Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde

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                 Les syndicats
                 entre vents et
                          marées
Bruno Devoghel

                 18          imagine 114 - mars / avril 2016
Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde
A la veille des élections sociales fixées du 9 au 22 mai, les temps sont durs pour les
syndicats. Confrontés à un gouvernement fédéral hostile, dénigrés dans les médias
et dans l’opinion, traversés par des tensions internes, ils font face. Mais que
pèsent exactement les organisations syndicales en Belgique ? Sont-elles encore en
mesure d’influencer les décisions politiques ? Quel avenir pour cet indispensable
contre-pouvoir ? Imagine a mené l’enquête.
Une enquête d’Hugues Dorzée – Photos : Bruno Devoghel (sauf mention contraire)

«L
              utter ou subir, il faut choisir » : l’immense calicot af-                Les mois passent, et face à « ce gouvernement de la rupture et à
              fiché ce matin-là à l’entrée de la gare de Liège est                     la solde du patronat », dixit Jean-François Tamellini, secrétaire
              éloquent. Ce 6 janvier, une large majorité des che-                      fédéral FGTB, les syndicats peinent à faire entendre leur voix.
minots… francophones ont choisi leur camp : ce sera celui de                           Ils ont pour eux le poids du nombre (3,488 millions d’affiliés
la « lutte ». La grève menée en front commun par la CGSP et la                         en 2014, selon les derniers chiffres obtenus par Imagine), une
CSC est d’ailleurs un succès : pas un train ne circule. « Non, le                      présence massive dans les entreprises et dans les organes
syndicat n’est pas mort ! », proclame Thierry Moers, secrétaire                        d’avis (Onem, Inami, CNT…), des relais politiques au sein de
permanent CGSP. « Le gouvernement veut casser la solidarité,                           chaque pilier (socialiste, chrétien, libéral), un énorme travail
nous affaiblir et imposer une concertation de façade ? Nous ne                         de terrain, mais cela ne suffit pas ou plus.
céderons pas ! », ajoute Marc Eyen, permanent régional à la                            Les syndicats sont désormais attaqués de toutes parts : par la
CSC-Transcom.                                                                          NV-A, le MR et l’Open VLD, dans les médias, sur les réseaux
Mais derrière les mines réjouies, l’heure est aussi aux doutes                         sociaux. En interne, ça bouillonne : tensions entre le Nord et le
et aux critiques : « Depuis l’automne 2014, peste Frédéric Gillot,                     Sud, entre la base et l’appareil, entre les centrales ouvrières et
ex-délégué FGTB chez ArcelorMittal et député wallon PTB                                les employés, entre les tenants d’un syndicalisme « de combat »
venu soutenir les camarades, on n’a rien engrangé. On manque                           ou « de négociation »… Et de plus en plus de voix s’élèvent pour
d’une vision globale, d’un objectif commun. Il faut repartir de la                     dénoncer les échecs sur le fond (la vision et la force de proposi-
base et relancer le combat. »                                                          tion), comme sur la forme (la communication et l’image).
Avec une série d’actions fin octobre, 110 000 personnes dans                           « Les militants sont à la fois déboussolés et sans perspectives »,
les rues le 6 novembre, une grève générale le 15 décembre, la                          résume un cadre CGSP. « On traverse une grosse crise de
fin d’année 2014 fut effectivement synonyme de succès pour                             confiance », reconnaît un permanent CGSLB. « C’est une pé-
les trois organisations (FGTB, CSC, CGSLB). « Ce sont les at-                          riode difficile, admet Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de
tentats contre Charlie Hebdo survenus dans la foulée (le 7 jan-                        la CSC. Mais c’est aussi une opportunité à saisir pour avancer. »
vier) qui ont clairement sauvé le gouvernement Michel », analyse                       Avec, d’un côté, la bureaucratie, les luttes d’influence et
Paul Lootens, président sortant de la Centrale générale FGTB.                          d’egos, et de l’autre, d’immenses défis pour faire face aux
Jusque-là, on avait un mouvement massif, déterminé, une opinion                        nouvelles réalités économiques (globalisation, évolution
publique à nos côtés, et soudain tout a basculé. On est entré dans                     du monde du travail…), voici les syndicats au pied du mur.
une logique d’unité nationale et d’obsession sécuritaire. »                            Contraints de faire leur autocritique ou de se réinventer. Pour
Dans la foulée, la FGTB rejette l’accord social du Groupe des                          demeurer, plus que jamais, ce contre-pouvoir indispensable
10, la CSC l’approuve à une courte majorité (52 %), la CGSLB                           de notre démocratie. — H.Do.
suit. Le front commun se lézarde. La mobilisation retombe
alors comme un soufflé.

« Une grosse crise de confiance »
Saut d’index, allongement des carrières, réforme fiscale, ex-

                                                                                 Le making-off
clusions du chômage… « Le gouvernement est passé en force
partout et on ne nous écoute plus », se désole Mario Coppens,
président du syndicat libéral. « Jusqu’ici, on était dans un
cadre clair, historique, celui de la concertation sociale, dénonce
Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE. Ils ont dé-
sormais changé les règles : c’est comme si on jouait encore aux
                                                                                 P  our réaliser cette enquête, nous avons recueilli l’avis de
                                                                                    23 permanents, délégués et militants syndicaux au sein des trois
                                                                                 organisations, ainsi que celui de 16 autres témoins qui ont souhaité
échecs et qu’ils étaient passés au karaté ! » Ce fameux « mo-                    rester anonymes. Nous avons interviewé 6 experts universitaires,
dèle belge » qui, comme le rappelle Carl Devos, politologue                      3 acteurs issus de la société civile, et obtenu nombre d’informations
à l’Université de Gand, a apporté depuis des décennies « la                      auprès de différentes sources publiques (Onem, ministères, Banque-
prospérité et la stabilité », a désormais du plomb dans l’aile.                  Carrefour des entreprises…). —

imagine 114 - mars / avril 2016                                                                                                                      19
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Un contre-pouvoir
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enquête

                                 légitime et une large base
1.
Qui sont leurs
                                                                     1,021 million en Flandre). Ceux-ci     la Flandre orientale (158 919) et Anvers (154 753).
                                                                      sont en majorité des « actifs »       Concernant la part d’affiliés « actifs » et « inac-
                                                                      (67 %), avec une part de cotisants    tifs », la FGTB n’a pas été en mesure de nous

affiliés ?
                                                                     « non actifs » (chômeurs, invalides,   transmettre ces données. « C’est géré au niveau
                                                                   prépensionnés) qui grandit année         des centrales », nous précise sa porte-parole.
                                                             après année (33 % en 2014).                    Malgré nos demandes répétées auprès des
                                                        La CSC est organisée en dix centrales, mais trois   6 centrales, seule la Centrale générale nous a

