La porte des étoiles le journal des astronomes amateurs du nord de la France - Numéro 44 - printemps 2019 - GAAC
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
la porte des étoiles le journal des astronomes amateurs du nord de la France Numéro 44 - printemps 2019 44
À la une Dessin de Mars et ses canaux Auteur : Robert Jonckheere Date : 1909 Lieu : Hem (59) Matériel : lunette 320/6000 Adresse postale GAAC - Simon Lericque 12 lotissement des Flandres Édito 62128 WANCOURT Mars est une planète fascinante… Déjà dans l’Antiquité, ses changements d’éclat étaient incompris. Son mouvement Internet erratique par rapport aux étoiles – tantôt dans un sens, Site : http://www.astrogaac.fr tantôt dans un autre – était aussi source d’interrogation. Facebook : https://www.facebook.com/GAAC62 Il faudra attendre le sysème héliocentrique de Copernic E-mail : contact@astrogaac.fr pour comprendre l’origine de cette trajectoire étrange… Ensuite, c’est avec l’observation instrumentale que sont Les auteurs de ce numéro nés de multiples mythes : l’eau, les canaux, le visage, Philippe Nonckelynck - membre du GAAC les martiens, et bien d’autres encore… La planète rouge E-mail : philippe.nonckelynck@orange.fr reste au centre des interrogations et des élucubrations, notamment dans la littérature, au cinéma et dans la culture Émeline Taubert - membre du GAAC populaire d’une manière générale. Encore aujourd’hui, et E-mail : emeline.taubert@gmail.com même si nous connaissons bien notre proche voisine, le moindre caillou surpris par un rover dont l’aspect pourrait Simon Lericque - membre du GAAC E-mail : simon.lericque@wanadoo.fr faire penser à un objet artificiel est source de délires ! Site : http://lericque.simon.free.fr Mars a toujours été un astre à part… Et mérite bien son numéro spécial de la porte des étoiles. Yann Picco - membre du GAAC E-mail : yann.picco@cegetel.net Sommaire Michel Pruvost - membre du GAAC E-mail : jemifredoli@wanadoo.fr Site : http://cielaucrayon.pagesperso-orange.fr L’équipe de conception 5...............L’observation des canaux martiens de 1909 à 2018 Simon Lericque : rédac’ chef tyrannique par Simon Lericque Arnaud Agache : relecture et diffusion Catherine Ulicska : relecture et bonnes idées 15...........................................Deux romans pour un printemps Fabienne Clauss : relecture et bonnes idées par Michel Pruvost Émeline Taubert : relecture et bonnes idées Olivier Moreau : conseiller scientifique 25...........................Opportunity, un robot sur la planète rouge par Philippe Nonckelynck 35.....................................................................Mars au cinéma Édition numérique sous Licence Creative Commons par Émeline Taubert et Yann Picco 45����������������������������������������������������������������������������� La galerie
• • • • LA VIE DU GAAC C’était cet hiver Conférence de Nicolas Chamel à Mons Animations astronomiques à la médiathèque de Givenchy-en-Gohelle Animations astronomiques au collège de Lesquin Soirée sous la coupole de l’observatoire 33ème Nuit Noire de Thury-sous-Clermont du Pas-de-Calais Conférence de Sophie Van Eck à Mons Observation de l’éclipse totale de Lune à Mons-en-Pévèle Assemblée Générale Astroqueyras 2019 Conférence de François Forget à Mons Animations astronomiques Conférence de Jean Lilensten à Mons au collège de Thumeries Conférence de Claude Semay à Animations astronomiques à la Maison Villeneuve d’Ascq de l’Environnement Aquaterra Ce sera au printemps La Palma, nous revoilà ! Étoiles tourangelles Conférence Quelques chanceux prendront La transhumance annuelle Pour fêter nos 10 ans, nous aurons l’avion début avril, direction vers Tauxigny aura cette le plaisir d’accueillir et d’écouter les Canaries et l’île de La année lieu du 30 mai au 2 Alessandro Morbidelli, éminent Palma. L’un des meilleurs ciels juin. Le GAAC sera à nouveau spécialiste de la migration des du monde et les plus grands présent en nombre aux Nuits planètes du Système solaire. observatoires les attendent... Astronomiques de Touraine. Rendez-vous le 15 juin à Courrières ! Retrouvez l’agenda complet de l’association sur http://astrogaac.fr/index.php?id=9
• • • • LA VIE DU GAAC Les instantanés Le dessin astro, ce n’est plus ce que c’était Vitry-en-Artois (62) - 12/12/2018 Un marionnetiste et son pantin ? Valdrôme (26) - 10/08/2018 Il n’y a pas que Foucault qui a vu la Terre tourner Mons (B) - 21/10/2018 Un astronome bien particulier Lille (59) - 23/01/2019 Éclipse pluvieuse Michel présente son oeuvre Monchy-le-Preux (62) - 20/07/2018 Valdrôme (26) - 13/08/2018 Retrouvez la vie ‘‘officieuse’’ de l’association sur la page Facebook : https://www.facebook.com/GAAC62 la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION L’observation des canaux martiens de 1909 à 2018 Par Simon Lericque C’est une histoire qui débute au printemps de l’année 2017, bien avant l’opposition martienne de 2018 donc… Avec quelques amis, nous sommes de passage à l’observatoire de Lille. Là, dans la salle du patrimoine, où est présenté un certain nombre d’instruments de mesure ou de livres anciens, un document où figure un vieux dessin de Mars attire l’œil des curieux… Celui-ci est l’œuvre de Robert Jonckheere, le premier propriétaire de la lunette de l’observatoire de Lille (dont nous avons déjà causé à plusieurs reprises dans les pages de la porte des étoiles). Ce dessin du début du XXème siècle, publié dans le Journal Astronomique de l’observatoire de Hem, montre des tonnes de tracés rectilignes et est richement commenté… Robert Jonckheere écrit qu’il ‘‘remarque les 48 canaux suivants : Ambrosia, Bathys, Glaucus (très large), Eospharus, Tithonlus…’’. 