TRADUIRE LES LIVRES SACRÉS - L'ART DE REFUSER UN CONTRAT - BANQ
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MAGAZINE D’INFORMATION SUR LA LANGUE ET LA COMMUNICATION Numéro 77 • Automne 2002 www.ottiaq.org T R A D U I R E L E S L I V R E S S AC R É S L’A RT D E R E F U S E R U N CO N T R AT Envoi de publication canadienne convention numéro 1537393
2021, avenue Union, bureau 1108 Publié quatre fois l’an par l’Ordre des traducteurs, Montréal (Québec) H3A 2S9 terminologues et interprètes agréés du Québec Tél. : (514) 845-4411, Téléc. : (514) 845-9903 Courriel : circuit@ottiaq.org Nous aimons Site Web : http://www.ottiaq.org vous lire. Vice-présidente, Communications — OTTIAQ Publicité Écrivez-nous Danielle Henripin Jérôme Demers, Agence Tournesol Direction Tél. : (514) 398-9838 (221) Téléc. : (514) 398-9800 pour nous Michel Buttiens Rédactrice en chef Avis aux auteurs : Veuillez envoyer votre article à l’atten- faire part Gloria Kearns tion de Circuit, sous format RTF, sur disquette ou par cour- Rédaction rier électronique. Toute reproduction est interdite sans l’autorisation de l’éditeur et de de vos commentaires. Betty Cohen (Sur le vif), Didier Lafond (Curiosités), Solange l’auteur. La rédaction est responsable du choix des textes publiés, mais Lapierre (Des livres), Benoît Le Blanc (Classe affaires), Marie- les opinions exprimées n’engagent que les auteurs. L’éditeur n’assume Ève Racette (secrétaire du comité), Éric Poirier (Des revues), aucune responsabilité en ce qui concerne les annonces paraissant dans Eve Renaud (Notes et contrenotes), Wallace Schwab (Des Circuit. techniques) © OTTIAQ Dossier Dépôt légal - 4e trimestre 2002 Bibliothèque nationale du Québec Pierre Cloutier Bibliothèque nationale du Canada Ont collaboré à ce numéro ISSN 0821-1876 2021, avenue Union, bureau 1108 André Chouraqui, Robert David, Véronique Décarie, Montréal (Québec) H3A 2S9 Carlos del Burgo, Luc Huard, Margaret Jackson, Tarif d’abonnement Francine Kaufmann, Tania Nicolas, Hart Wiens Membres de l’OTTIAQ : abonnement gratuit Tél. : (514) 845-4411 Non-membres : 35 $ par année (40 $ à l’extérieur du Ca- Direction artistique, éditique, prépresse et impression nada), toutes taxes comprises. Chèque ou mandat-poste à Téléc. : (514) 845-9903 Mardigrafe inc. l’ordre de « Circuit OTTIAQ » (voir adresse ci-dessus). Courriel : circuit@ottiaq.org Site Web : http://www.ottiaq.org Deux fois lauréat du Prix de la meilleure pu- blication nationale en traduction de la Fédé- ration internationale des traducteurs. N E RESTEZ PAS MAGAZINE D’INFORMATION SUR LA LANGUE ET LA COMMUNICATION Numéro 76 • Été 2002 www.ottiaq.org Veuillez m’abonner à Circuit, L E S O U T I LS : N O U V E AU T É S E T E N J E U X L A L E X I CO G R A P H I E D ’ I C I V U E D ’ E U R O P E magazine d’information sur la langue et la communication (un an, 4 numéros : 35 $ toutes taxes comprises, extérieur du Canada : 40 $) Chèque ou mandat à l’ordre de « Circuit OTTIAQ » Envoi de publication canadienne convention numéro 1537393 nom adresse Circuit Circuit • Automne 2002 Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec code postal 2021, avenue Union, bureau 1108 Montréal (Québec) H3A 2S9 Télécopieur : (514) 845-9903 signature date 2
POUR COMMENCER L’ancienne et le nouveau N O 77 AUTOMNE 2002 Michel Buttiens, trad. a. Dossier 5 C’est vraiment une entreprise de longue haleine. Et l’aspect symbolique de la source peut être intimidant. Mais pour ceux Il y a du nouveau à la direction de votre magazine préféré. Comme et celles qui se sont, un jour ou vous l’apprendrez dans la chronique Sur le vif, si vous habitez vrai- l’autre, attelés à la traduction ment une autre planète, Betty Cohen, jusqu’à tout récemment di- partielle ou intégrale de la Bible, l’expérience a été des plus rectrice de Circuit, préside désormais aux destinées de la Fédération internatio- enrichissantes. Dans la foulée de nale des traducteurs. Elle a été élue à ce poste au cours du XVIe congrès statutaire la parution de la Bible Nouvelle Traduction, Circuit s’est adressé mondial de la FIT, tenu à Vancouver au début du mois d’août dernier. Toute l’équipe à quelques spécialistes du de rédaction se joint à moi pour l’en féliciter des plus chaleureusement et pour la domaine, qui parlent de divers aspects d’un projet de remercier d’avoir dirigé le comité avec autant de doigté que de dynamisme depuis traduction d’une telle ampleur. cinq ans. Lorsqu’on a goûté à Circuit, il est bien difficile de s’en détacher cependant (j’en Sur le vif 19 sais quelque chose), de sorte que Betty conservera son poste de chroniqueuse Des nouvelles du congrès de au sein du comité de rédaction. Nul besoin d’ajouter que, par son entremise, nous la FIT ; le français en danger en France ; remise du Mérite serons directement branchés sur les cercles mondiaux de la traduction. OTTIAQ 2002 ; Notes et contrenotes. Et voilà ! L’équipe de rédaction a estimé que mon expérience passée de la di- rection du magazine faisait de moi le candidat idéal pour prendre la relève ; je la Des revues 22 remercie de cette marque de confiance et m’engage à la diriger avec le souci de Des chercheurs mettent au jour l’intérêt des lecteurs dont je crois avoir fait preuve dans un passé pas si lointain. le « gène de la parole » ; la langue catalane et la volonté Dans cette livraison, nous vous proposons un dossier sur la traduction des d’autonomie ; les difficultés à livres sacrés, remarquablement coordonné par Pierre Cloutier. Parmi les textes ras- déterminer si l’emploi d’un mot est canadien ou non. semblés dans ce dossier, tous dus à des experts de grande renommée, nous sommes particulièrement fiers de publier un article signé André Chouraqui, au- teur de fascinantes traductions de la Bible et du Coran. Des livres 24 Un ouvrage terminologique Si vous me permettez un élément de réflexion, à la lecture de ce dossier, je n’ai pour débutants. Les nouveautés. pu m’empêcher de penser qu’à l’instar des traductions réalisées récemment pour le monde du théâtre, on a préféré confier la Nouvelle Traduction de la Bible à des Curiosités 26 binômes d’exégètes et d’écrivains, reconnus pour leur plume et parfois aussi, un Une réflexion sur le mot « pain », peu accessoirement peut-être, pour leur fréquentation de la traduction. Sans doute le premier mot de l’humanité. y a-t-il là pour les langagiers actuels un grand défi à relever, celui de prouver que eux aussi ont l’envergure, la culture et la plume nécessaires pour se lancer, avec Des techniques 27 l’aide d’exégètes, dans l’aventure traductionnelle la plus extraordinaire qui soit. Reverso Expert, Reverso Pro 5 J’imagine déjà saint Jérôme en train de s’en frotter les mains. et Antidote passés en revue. Bonne lecture à tous et à toutes. Classe affaires 30 L’art de dire « non » de façon constructive.
