Le Dieu football Ses origines, ses rites, ses symboles - Philippe VILLEMUS
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Philippe VILLEMUS Le Dieu football Ses origines, ses rites, ses symboles © Groupe Eyrolles, 2006 ISBN : 2-7081-3466-3
CHAPITRE 2. Les origines… « Quand les mouettes suivent les chalutiers, c’est qu’elles savent que les sardines seront jetées à la mer. » Éric CANTONA © Groupe Eyrolles
30 Le Dieu football AVEC UN CRÂNE ? Dès le début de l’histoire de l’humanité, les hommes ont dû jouer. Pour être plus précis, en remontant à l’aube des temps, le jeu débuta sans doute quand les premiers humains commencè- rent à se transformer de chasseurs-cueilleurs en paysans-agricul- teurs. Le temps des loisirs devint un élément de la vie quotidienne. Les jeux et les activités récréatives, individuels ou collectifs, apparurent dans une société où jusqu’alors les indivi- dus et les groupes étaient seulement préoccupés par la quête de nourriture, la protection contre les éléments et les ennemis, et l’affirmation de leur supériorité sur la nature. Se jeter les uns les autres un os, un fruit ou un morceau de bois devait faire partie de ces jeux primitifs. Les hommes préhisto- riques avaient sans doute essayé de se passer des pierres, et probablement des pierres plutôt sphériques. Dans les sociétés traditionnelles, toutes les activités sont marquées par les rites et le sacré. Nous verrons que les jeux de balle originels n’échappent pas à cette règle, en étant adroitement associés à des rituels reli- gieux. À Kingston-on-Thames, en Angleterre, on raconte une histoire tenace. Au XIe siècle, les Saxons vainquirent les Vikings qui venaient de débarquer et allaient envahir le bourg. Le chef viking eut la tête coupée par les vainqueurs. Les seigneurs saxons, selon la légende, poussèrent sa tête à coups de pieds dans les rues du village, comme un vulgaire ballon de foot. Bien avant cette triste histoire, dès que l’homme se tint sur ses deux jambes, on a dû jouer avec un crâne humain, d’abord avec les mains, ensuite avec les pieds. Livingstone, dans un de ses récits de voyages africains, décrit un groupe d’indigènes qui jouent avec une tête à un jeu de balle au pied, après avoir décapité une victime innocente 1. En © Groupe Eyrolles 1. Jean Arramendy, op. cit.
Les origines… 31 Inde, on jouait au « ballon » avec la tête d’un buffle qu’on jetait par-dessus le brasier des morts ; ces jeux indous de « tête » ensan- glantée faisaient peut-être allusion au soleil de l’aurore, un ballon rouge qui est projeté par les dieux au-dessus de la Lune et des étoiles assassinées ! En tout cas, l’étrange fascination des hommes pour les jeux de balle remonte à la nuit des temps. Car les marques sont flagran- tes et les historiens formels : dans toutes les civilisations, depuis que les hommes jouent, on a joué au « ballon », sous tous les cieux. Des traces de jeux de balle collectifs remontent à la plus haute Antiquité, en Asie, en Égypte, en Assyrie, en Grèce et à Rome. Parfois, l’utilisation principale de la balle était un exercice athlétique individuel, une démonstration de l’aptitude de la per- sonne à l’équilibre. Bien que la balle ne fût pas toujours poussée sur le sol ou dans l’arène sportive, ce type d’activité est bien le prédécesseur du football moderne, et pas seulement dans le bas- sin méditerranéen. La maîtrise de la balle avec les pieds est sans doute apparue très tôt comme un art difficile qui exigeait une habileté très spéciale. On n’a aucune raison de penser que le fait de jouer le ballon du pied est une forme secondaire dégénérée du jeu de balle, « plus naturel », à la main. Remontons donc un peu dans le temps. LE TSU CHU DE L’EMPIRE DU MILIEU Le premier témoignage de l’histoire du jeu de balle au pied nous provient de l’empire chinois des Shang, près de 2 000 ans avant J.-C. La dynastie des Shang s’étend d’environ 1 800 à 1 100 avant J.-C. Son histoire nous est connue par les fouilles archéolo- giques de 1927 et 1950 qui ont mis à jour de nombreuses tombes royales et d’importantes inscriptions. Les Shang connaissaient © Groupe Eyrolles déjà l’écriture. Même si aucun texte « littéraire » ne nous est par- venu, des pictogrammes, des idéogrammes et des phonogram- mes, creusés sur des os ou des carapaces de tortue, attestent cette première écriture chinoise. La légende attribue à l’empereur
32 Le Dieu football mythique Huang-Ti1, vers 2 500 avant J.-C., l’invention d’un jeu de balle. Cette pratique faisait partie de l’entraînement militaire. La balle était ronde et en cuir de porc ou de chien. Elle devait être lancée au-delà de deux bâtons plantés. Les autres traces avérées du football en Chine remontent à la période de 200 avant J.-C. Le livre des Han (Han Shu) retrace l’his- toire de la première partie de la dynastie des Han (206 av. J.-C., 220 apr. J.-C.). Cet ouvrage a enregistré les faits et gestes des empe- reurs et parle d’un jeu de balle au pied. Pour les militaires chinois, cette activité au pied s’appelait tsu chu. Littéralement tsu chu signi- fie « frapper la balle avec le pied » (tsu voulant dire « frapper du pied » et chu désignant la balle). Les scribes de la dynastie des Han nous apprennent que le ballon était fait de cuir rembourré de cheveux et de plumes. La balle devait être poussée avec les pieds et projetée dans un filet d’environ quarante centimètres, fixé à des bambous. Les joueurs pouvaient aussi utiliser la poitrine, le dos ou les épaules. Un poème attribué à Li Yu (136-50 av. J.-C.) décrit le jeu ainsi : « La balle est ronde, Le terrain carré pareil à l’image du ciel et de la terre. La balle vole au-dessus de nous comme le soleil Tandis que deux équipes se font face. » On notera l’analogie cosmique. Sous le règne de l’empereur Chengti, les soldats chinois jouaient au tsu chu en l’honneur de son anniversaire. Les vainqueurs devenaient rapidement des héros nationaux. On punissait les vaincus à coups de lanières. Le jeu devait donc être extrêmement violent et demandait une habileté diabolique pour faire passer la balle dans un filet de quarante cen- timètres de diamètre, situé parfois à plus de neuf mètres de hauteur © Groupe Eyrolles 1. Né en 2704 avant Jésus-Christ, il introduisit en Chine les maisons en bois, les bateaux, l’arc et la flèche, le char, l’écriture et les pièces de monnaie. C’est un héros, patron des alchimistes, des médecins et des devins, et un saint patron du taoïsme.
