est
grande) les tournures de « langage matériel » que sont à la fois les textes au théâtre (textes sonores,
incarnés…) et les symboles matériels présents autour de la salle du Romen et sur sa scène, la capacité de
chacun à manipuler ces langages définit le niveau de compétence et d’intensité auxquels l’individu est
impliqué (dans l’élaboration d’une identité au Romen). En outre, cela devient un moyen de reconnaissance
sélective entre participants du théâtre : la précision et le niveau technique des propos et manipulations
permettant aux professionnels rompus au métier de se reconnaître entre eux, et aux spectateurs de se situer
en un organigramme de « ratification » plus ou moins grande, si l’on peut reprendre un terme goffmanien.
Lʼalternance au Romen
Le monde tzigane se laisse voir comme un monde grave ou rien ne serait de l’ordre du hasard ou d’une
ornementation musicale et gestuelle produit d’une fantaisie artistique innocente. Sous le « décoratif », les
lieux et les objets parlent lourdement. Au Romen, tout a sens et poids, une sorte d’obsession de l’identité qui
apparaît, s’incarne et se déplace tour à tour, telle un feu follet. L’importance des instants de partage d’une
variation de registre par deux interlocuteurs compétents (c’est à dire connaissant bien les limites acceptables
d’extension ou de variation de leurs registres) m’ont été directement explicités par deux fois, lors d’une
variation du registre de danse et dans le cas une variation du registre lexical ; j’ai pu aussi l’observer à
d’autres moments, dont je retiendrai la formulation d’une critique sur la prononciation d’une chanteuse et la
correction des gestes d’un acteur lors d’une répétition. En chacune de ces occurrences, le point focal sur
lequel l’attention commune du performeur et de son spectateur était centré – ou sur lequel le performeur
tentait d’attirer son auditoire – était plus l’acceptabilité d’une telle évolution que la nature même du
changement dans le registre.

9 Autre exemple du domaine marin relevé par Hutchins, qui illustre le passage d’information entre deux personnes qui n’utilisent
pas les mêmes terminologies pour désigner des objets similaires: les repères visuels transmis par l’homme de barre au navigateur.
L’homme de barre doit par exemple exprimer le mot et l’image d’un môle au lieu de la graduation du compas qu’il suit et qu’il
associe naturellement au môle, et selon lequel il pense, car le navigateur, lui, a devant lui sur la carte l’alternative d’un môle ou
d’une jetée, mais ne connaît pas la position exacte du navire à cet instant précis.

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