E
      n Belgique, il n’existe pas de statistiques       forment à elles seules la moitié du contingent :    transmis l’information : en 2014, elle enregistrait
      officielles. Rien de suspect en soi : « L’adhé-   la centrale flamande des employés (LBC-NVK,         41 % de non-actifs et 59 % d’actifs.
      sion à un syndicat est une démarche d’ordre       322 989 membres), la CSC bâtiment-industrie-        A la CGSLB, enfin, on a comptabilisé en 2014
privé, dont les autorités n’ont pas à avoir connais-    énergie (270 801) et la CSC alimentation et         un total de 293 952 affiliés pour l’ensemble du
sance », rappelle Jean Faniel, directeur du Crisp.      services (268 388).                                 syndicat libéral. « Environ 35 % d’entre eux ne
Mais les organisations syndicales sont plutôt           La deuxième organisation du pays, c’est la          sont pas des travailleurs actifs », nous indique
avares en la matière, à l’exception de la CSC qui       FGTB. Qui, pour l’année 2014, revendique            son secrétaire national, Olivier Valentin, sans
est la plus transparente des trois.                     1,547 million d’affiliés (100 000 de moins que la   nous donner davantage de précisions.
Selon les dernières données disponibles qu’Ima-         CSC). Près de 50 % (731 384) sont flamands et       Une frilosité statistique qui cache aussi la réalité
gine a pu se procurer, on totalisait 3,488 millions     dépendent donc de la Vlaams ABVV.                   à laquelle les syndicats doivent désormais
de syndiqués fin 2014. Ce taux de syndicalisa-          Deux centrales réunissent la moitié des affilia-    faire face, avec une base militante en pleine
tion figure parmi les plus élevés d’Europe (+ de        tions : la Centrale générale (16 sections,          mutation (moins de travailleurs actifs, plus de
50 % de la population active). « Si l’on regarde        437 492 cotisants), suivie de près par le Setca/    chômeurs et de prépensionnés). Ce qui n’est
l’évolution dans le temps, ce taux reste globa-         BBTK (les employés, cadres et techniciens,          pas sans effet sur les organisations : moins de
lement élevé et même en légère croissance »,            425 422). La CGSP services publics (309 874) et     recettes financières, des difficultés à fédérer
ajoute le politologue.                                  la FGTB métal (164 070) arrivent derrière.          ces exclus du monde du travail, des services en
En 2014, la CSC dénombrait 1,647 million                Au niveau géographique, trois régionales do-        plus à offrir et de nouveaux modes d’actions à
d’affiliés effectifs en ordre de cotisation (dont       minent : Liège-Huy-Waremme (175 438),               inventer. —

                     2.
                                                                                                            lors des élections sociales qui se tiennent
                                                                                                            tous les quatre ans. Ils sont 27 400 à la CSC

                     Comment sont-ils
                                                                                                            (auxquels il faut ajouter 8 300 délégués pour
                                                                                                            la centrale des services publics), et environ
                                                                                                            5 000 à la CGSLB. Pour la FGTB, nous n’avons

                     organisés ?
                                                                                                            pas reçu de chiffres.
                                                                                                            Enfin, les syndicats sont aussi de gros em-
                                                                                                            ployeurs avec un personnel éclaté (per-
                                                                                                            manents, employés dans les bureaux de

L
     es syndicats sont de véritables machines           blesse, résume Jean Faniel. Grâce à cela, elles     chômage, formateurs, services juridiques,
     de guerre ou des usines à gaz, c’est selon.        peuvent soutenir des actions de masse, assurer      ASBL, etc.).
     Avec une architecture plus ou moins                un grand nombre de services et se perpétuer. »      La CSC emploie 3 500 travailleurs (temps
pyramidale qui s’appuie sur un ensemble de              « Le syndicat est le fruit d’une longue histoire,   pleins et temps partiels confondus).
structures fédérales et régionales, un pilier           rappelle Daniel Richard, secrétaire régional        Au syndicat libéral, ils étaient 624 travail-
interprofessionnel (qui défend les intérêts             FGTB, où l’autonomie des centrales reste un         leurs sous contrat en 2015.
collectifs), des centrales (10 à la CSC, 6 à la         principe sacro-saint. C’est une confédération       A la FGTB, on compte 2 200 permanents
FGTB) qui représentent les travailleurs par             regroupant des entités autonomes qui dé-            (dont 166 à la FGTB fédérale) répartis dans
secteur, des milliers de délégués dans les en-          fendent des intérêts communs. Elle est théori-      les 15 régionales. A cela, il faut évidemment
treprises, mais aussi des groupes spécifiques           quement centrée sur les militants qui décident      ajouter le personnel des six centrales. Seule
(femmes, jeunes, travailleurs sans emploi…),            en toute légitimité. Même si, dans les trois or-    la Centrale générale nous a transmis son
  Enfance
des ASBL satellites (éducation permanente,                  Santé la démocratie interne est possible,
                                                        ganisations,                                        cadre : 556 collaborateurs en 2014, dont
formations…) et différents services tournés             elle n’est pas forcément automatique. »             124 attachés à la CG fédérale. —
vers leurs affiliés (conseils, aide juridique…).        Les syndicats vivent grâce à leurs affiliés
« Ce sont des organisations à la fois lourdes et        (lire ci-contre), mais s’appuient également         1. Co-auteur du Courrier hebdomadaire n°2146/7, consacré à
bureaucratisées, ce qui fait leur force et leur fai-    sur leurs délégués élus dans les entreprises           l’implantation syndicale entre 2000 et 2010.

20                                                                                                                                       imagine 114 - mars / avril 2016
Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde
Avec 3,488
                                                                                                     millions
                                                                                                     d’affiliés
                                                                                                     en 2014, la
                                                                                                     Belgique affiche
                                                                                                     un taux de
                                                                                                                        • La Confédération générale des syndicats
                                                                                                     syndicalisation
                                                                                                     parmi les plus       chrétiens et libres de Belgique voit le
                                                                                                     élevés d’Europe.     jour en 1912.
                                                                                                                        • Elle est composée d’un pilier interpro-
                                                                                                                          fessionnel avec 14 fédérations (8 en
                                                                                                                          Wallonie, 1 à Bruxelles, 5 en Flandre) et
                                                                                                                          10 centrales professionnelles.
                                                                                                                          1 647 500 affiliés déclarés en 2014 (67 %
                                                                                                                          d’actifs, 33 % de non-actifs).
                                                                                                                        • Depuis son congrès de 1994, elle s’affiche
                                                                                                                          comme un « syndicat de valeur(s) » et
                                                                                                                          défend « le respect de la digité humaine »,
                                                                                                                          le travail « comme nécessité pour la
                                                                                                                          subsistance de l’homme et de la société »,

                                                                                    Bruno Devoghel
                                                                                                                          la justice « à travers l’économie de marché
                                                                                                                          corrigée socialement », la solidarité, etc. —

3.
                                                     régionale, 11 % à la CSC fédérale, 7,5 % sont
                                                     destinés à alimenter les caisses de grève et