Les origines… 33 entre deux bambous. Un manuel de guerre de la dynastie des Han fait état de l’entraînement au tsu chu, où toutes les parties du corps, sauf les mains, étaient autorisées pour marquer. On a retrouvé de vieux poèmes chinois qui célèbrent l’adresse et la force d’un de ces Zidane de l’époque, Chang-Fu, qui pouvait envoyer le ballon à la hauteur d’une pagode. D’autres poètes mettent en lumière l’habi- leté technique de Wang Ch’San. Les Chinois de l’Antiquité avaient déjà leur Pelé et leur Ronaldo ! Rien ne permet de dire si le jeu de balle au pied était une forme dégénérée du jeu de balle à la main. Au contraire, on peut penser que l’adresse au pied, bien plus difficile que la dextérité, avait une valeur en soi chez les Chinois. De la Chine au Japon, il n’y a qu’un pas, ou plutôt qu’une mer… LE KEMARI JAPONAIS Il y a plus de 2 500 ans, les Japonais pratiquaient aussi un jeu de balle au pied : le kemari. Cette activité était bien distincte du tsu chu chinois, puisque c’était un divertissement plus « paisible », et non pas un entraînement militaire suivi de punition. Les joueurs pratiquaient le kemari avec beaucoup de courtoisie. La balle était en bambou recouverte de cuir. Pour y jouer, les princes et les courtisans, vêtus de costumes tradi- tionnels, se réunissaient dans une cour ou un terrain bien délimité. L’objectif était de ne pas laisser tomber la sphère d’environ vingt centimètres de diamètre, à terre. Pour y parve- nir on pouvait utiliser la tête, le genou ou le pied. Ce jeu, hau- tement symbolique, n’avait pas la violence du voisin chinois. Il était joué par huit personnes, au plus. Le terrain de jeu s’appelait le kikutsubo ; il était de taille rectangulaire avec un © Groupe Eyrolles arbre planté à chaque coin (la version classique présentait qua- tre arbres différents : un érable, un pin, un cerisier et un saule pleureur). Les Japonais avaient même leur jargon kemari : quand il frappait la balle, le joueur criait ariyara ! (« Allons-
34 Le Dieu football y ! ») Et quand il la passait à un autre joueur ari ! (« Ici ! »). C’étaient les équivalents, en quelque sorte, des « la passe ! », « ici ! » ou « devant ! » des footballeurs d’aujourd’hui. La période d’or du kemari s’étala entre le Xe et le XVIe siècle. Le jeu se répandit dans les classes populaires et devint source d’ins- piration pour les poètes et les auteurs. Une anecdote japonaise rapporte qu’un empereur et son équipe maintinrent la balle en l’air avec plus de mille coups de pied. Les poètes contemporains écrivirent que la balle « semblait suspendue en l’air, accrochée au ciel »1. Après cet exploit, la balle fut retirée2 et ennobli par l’em- pereur lui-même ! Vers le XIIIe ou XIVe siècle, une tenue officielle fut dessinée et les joueurs de kemari portèrent des costumes aux couleurs vives et aux longues manches proches du hitatare3. Kôrin Ogata, peintre japonais du XVIIe siècle, a peint, vers 1701, un tableau à l’encre qui représente Hotei, l’un des sept dieux du bonheur, jouant à la balle au pied. Le kemari était alors très honoré à l’époque des Heian4. La peinture, très simple, met l’emphase sur une succes- sion de cercles autour du ballon, haut dans les airs. Le joueur a la tête et les épaules arrondies, et un gros ventre. Il a posé son sac à terre pour être plus libre de ses mouvements. Au musée de la FIFA, une estampe japonaise représente d’ailleurs des kemari japonais, en costume traditionnel, s’adonnant à cet ancêtre du football, dans une enceinte bien délimitée. Enfin, il y a des traces suggérant que les joueurs de kemari japonais et de tsu chu chinois 1. Cité par Tachibana Naruse dans le Kokon chomon shû (recueil de chroniques fameuses du Japon). 2. Dans la NBA, la ligue professionnelle de basket américain, on retire et on suspend les maillots des joueurs vedettes, comme celui de Michael Jordan © Groupe Eyrolles aux Bulls de Chicago. 3. Costume militaire de la période Heian. 4. L’époque des Heian (794-1192) symbolise généralement l’épanouissement d’une culture japonaise originale.
Les origines… 35 s’affrontèrent en 50 avant J.-C. Ce fut, sans aucun doute, la pre- mière rencontre internationale de football, qui dut se dérouler dans une ambiance fascinante ! Le kemari est toujours pratiqué aujourd’hui par les Japonais qui veulent préserver les traditions anciennes. Il faut aussi signaler, au Japon, le jeu de balle qui se déroule tous les ans, le 3 janvier, dans la ville de Fukuoka, devant le temple shintoïste Hakozaki. D’après un mythe, « deux sphères mystérieuses furent retrouvées flot- tant sur les eaux près de ce temple et recueillies par des dévots. Tandis que la sphère “femelle” veille du haut de l’édifice, la sphère “mâle” est livrée ce jour-là aux fidèles qui doivent la ramener au prêtre, lequel la rendra à sa compagne »1. La balle est en bois et les joueurs, vêtus d’un pagne, luttent, parfois brutalement comme à la soule, pour s’approcher du but. Le jeu de Hakozaki est un hommage à la fécondité qui exclut toute idée de sacrifice. La sphère « femelle » représente la lune, symbole féminin par excellence, et le ballon « mâle », le Soleil. Les gagnants, à défaut des primes mirobolantes versées aux footballeurs vedettes d’aujourd’hui, obtiennent du bonheur pour toute l’année ! LES JEUX DE BALLE ÉGYPTIENS ET ASSYRIENS Les Assyriens et les Égyptiens ont, eux aussi, pratiqué des jeux de balle. On a retrouvé, à Beni Hassan, en Haute Égypte, des pein- tures représentant des scènes de jeux de ballon. De nombreuses tombes de l’époque pharaonique contenaient des balles. Henri Garcia, dans La fabuleuse histoire du rugby2, cite Frédéric Dillaye : « À Thèbes, dans des tombeaux égyptiens, on a trouvé des balles de son recouvertes de peau, et absolument faites comme les nôtres. » À Beni Hassan, la frise égyptienne représente plutôt des jongleries avec les mains et un jeu appelé la « balle cavalière », où des per- © Groupe Eyrolles sonnages juchés sur le dos de deux autres personnes se lancent 1. Jean Arramendy dans Le jeu, la balle et nous, op. cit. 2. Henri Garcia, La fabuleuse histoire du rugby, Minerva, 2001.