48 canaux ! Rien que ça ! Comment Robert Jonckheere a-t-il pu observer ces canaux sur Mars ? Qui plus est, comment a-t-il pu en détecter 48 différents, dont certains montrent des détails caractéristiques (selon lui) ? C’est ici notre point de départ. Alors que nous sommes quelques chanceux (Michel, André, François, Jérôme…) à pouvoir observer régulièrement avec la lunette Extrait du Journal Astronomique de l’observatoire de historique des lieux et que nous avons, à l’occasion, dirigé Hem exposé dans la salle du Patrimoine l’instrument centenaire vers la planète rouge, jamais nous n’avons pu imaginer une quelconque formation géologique pouvant s’apparenter à des canaux ! Certes, depuis l’époque de Jonckheere, les oculaires se sont un peu modernisés mais l’optique de la lunette est restée la même et les conditions locales d’observations se sont certainement dégradées en un siècle… Comment un observateur si acharné et sérieux – Robert Jonckheere était un dupliciste renommé ayant découvert plus de 3350 étoiles doubles – a-t-il pu voir des canaux ? S’agissait-il d’un effet de mode ? D’une ‘‘auto-persuasion’’ ? Ou y avait-il de véritables biais observationnels l’amenant à cette conclusion ? C’est décidé, pour l’opposition 2018 de Mars, nous consacrerons nos observations à la recherche des canaux ! Robert Jonckheere, un partisan des canaux martiens ? Collection Jean-Claude Thorel la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION Le mythe des canaux martiens Le mythe des canaux martiens a divisé la communauté scientifique et astronomique à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Au milieu du XIXème siècle en effet, les observateurs notent sur Mars de grandes structures sombres. Certains pensent alors que, comme sur Terre, il existe sur la planète voisine de gigantesques étendues d’eau liquide. C’est le prêtre jésuite italien Angelo Secchi (1818-1878) – éminent astronome s’il en est – qui, le premier, utilise le terme canale. En italien, ce terme peut à la fois désigner un canal artificiel ou un chenal naturel… D’où une première source d’interprétation. Lors de l’opposition de 1877, un autre astronome italien, Giovanni Schiapparelli (1835-1910) observe cette fois-ci des formations rectilignes en les qualifiant à La planète Mars dessinée par Schiaparelli en 1877 et 1878 nouveau de canali (avec la même ambiguïté de sens que son prédécesseur). Deux ans plus tard, lors de l’opposition suivante, Schiapparelli note même des dédoublements de certains tracés… On parlera alors désormais dans la littérature de ‘‘gémination’’. Cela étant, Schiapparelli ne se risque pas à interpréter ses canali comme des édifices artificiels. D’autres s’en chargeront pour lui… Pendant les oppositions favorables suivantes, d’illustres astronomes de par le monde, comme par exemple William Pickering (1858-1938) aux États-Unis ou Camille Flammarion (1842-1925) en France, se penchent sur l’observation de Mars et tentent de comprendre la nature des formations rectilignes. Le plus farouche partisan des canaux artificiels martiens est Percival Lowell (1855-1916), le fondateur de l’observatoire de Flagstaff. Le mécène allait même jusqu’à penser que sur la planète rouge, les habitants luttaient contre une sécheresse terrible et avaient construit les canaux afin d’irriguer les terres équatoriales arides avec les eaux issues des régions polaires… À la fin de son ‘‘exploration’’ martienne, Lowell avait découvert 400 canaux sur la planète rouge. Malgré les preuves irréfutables, notamment photographiques, de l’inexistence de canaux artificiels, Lowell ne changera pas de conviction jusqu’à sa mort. Il pensa même avoir découvert des canaux sur Vénus et Mercure : une véritable obsession ! Pendant que Lowell Un globe de Mars réalisé par Lowell. et consorts s’entêtent, Superbe objet aux tracés farfelus d’autres – sceptiques depuis l’origine même de la polémique – mènent des observations de plus en plus précises. Depuis l’observatoire de Meudon, Eugène Antoniadi (1870- 1944) observe Mars en 1909 avec la puissante lunette de 83 centimètres de diamètre. L’astronome qui à l’origine était un partisan des structures artificielles est contraint de se rendre à l’évidence : les canaux martiens ne sont que des illusions d’optique ! Il s’agit d’une interprétation probablement due à la succession de formations géologiques plus ou moins allongées. Cette illusion trouve aussi son origine dans la qualité médiocre des instruments d’optique de l’époque. Eugène Antoniadi derrière la grande lunette de Meudon la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION Cartographie martienne (sans canaux) dessinée par Eugène Antoniadi Toujours est-il que le mythe des canaux martiens continue d’être très populaire auprès du grand public. Ainsi, les cartes réalisées par Percival Lowell restent utilisées aux États-Unis jusqu’en 1965 alors que la sonde spatiale Mariner 5 réalise les premières photographies rapprochées de la surface de Mars. Encore aujourd’hui, les canaux artificiels martiens sont le point de départ, sinon le décor, de nombreuses œuvres de science-fiction… Le mythe tombe donc durant l’opposition de 1909. À la même période pourtant, à Hem, Robert Jonckheere réalise ses premiers croquis martiens qui montrent une multitude de canaux. S’agissait-il d’observations ‘‘honnêtes’’, d’une retranscription d’une illusion d’optique ou d’une influence