From Scotland with love? date when Gaulish died out in France. Caesar’s campaign (“the Gallic Cette lettre fait écho à l’article « Parlez-vous gaulois ? » War”) in the 1st Century BC was against Celtic societies which were (Circuit, no 76, p. 23) linguistically undisturbed except for some urban bilingualism in the Greek colonies in the South and the Rhone valley. Linguists are uncer- tain about how much Gaulish was spoken in Brittany at the time of the Dear Circuit, colonisation from Britain in the 5th and 6th Centuries. Some French The argument does not surprise me. My Breton friends try to say linguists believe that Gaulish persisted in the Massif Central well into that Breton is Gaulish, which I consider wrong, but of course the colo- the Middle Ages. nial British language would a fortiori be subject to Gaulish substra- About ffroen, etc., it seems very probable. But I am not sure about tum and probably also adstratum influence. I consider the term galleg the forms srokna—“nose” and srenk—“snore”. The latter looks suspi- used in Breton for French very significant, as is the term brezhoneg for cious. Could any reader help? Breton. Two things seemed strange — the date 2nd Century BC for the David Clement extinction of Gaulish in North Italy. Linguists do not agree about the Scotland P R O G R A M M E D ’ A S S U R A N C E P O U R L E S M E M B R E S D E L’ O T T I A Q Profitez ainsi de tarifs de groupe avantageux sur toutes les protections suivantes : Le programme d’assurance de • assurance auto-habitation l’Ordre des traducteurs, termino- • assurance vie, accidents, salaire • assurance médicaments logues et interprètes agréés du • assurance voyage Québec est le seul qui puisse • assurance juridique satisfaire parfaitement vos besoins • assurance des entreprises. d’assurance. Le seul qui vous offre Pour obtenir une soumission gratuite, communiquez sans tarder avec un conseiller de Dale-Parizeau LM. des taux aussi avantageux. Et le seul pour lequel une équipe multi- disciplinaire a été mise sur pied à votre intention. Circuit • Automne 2002 HULL • JONQUIÈRE • MONTRÉAL QUÉBEC (Poitras, Lavigueur) SHERBROOKE (Dunn-Parizeau) À votre service partout au Québec, COMPOSEZ 1 877 807-3756 www.dplm.com 4
DOSSIER TRADUIRE LES LIVRES SACRÉS Traduire les livres sacrés L a diffusion à l’échelle mondiale du judéo-christianisme n’aurait jamais pu être réalisée sans que soit tenu l’impossible pari de la traduction. C’est par elle que tous les peuples sont venus à la sainte montagne qu’est le texte biblique. C’est par elle que les mille hori- zons de l’existence humaine, et notamment l’Amérique, sont devenus an- nonciateurs de Terres promises. Et, il faut bien l’avouer, c’est elle qui a éga- lement peint la face sombre de cette aventure excentrée où croisés en quête d’infidèles, inquisiteurs à la poursuite d’hérétiques et dragons du roi décimant les parpaillots dans les Cévennes tiraient une tout autre cer- titude de ces textes, l’assurance du salut pour soi les portant à occire au- trui. Comme quoi, on est toujours le philistin de quelqu’un… C’est que l’on trouve de tout et son contraire dans cette fresque dé- mesurée, bigarrée et paradoxale comme la vie, dans le lumineux et re- doutable héritage abrahamique qui a constitué le fondement de la spiri- tualité occidentale. Il y a de quoi faire sombrer le Proche-Orient dans l’abîme d’une violence dont celui-ci n’a pas, et de loin, le monopole. Rappelons qu’il y eut aussi, tout récemment, de quoi libérer l’Europe de l’Est du poing d’acier qui l’enferrait depuis un demi-siècle. Constatation qui livre le secret de l’énigme : les éventuels dérapages de cette évolution spirituelle séculaire, les compromis et compromis- sions qu’a inévitablement suscités l’adaptation du message originel aux diverses philosophies, mentalités, langues et cultures le véhiculant au fil de l’histoire n’ont jamais empêché et n’empêchent pas la génération Pierre Cloutier, trad. a. montante de faire table rase du passé pour recommencer à zéro, repartir à neuf et réamorcer l’inépuisable quête d’un sens dont ces textes témoignent et qu’ils inspirent au lecteur de tous les temps et de tous les lieux. Et ici, il n’y a plus, pour ainsi dire, « ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme » car tous sont animés, chacun selon son époque, sa culture et son génie propre par une volonté commune de transfigurer la vie. Comme s’ils étaient captifs d’un champ de force, tous sont convaincus d’œuvrer au contact et à la source de l’océan d’énergie spirituelle dont l’univers est issu, d’être au bénéfice de l’Esprit. Les multiples interprétations du texte au fil des siècles forment-elles une série continue et évolutive ou dis- continue et hétérogène de visions ? Question à laquelle l’histoire des idées n’apporte pas une réponse unanime. Une réalité demeure. Cette gigantesque, amoureuse et industrieuse entreprise de traduction, où science et conscience ont conjugué leurs efforts pour relier des intelligences et des cœurs séparés par le gouffre de plus de deux mille ans d’histoire, pour amener des êtres vivant aux antipodes à communier à des certitudes à tout le moins issues d’un même tronc commun, est la réalisation capitale des praticiens de notre art, des membres de Circuit • Automne 2002 notre profession largement considérée, et constitue l’une de ses contributions les plus marquantes. Elle repré- sente un fait de culture unique dans l’histoire de la spiritualité humaine. Dans ce dossier, Circuit a voulu déga- ger certaines des problématiques qui la sous-tendent. 5