36 Le Dieu football alternativement des balles. Quand le cavalier, monté sur le dos de son équipier, ratait la balle, il devenait cheval ou âne à son tour ; les Romains le pratiquaient aussi : selon Julius Pollux1, le vain- queur était proclamé roi, le vaincu, âne. Mais dans cette région d’Égypte, on a également trouvé une balle pleine, faite de feuilles de palmier, et une autre remplie de son et revêtue d’un cuir cousu avec de la ficelle, ce qui laisse à penser qu’elles étaient poussées avec les pieds. Les reliques remonteraient à 2 500 ans avant J.-C., durant l’époque de Baquet III. Le man- que d’information sur ces activités et leurs règles empêche d’en faire l’ancêtre direct du football. D’après certains historiens, les ballons remplis de graines, enrobés de linges coloriés, étaient envoyés avec les pieds dans les champs, durant les rituels de la fer- tilité en Ancienne Égypte. Pour un meilleur rebond, sans doute, les balles étaient aussi faites de boyaux de chats attachés en forme de sphère, et entourées de cuir ou de peau d’antilope. En ce qui concerne les Assyriens, on sait qu’ils jouaient eux aussi à des jeux de boules. Peut-on imaginer que les jeux de balle furent introduits en Crète, puis en Grèce, par l’Égypte, qui avait des rapports réguliers avec les marchands phéniciens et crétois ? L’EPISKYROS GREC Les traces les plus précises du football historique remontent à l’Antiquité grecque. En visitant le siège de la FIFA, à Zurich, on peut admirer, dans la salle d’accueil, une sculpture offerte par la Grèce à l’occasion de sa qualification à la phase finale de la Coupe du monde 1994 aux États-Unis. Il s’agit d’une reproduc- tion d’un bas-relief en marbre de 450 avant J.-C., dont l’original est au musée national d’archéologie d’Athènes. Il fut trouvé au Pirée, en 1836. La stèle représente un athlète nu jonglant avec © Groupe Eyrolles 1. Julius Pollux (150-200 av. J.-C.) est un grammairien d’origine égyptienne et précepteur de l’empereur Commode. Il est l’auteur du Onomasticon.
Les origines… 37 une balle sur sa cuisse, et se privant volontairement de ses mains devant un enfant. Il lui enseigne sans doute cette technique de jonglage avec les membres inférieurs. La balle est clairement gonflée et peut rebondir ; ce n’est pas une balle pleine. Le garçon en face de lui, en porte aussi une, plus petite, dans un sac. Les Grecs, en fait, jouaient à plusieurs jeux de balle : certains avec les mains, d’autres avec les pieds ou avec des instruments. Le rugby, le cricket, le handball et le football se réclament tous de ces sports hellénistiques. Au musée national d’Athènes, on peut observer un bas-relief montrant des athlètes grecs prati- quant une sorte de « hockey sur gazon » avec des crosses. Ce jeu avait sûrement été importé d’Égypte, où les jeux de crosses exis- taient déjà. Dans le même musée, on peut voir plusieurs vases montrant des joueurs pratiquant un jeu de balle très similaire à celui dépeint dans la fresque égyptienne de Beni Hassan. Des joueurs juchés sur le dos de leurs camarades s’envoient une balle. Ce jeu, la « balle cavalière », est toujours pratiqué dans certaines provinces grecques. Un sculpteur anonyme a représenté, sur un bas-relief daté d’environ 500 avant J.-C. et conservé au musée national d’Athènes, six jeunes gens en train de jouer à la balle, tous debout dans des attitudes différentes. À Corinthe, dans un antique atelier métallurgique, on a trouvé une céramique exposant deux hommes jouant à un ersatz de base-ball. Un personnage manie une batte, tandis que l’autre tient la balle dans les mains1 ; il ne leur manque que la casquette et le costume finement rayé pour ressembler à des baseballers de New York ! Au Metropolitan Museum of Art de New York, on peut voir un vase grec antique montrant deux garçons en train de jouer à une sorte de « cricket », ce sport anglais par excellence. Un joueur, à gauche, lance une balle vers un « piquet », tandis que l’autre athlète, à droite, se prépare à la rattraper, au cas où © Groupe Eyrolles elle manquerait son but. Toujours au Met, on trouve un vase sur 1. Les Égyptiens, eux aussi, pratiquaient un jeu avec des battes.