Comment
                                                     12,5 % servent à financer des projets (le jour-                    • La Fédération générale du travail de
                                                     nal L’Info, MOC, Solidarité mondiale…).                              Belgique (FGTB) est née en 1945 de la
                                                     A la FGTB et à la CGSLB, la ventilation n’est                        Commission syndicale (créée en 1898) et

sont-ils
                                                     pas rendue publique.                                                 de la CGTB (1937), qui sont l’émanation
                                                     L’autre source de financement, ce sont les                           du Parti ouvrier belge (POB) fondé en
                                                     Fonds de sécurité d’existence. Il y en a 180                         1885 au départ de 56 sociétés ouvrières.

financés ?
                                                     en Belgique. Ils sont organisés par secteur,                       • Elle est composée de 3 interrégionales
                                                     financés par les cotisations patronales et                           (Bruxelles, Wallonie, Flandre), 16 régio-
                                                     gérés de façon « autonome et paritaire » par                         nales et 6 centrales professionnelles:
                                                     les syndicats et les employeurs. Ces fonds                           Centrale générale (CG), Employés, tech-

L
      eur première source de financement, ce         permettent d’octroyer certains avantages                             niciens et cadres (SETCa), Services publics
      sont les cotisations. Elles sont versées       sociaux (pécule de vacances, assurance hospi-                        (CGSP), Métal (MWB), Alimentation-Hore-
      mensuellement, mais le montant varie           talisation…), mais aussi de prendre en charge                        ca-Services (Horval), Transport (UBT).
d’une organisation à l’autre et d’un secteur à       des formations et des primes syndicales dans                         1 547 172 affiliés déclarés en 2014.
l’autre (sauf à la CGSLB où tout est centra-         certaines entreprises, dont le montant varie                       • Dans l’article 1 de son statut, la FGTB
lisé). Chaque syndicat fixe par ailleurs des         d’une commission paritaire à l’autre (entre 50                       précise qu’elle est « l’émanation des forces
tarifs différenciés en fonction de la situa-         et 100 euros par an environ).                                        laborieuses organisées ». Elle vise « l’idéal
tion de l’affilié (travailleur, chômeur, - 21 ou     Pour se financer, les organisations reçoivent                        syndicaliste » qui « s’accomplira par une
25 ans, prépensionné…).                              également des subsides publics pour des ac-                          transformation totale de la société ». —
Un membre « actif » payera, en moyenne, une          tivités syndicales bien déterminées (forma-
cotisation complète de 14,7 euros par mois à         tion permanente, coopération au dévelop-
la FGTB, 15,85 euros à la CGSLB et 16,10 euros       pement, jeunesse…). « Mais ils sont limités »,
à la CSC. A l’inverse, la cotisation la plus basse   insiste-t-on en interne, afin de « garder une
(celle des pensionnés) est de 3,2 euros à la         certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs
FGTB, 5,52 euros à la CSC et 5 euros à la CGSL       publics ». Ils proviennent essentiellement du                      • La Centrale générale des syndicats
(une cotisation dite « de solidarité »).             Fédéral et des entités fédérées.                                     libéraux de Belgique (CGSLB) a vu le
« C’est notre commission financière qui dé-          Par ailleurs, comme on le lira en p.22, les                          jour en 1939.
termine le plafond minimal et maximal par            organisations disposent de recettes propres :                      • Une organisation centralisée,
catégorie », indique-t-on à la FGTB. Des             intérêts sur leurs placements financiers, ventes                     17 zones, une centaine de secrétariats.
règles similaires sont prévues dans les deux         d’immeubles, loyers, hôtellerie, jetons de pré-                      Une structure interprofessionnelle
autres syndicats. Une cotisation savamment           sence dans diverses instances de gestion (à la                       (le SLFP).
répartie au sein des organisations. A chaque         CSC ceux-ci sont reversés au syndicat), etc.                         293 952 affiliés déclarés en 2014.
« entité » sa part de recettes.                      Enfin, en tant qu’employeur et via leurs                           • Pour la CGSLB, le libéralisme constitue
A la CSC, la clé de répartition est la suivante :    différentes associations, elles peuvent aussi                        « la base de [son] action syndicale ».
34 % de l’affiliation d’un ouvrier vont à sa         bénéficier d’aides à l’emploi et sont exoné-                       	Avec 4 mots clés : « liberté », « solidari-
centrale professionnelle, 35 % à la fédération       rées de la TVA sur les ASBL. — H.Do.                                 té », « responsabilité » et « tolérance ». —

imagine 113 - janvier / février 2016                                                                                                                               21
Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde
Une galaxie
apprendre

enquête

      juridique et financière
                                                                                                               La CGSLB
L
     es syndicats ne sont pas des entreprises comme les autres. Ce sont des personnes morales,
     sans personnalité juridique. Ils ne sont donc pas tenus de publier leurs comptes annuels.
     Cette nécessaire protection leur permet de défendre, avec une certaine liberté, les                       La CGSLB (n° BE 0850.330.011) a été
intérêts individuels et collectifs des travailleurs. « Ce statut les protège par exemple d’astreintes          fondée le 1er janvier 1939. Au départ de
d’envergure que pourraient être tentés de réclamer des employeurs en cas d’actions, rappelle Jean              ses deux sièges principaux (Anderlecht et
Faniel (Crisp). Par ailleurs, ils ne sont pas tenus de révéler le montant de leurs caisses de grève pour       Gand), nous avons recensé 83 entreprises
éviter, ici aussi, d’être asphyxiés financièrement. »                                                          ou unités d’établissements. Parmi celles-
La réalité est autrement plus complexe. Comme le montre notre cadastre inédit publié ci-dessous,               ci, on dénombre :
chaque organisation forme une véritable galaxie juridique et financière1. Avec, au-delà de ce                  • 9 Associations sans but lucratif
statut de personne morale, des dizaines d’entreprises, non lucratives pour la plupart, reliées ou non          * Le Bien-être des salariés (n°0416.291.831,
entre elles, répondant à un objet social plus ou moins défini et avec des comptes publiés et agréés            pas de compte déposés à la BNB) et Com-
(ou pas). Rien d’illégal en soi. Mais la preuve que ce contre-pouvoir s’organise aussi à partir d’une          petent in engagement (n° 0413.768.049)
constellation d’entreprises aux formes diverses. — H.Do.                                                       qui affiche, en 2014, un déficit de
                                                                                                               - 95 832 euros. Ces 2 ASBL sont recon-