DOSSIER TRADUIRE LES LIVRES SACRÉS Traduire la Bible et le Coran au XXI e siècle Traduire la Bible M a traduction de la Bible est née comme le fruit d’un développement organique : mon milieu natal, en Algérie française, était un carrefour des langues et des un texte d’une langue sémitique à une langue indo- européenne ou du contexte historique de l’âge du bronze à celui de l’ère atomique. cultures française, arabe, espagnole et, pour les Juifs, La complexité de la traduction est telle que les ou le Coran, spécialement dans ma famille, hébreue et araméenne. techniciens ont dû renoncer pour l’instant à la confier c’est s’exposer aux Chacun y vivait sur plusieurs registres culturels. La tra- à des ordinateurs. La course en vue d’inventer les ma- duction y était un exercice naturel, immédiat sans que chines à traduire a abouti à un constat d’échec dont problèmes que pose personne n’ait eu à se poser des questions de problé- voici, me dit-on, un exemple : l’interprétation matique et de méthodologie. Vivre, c’était traduire, pour le jeune et pour l’ancien, pour le savant et pour l’anal- Le technicien livre à l’ordinateur le verset « L’esprit est prompt, mais la chair est faible », et celui-ci rend de tout autre texte. phabète. Mon grand-père a laissé une correspondance l’énoncé en russe comme suit : « Les spiritueux saou- où il ne lui faut pas moins de cinq langues pour s’expri- lent vite, mais la viande est avariée ». Mais en plus de se mer : arabe, français, espagnol, hébreu, araméen. C’est La problématique de la traduction de la Bible et du heurter aux écueils cette expérience ancestrale qui m’a, dès mon adoles- Coran est d’abord celle que pose l’interprétation de cence, livré aux démons de la traduction. tout autre texte. Je suppose connus les problèmes liés propres à son art, Malgré l’accueil favorable réservé à mes premières à l’art de traduire quelque texte que ce soit, dans le traducteur traductions, les choses en seraient restées là sans l’élan, décisif pour moi, que m’a donné mon enracine- quelque langue possible, pour ne traiter ici que des difficultés inhérentes à la traduction de la Bible hé- se trouve ment à Jérusalem : là, j’ai pu reconsidérer, chaque jour braïque et de ses fragments araméens. La traduction de ma vie, les problèmes et les méthodes de la traduc- du Nouveau Testament soulève encore d’autres pro- devant le fossé tion. Je ne dis pas et ne pense pas qu’il suffit de naître blèmes théoriques et pratiques qui devraient faire impressionnant à Aïn-Témouchent et de vivre à Jérusalem pour tra- l’objet d’une autre étude et que je n’aborderai ici que duire la Bible. Je constate simplement que, dans mon de manière allusive. du temps écoulé cas particulier, ces deux facteurs ont certainement et de la différence joué un rôle et un rôle probablement déterminant pour l’entreprise et l’achèvement de mon œuvre. … sauf que… des contextes C’est au sommet de la côte que l’on découvre le La Bible est un texte écrit en hébreu, parfois en mieux le paysage. Après avoir gravi la Bible, de la araméen, dans la deuxième moitié du deuxième millé- culturels. Genèse aux Chroniques et de Matthieu à l’Apocalypse, naire pour ses textes les plus anciens, à la fin du pre- et les 114 sourates du Coran, j’ai devant moi la somme mier millénaire pour ses textes les plus récents. Le tra- accablante de problèmes théoriques et des solutions ducteur français du XXIe siècle doit faire faire à ces techniques que j’ai dû leur apporter empiriquement. textes un bond de deux à trois millénaires dans le Je dis empiriquement parce que la traduction n’est pas temps et un saut, beaucoup plus périlleux, du con- encore une science bien qu’elle ait besoin du secours texte culturel de l’hébreu biblique à celui du français de toutes les sciences du langage et de l’histoire, à moderne. À l’énoncé de ce programme, les sages s’en- commencer par l’archéologie, la sémantique et la lin- fuient, et ne restent dans l’arène que des fous qui guistique. La traduction est encore un artisanat, dans savent être des victimes condamnées d’avance. le meilleur des cas, un art. La Bible est considérée par les Juifs et par les Chré- L’homme moderne sait aller dans le cosmos, mais tiens comme un texte sacré, inspiré sinon dicté par par André Chouraqui il ignore la secrète alchimie qui permet de faire fran- Dieu lui-même. Qu’il le veuille ou non, le traducteur chir à une idée, sans la mutiler, les hermétiques fron- est pris dans le faisceau, toujours éblouissant, parfois tières des langues et des cultures. aveuglant, de cette sacralité. En interprétant le texte de la Bible, il s’en prend à Dieu lui-même. Comme Jacob luttant avec l’ange, il ne peut manquer d’être Une traduction comme une autre… blessé au tressaut de la hanche : ainsi, le texte de Traduire la Bible, traduire le Coran, c’est affronter toute traduction doit-il accepter de se traîner en boi- Circuit • Automne 2002 les problèmes que pose toute traduction de n’importe tant auprès du texte original qu’il prétend refléter, quel texte en n’importe quelle langue. Notons ici sans jamais y réussir totalement. l’extrême rareté des travaux théoriques sur l’art de Ce texte sacré est, par surcroît, le plus ancienne- traduire. Ceux qui existent, à ma connaissance, dé- ment et le plus souvent interprété de tous les livres du laissent presque toujours les problèmes particu- monde. Il a été traduit en 2 000 langues et dialectes, liers qui se posent lorsqu’il s’agit de faire passer et de multiples fois dans chacune de ces langues. Pour 6 E s s a y i s t e , p o è t e e t d ra m a t u rg e , A n d r é C h o u r a q u i a t ra d u i t l a B i b l e e t l e C o ra n . I l v i t à J é r u s a l e m .