38 Le Dieu football lequel figure une partie qui ressemble à un match de « cricket » entre quatre joueurs ; plus loin un autre vase montre des fem- mes, cette fois, jouant aussi au « cricket », avec des gestes d’un flegme tout britannique pour l’époque. Le peintre d’Érétrie, Phidias, entre 430 et 415 avant J.-C., décora des coupes et des poteries dont les Grecs faisaient grand usage dans les gynécées1. Parmi les scènes familiales et galantes, il dessina des jeunes femmes, légèrement vêtues, jouant à la balle. L’érotisme, sous une forme discrète, faisait son apparition dans l’art grec ! Homère évoque déjà un jeu de balle pratiqué par les Phéaciens, peuple mentionné dans L’Odyssée. L’île de Phéacie, où Nausicaa accueillit Ulysse, est identifiée à Corcyre, aujourd’hui Corfou. Dans le chant VI, il décrit Nausicaa, la fille du roi Alkinoos, jouant à la balle avec ses compagnes. La balle tombe dans l’eau d’un ruisseau, près de la plage, où Ulysse a échoué. Plus tard, dans le chant VIII de L’Odyssée, Homère écrit : « Alors Alkinoos fit danser seuls ses deux fils, Halios et Laodamas, avec qui nul ne rivalisait. Ils prirent à deux mains un ballon brillant ; l’un le lança jusqu’aux sombres nuées en se renversant en arrière ; l’autre sautant en l’air le recevant au vol avec souplesse. Après avoir dansé en ligne droite avec le ballon, ils dansèrent sur la terre nourricière en chassés- croisés rapides, les autres gens, debout dans l’arène, battaient la cadence, un bruit formidable s’ensuivait. » Hérodote, le célèbre historien grec, a aussi décrit des jeux de balle qui se pratiquaient en Attique et dans le Péloponnèse, dès le Ve siècle. Les jeux de balle étaient sans doute utilisés comme technique d’entraînement en plein air (sfairodromion) ou en salle (sfairiste- rion). Plus tard, le terrain fut appelé « palestre » et devint popu- laire comme enceinte pour les lutteurs. Le jeu episkyros, aussi © Groupe Eyrolles appelé ephebike, fut pratiqué en Grèce dès 800 avant J.-C. Une 1. Les appartements des femmes.
Les origines… 39 de ces règles essentielles était qu’on pouvait utiliser les mains, ce qui suggère une plus grande relation avec le rugby. Cependant, beaucoup de caractéristiques de l’episkyros étaient similaires au football, en particulier les dimensions du terrain et la composi- tion des équipes à douze contre douze. Il était surtout joué à Sparte, et les joueurs se disputaient une vessie de bœuf gonflée, enveloppée dans un linge. L’écrivain Julius Pollux fait une des- cription assez précise de ce loisir dans son Onomasticon1 : « L’episkyros porte également les noms d’ephebike ou d’épicène. On trace à la craie entre les deux camps une ligne ; on pose la balle dessus. On trace ensuite deux autres lignes derrière chaque camp. Le premier camp lance la balle au-dessus de l’autre qui doit essayer de l’arrêter et de la relancer, sans franchir la ligne du milieu. Le jeu se termine quand un camp est bouté hors de la ligne de fond. » Était-ce une version antique du football, du rugby ou du handball ? Tous les jeux grecs de balle, au pied ou à la main, se rapprochent de nos sports modernes. L’apporrhaxis était un jeu de « balle au bond », ancêtre du basket-ball. L’uranie (d’Uranus, père de Saturne et personnification du Ciel), ou « balle céleste », consistait à lancer le ballon le plus haut possible afin qu’en retombant il échappe au receveur. Les Grecs anciens n’étaient pas à court d’imagination ! Le jeu le plus proche du football actuel était l’hasparton, aussi appelé pheninde 2 (ce qui est paradoxal puisque hasparton est le mot grec qui désigne handball et non pas football). Un historien grec, Athénée, en fait un récit pittoresque dans Le banquet des Sophistes3, au IIIe siècle après J.-C. : « Ayant pris la balle, il se plaisait à faire la passe à l’un tout en évitant l’autre ; il la faisait 1. C’est un dictionnaire de termes et noms grecs, un brin désorganisé, qui © Groupe Eyrolles contient de nombreux récits et anecdotes sur l’ancien monde. 2. Le mot pheninde vient peut-être de aphieni qui veut dire « balle ». 3. Ce recueil de curiosités conserve aussi des citations de 1 500 ouvrages perdus !
40 Le Dieu football manquer à celui-ci, déséquilibrant celui-là et tout cela avec des bruits sonores : Je l’ai ! Balle longue ! Passe à côté ! Passe au- dessus ! En bas ! En haut ! Balle courte ! Passe derrière ! » Plus de 2 000 ans ont passé, mais le vocabulaire footballistique est resté le même. Toujours au musée national d’Athènes, décidément un trésor pour les exégètes du foot, on peut observer un bas-relief mon- trant des athlètes grecs jouant à la pheninde. Un joueur, sur la gauche, va lancer une balle ; les joueurs adverses sont alignés et se préparent à l’attraper ou à la renvoyer. Faisant partie de l’entraînement militaire, la pheninde était assurément violente et il devait y avoir de nombreux blessés. Les Grecs modernes ont gardé cette passion intacte pour les jeux de balle (football et bas- ket-ball, en particulier) qui leur a fait remporter, à la surprise générale, le championnat d’Europe des nations de football au Portugal, en 20041. Sans doute s’étaient-ils inspirés de la motiva- tion collective des guerriers de la pheninde. L’episkyros et la pheninde grecs traversèrent les siècles et survécu- rent aux invasions barbares, dont celle des Romains. L’HASPARTUM ROMAIN Rome s’est beaucoup inspirée du monde grec sur les plans artis- tique, religieux et politique. Rien d’étonnant à ce que l’on retrouve l’episkyros et l’hasparton dans l’ancienne Italie, dans une variante différente appelée haspartum, qui signifie en latin « le jeu à la petite balle ». La balle, en effet, était plus petite (environ 18 centimètres de diamètre) et plus dure. Le terrain était un rectangle délimité, © Groupe Eyrolles séparé par une ligne centrale. Les pieds étaient bien sûrs utilisés. La solidité du ballon est attestée par un récit de Cicéron qui a 1. La Grèce a aussi remporté le championnat d’Europe de basket en 2005.