La FGTB                                                • 2 Sociétés coopératives agréées (SC) : la
                                                       Maison des syndicats (fondation le 24.11.1932,
                                                                                                               nues comme organisations d’éducation
                                                                                                               permanente.
Au départ de ses 17 sièges sociaux francophones        capital social : 5,597 millions) qui loue et ex-        * Keerpunt, spécialisée dans l’activation
(6 centrales, 9 régionales, 2 interrégionales)         ploite les bâtiments de la FGTB (en 2014, elle          des chômeurs en Flandre (un déficit affi-
nous avons recensé 198 entreprises ou unités           détenait 37,485 millions d’actifs immobiliers,          ché en 2014 de - 54 703 euros).
d’établissements qui se trouvent dans le giron         dont 15,912 millions de « terrains et construc-         * Mouvement pour la solidarité interna-
de la FGTB, parmi lesquelles :                         tions », et affichait un compte de résultats            tionale (MSI), active dans le domaine de
• 62 Associations sans but lucratif (ASBL), dont       en boni de 380 454 euros) et le Centre local            l’aide au développement (1,074 million de
39 ont leur siège à Bruxelles, 9 à Namur, 4 à Ver-     syndical de la Centrale générale à Charleroi            cotisations, dons, legs et subsides en 2014,
viers, 2 à Liège, etc. Elles sont spécialisées dans    (n°0422.588.022, pas de comptes disponibles).           et un bénéfice affiché de + 34 euros).
la formation (Focades Catering, Cepag, For.a.bra,      • 2 Sociétés anonymes (SA).                             * Senioren (n° 0443.088.674, pas de
Dewez Afico, ACCI, Borinage 2000…), la lutte           * Née de la dissolution de CMB-Finance créée            comptes disponibles), qui s’occupe des
contre l’exclusion sociale (Habiter Bruxelles,         à Bruxelles le 26.7.2006, la MWB-Finance/               + de 50 ans non actifs professionnellement.
Bol d’espoir…), le conseil en économie sociale         MVL-Finance (capital social : 5,384 millions            * L’Association du tourisme libéral, créée en
(Propages), l’analyse financière des entreprises       d’euros) a son siège à la centrale de la FGTB           1982 (pas de comptes disponibles).
(AFIN-A), etc.                                         Métal (49 rue de Namur, à Namur). 45 % de son           Sylva (n°0410.645.936), qui gère les bâti-
• 7 Sociétés coopératives à responsabilité             capital sont détenus par la SA Castel de Pont-          ments et les ressources matérielles du syn-
limitée (SCRL), dont deux radiées en 2013 et           à-Celles (Dinant) qui gère un hôtel 3 étoiles et        dicat libéral (pas de comptes disponibles).
2015 pour « non-dépôt des comptes » : Fosoder          25 hectares de terrain. En 2014, elle affiche une       * 2 ASBL chargées de la « promotion du
(n° d’entreprise 0423.170.913, créée à Verviers        perte de 11 224 euros.                                  tourisme social » en faveur de ses affi-
le 5.2.1982 avec un capital de départ de 30 987        * Fondée le 20.12.12, la SA SOFITRA exerce des          liés : Maisons de vacances (créée en 1988)
euros, spécialisée dans « le conseil des affaires »)   activités de gestion de holdings. Son siège est         qui, en 2014, disposait de 20,616 millions
et Atefa Metal (n° 0454.078.081, 21.12.1994,           situé 9, place Saint-Paul, à Liège. En 2014, elle       d’euros de terrains et constructions et de
Verviers, 1,25 million de capital de départ).          disposait de 3,146 millions d’immobilisations           placements pour 1,398 millions euros. Elle
Les 5 autres SCRL sont : la Maison de l’employé        financières et elle a terminé l’année en léger          a achevé l’exercice avec un déficit de
(Bruxelles) gérée par le Setca (1,19 million de        boni (+ 2 478 euros).                                   - 483 774 euros. Et Vacances Ardennes
capital de départ), la Maison syndicale wallonne       • 2 Sociétés privées à responsabilité limitée           (9,115 millions d’actifs immobiliers,
à Namur (qui assure la « gestion immobilière » de      (SPRL), dont une (la Maison Gauquie) est en fail-       1,875 million de placements et un déficit
la FGTB wallonne), Immo Symbat (Saint-Gilles)          lite depuis 1985. Reste le Domaine des sources          affiché de - 209 906 euros en 2014). —
qui gère les biens immobiliers du Setca (2,218         fondé le 1.1.1979 et qui gère un complexe
millions de capital de départ), Traits d’union (le     touristique (camping, commerce, Horeca) pour
                                                                                                            1. Pour réaliser ce cadastre – non disponible auprès des
fonds de licenciement de la FGTB Hainaut) et           les affiliés de la Centrale générale de la FGTB au      organisations –, nous avons examiné en détail la Banque-
Haut comme trois pommes (fondée à Liège le             départ d’un capital social de 620 000 euros.            Carrefour des entreprises, le Moniteur belge, la centrale
                                                                                                               des bilans et le répertoire des employeurs au départ
26.6.2015) qui gère une crèche et une garderie         • 4 organismes immatriculés par l’Office natio-         des différents sièges sociaux des syndicats. Il s’agit d’un
d’enfants.                                             nal des pensions (Bruxelles, Charleroi, Liège et        recensement non exhaustif tant leurs structures sont très
                                                                                                               éclatées, notamment dans les régions.
                                                       Mons). —

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Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde
La CSC
A partir de son principal siège social situé        gestion (Procura), l’économie sociale (Syneco),     (n°0473.574.982, fondée en 2000, 125 000
chaussée de Haecht, 579, à Schaerbeek, nous         les soins résidentiels (Interfédérale mutualiste    euros de capital social) qui a pour mission
avons recensé 118 entreprises ou unités d’en-       chrétienne), la gestion de biens immobiliers        de fournir des « moyens financiers, humains
treprises qui se trouvent dans le giron de la       (MDT Exploitation) ou de terrains de camping        et matériels » au MOC ; Patrimonialilon
CSC. Parmi lesquelles :                             (Kompas), le planning familial (FCPC), etc.         (n°0500.535.440, 2012, 500 000 euros de
• 54 Associations sans but lucratif (ASBL) dont     Parmi ces ASBL dont le siège social se situe à la   capital social) tournée vers l’économie sociale ;
les activités sont tournées vers la formation       CSC nationale, il y a aussi le CHU Mont-            Qualias (n°0462.424.833, 1998, 157 487 euros
et l’emploi (Educo, Solid’emplois, CIEP…), la       Godinne (n° 0408.028.619, fondé en 1928)            de capital social) spécialisée dans la location
programmation informatique (Medsoc), la             qui, en 2014, disposait d’actifs immobiliers        de matériel médical, et Social engagement
promotion de la santé (Fonds national d’en-         (terrains, bâtiments, mobiliers) pour 114,612       (n°0473.574.289, 2000, 6 200 euros de capital
traide), les voyages ou le tourisme (Okma,          millions d’euros et affiche une perte pour cet      social), chargée d’effectuer des activités syn-
Service intersocial, Carrefour Europe…), la         exercice de 701 383 euros.                          dicales.
diffusion de programmes radio (ACV), le sport       • 1 Société mutuelliste (personne morale) :         • 1 caisse commune d’assurances de droit privé :
pour handicapés (Altéosport), la coopération        MC Assure                                           Com-Zorgkas Vlaanderen, fondée en 2001.
(Animation solidarité mondiale, Wereld Solida-      • 4 Sociétés coopératives à responsa-               • 1 organisme de paiement agréé par l’Office
riteit…), l’aide aux aînés (Ceneo), le conseil en   bilité limitée (SCRL) : Mouvement social            national des pensions. —H.Do.