un peu trop forte des résultats de la communauté astronomique, notamment outre-Atlantique avec les travaux de Lowell ? Nul ne le sait vraiment… Il y a là aussi matière à interprétation ; car les travaux martiens de Jonckheere restent limités. Il semblerait, fort heureusement, que Jonckheere ne soit pas tombé dans les extrapolations ‘‘extrêmes’’ de Lowell qui imaginait une civilisation martienne à l’agonie... Les canaux de Robert Jonckheere Revenons aux temps modernes. Une chasse aux canaux martiens, c’est quelque chose qui se prépare… Partant du dessin de la salle du patrimoine de l’observatoire de Lille, nous cherchons d’autres compte-rendus d’observations de la même époque. Dans les premiers numéros de la porte des étoiles, afin de rédiger un autre article sur la planète Mars Robert prend la pose derrière l’oculaire... Collection JC Thorel (‘‘Robert Jonckheere et la planète Mars’’, la porte des étoiles numéro 8), nous avions déjà entrepris une telle démarche. Il n’avait pas fallu chercher loin... Les informations énoncées alors provenaient essentiellement de l’ouvrage ‘‘Robert Jonckheere : le ciel d’une vie’’ écrit par Jean-Claude Thorel. Jean-Claude Thorel est en quelque sorte le biographe de Robert Jonckheere ; c’est aussi un dupliciste passionné qui a notamment travaillé avec l’astronome Paul Couteau (1923-2014), un autre éminent spécialiste des étoiles doubles. Jean-Claude est par ailleurs membre de l’association Jonckheere, les amis de l’observatoire de Lille, la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION ce qui facilite grandement les échanges. À l’été 2018, il nous invite Michel et moi, chez lui et son épouse Yvonne, à Nice. Ainsi, nous aurons tout le temps de farfouiller dans les archives du Journal Astronomique de Jonckheere dont Jean-Claude possède la totalité. Nous profiterons aussi de cette escapade pour visiter les observatoires de Nice et du plateau de Calern (cela sera conté dans un futur numéro de la porte des étoiles). Dans les documents que déniche Jean-Claude, nous apprenons que Robert Jonckheere s’est surtout intéressé à la planète Mars lors de l’opposition de 1909, à la fin de la discorde donc. Cette année là, alors que Jonckheere vient de s’installer dans son observatoire de Hem et d’inaugurer sa lunette de 320 millimètres, il s’intéresse à l’évolution de la calotte polaire de Mars. Il en mesure avec précision l’évolution durant toute la période favorable d’observation. À partir du 16 juillet 1909 et jusqu’au printemps 1910, il s’intéresse aussi... aux canaux ! Durant cette période, et à chaque publication du Journal Astronomique, Robert Jonckheere décrit précisément ce qu’il a observé et retranscrit de nombreuses mesures. Dans ces comptes-rendus, il décrit régulièrement les mers, terres et canaux qu’il a pu observer. Le grossissement qui donne les meilleurs résultats, selon Jonckheere, est de 400 fois ; une donnée importante pour nous car elle est similaire aux grossissements que nous allons utiliser 110 ans plus tard... Qui plus est, l’on remarque également que Jonckheere fait souvent référence aux observations et découvertes de l’astronome américain Percival Lowell. Nous n’avons aucune peine à comprendre dans quel ‘‘camp’’ il se situe alors. D’ailleurs, Jonckheere ne manque pas d’alimenter la controverse et d’assumer ses positions. Le débat est même relayé dans les pages du Journal Astronomique en avril 1910 où le Nordiste relate un échange épistolaire avec Charles André (1842-1912), directeur de l’observatoire de Lyon, qui est déjà convaincu depuis longtemps que les canaux Extrait du Journal Astronomique où Jonckheere expose ses travaux martiens martiens n’existent pas. Selon Jonckheere : ‘‘Il n’est en effet pas nécessaire de pouvoir reconnaître de la vapeur d’eau ou des habitants sur Mars pour accepter l’existence de ces lignes géométriques. On les aperçoit sur Mars comme on aperçoit les cratères sur la Lune et pour ma part j’ai vu et découvert des canaux comme je vois et découvre des étoiles doubles et je ne vois pas de raisons particulières pour que ces deux études ne soient pas également considérées.’’ Bien... Si Robert Jonckheere assure avoir vu des canaux depuis le Nord de la France avec sa lunette, il n’y a aucune raison que nous ne puissions pas en faire autant. Les conditions des oppositions 1909 et 2018 On emploie souvent le mot ‘‘opposition’’ pour décrire la meilleure période pour l’observation d’une planète (en tout cas une planète plus éloignée du Soleil que la Terre). En réalité, l’opposition n’est que le moment précis où le Soleil, la Terre et une planète sont alignés. La planète concernée est alors située à l’opposé de la Terre par rapport au Soleil, d’où le terme... ‘‘opposition’’. La Terre et la planète sont alors au plus près (ou quasiment) et la planète observée aura alors la plus grande taille apparente. Aux alentours de l’opposition, la planète est également visible toute la nuit, du coucher au lever du Soleil. C’est donc le meilleur moment pour l’étudier. la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION Pour Mars, il y a une subtilité supplémentaire car il existe dans le cas de la planète rouge des oppositions favorables, et d’autres qui ne le sont pas. L’opposition de 1909 est par exemple considérée comme presque 2018 périhélique, c’est-à-dire particulièrement favorable. En effet, les orbites de Mars et de la Terre sont elliptiques et leur période de 2012 révolution respective complètement décalée. Plus une planète est éloignée du Soleil, plus elle met