Les origines… 41 raconté le cas d’un homme tué en recevant un ballon en pleine tête, alors qu’il se faisait raser chez un barbier ! Les garnements qui brisent les carreaux des fenêtres en jouant au ballon sont donc bien pardonnables ! Dans l’haspartum, pratiqué par les légionnaires, le but était d’amener la balle dans le camp adverse. Pour fabriquer leurs ballons ou leurs balles, les Romains, comme les Égyptiens ou les Grecs, utilisaient plusieurs techniques selon le jeu de balle pratiqué. À la différence d’autres peuples, ils ne connaissaient pas le caoutchouc ou la gomme arabique. Certai- nes balles, dures (en bois), rebondissaient peu. On a retrouvé des balles faites de cheveux et de linges cousus ensemble dans les tombes égyptiennes datant de la période romaine. Pour fabri- quer des « balles rebondissantes », les Romains utilisaient soit des vessies de porc ou de bœuf gonflées et recouvertes de la peau de l’animal, soit des intestins et des boyaux de chat hachés en forme de sphère et recouverts de cuir ou de peau, soit des épon- ges enveloppées dans des tissus ou enrobées de corde. En Tur- quie et en Égypte, on utilisait encore jusqu’à la fin du XXe siècle, dans certains villages, la technique des éponges comprimées par des cordes pour former une sphère, et ensuite protégées par un linge pour faire des balles. Une mosaïque d’Ostie représente un ballon d’haspartum gonflé dans un gymnase. Une fresque d’une catacombe, à Rome, datant du Ier siècle après J.-C., montre des joueurs lançant la balle en l’air. En revanche, on ne sait pas si les célébrissimes Jeune femmes en bikini de Piazza Armerina en Sicile (première partie du e IV siècle après J.-C.), qui s’exercent à diverses activités sportives, dont les jeux de balle, jouaient à l’haspartum. Car loin d’être un sport romantique, où s’ébattraient ces jolies donzelles en bikini, tout droit sorties de chez Christian Dior, l’haspartum romain © Groupe Eyrolles était extrêmement violent. Il ressemblait plus à une bataille ran- gée qu’à un jeu. Pratiqué par les militaires pour l’entraînement, on peut y voir l’origine de la tactique au football, avec une atta- que, un milieu de terrain et une défense.
42 Le Dieu football Pétrone1 (66 av. J.-C., 44 apr. J.-C.) évoque l’haspartum dans le Satiricon2. Encolpe et Ascylte, les deux héros principaux, s’éga- rent, dans les premiers épisodes, aux thermes publics. On y voit Trimalchion (dont le nom aux racines sémitiques suggère l’idée de « puissant roi ») jouer à la balle dans un costume grotesque que n’aurait sans doute pas renié Federico Fellini. Le football, déjà, avait ses détracteurs de talent ! Galien3, le médecin de Marc Aurèle, vante ainsi, au IIe siècle après J.-C., l’haspartum : « La supériorité du jeu de balle sur tous les autres sports n’a jamais été suffisamment mise en lumière par les auteurs qui m’ont précédé […]. Je dis que les meilleurs de tous les sports sont ceux qui non seulement font travailler le corps, mais sont de nature à amuser. » Il y avait aussi, heureusement, déjà des intellectuels thuriféraires du football ! Une règle importante de l’haspartum stipulait que seul le joueur en possession de la balle pouvait être empoigné, plaqué ou taclé. Cette restriction, majeure par rapport aux autres jeux de balle anti- ques, contribua au développement des passes et des combinaisons plus complexes. Les joueurs développèrent ainsi des rôles spécifi- ques et créèrent des stratégies et des tactiques plus élaborées. L’haspartum resta populaire pendant près de 700 ans. Jules César, qui y joua sans doute lui aussi, utilisa ce sport pour entretenir la force physique de ses soldats. La propagation de l’haspartum à travers l’Europe se fit donc par les armées romaines. Les légion- naires exportèrent le jeu en Gaule, puis en Grande-Bretagne, où 1. Ce célèbre auteur classique fut compromis dans une conspiration et il s’ouvrit les veines. 2. Ce roman réaliste, mêlé de prose et de vers, dépeint les vagabondages d’un jeune libertin sous Néron. 3. Il développa la théorie des contraires, contraria contrariis curantur, fréquem- © Groupe Eyrolles ment citée aujourd’hui. Il avait hélas tendance à expliquer les maladies par l’influence exercée par les quatre éléments (air, terre, eau, feu) et les quatre qualités physiques (chaud, froid, humide, sec) sur les quatre humeurs (sang, bile, pituite, atrabile).
Les origines… 43 pourtant des jeux de balle moins sophistiqués (pas de terrain tracé, pas de règles spéciales) existaient déjà. On a trouvé des preuves de rencontres organisées entre des légionnaires romains et des habitants des îles britanniques ; en 276 après J.-C., une de ces rencontres « internationales » fut officiellement remportée par les Bretons, d’après des documents. À partir de cette date, l’Angleterre, de passion en interdiction, transformera peu à peu l’haspartum, qui va décliner sous sa forme originelle ; c’était quand même le sport de l’envahisseur ! Sous la forte influence des jeux d’origine celte, le « football anglais » se développera à partir d’autres racines. Nous y reviendrons. LA BALLE CHEZ LES HÉBREUX Les anciens Hébreux jouaient-ils à la balle au pied ? Il est difficile de répondre avec certitude car les témoignages sur les jeux hébraïques de l’Antiquité sont rares. Mais on peut penser que les Hébreux, comme d’autres peuples du Moyen-Orient, au contact des Égyptiens en particulier, connaissaient les jeux de balle. En outre, dans l’Ecclésiaste, à propos du prophète Isaïe, on trouve cette phrase : « Voici que Yahvé te lancera comme une balle sur la vaste Terre. » Un peu plus loin, on peut y lire : « Les paroles des sages de la Bible sont comme le jeu de balle des fillettes. De même que la balle est lancée d’une main, rattrapée par une autre qui la renvoie à son tour, de même Moïse reçut la Torah sur le Sinaï et la transmit à Josué, lequel la passa aux Anciens, ceux-ci aux Prophètes… »1 Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui Israël par- tage avec les Palestiniens la même passion pour le football… POK-A-TOK ET TLACHTLI MÉSO-AMÉRICAINS © Groupe Eyrolles L’habileté des Sud-Américains et leur aptitude quasi innée à jon- gler avec le ballon sur toutes les parties du corps n’ont-elles pas 1. Jean Arramendy, op. cit.