ce qui est du français, le seul livre des psaumes a été vanche pour ceux-ci, n’est-il pas vrai, que de donner traduit plus de 2 000 fois. Ces traductions projettent leur nom propre à leur vieil adversaire pour que celui- une ombre géante sur le traducteur moderne, déjà ci puisse se faire entendre en grec ? La structure du vo- ébloui par les feux et la sacralité du Texte lui-même. cabulaire grec des Septante reflète la philosophie Pour tenter de surmonter sa malheureuse condition, il grecque, son dualisme foncier qu’elle introduit résolu- lui faudra faire l’effort nécessaire afin d’échapper à ment dans la Bible : les Septante distinguent, comme l’écrasante emprise des habitudes : les traductions ten- les Grecs, entre l’âme et le corps, entre le temps et dent un voile d’autant plus épais devant le texte que les l’éternité, alors que pour les Hébreux, le nephesh dé- plus célèbres d’entre elles, la Septante, les Targoumims, signe l’être même de l’homme, en lui-même et sans la Vulgate et même la King James Version, ou la Bible de aucune allusion à la division platonicienne âme-corps. Luther sont elles-mêmes nimbées d’une auréole de sa- Le ‘Olam désigne la totalité du réel, espace et temps, cralité qui entoure non seulement la Bible et sa traduc- perçu dans son insondable mystère, sans aucune allu- tion, mais souvent aussi ses traducteurs eux-mêmes. La sion à la distinction temps-éternité ou esprit-matière, lettre d’Aristée affirme que le texte grec des Septante a courante en grec. été dicté par l’esprit de Dieu. Et de fait, pour l’Occident, À ce prix seulement, les Septante permettent à la la traduction des Septante a été décisive pour fixer dans Bible d’être lisible dans toute l’étendue de l’Empire. Elle toutes les langues où elle est traduite, le vocabulaire, le devient le texte qui fait autorité d’autant plus aisément style et parfois les pensées de la Bible. Même lorsqu’il que la langue de la Bible a presque totalement sombré entend réagir contre l’hellénisation de la Bible pour re- dans le naufrage, après l’an 70, de la patrie et du peuple venir à la véritas hebraïca, si chère à son coeur, Jérôme des Hébreux. De fait, les traducteurs de la Bible, dans vit encore sous l’influence des premiers et géniaux tra- les 2 000 langues et dialectes où elle a été traduite, re- ducteurs de la Bible en grec. flètent, tous, la terminologie et les structures mentales des Septante, plus que celles des Hébreux. Un monument grec et non hébraïque Une langue ressuscitée Les Septante n’ont pas été seulement les premiers Le développement des études hébraïques et de traducteurs de la Bible, mais davantage encore : ils l’esprit historique, l’essor de nos connaissances ar- sont les premiers traducteurs de l’histoire universelle. chéologiques, historiques, linguistiques et exégé- Ils avaient à se poser toutes les questions auxquelles tiques ont mis à notre disposition, dans les trois der- le traducteur moderne, 23 siècles après eux, ne sait niers siècles, une somme prodigieuse d’information pas encore comment répondre. Leur œuvre géniale sans cesse accrue. constitue, à n’en pas douter, un monument de la civili- Par surcroît, la résurrection de l’hébreu, redevenu sation humaine ; mais, à n’en pas douter non plus, elle la langue vivante du peuple et de l’État d’Israël, a reflète une époque dont elle déverse les idées, et par- donné aux biblistes qui le parlent quotidiennement fois les préjugés, dans le texte de la Bible. une sensibilité nouvelle à ses structures linguistiques La traduction des Septante est une œuvre résolu- et au poids spécifique de chaque mot et de chaque ment apologétique et résolument syncrétiste. tournure de phrase. Je ne pense pas qu’il suffise de Apologétique, elle est faite pour démontrer aux parler l’hébreu moderne pour traduire la Bible et, à Juifs d’Alexandrie et du monde hellénistique que les bien des égards, il faut se méfier de commettre des Prophètes avaient au moins autant de philosophie que anachronismes, toujours possibles à l’hébraïsant mo- Platon et Artistote. Pour cela, la Bible devait être derne. Mais, pour la première fois, le bibliste n’est coulée dans le moule de la pensée et du style de la plus irrémédiablement condamné à se référer à des Grèce. Les Septante se livrent d’autant plus allègre- dictionnaires, eux-mêmes fabriqués en se référant à ment à cette synthèse que, à leurs yeux, Platon et des traductions ou à des commentaires : il y a désor- Aristote sont des disciples de Moïse. Si Platon et mais l’irremplaçable recours aux valeurs de la langue Aristote ont lu Moïse, il n’est pas étonnant de retrou- vivante ressuscitée. ver dans Moïse les échos de la pensée et de la termi- Au terme du périple que je viens de faire sur la mer nologie philosophique des Grecs. Il est possible d’ob- immense de la Bible, je pense résolument qu’il existe server l’étonnant mariage de Jérusalem et d’Athènes différentes manières de lire, de comprendre et donc, que célèbrent les Septante à Alexandrie. d’interpréter la Bible. Prenons seulement un exemple de cette alchimie. Les rabbins disaient que chaque verset de la Bible À l’époque des Septante, le mot Theos désigne les a 70 sens. Il y a donc aussi 70 manières de la traduire : dieux de l’Olympe et le mot Nomos, la loi de ces dieux. il suffit de lire les traductions modernes de la Bible, Circuit • Automne 2002 Sans hésiter, les rabbins d’Alexandrie s’approprient même celles qui se reflètent scrupuleusement les ces deux termes, les détournent de leur sens originel : unes les autres, pour saisir combien ils avaient raison. dans le grec des Septante, Theos désigne Elohims, Si, bousculant tant d’idées acquises, je propose une Kyrios désigne Adonaï YHWH et Nomos, sa tora. Si 71e lecture de la Bible, il est bien clair que je n’ai pas l’on songe que, en son éternité, l’Elohims du Sinaï la prétention d’inventer une orthodoxie nouvelle rêvait de détrôner les dieux de l’Olympe, quelle re- qui remplace les anciennes mais, tout au plus, de I l l u s t ra t i o n s u t i l i s é e s a ve c p e r m i s s i o n ( w w w. a n d re c h o u ra q u i . c o m ) 7