de temps à parcourir son orbite ; 686 jours en l’occurrence pour Mars (un peu moins de deux ans), contre 365 pour la Terre. Ainsi Mars et la Terre ne sont retrouvent pas 1909 toujours ‘‘au même endroit’’ de leurs orbites lorsqu’elles sont alignées avec le Soleil. Il ne faut pas remonter à très loin pour retrouver une véritable opposition périhélique. Celle Schéma représentant les oppositions favorables (2018 et 1909) du 27 août 2003 était véritablement exceptionnelle. Mars était alors à 55,7 millions de kilomètres de la Terre et affichait une taille apparente de 25,1’’ ! L’éclat rouge étincelant a dominé le ciel cet été là... Ce qui n’a pas manqué de susciter de nouveaux mythes (voir encadré ci-dessous). À l’inverse, l’opposition du 3 mars 2012 peut être considérée d’aphélique (l’aphélie est le point le plus éloigné d’une orbite elliptique). Alors dans la constellation du Lion, la planète rouge n’était pas très brillante et son diamètre apparent frôlait à peine les 14’’. La Terre et Mars étaient alors distantes de 100,8 millions de kilomètres, presque le double d’une opposition favorable. Pas de chance pour nous autres ‘‘Nordistes’’. En ce moment (et pour quelques dizaines de milliers d’années encore) les oppositions favorables ont lieu en été, alors que les planètes croisent dans les constellations les plus australes de l’écliptique : Sagittaire, Scorpion, Capricorne... Cette zone du ciel peine à s’extirper de l’horizon Mars en 2003 Un autre mythe trouve son origine dans l’opposition ‘‘historique’’ de 2003. Chaque été depuis lors, on voit fleurir dans les boites aux lettres électroniques, puis sur les réseaux dits sociaux, l’annonce d’une spectaculaire observation : ‘‘en août, Mars dans le ciel sera aussi grosse que la pleine Lune !’’ Rien que ça ! En fait, en 2003, dans certaines publications généralistes, il avait été fait écho d’une opposition exceptionnelle, en annonçant que Mars pourrait être observée aussi grosse que la Lune à travers un instrument optique. Une formulation fort maladroite et imprécise Mars aussi grosse que la pleine Lune... Ceci est un montage ! qui a donné naissance à un nouveau mythe ! Françoise, si tu lis ces lignes... Par ailleurs, l’été 2003 est aussi celui d’une canicule exceptionnelle en France. Il n’en fallait pas plus pour que certains y voient un lien funeste entre la planète rouge et ces températures étonnamment hautes... la porte des étoiles n°44
• • • • OBSERVATION sud alors que l’atmosphère estivale n’est pas toujours d’une grande transparence. Les observateurs de l’hémisphère sud sont plus gâtés car ces constellations apparaissent très hautes dans le ciel et en plein hiver. Le 24 septembre 1909, au moment de l’opposition, la Terre et Mars n’étaient séparées que de 58,6 millions de kilomètres. La taille apparente de Mars, alors dans la constellation des Poissons, était de 23,9’’. Le 27 juillet 2018, la planète rouge était à 57,6 millions de kilomètres de la Terre et le disque martien, tapi à la frontière des constellations du Capricorne et du Sagittaire, affichait une taille apparente de 24,3’’. Les deux oppositions, même si elles ne sont Mars photographiée par Sylvain Wallart depuis Saint-Véran en octobre 2018, lors pas du même côté du périhélie de la dernière mission du GAAC à l’observatoire Astroqueyras. La planète rouge est avaient donc des caractéristiques basse sur l’horizon, à gauche de la Voie lactée dans la constellation du Capricorne. très proches. En 1909 et 2018, Mars montrait un diamètre apparent proche du maximum possible. Mais ce disque rougeâtre était aussi bas sur l’horizon, n’excédant pas les 20° au-dessus du sud au moment de son passage au méridien. On peut donc considérer que les conditions d’observations étaient similaires lors de ces deux oppositions. La comparaison des observations de Robert Jonckheere et les nôtres 110 ans plus tard – toutes proportions gardées évidemment – peuvent être considérées comme pertinentes. Nos yeux aux oculaires Notre campagne d’observation 2018 démarre tardivement... Ce n’est que le 2 juin que, pour la première fois, nous avons l’occasion de diriger la lunette de l’observatoire de Lille vers Mars. Robert Jonckheere avait entamé sa campagne trois mois avant la date de ‘‘son’’ opposition. Nous sommes un peu en retard... Mais avant le moment précis de l’opposition, Mars est surtout une planète du matin, se levant tardivement. Ainsi, le 2 juin 2018, elle ne passe au méridien que vers 6 heures du matin. Difficile de concilier ces horaires indécents avec la vie... normale ! Ces contraintes, notre illustre prédécesseur ne les avaient sans doute pas. 110 ans plus tard, Simon prend la pose derrière l’oculaire... Ce premier coup d’œil à Mars demande un peu d’adaptation : apprivoiser la lunette, trouver le grossissement idéal, choisir les accessoires adaptés. Souvent, il nous faudra faire preuve de beaucoup de patience pour ‘‘figer’’ la turbulence atmosphérique et pour retranscrire les formations décelées à l’oculaire sur notre bout de papier. À mesure que nos observations vont s’enchaîner – en juin, en juillet, en août et en septembre – notre ‘‘chemin’’ optique va se stabiliser : une tête binoculaire couplée à des oculaires de 15 millimètres. Avec les 6000 millimètres de focale de la lunette centenaire, cela donne un grossissement de... 400 fois ! Comme dans les descriptions de Robert Jonckheere. Dès notre première soirée d’observation pourtant, c’est la déception ! Pas le moindre canal ! Pourtant, selon les dires de Jonckheere, ils sont si évidents à voir à la surface de Mars. Trêve de plaisanteries... Nous savions bien la porte des étoiles n°44 10