Des caisses de chômage transparentes
A
        en croire la N-VA, et dans une              des dossiers de chômage, nous précise-t-on          Capac. Qui est donc deux fois plus chère
        moindre mesure le MR et l’Open-             à l’Onem, l’introduction de la dégressivité         et offre, par ailleurs, moins de services que
        VLD, le système actuel de paiement          des allocations, les modifications des alloca-      les syndicats (accueil, personnel plus spé-
des allocations de chômage assumé par les           tions d’insertion, etc. ». Par ailleurs, comme      cialisé, etc.).
syndicats serait « coûteux » et « inefficace ».     le souhaite le gouvernement Michel, les             Sont-ils pour autant « moins efficaces » ?
Pire, ceux-ci seraient « indulgents face à la       syndicats doivent aussi lutter contre la            C’est plus difficile à objectiver. Une certi-
fraude ». Des accusations qui sont large-           fraude. « Ceux-ci participent de manière            tude : entre les chômeurs et les syndicats,
ment infondées.                                     effective aux mesures préventives. Une in-          c’est une longue histoire.
Depuis 1963, la FGTB, la CSC et la CGSLB            demnité couvrant leurs frais leur est donc          « Les organisations sont constituées par et
sont agréées en tant qu’organismes de               allouée », ajoute-t-on à l’Onem.                    avant tout pour les travailleurs avec em-
paiement. Ceux-ci introduisent les dos-             Un système scrupuleusement contrôlé :               ploi », rappelle Jean Faniel (Crisp). « On
siers pour leurs affiliés, assurent le suivi et     en 2014, l’Onem a procédé à 570 contrôles           ne fait pas partie de leur core business,
les contrôles préalables. Mais c’est l’Onem         concernant le versement de ces allocations          confirme Bruno, chômeur de longue durée.
qui décide de l’octroi ou non d’une allo-           et à 159 autres portant sur les frais de ges-       On ne vote pas aux élections sociales, on n’a
cation de chômage, ainsi que du montant             tion (avec rapport à son comité de gestion,         pas de délégué attitré, pas de déduction fis-
octroyé. En 2014, 7,7594 milliards d’euros          tutelle du ministre et rapport de la Cour           cale pour notre cotisation ni de prime syn-
ont ainsi été versés (+ 1,5482 milliard d’eu-       des comptes). Les attaques de la NV-A et            dicale. » Un permanent FGTB acquiesce :
ros d’allocations de chômage avec complé-           des libéraux sur un prétendu laxisme fi-            « La majorité des chômeurs s’affilient chez
ment d’entreprises).                                nancier sont donc infondées.                        nous non pas par adhésion ou conviction,
Pour assurer ce service, les syndicats re-                                                              mais pour le service qui est plus complet
çoivent une « indemnité pour frais d’ad-            « Pas leur core business »                          qu’à la Capac. »
ministration », versée annuellement par             Un système coûteux ? Là encore, nos                 « Les syndicats sont en première ligne face
l’Onem et calculée à partir de plusieurs            chiffres démontrent le contraire.                   à un public de plus en plus sous pression et
critères : le nombre de paiements traités           A côté des syndicats, il existe un quatrième        en détresse, relève-t-on au sein du Collectif
(11,203 millions en 2014), la logistique, le        organisme de paiement (public quant à               solidarité contre l’exclusion. Ils doivent tout
personnel nécessaire, mais aussi les ajus-          lui) : la Caisse auxiliaire de paiement des         faire : payer, suivre, contrôler, annoncer une
tements structurels et l’évolution du coût          allocations de chômage.                             exclusion… ça n’est pas simple pour eux. »
des salaires.                                       En 2014, la Capac a géré environ 10 % des           « Ces matières sont de plus en plus com-
Ainsi, en 2014, la CSC a perçu 80,802 mil-          dossiers de chômage (1,3 million de paie-           plexes, conclut Thierry Muller, du collectif
lions d’euros d’indemnités, la FGTB 79,139          ments) et perçu 43,685 millions d’avances.          Riposte. La législation change tout le temps.
millions et la CGSLB 15,764 millions. Une           Aussi, si l’on compare les 4 caisses, un dos-       Qui a droit à quoi ? Les chômeurs n’y com-
enveloppe en hausse depuis quelques an-             sier géré par la FGTB a coûté à l’Etat 17,03        prennent plus rien. Et comme partout, il y a
nées. « Ce qui s’explique notamment par un          euros, contre 17,41 euros par la CSC, 23,22         des gens très compétents et ouverts dans les
accroissement important de la complexité            euros par la CGSLB et 33,33 euros via la            syndicats, et d’autres moins. » — H.Do.

imagine 114 - mars / avril 2016                                                                                                                      23
Les syndicats entre vents et marées - Imagine demain le monde
apprendre

                 enquête

                 Pourquoi les syndicats
                 sont devenus moins forts
Bruno Devoghel

                 Entre un syndicalisme militant en déclin, le poids écrasant d’une Europe
                 néolibérale, les coups de boutoir du gouvernement Michel, des organisations
                 sous tension et un certain lynchage médiatique, les syndicats ont perdu une
                 partie de leur pouvoir. Voici comment et pourquoi.

                 Ils sont                                          « Depuis leur origine, les syndicats sont tra-   partage des tâches – à toi la rue, à moi le Par-
                 au « service de l’Etat »                          versés par la dialectique entre action directe   lement – et une approche pragmatique : ils
                 « Sans les syndicats, rappelle Corine             et négociation, radicalité et modération,        doivent négocier, donner un visage humain
                 Gobin, politologue et maître de recherches        confirme Jean Faniel, directeur du Crisp.        au marché, et quand ça n’est plus possible,
                 au FNRS, et dans ce système capitaliste qui       Comme l’écrivait en 1948 déjà le sociologue      on passe à l’action », confirme Corine Gobin.
                 est le nôtre, le monde serait dans un état plus   américain Charles Wright Mills, ils sont de-     Désormais, les syndicats sont tenus de
                 effroyable encore en termes d’acquis sociaux      venus des “gestionnaires du mécontente-          jouer leur rôle essentiel et légitime de
                 et d’inégalités de richesse. Mais force est de    ment”. Ils défendent les intérêts spécifiques    « partenaires sociaux ». « Mais ils ont com-
                 constater qu’avec le temps, les organisations     et immédiats de leurs membres et ne sont         plètement intégré le système en siégeant dans
                 syndicales ont été modelées par la social-        plus dans l’esprit de transformer la société,    un grand nombre d’organes d’avis et de déci-
                 démocratie. » Né des combats ouvriers à la        mais plutôt de la préserver, de renforcer le     sion [Conseil central de l’économie, Onem,
                 fin du 19e siècle, ce syndicalisme militant,      système actuel d’économie capitaliste. »         Inami, etc. NDLR], ce qui rend plus difficile
                 engagé dans la « lutte des classes », va très     « C’est devenu un syndicalisme de services, de   d’exercer un rôle critique. »
                 vite se structurer dans une Belgique à trois      concertation, moins militant, à forte capacité   Fortement implantés dans les entreprises,
                 piliers (socialiste, chrétien et libéral), pour   de mobilisation, mais très dépendant de ses      ils proposent par ailleurs à leurs affiliés
                 devenir progressivement un syndicalisme           relais politiques », ajoute Bruno Bauraind,      une gamme de services très précieux (pro-
                 « d’accompagnement » ou d’« adaptation ».         chercheur-formateur au Gresea. « Avec un         tection juridique, aide sociale…), mais sont