DOSSIER TRADUIRE LES LIVRES SACRÉS démontrer la nécessité de s’engager en matière de tra- académique. Il est, à ce point de vue, impossible de duction de la Bible sur des voies nouvelles où le texte, continuer à traduire la Bible comme si les prophètes enfin débarrassé de la poussière des siècles, comme avaient tous lu les Romantiques et s’étaient appliqués des a priori théologiques, puisse à nouveau respirer à écrire à la manière de Chateaubriand et de Lamar- de son éternelle jeunesse. tine ou de Victor Hugo. Se libérer des habitudes Le temps des verbes Le premier commandement du traducteur moderne Les Septante, la Vulgate et, à leur exemple, toutes de la Bible, et sans doute celui que j’ai le plus de mal les traductions de la Bible ont attribué aux Hébreux la à respecter, est de se libérer du poids des habitudes conception du temps qu’avaient les Grecs et les acquises. Celles-ci, je l’ai dit, remontent presque Latins : pour ceux-ci, il y a un passé, un présent et un toutes aux Septante, dont l’influence continue, avenir, qui se conjuguent selon les modalités com- 23 siècles après, de nous écraser. plexes du verbe grec ou latin. Prenons l’exemple des noms propres et des noms La conception du temps chez les Hébreux et dans de lieux de la Bible. Les Septante les hellénisent réso- les langues sémitiques est radicalement différente. Le lument : Moshè devient Moïsès, Iéhoshoua’ et Ié- verbe ne décrit pas un temps — passé, présent ou futur shoua’ deviennent Iesou et ainsi de suite. Les Sep- — mais une action accomplie ou inaccomplie. Les lin- tante ne sont pas fâchés de donner une couleur guistes le savent : « le verbe hébraïque est par essence « civilisée » aux noms des héros de la Bible, de les li- intemporel », affirme Petersen. On se heurte constam- bérer des ombres « barbares » du « patois » de ment à la difficulté de faire correspondre la valeur des Canaan ! Mais, compte tenu des habitudes de leur temps — et plus encore, de l’accord des temps de l’hé- temps, pouvaient-ils faire autrement ? Les « Aîn » et breu et du français. Comment, par exemple, traduire les autres gutturales n’existent pas en grec, pas plus des mots aussi simples que Az Yashir Moshè — « Alors que les chuintantes. D’où ces métamorphoses qui (dans le passé) Moshè chantera » ? s’imposent par la suite, même dans les langues qui Les traducteurs ne s’embarrassent pas de ces auraient pu se dégager de l’empreinte hellénistique et nuances quand ils mettent presque tout au passé. Et redonner aux personnages de la Bible leur véritable sans doute n’ont-ils pas entièrement tort puisque, en identité sémitique. C’est ainsi que Iéshoua’ continue fin de compte, nous sommes en présence de deux de se prononcer Jésus en français et ‘Issa en arabe et échelles de valeurs dont les barreaux ne correspon- d’autant de manières différentes qu’il y a de langues. dent pas. Parfois, l’éloignement des sources est tel qu’il est im- J’ai tenté de résoudre le problème insoluble de la possible de découvrir, sous les plâtres, la véritable traduction du temps en recourant souvent au présent identité de l’homme : par exemple, en Angleterre, qui français. Ce temps, très souple et puissamment évoca- soupçonne que James, notre Jacques, désigne tout teur en français, est lui aussi intemporel : la langue de prosaïquement l’hébraïque Ia’aqob ? Et qui soupçon- Racine admet le présent historique, qui décrit au pré- nerait que les Fils de Zébédée sont tout bonnement sent une action passée, et celle de Claudel utilise les Bèn Shabtaï ? aussi le présent prophétique, qui met au présent un Pour ma part, je n’interdirai à personne de conti- événement futur. Si l’accompli doit continuer à se tra- nuer à parler de Moïse, de Jésus ou même de James. duire par le passé, si l’inaccompli peut judicieusement Mais toute traduction scientifique de la Bible a l’évi- correspondre à un futur, ces verbes sous leur forme dent besoin de rompre avec des habitudes injusti- convertie ont à mes yeux valeur de présent et parfois fiables de nos jours, pour accéder enfin au respect du d’impératif. texte et de sa vérité historique. Ce principe s’applique en premier lieu pour le nom de Dieu que j’ai simple- ment transcrit de l’hébreu : YHWH Elohims – sûr, ainsi, Les substantifs de ne pas déformer les significations originelles de ces Là encore, il faut nous arracher, au prix d’un im- noms sacrés. mense effort, aux habitudes acquises. Commençons à La méthode de traduction que j’ai adoptée aspire à le faire pour les mots qui ont été exactement compris deux buts principaux : insérer le texte dans son con- et traduits par les Septante, dans la Vulgate et dans texte historique pour tenter de le comprendre tel qu’il les traductions qui en dérivent plus ou moins directe- l’était par les contemporains du temps où il a été écrit, ment, y compris à la fin du siècle dernier, la Bible du et le traduire de telle manière que, tout en lui gardant Rabbinat français. les caractères originaux de ses structures linguis- Prenons par exemple le mot Malakh. Circuit • Automne 2002 tiques propres, il puisse néanmoins s’insérer dans le Les Septante le traduisent exactement par le terme tissu linguistique du français moderne. À ce point de aggelo que Jérôme et tous les autres traducteurs ren- vue, le traducteur ne doit pas hésiter à mettre en dent par « ange », angel, etc. À l’époque des Septante, œuvre toutes les ressources du français contemporain cette traduction était parfaite : un « ange » était, en tel qu’il est écrit à la suite des récentes évolutions du grec comme en hébreu, le messager d’un homme, langage, non seulement parlé mais poétique et même d’un roi ou d’Elohims. Puis, le sort s’est acharné sur 8