• • • • OBSERVATION sûr que nous n’allions pas voir une planète rouge complètement striée (parce que nous avons tous déjà observé Mars) mais nous espérions tout de même pouvoir imaginer certaines choses... Toute chose qui pourrait être sujette à interprétation. Mais, rien de tout cela non plus ! Mars montre globalement une vaste étendue claire au Nord et tout un tas de formations géologiques complexes au Sud (attention, l’image est inversée par rapport à la réalité dans une lunette astronomique). Notre sentiment se confirme au fur et à mesure de nos observations.... Pas de canal ! En revanche, nous pouvons noter que la calotte polaire nord semble fondre. En effet, lors de nos rares observations pré- opposition, la calotte est vue et dessinée large mais dès l’opposition franchie, la région polaire est considérablement réduite. Cela se Premier dessin (d’une longue série) de Mars vérifie jusqu’à notre dernier coup d’œil martien courant octobre. pour l’opposition 2018 Lors des oppositions périhéliques, l’été austral martien (la calotte polaire que nous observons se trouve justement dans l’hémisphère sud) coïncide presque avec l’opposition. La glace polaire aurait donc fondu à mesure que l’été approchait dans cette région. Cela concorde avec nos observations... Autre observation cohérente, bien que très gênante : c’est l’apparition d’une tempête de poussières. Ces dernières adviennent parfois à la fin du printemps martien ou à l’approche de l’été austral. Il n’est pas rare que ces tempêtes de poussières, d’abord locales se déploient finalement à l’ensemble de la planète. La fine atmosphère martienne se charge alors de poussières rougeâtres et devient plus ou moins opaque, cachant à notre vue les détails d’ordinaires visibles en surface. Pas de chance pour nous, le phénomène s’est produit quelques jours après notre première observation martienne, début juin. Les astronomes amateurs terrestres ont alors eu toutes les peines du monde à observer ou à révéler les formations géologiques martiennes... Seule l’utilisation de filtres spécifiques pouvait permettre de réaliser de belles images. La tempête finira par se calmer alors que l’opposition sera déjà lointaine et que la taille Au plus près de l’opposition, le 21 juillet, mais sous la tempête, peu de détails percent... apparente de Mars aura déjà considérablement baissé. En 2018, nous avons finalement surtout observé après la date de l’opposition. Après la ‘‘bascule’’, la planète devient plutôt du soir, se levant avant le coucher du Soleil. Il est alors plus aisé de mener de front une vie astronomique et une vie... sociale. L’évolution est rapide. En l’espace d’un mois, en août, le diamètre apparent baisse de 5 secondes d’arc. Son éclat dans le ciel décroit également très vite. Dominant le ciel et spectaculaire durant toute la période estivale par chez nous, Mars ne devient qu’un astre brillant parmi d’autres à l’approche de l’automne. Le 27 septembre, le diamètre apparent de la rouquine n’est plus que de 16,9’’. C’est à peu près à cette période que la tempête globale de poussières semble se calmer et que les détails de surface réapparaissent. Cruelle ironie ! L’astronomie est décidément une école de patience (souvent insatisfaite) et d’humilité. Cette nuit là, c’est aussi la dernière fois que nous pouvons observer Mars à travers la lunette Jonckheere de l’observatoire de Lille. Hélas, Mars, toujours très basse sur l’horizon, se lève maintenant bien avant l’arrivée de la nuit... Et Mars photographiée à travers une lunette TEC lorsque le ciel est suffisamment sombre pour diriger la lunette 140 et avec un filtre infrarouge, le 4 août depuis vers elle, un arbre nous cache la vue. C’en est fini ! Villeneuve d’Ascq et par Stéphane Razemon la porte des étoiles n°44 11
• • • • OBSERVATION Mars 2018 : fin de mission à Saint-Véran Heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là... Et la fin de l’histoire est plutôt belle. En octobre 2018, et comme chaque automne désormais depuis presque dix ans, le GAAC a la chance de bénéficier d’une semaine à 3000 mètres d’altitude à l’observatoire Astroqueyras de Saint-Véran dans les Hautes-Alpes (voir le numéro 43 de la porte des étoiles, dédié à notre mission). Tout là haut, l’observatoire est équipé d’un instrument d’exception : un télescope Cassegrain de 62 centimètres de diamètre et de 9 mètres de focale, offrant rapidement des grossissements sympathiques... Même si l’occasion ne s’est jamais vraiment présentée d’observer les planètes dans cet engin, ses caractéristiques optiques lui donnent de précieux atouts. Nous avions donc sollicité l’instrument auprès du Comité des Programmes d’Astroqueyras (l’instance qui alloue les semaines de missions) pour l’observation et le dessin des canaux martiens... Ce qui n’a eu l’air de perturber personne ! Au cours de deux belles soirées, le fameux T62 a pu être dirigé vers Mars. L’engin encaisse des grossissements de plus de 650 fois et le spectacle est fabuleux ! Beaucoup d’entre nous n’avaient jamais vu la planète rouge à pareille fête. La phase gibbeuse est marquée, la taille apparente est modeste, mais tout cela est compensé par la focale du télescope et le ciel du stabilité extrême. La tempête de poussières n’est plus qu’un souvenir et les détails, les formations géologiques sombres, d’autres plus claires, foisonnent. Il faut beaucoup de temps pour retranscrire sur papier tout ce que l’on est capable d’observer... Tous les membres de l’équipe se succèdent derrière la tête binoculaire (toujours elle) pour profiter du spectacle. Il aura fallu attendre les derniers moments, alors que la bonne saison martienne est passée depuis longtemps, pour observer enfin une planète rouge Au T62 Astroqueyras, une Mars... petite par la taille véritablement digne d’intérêt. mais riche de détails ! Noachis Terra Calotte polaire Sud Argyre Planitia Hellas Planitia Sinus Meridiani Mare Serpentis Syrtis Major Sinus Sabaeus Arabia Terra Deuteronilus Simulation Atlas Virtuel des Planètes Même si les proportions et les perspectives ne sont pas tout à fait respectées, on peut retrouver sur les dessins les principales formations géologiques martiennes. la porte des étoiles n°44 12