44 Le Dieu football été héritées de l’adresse des premiers joueurs de balle méso- américains ? En effet, aux époques les plus reculées, dès 3 000 ans avant J.-C., presque toutes les civilisations précolombiennes ont pratiqué des jeux de balle. Selon les historiens, ces jeux de balle ou de pelote avaient une fonction rituelle pour les Mokaya (littéralement le « peuple du maïs »). La première civilisation de Méso-Amérique, les Olmèques (dont le nom signifie « peuple du caoutchouc ») légua aux autres peuples la statuaire et l’architecture monumentales, l’astronomie, la computation du temps, l’arithmétique, les premières tentatives d’écriture (au moyen des glyphes) et… les jeux de balle. Ces jeux de balle, sans doute inventés donc par les Olmèques, furent pratiqués aussi bien sur l’Altiplano que chez les Mayas, bien avant l’intrusion des Toltèques au Yucatan. C’est ainsi qu’on trouve des jeux de balle à Copán (Honduras), Toniña (Chiapas), Uxmal et d’autres cités de l’époque classique. Sur les sites mayas du Guatemala, les Indiens Cakchiquel pratiquaient les jeux de balle. Les Incas, au Pérou, pratiquaient aussi un jeu de balle. En Amérique du Nord, des jeux de même nature étaient pratiqués dans les régions du sud-ouest des actuels États-Unis. Entre 950 et 250 avant J.-C., les Mayas adoptèrent le pok-a-tok. Les Aztèques développèrent, eux, leur propre version, le tlachtli. Les Mayas pratiquaient donc le pok-a-tok. Le terrain de jeu le plus ancien connu, découvert à Paso de la Amada, au Mexique, date- rait de 1 600 avant J.-C. Le terrain mesurait environ 80 mètres de long entre deux murs ou deux rangées de gradins. Le terrain de Chichen Itza, le plus grand du monde maya, mesure 140 mètres sur 35 mètres. Le jeu de balle de Chichen Itza, d’époque post- classique ou maya-oltèque, est décoré de reliefs remarquablement bien conservés qui nous permettent d’obtenir quelques indica- © Groupe Eyrolles tions sur l’équipement des joueurs. On sait qu’ils portaient des genouillères, une protection à la ceinture et aux coudes. Aujour- d’hui, nos joueurs portent bien des protège-tibias ! Ces reliefs ne nous éclairent évidemment pas sur l’identité du personnage
Les origines… 45 sacrifié avec un couteau d’obsidienne tenu par le protagoniste sur- vivant. S’agit-il du capitaine vaincu ? Ce meurtre rituel n’est peut- être que l’illustration d’un mythe, sans projection dans la réalité, où sont associés les thèmes du sacrifice par décollation, du serpent et de l’essor de la végétation. Le nombre de joueurs au sein des deux équipes variait selon les régions. Sur les murs, on trouvait deux anneaux de pierre, dans lequel il fallait faire passer une balle de caoutchouc, de 18 à 50 cm de diamètre, et qui pouvait peser près d’un kilo. L’objectif était non seulement de faire passer le ballon dans le cercle mais aussi de le garder toujours en mouvement. L’usage des mains était interdit, et seules étaient autorisées les « articulations » : genoux, coudes, talons. Marquer devait être très difficile car le marcador était parfois situé à près de 9 mètres du sol1. Un « but » sonnait souvent la fin de la partie. Le pok-a-tok faisait partie intégrante de la vie sociale, religieuse et politique des Mayas. Seuls les meilleurs athlètes, dirigés par les seuls prêtres, pouvaient pratiquer cette combinaison de football, basket-ball et volley-ball. Les nombreux vestiges de terrain de pok-a-tok, ainsi que les innombrables stèles ou statuettes décou- vertes sur les sites mayas démontrent l’importance de la fonction rituelle de ce jeu. Les Totonaques furent un important groupe indigène établi dans la région du golfe du Mexique. Dès 500 après J.-C., les habitants de la côte construisaient des maisons avec des sommets en tumu- lus pour se protéger des inondations et connaissaient déjà le jeu de balle. Celui-ci prendra toute son importance à l’époque dite 1. La cité maya d’Uxmal, dans la péninsule du Yucatan, est la plus importante des cités Puuc. Le site d’Uxmal contient un terrain de jeu de balle de 34 mètres de long sur 10 mètres de large environ. La forme de ce terrain est © Groupe Eyrolles typique des stades mayas. Dans les sites mayas, l’anneau est parfois rem- placé par une ronde-bosse, elle aussi appelée marcador. Le jeu de pelote de Copán, au Honduras, n’a que 26 mètres de long, mais il paraît beaucoup plus large par suite de la forte inclinaison en arrière des deux banquettes.
46 Le Dieu football classique (300-900 apr. J.-C.), et donnera naissance aux créa- tions artistiques les plus spectaculaires de cette civilisation : les « jougs », « haches » et « palmes », sculptés dans la pierre, qui sont associés au jeu de balle, ce jeu ayant lui-même une valeur mythique et cosmologique. Les joueurs étaient superbement vêtus pour les rencontres et portaient de nombreuses protections. Le capitaine de l’équipe vaincue était ensuite décapité. De nos jours, c’est plutôt la tête des entraîneurs que l’on coupe après les défaites ! D’autres inter- prétations des stèles où l’on voit des serpents et des fleurs sortir des gerbes de sang du cou de la victime affirment que ce sacrifice n’est qu’une métaphore. Les serpents symboliseraient la fertilité de la Terre : il serait le sang vital de l’homme qui retourne à la terre. Nous en reparlerons. Les Aztèques, l’autre civilisation brillante de la Méso-Amérique, pratiquaient le tlachtli (du mot tlachco, qui désignait le terrain proprement dit). Tlachtli signifie « jeu de balle » en langue nahuatl, toujours parlée dans certaines contrées du Chiapas ou du Guatemala. Le tlachtli a été très bien décrit par les conquista- dors espagnols, dès 1590 après J.-C. Dans la plupart des sites précolombiens aztèques, il y a un terrain de jeu de balle. Le plan général, comme le pok-a-tok, est partout à peu près le même : un court long, entre deux murs parallèles, quelquefois complété par des courts transversaux, le tout en forme de I. Cette place de jeu était attenante au temple du Soleil. À partir de 900 ans après J.-C., l’objectif était d’envoyer la balle dans l’anneau. Au milieu des murs se trouvait en effet, de chaque côté, l’« anneau but » en pierre1. 1. Sur le site de Tula, aux environs de Mexico, le terrain de jeu de ballon avait une forme de T dont les branches verticales étaient opposées. Long de © Groupe Eyrolles 67 mètres et large de 12 mètres, il était limité de chaque côté par des murs précédés d’une banquette (pour les remplaçants, les entraîneurs-prêtres ou les seigneurs ?). Il était orné de reliefs figurant des joueurs de pelote, richement vêtus, de hiéroglyphes de la planète Vénus et de porte-étendards.