nos malheureux anges, qui ont beaucoup souffert du Homogénéité de la traduction traitement qu’ils ont subi de la part des peintres, des Un mot hébreu doit toujours être traduit, lorsqu’il sculpteurs et plus encore, des théologiens : auréoles, a le même sens, par le même mot français. Le mot ne ailes, allures et postures « angéliques » ont été pla- doit pas être employé pour traduire un autre terme hé- quées sur leur rude réalité hébraïque. Les kéroubîm, braïque. Bien entendu, ce principe doit être compris qui représentaient, dans la conscience des Hébreux, avec souplesse : un mot employé dans le même sens de terrifiants animaux mythiques, sont devenus dans peut être traduit de deux manières différentes s’il ap- le langage courant de doux et attrayants « chéru- partient, par exemple, à deux époques différentes ou bins ». Ces exemples extrêmes montrent bien comment l’un, à un texte en prose et l’autre, à un texte L le langage des traducteurs, obnubilés par le caractère poétique. Mais cela dit, le lecteur français a fonction essentielle sacré de la Bible et de ses traductions, restait figé dans n’aura une idée des structures de la langue du traducteur libéré un vocabulaire qui, dans ses structures essentielles, hébraïque et de la Bible que lorsqu’il pourra n’avait pas changé depuis deux millénaires. Or, les en admirer le reflet dans une traduction qui des habitudes sera ainsi mots ont une vie et changent de sens aujourd’hui plus respecte rigoureusement le principe fonda- d’inventer un langage vite encore que jadis. Il faut donc, pour être exacts, mental d’homogénéité de la traduction. Pour cesser de parler d’« anges » et de « chérubins » pour évident qu’il soit, il faut bien reconnaître qu’il neuf pour traduire plus les désigner sous leur vraie nature de « messagers », est universellement violé. Le record dans l’hé- exactement les termes de « griffons » ou mieux, de kéroubîm. Pour chaque térogénéité de la traduction est sans doute at- hébraïques par des mots qui terme, il faut faire le même exercice critique pour savoir teint par les Septante qui traduisent par un si le mot choisi a ou a encore dans la langue vivante le seul verbe grec, poeïen, (faire), 118 verbes hé- appartiennent au tissu vivant sens qu’on lui prête et qu’il pouvait avoir jadis. braïques différents ! L’homogénéité de la tra- de la langue contemporaine. Cet exercice est d’autant plus difficile que les tra- duction est d’autant plus difficile à obtenir que ducteurs élevés dans le sérail biblique ont facilement la traduction mobilise un plus grand nombre l’illusion de croire que les mots qu’ils utilisent, usés de traducteurs qui travaillent sur une plus jusqu’à la corde pendant des siècles par trop d’usage longue période. L’esprit humain vaut mieux théologique ou littéraire, ont encore pour le bon qu’un ordinateur, mais il n’est pas un ordina- peuple le sens qu’ils ont pour eux. Il faut ainsi scrupu- teur ; d’où les constants flottements des traductions qui leusement peser chaque mot dans les balances du oscillent entre des synonymes pour traduire un même français contemporain pour savoir s’ils ont encore au- mot ou, au contraire, interprètent plusieurs termes hé- jourd’hui leur sens de jadis. braïques par le même mot français. J’ai traduit la Bible seul et dans un laps de temps relativement court pour m’apercevoir, malgré toute la Quelques exemples rigueur observée que, à moi aussi, il m’est arrivé de La fonction essentielle du traducteur libéré des ha- pécher par là. Aussi, prenant le taureau par les cornes bitudes sera ainsi d’inventer un langage neuf pour tra- et la Concordance de Mandelkern, puis celle de Ibn duire plus exactement les termes hébraïques par des Shoshân à pleines mains, j’ai décidé de revoir ma tra- mots qui appartiennent au tissu vivant de la langue duction, non seulement phrase par phrase, mais en contemporaine. Lorsque le mot juste fait défaut, le tra- vérifiant chaque mot dans chacun de ses emplois, ducteur ne devra pas hésiter à le rechercher dans les dans l’ensemble de la Bible, de telle manière qu’au- immenses réserves, le plus souvent inexploitées, de la cune place ne soit laissée à l’inadvertance ou à l’er- langue française. Mon expérience me fait dire que le reur. La dernière étape de mon travail a consisté ainsi mot juste que le traducteur recherche pour exprimer en une révision synchronique et diachronique de l’en- avec exactitude toutes les nuances d’un concept hé- semble de mes traductions. L’énoncé de ces principes braïque existe presque toujours. de traduction peut paraître relativement simple, mais Le mot Bereshit a été traduit par les Septante En je sais par expérience combien leur application est arché (au commencement). Peu après, Aquilas jugeait difficile. En arché inexact et remplaçait justement ce terme par Conscients de l’« impossible possibilité » de la tra- En Kephalaïon (en tête), qui cerne de plus près le duction, nous devons cependant nous efforcer de ré- terme hébraïque. Jérôme, pris entre l’hébreu et les duire le fossé, parfois l’abîme, qui sépare le texte de deux traductions grecques, choisit un moyen terme, In sa version. principio, que les traducteurs français rendent généra- Au troisième millénaire, les pionniers de la renais- lement par « Au commencement ». Or, Bereshit est sance biblique de notre temps devront avoir l’audace un mot très certainement voulu. Employé comme de créer un langage nouveau, des mots neufs, pour substantif, il n’apparaît qu’une seule fois dans toute la traduire les plus anciennes réalités de l’univers intel- Circuit • Automne 2002 Bible. Il fallait trouver un mot qui, en français aussi, lectuel des prophètes et restituer à la Bible, en langue soit un mot voulu et un hapax, comme il l’est en française comme dans les autres langues, les struc- hébreu. L’analyse de Bereshit m’a conduit à former un tures toujours neuves et éblouissantes de son original néologisme — « Entête » — qui peut ainsi couvrir tous hébraïque. les sens de Bereshit dont les siècles n’ont pas épuisé les significations. 9