• • • • OBSERVATION L’observation depuis Saint-Véran est extraordinaire certes... Mais toujours pas le moindre canal ! Je n’aime pas rester sur un échec (pourtant fort prévisible). En fin de séjour, au cours d’une après-midi pluvieuse, et après un déjeuner bien arrosé, je me lance dans la réalisation d’un dessin de Mars, basé à la fois sur mes souvenirs d’observations de cette opposition 2018, l’œil à l’oculaire, mais aussi des dessins de la planète réalisés par Robert Jonckheere et publiés dans son Journal Astronomique... Le résultat, hybride, est publié ci-contre. Conclusion Il faut le reconnaître, le postulat de départ était un peu... étrange ! Si Robert Jonckheere (et d’autres) avaient pu voir des canaux sur Mars avec la lunette de l’observatoire de Lille, pourquoi pas nous ? Au-delà du mythe Enfin des canaux... Après l’apéro ! un peu amusant si on le prend avec le recul nécessaire, nous n’avions bien sûr aucune ‘‘chance’’ de voir des canaux artificiels à la surface de la planète rouge. Néanmoins, nous espérions secrètement pouvoir comprendre ce qui avait pu pousser des astronomes respectables et des observateurs expérimentés à assumer de tels ‘‘délires’’. Hélas, nous n’avons même pas pu trouver un semblant d’explication... Pas même n’avons nous pu retrouver les arguments des détracteurs : des formations géologiques longilignes, des illusions d’optiques, des traces ‘‘interprétables’’. Heureusement, il nous est resté le plaisir de l’observation : pousser une lunette centenaire dans ses ultimes retranchements, fatiguer aussi nos yeux à leur limite pour déceler dans les trous de turbulences le moindre détail... S’acharner et prendre le temps ! Mars nous avait toujours semblé une planète décevante à l’oculaire : petite, sans détails fins, toujours basse sur l’horizon... Finalement, grâce à cette expérience et à cette chasse aux canaux, nous connaissons la planète rouge un peu mieux. Vivement la prochaine opposition, toujours favorable, en 2020. Les dessins des copains À Lille, mais aussi à Grévillers, Valdrôme ou Saint-Véran, les copains aussi ont réalisé de beaux dessins de la planète Mars, avec diverses techniques qui leur sont propres... Là non plus, le moindre canal à l’horizon cependant. 27 septembre 2018 - Lille 8 octobre 2018 - Saint-Véran 9 octobre 2018 - Saint-Véran Lunette 320/6000 Cassegrain 620/9000 Cassegrain 620/9000 Patrick Rousseau Michel Pruvost Philippe Nonckelynck la porte des étoiles n°44 13
• • • • OBSERVATION Mars : bilan 2018 2 juin 21 juillet 3 août 6 octobre 6 août 7 octobre 27 septembre 11 août 12 octobre 16 septembre 9 septembre 17 août 31 août la porte des étoiles n°44 14
• • • • CULTURE Deux romans pour un printemps Par Michel Pruvost À l’occasion de l’opposition martienne de 2018, nous avions lancé le projet un peu décalé d’observer les canaux de Mars. Reprendre un peu de l’état d’esprit de certains astronomes de la fin du XIXème siècle et user nos yeux à rechercher ce qu’ils ont vu à cette époque. Las ! Aucun canal n’a été détecté, malgré l’utilisation d’instruments comme la lunette de l’observatoire de Lille ou le télescope 600 d’Astroqueyras. Rien que quelques traces sombres quelquefois bien définies, quelquefois très floues, mais absolument aucune de ces traces rectilignes si bien dessinées par Percival Lowell, Camille Flammarion ou encore Robert Jonckheere. Mars ne nous a montré que sa calotte polaire, ses zones sombres comme Sinus Meridiani, Syrtis Major et ses taches claires comme Hellas, nous ancrant ainsi dans la vision moderne de cette À gauche, Mars dessinée en 1909 par Robert Jonckheere ; à droite planète, un monde de déserts ocres, sans vie, dessinée en 2018 par Michel Pruvost sans eau liquide et presque sans atmosphère. Mars, maintenant s’éloigne de la Terre et bientôt, nous ne pourrons plus voir grand chose à sa surface. Il est temps de dire définitivement adieu aux canaux martiens. Mais avant cela, je voudrais vous inviter à vous replonger dans la vision ancienne de la planète au travers de deux livres que j’ai particulièrement apprécié et que je vous incite vivement à lire. Chroniques martiennes Le premier de ces ouvrages est un roman écrit au début des années 1950 par l’écrivain américain Ray Bradbury, les Chroniques Martiennes. C’est une suite de nouvelles quelquefois très courtes qui racontent la fin de la civilisation martienne, la colonisation de Mars par les hommes puis la fin de la civilisation terrienne. Autant dire que ce n’est pas un roman très optimiste mais la plupart des nouvelles sont empreintes de beaucoup de poésie. Écrit en pleine guerre froide, alors que le monde se sépare en deux blocs antagonistes, plusieurs nouvelles du recueil montrent l’état d’esprit de l’époque, prêt à déclencher la guerre nucléaire : une Amérique profondément raciste et xénophobe, marquée par son esprit de conquête et piétinant allégrement les droits de populations plus faibles et, dans le sillage du Maccarthysme, une dérive importante vers la répression de ceux soupçonnés de ne pas être dans la ligne politique. la porte des étoiles n°44 15