Les origines… 47 Ce jeu de balle rituel (appelé aussi ollama, de olla qui veut dire « sang » ou « sève », le latex) était un jeu réservé aux nobles, sou- vent accompagné de lourds paris. Les joueurs devaient jeter la balle à travers l’anneau placé verticalement chez les Toltèques et les Aztèques, obliquement ou horizontalement chez les Mayas, Totonaques et Zapotèques : allez savoir pourquoi ? La balle était en caoutchouc1, très compacte et très lourde. Les joueurs devaient la réceptionner, semble-t-il, sur les articulations (coudes, hanches, genoux, cheville) ou avec la tête, les épaules et peut-être les pieds. Très violentes, les rencontres causaient souvent des blessures gra- ves et, occasionnellement, des accidents mortels. En réalité, les jeux de balle allaient peut-être des simples jeux récréatifs jusqu’à des compétitions à gros enjeux durant lesquelles les capitaines des équipes perdantes étaient décapités, tandis que les vain- queurs étaient élevés au rang de héros. Du temps des Olmèques, les rois étaient dépeints en joueurs de balle, portant des armures de cuir. Il y avait sans doute des armures pour les guerriers et d’autres pour les athlètes. Mais dans les temps anciens, la dis- tinction entre un grand joueur, un grand guerrier et un grand chef, n’était pas si… grande ! Les Espagnols interdirent le tlachtli, non seulement parce qu’il déchaînait les passions, qui poussaient certains nobles à miser leur fortune ou même leur liberté sur le sort d’une partie, mais aussi parce qu’il s’agissait d’un rite païen évoquant le mouve- ment de l’astre solaire. Le tlachtli, dont la signification mythique et religieuse est complexe, est encore pratiqué dans certaines 1. Le caoutchouc est un des secrets les mieux gardés de la Méso-Amérique. La gomme naturelle est faite à partir de plusieurs plantes qui poussent sous les climats chauds et humides. Bien sûr, les Aztèques fabriquaient d’autres produits en caoutchouc que les balles : des bottes, des imperméables, des © Groupe Eyrolles bouteilles, etc. Le caoutchouc servait aussi de monnaie d’échange. Caout- chouc vient de caa qui veut dire « bois » et o chu qui signifie « qui pleure » ; caoutchouc signifie donc littéralement « bois qui pleure ». Le liquide laiteux, ou latex, qui s’écoule de l’entaille de l’hévéa se solidifie à l’air et devient foncé.
48 Le Dieu football régions isolées du Mexique, notamment dans le Nayarit, par cer- taines ethnies autochtones des Amériques. Elles jouent aussi à un autre jeu avec une balle tressée de feuilles de maïs, dans lequel les joueurs ne peuvent utiliser que leurs mains. Il faut enfin signaler que les Indiens des Caraïbes, les Arawaks et les Karibs, pratiquaient également des jeux de balle similaires au tlachtli. Il s’appelait batey chez les Taïnos des Grandes Antilles. À la suite de son premier voyage aux « Indes occidentales » (en 1492, faut-il le rappeler), Christophe Colomb visita, en 1496, l’île d’His- paniola (Haïti et Saint-Domingue actuels), où il vit des gens jouer avec une balle de caoutchouc naturel et fut étonné du rebond de la balle. Les chroniqueurs, Las Casas1 pour Hispaniola et pour Cuba, Mendès pour la Jamaïque, et Angleria pour les Bahamas, ont tous laissé des témoignages du jeu de balle de la mer des Caraïbes. LES JEUX DE BALLE INDIENS EN AMÉRIQUE DU NORD En Amérique du Nord, les Indiens ont aussi pratiqué des jeux de balle. Le plus connu s’appelait pasuchuakohowog, qui signifie « ils se rassemblent pour jouer à la balle avec le pied ». Il se pratiquait encore au début du XVIIe siècle sur des plages ou d’immenses ter- rains. Près de mille personnes participaient aux pasuchuako- howog, jeu rude et dangereux. Beaucoup de joueurs quittaient le terrain avec les os brisés et des blessures graves. C’était en réalité plus un combat guerrier entre 500 combattants de chaque côté qu’un simple jeu. Les joueurs, sans doute pour se protéger des vengeances d’après match, se masquaient avec des peintures de guerre et des ornements. Le terrain faisait souvent plus d’un kilomètre de long, avec les buts à chaque extrémité. Les parties duraient plusieurs heures et s’étalaient parfois sur plusieurs © Groupe Eyrolles 1. Bartolomé de Las Casas (1474-1566), missionnaire catalan, nous a laissé Historia de los Indias et surtout Brévisima Relación de la destrucción de los Indias, traité promis à une immense diffusion en Europe.