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Face aux diktats de                                  consentie ou non à l’émergence de l’Eu-           jours plus rapide que celui du travail », in-
l’Europe néolibérale                                 rope des marchés, ils se sentent aujourd’hui      siste Bruno Bauraind.
et aux nouvelles                                     floués », abonde sa collègue.                     Le monde de l’entreprise est également en
                                                     « C’est un échec collectif de la gauche pro-      pleine mutation, avec une forte présence
réalités économiques,                                gressiste, reconnaît volontiers Thierry           de PME, un recours régulier à la sous-
les syndicats sont                                   Bodson, secrétaire fédéral à la FGTB. Par-        traitance, des tâches externalisées, des

de plus en plus                                      tis, syndicats, monde associatif, on s’est tous
                                                     laissés imprégner par la social-démocratie.
                                                                                                       emplois précaires (CDD, temps partiels,
                                                                                                       travail intérimaire, emplois subsidiés), etc.
désarmés.                                            Or, après la crise financière de 2008, nous       Ce qui rend de plus en plus complexe le
                                                     avions un boulevard devant nous. On n’a pas       combat syndical. « Pour des syndicats qui
loin d’être des « organisations homogènes et         su peser assez fort et aujourd’hui les idées      ont longtemps été productivistes, attachés
monolithiques, rappelle Corine Gobin. On y           néolibérales, à l’origine de cette même crise,    à la croissance et au plein emploi, c’est un
retrouve des niveaux de compétence et de mi-         se renforcent partout en Europe. »                bouleversement énorme. »
litance très différents. Avec un fossé entre une     « 70 % des décisions sont prises au niveau        Si le travail change de visage, ses militants
base souvent conscientisée, au plus près de la       européen et c’est effectivement là que tout se    aussi. « Historiquement, résume Jean Faniel,
réalité sociale, et des dirigeants très impliqués    joue », admet Marie-Hélène Ska, secrétaire        l’affilié type était un ouvrier qualifié, adulte, de
dans les appareils de pouvoir ou alors des           générale de la CSC.                               sexe masculin, autochtone, en activité, occu-
technocrates, fascinés par les experts en éco-       Et pourtant, l’eurosyndicalisme est lent et       pant un emploi stable, à durée indéterminée, à
nomie, formés dans les grandes écoles de ges-        lourd à mettre en place. Il faut composer         temps plein, dans une grande entreprise. »
tion qui suivent forcément la voie du marché ».      avec des cultures syndicales aux antipo-          Aujourd’hui, environ un tiers des affiliés
En jouant leur rôle de caisse de chômage             des les unes des autres – du modèle alle-         sont des « non-actifs ». Et la place laissée aux
(lire en p.22), les syndicats sont aussi de-         mand de cogestion aux syndicats de com-           chômeurs, aux femmes, aux immigrés, aux
venus des « serviteurs de l’Etat, ajoute la          bat (France, Espagne…), en passant par la         jeunes et aux pensionnés reste minoritaire
chercheuse du FNRS. Ils tirent leur force,           concertation scandinave –, une Confédéra-         au sein des organisations. « On ne pourra pas
leurs moyens et leur légitimité des pouvoirs         tion européenne des syndicats qui manque          lutter contre l’exclusion en excluant continuel-
publics. Ils sont porteurs d’une autorité qui        de moyens et d’indépendance (70 % de son          lement les exclus du débat », admet Philippe
à la fois les protège et les affaiblit, ce qui est   financement vient de la Commission), un           Parmentier, de la CSC, pourtant assez active
parfois schizophrénique ».                           puissant lobbying patronal… « Alors on            dans ce domaine. « Il nous faut d’un côté dé-
Cette évolution se traduit, in fine, par une         cherche le plus petit dénominateur com-           fendre de nouveaux types de travailleurs et de
perte progressive de leur capacité d’in-             mun », constate Corine Gobin.                     l’autre être la voix des sans-voix, ce n’est pas
fluence. « Leur pouvoir réel est très difficile      « L’Europe des marchés avance bien plus           simple », admet Olivier Valentin, secrétaire
à évaluer, tempère Bernard Conter, polito-           vite que nous, admet Felipe Van Keirsbilck,       national de la CGSLB. « Les syndicats doivent
logue et chargé de recherches à l’IWEPS.             secrétaire fédéral de la CNE. A l’exception       ouvrir les yeux : les chômeurs ne sont pas tous
On peut additionner le nombre de mani-               des dockers qui ont su faire bloc pour em-        des inactifs, malheureux, non intégrés, ils ont
festants dans la rue, examiner les résultats         pêcher la libéralisation des ports, on court      des choses à dire, à proposer, il serait temps
des élections sociales, compter le nombre            tous derrière. En même temps, l’unité syn-        de les écouter ! », insiste Thierry Müller, du
d’affiliés… L’essentiel, c’est leur capacité à       dicale, c’est compliqué : il faut du temps, des   collectif Riposte.
produire des résultats pour améliorer la vie         moyens, tout traduire en 10 ou 15 langues,
des citoyens au travers d’accords, parfois           dépasser nos différences. »                       Ils font face
peu visibles, mais essentiels, dans les entre-       « Comment parler à un patron que vous             à un gouvernement hostile
prises. Mais au niveau national, force est de        ne voyez jamais ?, s’interroge par ailleurs       Autre difficulté : le contexte politique au fé-
constater que, depuis les années 80, les syn-        Jean-François Ramquet, secrétaire régio-          déral. Un gouvernement de droite et majori-
dicats ne sont plus en mesure de peser sur           nal à la FGTB. Quand il faut négocier un          tairement flamand (NV-A, libéraux, CD&V).
les grandes politiques publiques. »                  plan de restructuration, on envoie le numé-       « Avec une marge de manœuvre ultra-limitée,
                                                     ro 3 ou le numéro 4 du groupe, sans mandat        analyse Bernard Conter, politologue. Proche
Ils subissent                                        fort ni l’expérience qui va forcément avec.       du patronat, l’exécutif fixe l’agenda, passe en
l’Europe des marchés                                 On s’attaque à la représentativité des syndi-     force, ne joue plus son rôle d’arbitre, mais de-
Leur deuxième difficulté, c’est l’Europe. « Les      cats, mais nous, on a une base légitime. Les      vient le décideur ultime. »
syndicats ont toujours été pro-européens,            patrons, ils parlent au nom de qui ? Ils dé-      « On peut agir à la marge, en adoucissant
rappelle Bruno Bauraind. Une Europe im-              fendent les intérêts de qui ? »                   certaines mesures via le Groupe des 10. Ce
parfaite, certes, mais qu’il fallait soutenir. »                                                       qui n’est pas rien sur certains dossiers, mais
« Cette Europe unie, rempart contre le fas-          Ils dépendent                                     cela reste insuffisant, se désole Thierry
cisme et le communisme et porteuse d’huma-           du contexte économique                            Jacques, secrétaire fédéral de la CSC
nisme », ajoute Corine Gobin. « Aujourd’hui,         Chômage de masse, fermetures d’indus-             Namur-Dinant. Nous sommes sans cesse
ils subissent les foudres du néolibéralisme,         tries, émergence du secteur tertiaire, mon-       confrontés à des décisions injustes, idiotes
peinent à créer un réel contre-pouvoir et            dialisation et digitalisation de l’économie :     ou indécentes. »
sont confrontés à une base militante très cri-       voilà désormais les nouvelles réalités éco-       « Ils usent tout le temps du même vocabu-
tique, voire eurosceptique », note l’expert du       nomiques auxquelles sont confrontés les           laire : des charges sociales trop “lourdes”, des
Gresea. « Après avoir contribué de façon             syndicats. « Avec un rythme du capital tou-       réformes “inéluctables”, des budgets de l’Etat