• • • • CULTURE Les Chroniques Martiennes sont donc un livre d’époque. Une époque où les Martiens existaient encore, où les canaux irriguaient la surface de la planète et où les hommes se déplaçaient dans l’espace en fusée. Le roman débute par l’arrivée sur Mars de la première fusée terrienne. Nous sommes en février 1999 sur Mars. Ray Bradbury nous livre là une superbe image de la vie d’un couple de martiens : ‘‘Ils habitaient une maison en piliers de cristal sur la planète Mars, au bord d’une mer vide et, tous les matins, on pouvait voir Mrs K. manger les fruits d’or qui poussaient aux murs de cristal, ou nettoyer la maison avec des poignées de poudre magnétique qui, après avoir attiré toute la poussière, s’envolait dans le vent chaud. L’après-midi, quand la mer fossile était chaude et inerte, les arbres à vin immobiles dans la cour, la lointaine petite ville martienne refermée sur elle-même et nul habitant ne mettant le nez dehors, on voyait Mr K. lui-même, dans sa chambre, lire un livre de métal aux hiéroglyphes saillants qu’il effleurait de la main, comme on joue d’une harpe. Et, du livre, au toucher de ses doigts s’élevait une voix chantante, une douce voix ancienne qui racontait des histoires évoquant le temps où la mer roulait des vapeurs rouges sur ses rives, où les ancêtres avaient jeté dans la bataille des nuées d’insectes métalliques et d’araignées électriques. Mr et Mrs K. n’étaient pas vieux. Ils avaient la belle peau bronzée, les yeux comme des pièces d’or et la voix douce et musicale des vrais martiens. Naguère, ils avaient aimé peindre des tableaux au feu chimique, nager dans les canaux aux saisons où les arbres à vin les remplissaient de liqueurs vertes, et bavarder jusqu’à l’aube près des portraits aux phosphorescences bleues dans le conversoir.’’ Une martienne Mrs K., de son prénom Ylla, est télépathe, comme tous les Martiens et, depuis quelques jours, elle se met à chanter une chanson inconnue ‘‘Plaisir d’amour ne dure qu’un moment...’’ Elle a la vision d’un géant aux cheveux noirs et aux yeux bleus. Tout cela est bien loin de l’aspect d’un martien aux cheveux rouges et aux yeux dorés. Mrs K. a l’esprit accaparé par ces visions et cela rend très jaloux Mr.K. Quand la première fusée terrienne se pose sur Mars avec deux hommes à bord dont un Ray Bradbury géant aux cheveux noirs, Ray Bradbury (1920-2012) est un Mr K. excédé par les écrivain américain qui est connu pensées de son épouse, pour ses romans de science-fiction. accueille l’équipage une Il écrit les Chroniques martiennes arme à la main et met ainsi en 1950, son roman le plus connu fin à la première expédition avec Fahrenheit 451 qui décrit un terrienne sur Mars. monde où les livres sont interdits et C’est quelques mois plus brulés, où l’intelligence et le libre- tard, en août 1999, que la arbitre sont combattus. Son œuvre seconde mission terrienne a été souvent récompensée et le site débarque sur Mars. Ray d’atterrissage de Curiosity sur Mars Bradbury nous livre à porte son nom (Bradbury landing). nouveau une description la porte des étoiles n°44 16
• • • • CULTURE féerique de la planète Mars, comme plus jamais on ne pourra en faire : ‘‘Dans les galeries de pierre, les gens étaient rassemblés par groupe et se déplaçaient comme des ombres parmi les collines bleues. Une pâle clarté tombait des étoiles et des lumineuses lunes de Mars… C’était un soir d’été sur la plaisante et clémente planète Mars. Sur les canaux de vin vert, se croisaient des embarcations délicates comme des fleurs de bronze… Quelques enfants couraient encore dans les ruelles aux lueurs des torches, tenant à la main des araignées d’or qui filaient des entrelacs de toiles impalpables. Çà et là se préparaient des soupers tardifs sur les tables où la lave argentée bouillonnait en sifflant. Dans les amphithéâtres d’une centaine de villes, sur l’hémisphère plongé dans la nuit de la planète, les Martiens bronzés aux yeux d’or se rassemblaient indolemment devant les estrades où les musiciens distillaient une musique sereine qui flottait dans l’air tranquille comme un parfum de fleur.’’ Et là, c’est toute la population martienne qui fredonne désormais des airs inconnus dans une langue inconnue. C’est à ce moment que les terriens de la deuxième expédition prennent contact. ‘‘Nous venons de la Terre. Je suis le capitaine Williams. Nous atterrissons sur Mars à l’instant. Il y a eu une première expédition mais nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Et vous êtes la première Martienne que nous rencontrons ! Je n’ai pas le temps, Une deuxième équipe se pose sur Mars dit-elle. J’ai beaucoup de cuisine à faire aujourd’hui, sans parler du lavage et de la couture. Bien entendu, vous désirez voir Mr Ttt ; il est en haut, dans son bureau. Elle leur reclaqua la porte au nez.’’ Après cet atterrissage dans l’indifférence générale, les quatre hommes d’équipage sont gentiment envoyés dans un asile de fous où ils sont pris pour des hallucinations. Après une tentative de soin infructueuse (ils auraient dû disparaître), les quatre hommes sont éliminés. Les Martiens sont alors très étonnés de ne pas voir disparaître la fusée mais, pragmatiques, ils l’envoient à la ferraille. Ainsi finit la deuxième expédition martienne. Avril 2000. La troisième expédition vers Mars est en route. Ray Bradbury décrit l’espace et la traversée. ‘‘La fusée descendait à travers l’espace. Elle venait des étoiles et des vertiges noirs, des scintillantes orbites et des silencieux golfes interstellaires. C’était une nouvelle machine ; elle recelait du feu dans ses entrailles, et des hommes dans ses cellules métalliques. Elle laissait derrière elle un sillage ardent, net et silencieux… Maintenant, elle perdait de la vitesse au contact des atmosphères supérieures de Mars… Elle avait traversé les océans noirs de l’espace comme un pâle Léviathan ; elle avait dépassé la vieille Lune et s’était lancée dans une succession infinie de néants.’’ La fusée se pose juste à côté d’une cité en tout point identique à une ville terrienne du début du XXème siècle. Trop semblable, car chaque membre d’équipage (ils sont seize à débarquer cette fois) retrouve un coin ou un endroit connu de sa famille, de ses parents ou de ses proches. L’équipage est méfiant et sort de la fusée armé, mais très vite, chacun est accueilli par une population semblable à celle des premières années du XXème siècle. Progressivement, alors que la journée passe, un à un, les membres d’équipage retrouvent des êtres qui leur sont chers et sont invités à passer la soirée parmi eux. Au soir, ils s’abandonnent à ces chaleureuses retrouvailles, ne se méfiant plus. Le lendemain, les 16 hommes d’équipages sont enterrés dans le petit cimetière. Ainsi finit la troisième expédition vers Mars. la porte des étoiles n°44 17
• • • • CULTURE C’est en juin 2001, que se pose la quatrième expédition. L’équipage découvre alors des villes mortes et silencieuses. Des cadavres noircis jonchent les rues et les maisons par milliers. ‘‘Ils sont morts, dit Hathaway. Je suis entré dans une maison… J’y ai trouvé des cadavres. J’avais l’impression de marcher sur un tas de feuilles d’automne. Comme du bois sec ou des bouts de papier brûlé… Au premier examen, ils étaient morts depuis dix jours au plus… Et de quoi sont-ils morts ? La varicelle, dit Hathaway, simplement.’’ Ainsi, la population martienne est-elle décimée par une maladie infantile apportée par un membre d’équipage. Partout, ce ne sont que cadavres secs et noirs. Cette terrible ambiance finit par affecter terriblement les hommes. L’un d’entre eux, Spender, disparaît, puis revient une semaine plus tard et tue six hommes. Il a découvert les merveilles martiennes, la philosophie martienne et il a compris ce qui va maintenant se passer. La chasse à l’homme commence alors et quelques jours plus tard, le déserteur est tué à son tour, après avoir expliqué son geste au capitaine Wilder. Une fois Spender enterré, les hommes se dispersent. L’un d’entre eux commence à détruire ce qui reste de la civilisation martienne. ‘‘L’après-midi suivant, Parkhill se mit à faire du tir à la cible dans l’une des cités mortes, tirant dans les fenêtres de cristal et abattant les pignons des tours fragiles. Le capitaine surprit Parkhill et lui colla un solide direct à la mâchoire.’’ La colonisation de Mars commence alors, lentement d’abord avec les premiers pionniers, mais bientôt beaucoup plus rapidement. Début 2003, c’est le grand nettoyage. Les ossements des Martiens encore présents dans les villes sont retirés, éliminés alors que des enfants jouent parmi ces restes sans savoir ce qu’ils sont. Mars attire alors tous les exclus, les laissés pour compte. En juin 2003, c’est le grand départ des noirs américains. C’est sous le regard plein de haine des blancs qui voient partir ceux qu’ils considèrent encore comme des esclaves que toute la population noire des États-Unis quitte le pays. Et les blancs qui enragent. Qui cueillera le coton ? Qui récoltera les melons ? Que faire de ces cordes neuves dans la remise ? Qui insulter maintenant qu’ils partent ? Ray Bradbury, dans le chapitre À travers les airs décrit sans fioriture l’Amérique raciste des années 50. Les années 2004 et 2005 voient la colonisation se poursuivre. Une nouvelle administration se met en place sur Mars avec son organisation, ses règles, sa bureaucratie. Les anciens noms martiens sont effacés et remplacés par des noms terriens. De nouvelles villes se construisent. C’est aussi l’exportation vers Mars de la censure, des autodafés, de la chasse systématique de toute idée ou culture déviante. ‘‘Ils ont voté une loi. Oh, ce n’était presque rien au début. Un grain de sable de 1950 à 1960. Ils ont commencé par censurer les albums satyriques, puis les romans policiers et bien entendu les films ; d’une façon ou de l’autre, tel ou tel groupe s’en mêlait, sous des prétextes politiques, ou la pression d’associations variées, pour des préjugés religieux… Ensuite les caméras se sont arrêtées, les salles de spectacle se sont éteintes et les presses à imprimer qui inondaient le monde de lecture n’ont plus distillé qu’au compte-goutte une copie insipide et absolument inoffensive.’’ Fin 2005, on parle de quelques Martiens qui seraient encore vivants sur la planète et qui pourraient prendre l’apparence de terriens, mais ce sont surtout les rumeurs de guerre sur Terre qui préoccupent la nouvelle population martienne. La Terre, si lointaine, mais sur laquelle chacun a laissé un proche, une mère, un oncle, un grand-père. Et soudain le message tombe : ‘‘CONTINENT AUSTRALIEN ATOMISÉ, SUITE EXPLOSION PRÉMATURÉE STOCK BOMBES, LOS ANGELES, LONDRES BOMBARDÉES, GUERRE DÉCLARÉE, REVENEZ, REVENEZ, REVENEZ !’’ la porte des étoiles n°44 18
Vous pouvez aussi lire