Les origines… 49 jours. Ce jeu est aussi appelé « petit frère de la guerre » et devait servir à régler les disputes entre tribus indiennes1. À la fin de la rencontre, un immense festin clôturait les festivités, d’où l’importance des déguisements ! Au sud-ouest des États-Unis, les Indiens Hopis, et au nord du Mexique, les Tarahumaras (qui signifie « coureurs à pied ») prati- quaient un jeu de course à la balle, chaque année au moment des semailles. La balle était taillée dans du bois dur et frappée avec le dessus du pied nu, ce qui nécessitait un long entraînement et une grande résistance aux chocs ! Les Indiens, paraît-il, pour se forti- fier les pieds, les trempaient dans du thé au cèdre ! Plus tard, ils utilisèrent des balles de caoutchouc, faites de lanières élastiques enroulées autour d’un noyau sphérique en bois. Chaque équipe, de cinq à six joueurs, courait parallèlement à l’autre en poussant le ballon sur d’énormes distances (de 30 à 60 kilomètres). Les joueurs de la même équipe se relayaient pour frapper la sphère. Ce jeu, pratiqué lors des semailles, comme les jeux de ballon japonais, était avant toute une prière à la fécondité.2 Chez les Indiens Choctaw (au sud-est des États-Unis), les parties de jeu de balle durent de l’aube jusqu’au crépuscule : c’est le Soleil qui revient pour combattre. La balle est en mousse couverte de cuir. Les buts sont deux perches reliées par une traverse. Pour les Indiens Algonquins, « ce jeu de balle a été inventé par le dieu du Soleil dont le frère avait été tué par le dieu des Ténèbres. »3 Selon Claude Lévi-Strauss4, les Indiens Algonquins jouent à la balle en opposant les vivants et les morts lors des rites d’adoption car « gagner au jeu c’est “tuer” ». Au Japon, comme on l’a vu, le jeu de Hakozaki était aussi un hommage à la fécondité. Le tournoi 1. Des jeux de balle avec des bâtons (sorte de « crosse »), appelés kapucha toli, « jeu de balle avec un bâton » (sorte de hockey sur gazon), ont été pratiqués © Groupe Eyrolles par les Creek et les Cherokees. 2. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962. 3. D’après Jean Arramendy, op. cit. 4. Idem.
50 Le Dieu football officiel des Choctaw du Mississipi se tient à la mi-juillet, chaque année ; il se joue avec des équipes de trente à quarante joueurs, en quatre périodes de quinze minutes, sur un terrain d’environ cent mètres. Chaque communauté Choctaw envoie au moins une équipe, et des milliers de spectateurs assistent aux matchs. … ET AILLEURS Rappelons aussi que les Esquimaux pratiquaient le asqaqtuk en Alaska. Dans ce « football sur glace », il fallait pousser avec le pied, sur d’immenses terrains aussi, une lourde balle de cuir remplie de mousse, de poils de caribous et de lichens. Des habitants des îles du Pacifique (dont les Maoris) disputaient des matchs en utilisant des ballons fabriqués avec des vessies de cochon gonflées et frappées avec les pieds et les mains. En Indonésie, Malaisie et Thaïlande, on pratique le très populaire sepaktakraw, un jeu avec une balle de bambou tressé d’une quin- zaine de centimètres et qui se joue avec les membres inférieurs. Le sepaktakraw (littéralement « balle tressée au pied ») est un sport culte et roi dans toute l’Asie du Sud-Est. C’est à la fois un passe- temps favori du peuple, une tradition ancestrale et une discipline professionnelle de très haut niveau, née au Siam, au XIe siècle. Dans ses récits de voyage, Marco Polo mentionne ce jeu pratiqué dans les campagnes où les villageois se passent une balle en rotin avec les pieds. Mélange entre le football et le volley-ball, il était aussi prati- qué dès le XVe siècle par les indigènes malais. Chaque pays du Sud- Est asiatique utilise son propre nom pour désigner ce sport : sipa aux Philippines, ching loong en Birmanie, kator au Laos et rago en Indonésie. C’est de très loin le sport national en Malaisie. En Australie, les aborigènes pratiquaient depuis des millénaires © Groupe Eyrolles un jeu de balle appelé Marn-Grook qui veut dire « jeu de balle », en dialecte Gunditjmara, une peuplade du sud-est de l’Australie. Après ce tour du monde il nous faut revenir en Europe.
Les origines… 51 LE MOB FUTE BALLE EN GRANDE-BRETAGNE Les Anglais, donc, après le passage des légions romaines dévelop- pèrent des compétences déjà acquises pour le jeu de ballon, sous l’influence des jeux d’origine celte comme le hurling to goals de Cornouailles ou le knappan du Pays de Galles. Ces jeux étaient très populaires auprès des populations celtes et certains, comme le hurling, sont encore pratiqués aujourd’hui, en Cornouailles et en Irlande. Le jeu de ballon commença à se répandre en Angleterre sous le nom générique de mob football (« football du peuple »). Au e XI siècle, il s’appelait à l’origine fute balle, foote balle ou encore foeth-ball, ou simplement football. Les parties, nous allons le voir, étaient très rugueuses et plusieurs édits tentèrent d’interdire ces rites, parfois « sanguinaires ». Il existait, bien sûr, plusieurs variantes de ces jeux de ballon. La première, appelée hurling at goal (« lancer au but »), était pratiquée sur des terrains de taille réduite par des équipes de 30 à 50 footballeurs. L’objectif était de « dribbler » (dribble veut dire « pousser » en anglais) la balle de cuir vers le but adverse. La seconde variante, hurling in the country (« lancer dans la campagne »), était réellement une bataille sanglante dans les champs entre deux villages. Elle était pratiquée lors des fêtes, en particulier en juin pour célébrer le retour de l’été et surtout du soleil. La partie s’arrêtait lorsqu’une des deux équipes avait trans- porté la balle dans le camp ennemi par tous les moyens nécessaires. La première description du football en Angleterre a été faite par Sir Fitz Stephen (1174-1183), qui a relaté les activités des jeunes lon- doniens pendant le festival annuel de Shrove Tuesday (l’équivalent de mardi gras) : « Après déjeuner tous les jeunes de la cité sortaient dans les champs pour participer aux jeux de balle. Les élèves de chaque école avaient leur propre balle ; les ouvriers des ateliers portaient aussi © Groupe Eyrolles leur balle. Les citoyens âgés, les pères et les riches arrivaient à cheval pour regarder leurs cadets s’affronter, et pour revivre leur propre jeu- nesse par procuration : on pouvait voir leur passion s’extérioriser tandis qu’ils regardaient le spectacle ; ils étaient captivés par les ébats des ado-
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