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apprendre
                                                                               rupture », s’inquiète aussi Jean-François          riser davantage les conflits sociaux. Autre-
                 enquête                                                       Tamellini, secrétaire fédéral FGTB.                fois, ces dossiers se soldaient souvent par
                                                                               « Au niveau wallon, c’est pareil, constate         des acquittements ou des condamnations
                 qui “explosent”, dénonce Marie-Hélène Ska.                    Thierry Bodson. Le patronat, c’est le banc         symboliques. Voyez récemment le procès des
                 Nous devons composer avec une nouvelle gé-                    des pleureuses : on n’en fait jamais assez !       ouvriers de Goodyear en France : neuf mois
                 nération politique qui estime qu’elle est seule               Ils cèdent tout du bout des lèvres et les syn-     ferme. Ce contexte pousse les syndicats à la
                 maîtresse à bord et qu’elle peut tout décider. »              dicats ont toujours bon dos. »                     prudence, voire à l’autocensure, ce qui est
                 « La NV-A et son ventriloque, le MR, ne visent                Que ce soit sous la forme de propositions de       inquiétant en démocratie. » Et les amène à
                 qu’une chose : détricoter notre modèle social,                loi ou de déclarations d’intention, la NV-A,       rediscuter prochainement avec le gouver-
                 affaiblir les syndicats, casser les actions col-              l’Open VLD et le MR cherchent, depuis de           nement du gentlemen’s agreement, un ac-
                 lectives », enchaîne Jean-François Ramquet.                   longs mois, à limiter drastiquement le pou-        cord tacite qui depuis 2004 encadre une
                 Un modèle belge de concertation désormais                     voir des syndicats en restreignant le droit        certaine « paix sociale » en Belgique.
                 en panne. « On a placé 160 fois le mot concer-                de grève, en imposant le service minimum,          Un climat politique qui, ici encore, affai-
                 tation dans le déclaration gouvernementale.                   en réduisant la portée des négociations col-       blit les organisations syndicales. « On paye
                 Une profession de foi ! En pratique, c’est :                  lectives, en s’attaquant à leur personnalité       30 ans d’offensive néolibérale et on récolte
                 “écrasez-vous, renoncez à vos acquis et tout                  juridique, en voulant réduire les primes           le fruit de notre inertie et de notre aveugle-
                 ira bien !” », dénonce Felipe Van Keirsbilck.                 syndicales et les budgets de formation, etc.       ment ! », rétorque un cadre de la CGSP. « On
                 « Le gouvernement impose tout, fixe ses                       « D’un côté, il y a un exécutif poussé dans        a trop vite capitulé ! », approuve un métal-
                 règles, cherche à diviser pour régner »,                      le dos par le patronat qui cherche à limiter       lo ACV. « Quand vous êtes face à un parti
                 abonde Mario Coppens, président de la                         les droits et libertés soit en optant pour la      tout-puissant au Nord, prêt à casser les corps
                 CGSLB. « La concertation a permis pendant                     voie législative, soit en étant dans l’idéologie   intermédiaires pour arriver à ses fins, vous
                 des décennies de partager les gains de la                     pure autour, par exemple, de la “grève poli-       n’êtes pas en position de force », tempère
                 productivité, c’était du win-win. Les années                  tique” ou du “droit au travail”, constate Jan      Eugène Ernst, de la CSC enseignement.
                 80 ont été le temps des concessions sociales.                 Buelens, professeur de droit à l’Université        « Si nous n’étions pas là, ce serait pire,
                 Et là, on ouvre une nouvelle ère, celle de la                 d’Anvers. De l’autre, on cherche à judicia-        défend Thierry Bodson. On continue

                 Des travailleurs pressés de toutes parts, mais également traversés par le doute et la colère
                 face au lynchage médiatique qui frappe leurs organisations syndicales.
Bruno Devoghel