DOSSIER TRADUIRE LES LIVRES SACRÉS Quand l’Ancien Testament parle hébreu Les traductions grecque et latine Où il apparaît que la traduction Des formules toutes faites de la Bible ont, fait figure d’original Cette histoire heurtée explique que, enracinés chacune en son temps, été Q ue de chemin parcouru depuis une cinquantaine d’années : la floraison des traductions de la Bible dans toutes les langues modernes risque de faire ou- dans l’évolution théologique, idéologique et littéraire de chaque groupe humain, des usages se sont impo- sés dans la traduction et l’interprétation du texte bi- considérées blier les luttes idéologiques qui ont accompagné la conquête du droit des laïcs (surtout catholiques) à blique, par le biais du grec et du latin, voire par des traductions de traductions. Chaque langue possède comme l’original lire et traduire la Bible sans dictats des autorités aujourd’hui des formules toutes faites, des locutions, religieuses. Les premiers chrétiens revendiquaient, des images empruntées à la Bible telle qu’elle s’est de l’œuvre. Il a lisaient et commentaient, comme s’il s’agissait d’un inscrite dans son patrimoine culturel. Et de même fallu attendre 1943 original, la version grecque des Septante (source des qu’un anglophone sera heurté par une formule qui interprétations théologiques des Pères de l’Église et, s’écarte trop gaillardement de l’anglais somptueux de avant de pouvoir aujourd’hui encore Bible des chrétiens d’Orient). De la Authorized King James Version (1611), de même traduire la Bible même, une majorité de chrétiens d’Occident a pu croire durant quinze siècles que l’original de la Bible un francophone sera irrité par une traduction qui lui ferait oublier les sonorités entendues dès l’enfance et catholique de était le latin de la Vulgate, traduction réalisée par qui semblent avoir été proférées en français : « Au saint Jérôme, au IVe siècle, à la demande du pape l’hébreu. On a Damase et devenue version de référence de l’Église au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… » (Genèse I,1), « Vanité des vanités, tout est vanité » (Ec- donc eu droit, VIIIe siècle. Quant aux laïcs, un jeune catholique pou- clésiaste, I,2), « De leurs épées, ils forgeront des socs vait encore penser, en 1930, n’être pas « autorisé » à de charrue et de leurs lances des serpettes ; un peuple au fil du temps, lire la Bible, « livre protestant, placé à l’Index » ne lèvera plus l’épée contre l’autre et l’on n’apprendra à différentes (témoignage du père Duployé cité par Dominique plus l’art de la guerre (Isaïe II, 4). » Barrios, Naissance de la méthode critique, Cerf, 1992, Dans le cas de la Bible, on a souvent l’impression interprétations du p. 140). que c’est « la traduction qui fait foi », et non l’original. texte par le biais Il est vrai que dans l’Église romaine, le recours à des filtres placés entre le lecteur et le texte de la Mais imaginerait-on des siècles d’exégèses littéraires sur l’œuvre de Shakespeare conduites sur des traduc- de traductions Bible n’avait fait que s’intensifier avec l’invention de tions françaises, biaisées par les préjugés nourris l’imprimerie en 1450 (qui permit une large diffusion contre la « Perfide Albion » ? Prendrait-on au sérieux de traductions. du Livre) et en réaction à la Réforme qui légitimait la des générations de chercheurs analysant l’art de lecture de la Bible par tous les fidèles. Peu après que Racine dans ses tragédies classiques en alexandrins, à Luther eût commencé à traduire la Bible en allemand, travers leur transposition — par exemple — dans le en 1520, en partant des originaux hébraïques et système iambique du théâtre romantique russe ? grecs, complétés par le latin, le Concile de Trente, Pourtant, quel scandale s’il fallait corriger tous les réuni entre 1545 et 1553 rappelait que « la vieille édi- tableaux, toutes les œuvres qui présentent la nudité tion de la Vulgate, approuvée dans l’église par le d’Adam et Ève voilée de feuilles de vigne alors que long usage de tant de siècles, doit être tenue pour l’original hébreu parle de feuilles de figuier (aley authentique dans les leçons publiques et les explica- te’eina, Genèse III,7) ou le front de Moïse orné de pe- tions, et personne ne doit avoir l’audace de la rejeter tites cornes (en hébreu : kéren : une corne, mais aussi sous aucun prétexte ». Qui plus est, l’Index romain kéren : un rayon) parce qu’en redescendant du Mont du Concile de Trente précisait en 1564 que « les Sinaï avec les Tables d’Alliance, son visage rayonnait bibles en langue vulgaire ne peuvent être imprimées (karan or panav, Exode XXXIV, 29-30). Quel étonne- par Francine Kaufmann ou possédées sans autorisation du Saint-Office ». ment pour beaucoup d’apprendre que le fruit défendu Certes, ces restrictions n’empêchèrent pas les tra- n’était pas une pomme, que la Genèse ne précise pas ductions catholiques de se multiplier. Mais il faudra la nature de l’arbre de la connaissance du bien et du attendre l’encyclique Divino Affluante Spiritu, en mal (Genèse III, peut-être un cédratier d’après la tradi- 1943, pour que la papauté remette en cause le mono- tion juive) et que le concept de « péché originel » n’ap- Circuit • Automne 2002 pole de la Vulgate latine et favorise la traduction paraît pas dans le texte. Quelle contrariété de devoir, dans toutes les langues, permettant la traduction de peut-être, renoncer à l’image si frappante de « la voix bibles catholiques de l’hébreu, surtout à partir de qui crie dans le désert » (Isaïe XL, 3) parce qu’une lec- Vatican II. À cette date, bien des simples fidèles igno- ture malencontreuse de la Septante a omis une césure, raient encore que l’« Ancien Testament » était un pourtant appelée par le contexte : « Une voix crie : texte hébreu. “Dans le désert, frayez la route de l’Éternel, dans la 10 F r a n c i n e K a u f m a n n e s t p ro f e s s e u re t i t u l a i re a u D é p a r t e m e n t d e t ra d u c t i o n , i n t e r p r é t a t i o n e t t ra d u c t o l o g i e à l ’ U n i ve r s i t é B a r- I l a n , à Ra m a t - G a n , e n I s ra ë l .