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malgré tout à peser dans les organes de ges-         et radicaux. « Nos militants sont effective-          politologue. On disqualifie l’action syndicale,
tion, pour changer les législations, créer de        ment déboussolés, reconnaît Felipe Van                délégitime la grève, met en avant les actions
la jurisprudence, dire non aux politiques            Keirsbilck (CNE). Ils attendent un agenda,            violentes menées par une minorité, oppose de
quand ils se trompent ».                             un mot d’ordre, un cap à suivre. »                    façon fallacieuse le droit de grève et le droit
Et tous sonnent l’alarme : « Voyez ce qui            « Tout ça pour ça, se dit la base en dressant         de travailler et relaye abondamment le mes-
se passe en Grèce, en Pologne, en Grande-            notre bilan quasi nul au niveau interprofession-      sage patronal en calculant, par exemple, le
Bretagne… On touche aux libertés syndi-              nel », admet Jean-François Tamelini (FGTB).           coût de la grève en divisant le PIB par 365
cales, à la presse, aux droits fondamentaux.         « Un syndicat, c’est un lieu de vie et de débat,      jours, ce qui est totalement absurde ».
Plus nos élus se sentent impuissants face            rappelle Paul Lootens, président sortant de           « La presse mainstream, celle qui pétrit
à la domination des marchés, plus ils se             la Centrale générale, et la conjoncture ne joue       l’opinion, renvoie en continu l’image de
replient sur leur petite parcelle d’autorité         pas en notre faveur. Mais nous devons aussi           syndicats pas assez constructifs, peu créa-
avec des slogans chocs et des coupes bud-            être capables de faire notre autocritique. »          tifs, hostiles aux changements », se désole
gétaires qui mettent en péril la cohésion so-        « Le moment est venu de balayer devant                Daniel Richard (FGTB). « Désinformation,
ciale », s’inquiète Marie-Héléne Ska. « Avec         notre porte, de réinterroger nos stratégies           petites phrases sorties de leur contexte, in-
un grand risque, prévient Olivier Valentin           et nos structures », abonde Joël Thiry, se-           formations anecdotiques… Voilà aussi dans
(CGSLB), que les citoyens se referment sur           crétaire régional de la FGTB Luxembourg.              quel univers nous devons évoluer » déplore
eux-mêmes, s’éloignent du militantisme et se         « Nous avons besoin de sang froid, de recul,          Marie-Hélène Ska.
tournent vers les partis extrémistes. »              de profondeur dans la réflexion », insiste            « Ce déferlement médiatique est d’autant
                                                     Thierry Jacques, l’ex-président du MOC.               plus détestable qu’il vise aussi des per-
Ils sont traversés                                   « On entend évidemment tous ces appels du             sonnes. Voyez comme on traîne Marc Goblet
par des tensions internes                            pied, réagit Marie-Hélène Ska. Mais notre             dans la boue : valet du PS, fort en gueule,
« A quoi sert-on encore ?, s’interroge, amer,        difficulté, c’est d’être à la fois dans l’action,     inculte… Sudpresse s’en est même pris à sa
un délégué CGSP de Bruxelles. Nos appa-              la réaction, et le temps long, avec des revendi-      vie privée, en montant en épingle un conflit
reils sont devenus d’une mollesse incroyable.        cations de fond pour plus d’égalité et d’éman-        familial », s’indigne Paul Lootens.
On dirait des généraux qui ne veulent plus se        cipation, une meilleure redistribution des ri-        « Les médias veulent sans cesse du spectaculaire,
battre ! » « On s’est installés dans la routine »,   chesses. Ce qui, dans cette société de l’urgence      du court, du clash. Si vous n’êtes pas en grève, on
abonde un délégué CGSLB de Charleroi. « On           et de l’image est devenu très compliqué. »            ne parlera pas de vous. Les messages modérés,
a trop vite capitulé. Les manifs, ces processions    L’image, il en est souvent question dans les          c’est évidemment moins sexy à vendre », relève
de Nord à Midi, c’est inefficace », tranche un       critiques. « On ne parvient plus à construire         Didier Seghin, attaché de presse à la CGSLB.
permanent de la CSC-Textile. « Soit on ac-           un contre-discours, à incarner un message             « Martelé de toutes parts, le message selon lequel
cepte notre mort lente, soit on rebondit », pré-     d’espoir, positif, tourné vers tous les citoyens »,   c’est la crise et qu’il faut faire des efforts est entré
vient un affilié Setca. « Nos cadres fréquentent     résume ce cadre de la FGTB wallonne.                  petit à petit dans la tête des gens », constate Aïcha
les mêmes restos, conduisent les mêmes grosses       A cela s’ajoutent des turbulences internes            Magha, sa collègue de la FGTB Wallonne.
voitures. Nous sommes allés trop loin dans les       au sein du syndicat socialiste (la démission          « Un discours lisse, simple, caricatural sur fond
logiques de pouvoir. Il n’y a plus d’idéal com-      de deux secrétaires fédéraux, les tensions            de culte de l’individualisme, déplore Eugène
mun », peste un délégué de la FGTB Métal.            entre les centrales ouvrières et le Setca,            Ernst (CSC). Et nous, nous sommes dans le
« La lutte des places a remplacé la lutte des        le leadership et l’état de santé de son se-           temps long, dans la complexité, dans des dos-
classes. On vise son petit intérêt, son plan de      crétaire général Marc Goblet…), des di-               siers de fonds ».
carrière », renchérit un délégué CNE. « On           vergences Nord-Sud réapparues lors de                 « Sur les réseaux sociaux, c’est souvent in-
veut plaire davantage à la presse qu’à nos af-       la grève de la SNCB, la restructuration au            juste et truffé d’erreurs, mais il faut relativi-
filiés ! », enchaîne un permanent de la CSC          sein de la CSC-ACW liée à la liquidation              ser, tempère enfin Thierry Jacques (CSC). Il
Bâtiments.                                           d’Arco, son bras financier, emporté dans la           s’agit de professionnels de l’injure, une mi-
Des témoignages comme ceux-ci – souvent              faillite de Dexia en 2011, etc.                       norité hyperagissante. Les citoyens ne sont
critiques, mais sous couvert d’anonymat –,           Enfin l’autre critique porte sur l’indépen-           pas dupes, notamment les jeunes, qui font
nous en avons recueilli bien davantage. Le           dance syndicale. « Qu’on arrête de coller             aussi preuve d’esprit critique ».
ton général ? Amertume à certains étages             aux baskets du PS qui n’a plus rien de so-            Une critique de bon ou de mauvais aloi
et moral en berne. L’objet des critiques ? Le        cialiste ! » plaide un cadre FGTB. « Notre            face à un contre pouvoir essentiel en dé-
projet syndical, la bureaucratie, les moyens         force, c’est aussi notre liberté », insiste un        mocratie aujourd’hui désarmé, dénigré et
d’action, la communication…                          collègue libéral. « Les relais politiques, c’est      en quête de lendemains meilleurs. — H.Do.
« Ça fait 20 ans qu’on dit les syndicats au          une arme à double tranchant, dit un ponte
bord de l’implosion !, sourit Jean Faniel, du        de la CSC. Quand le moteur contre pouvoir                 www.imagine-magazine.com
Crisp. Mais, en période de crise, c’est sûr,         se grippe, ça se retourne en dépendance ».
les tensions internes se font beaucoup plus                                                                 Barrage de Cheratte : info et intox
fortes. » Et des tensions, il y en a. Entre les      Ils sont victimes                                      Lire sur notre site
ailes flamandes et francophones. Entre               de syndicalisme bashing                                www.imagine-magazine.com les dessous
les centrales ouvrières et les employés.             Enfin, dernier écueil et pas des moindres :            de la controverse autour de ce piquet de
Entre l’appareil syndical et la base. Entre          le syndicalisme bashing qui sévit dans la              grève du 19 octobre 2015 organisé par la
partisans du confédéralisme et régiona-              presse et sur les réseaux sociaux. « Il y a            FGTB sur l’autoroute de Cheratte.
listes. Entre adeptes du business as usual           une lame de fond, confirme Bernard Conter,

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