steppe, nivelez un sentier pour notre Dieu”. » Par d’introduire une souplesse d’interprétation que n’au- contre, aujourd’hui que le black est beautiful, quel torise pas la forme figée de l’Écriture qui, sacralisée, soulagement de pouvoir redonner sa valeur courante devient immuable, invariable. de coordination au « ve » du verset : Ch’hora ani Le Mikra désigne au sens strict le Pentateuque, ve-nava : « je suis noire et belle » (Cantique des Can- (les Cinq livres de Moïse), plus couramment appelé la tiques I, 5) et non plus d’y sentir une concession « Je Torah. Traduit par Nomos (la Loi) dans le grec des Sep- suis noire, mais je suis belle ». Enfin, en hommage au tante, le mot Torah (« instruction »), est dérivé du féminisme triomphant, quelle satisfaction de savoir verbe le-horot, qui signifie « instruire » au sens d’en- que si Ève a été formée à partir d’une tsèla, ce subs- seigner (moreh = maître, enseignant, guide, instruc- tantif traduit généralement par « côte » signifie tout teur) et au sens de « prescrire » (horaa = une ordon- autant un « côté », un « pan », un « versant », ce qui nance, une instruction). C’est ainsi que dans le Mikra étaye les interprétations traditionnelles d’un Adam à une même torah (règle) doit s’appliquer à l’indigène et deux faces, originellement androgyne avant d’avoir à l’étranger pour la consommation du Sacrifice pascal été sexuellement différencié (évolution plus valori- à la Sortie d’Égypte (Exode XII, 49), mais l’enfant est sante que l’opération de « charcuterie » induite par la invité par le livre des Proverbes (VI, 20) à suivre les re- traduction tsèla = « côte »). commandations de son père et la torah (l’enseigne- ment) de sa mère. La tradition juive distingue d’ailleurs la Torah chè-bikhtav (l’enseignement con- Des remises en cause servé dans l’écrit) de la Torah chè-bealpé (l’enseigne- Le retour à l’hébreu permet donc de faire place ment transmis oralement). nette pour relire le texte biblique avec un regard neuf. Tous deux comportent une partie prescriptive (la Mais il remet en cause, également, certains dogmes Halakha ou « marche à suivre », de la racine HLKH, bien établis. Ainsi la traduction de alma « la jeune marcher) et une partie narrative, (la Aggada ou femme » d’Isaïe VII,14 (Bible du Rabbinat) par la « récit »). Si donc la Torah se présente parfois comme « Vierge » des bibles chrétiennes (« vierge » se disant un code de règles de comportement envers Dieu et betoula dans la bible hébraïque). envers les hommes, elle comprend aussi de larges Dans la seconde partie de cet article, je voudrais passages « historiques », sapientiaux et poétiques. donc aborder quelques exemples qui témoignent, à Mais le choix du mot « Loi » pour traduire Torah travers le vocabulaire théologique, de l’intensité de la n’est pas indifférent. Le christianisme ancien a voulu polémique religieuse qui aboutit à la séparation du convaincre ses adeptes que le judaïsme privilégiait la christianisme d’avec le judaïsme, aux premiers siècles « lettre », la rigueur, la pratique rituelle, plutôt que de l’ère chrétienne. Je n’envisagerai que la relation « l’esprit », l’amour, la charité. On retrouve ce parti hébreu/français, rendant compte des habitudes tra- pris dans la traduction par « Tables de la loi » et « Dix ductologiques de transfert en français de concepts, à commandements », des locutions lou’hot ha-berith l’origine hébraïques. (littéralement les « tables de l’Alliance », Deutéro- nome IX, 9, 11,15) et asséreth ha-devarim (« Déca- logue », littéralement en grec comme en hébreu Petit lexique d’un divorce biblique : « les dix paroles », Exode XXXIV,28 ; Deuté- « Bible » (du pluriel latin Biblia, lui-même dérivé ronome IV, 13 et X, 4), formule devenue asséreth ha- du grec Biblion) signifie les « Livres », appelés encore dibroth, au féminin, dans l’hébreu de la Michna). « Écrits Saints » ou « Les Écritures ». Cette préémi- Ces concepts hébraïques ont été transformés en nence accordée à l’écrit contredit la dénomination hé- insistant sur le caractère prescriptif de la « loi » braïque : Mikra (de la racine KRH, « lire à voix haute », juive. De même le Tanakh (sigle hébraïque composé « crier », « appeler », racine que l’on retrouve dans des initiales de Torah , Neviïm (les Prophètes) et l’arabe Coran), et qui reflète l’usage hébraïque de Ketouvim (les Écrits) devient l’« Ancien Testament » transmission orale de la Bible juive, par la lecture pu- du christianisme. blique ou l’enseignement de maître à élève. La « tradi- « Testament », en français, calque l’ancienne ver- tion » (massoreth) de lecture, ou massorah, « trans- sion latine de la Bible, qui utilise testamentum pour mission », conserve le secret de la vocalisation, de la traduire le grec des Septante, diatheke (clause, dispo- ponctuation, des accents toniques, et du découpage sition, notamment testamentaire). C’est ainsi que les des versets, aboutissant au VIIIe siècle à la fixation du Septante traduisent indifféremment le mot hébreu texte « massorétique » de la Torah hébraïque. La tradi- Brith (« alliance », « pacte ») mais aussi le mot êdout tion ésotérique, ou Kabbalah (KBL, « recevoir ») est (« témoignage »), souvent employés comme syno- également transmise de maître à élève, comme la nymes dans le Pentateuque (tables, arche, ou sanc- Circuit • Automne 2002 somme des enseignements rabbiniques anciens (le tuaire d’alliance ou du témoignage). En français, le Talmud, de LMD, « étudier », « apprendre », dévelop- choix s’est porté sur « Ancien » et « Nouveau Testa- pement de la Michna, CHNH signifiant « répéter » pour ment » au lieu d’« Ancienne » et « Nouvelle Alliance ». mieux mémoriser). Tout cela n’est pas indifférent Quoi qu’il en soit, cette terminologie transpose la doc- puisque la transmission orale personnalisée et adap- trine biblique de la substitution du fils cadet à l’aîné. tée à chaque époque et à chaque milieu permet Mais cette fois, c’est Israël, le peuple juif, qui est 11
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