Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED

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Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Magazine trimestriel d’ACRIMED

                                       médiacritique(s)
no 32 — juillet-septembre 2019 — 4 ¤
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
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                                                             En tournée dans plusieurs villes européennes

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                                                             ce printemps, la dernière pièce de ­Bernard-Henri

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                                                             Lévy, en forme d’hommage à la grandeur de

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                                                             Bernard-Henri Lévy et sponsorisée entre autres

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                                                             par Engie, Orange, Havas Group, Lagardère

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                                                             et Pinault… a suscité l’enthousiasme (quasi)
                                                             unanime des commentateurs du Tout-Paris.

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                                                             Dans le torrent d’éloges courtisans ci-dessous,
                                                             saurez-vous débusquer les flatteries
                                                             honteusement fabriquées ?

 BHL mais Vrai ?

1. « On le connaissait étincelant, engagé pour de vrai,                 4. « Un engagement total. Une vie d’enfer. Un défi […] ce coup
le panache généreux. Mais jamais on ne l’avait trouvé                   de théâtre tire une force unique qu’il convient en outre de
touchant. »                                                             qualifier de poétique. »
2. « BHL, c’est un intellectuel luciole. Il cherche la lumière en       5. « Il a ébloui les spectateurs par son texte brillant d’homme archi-
permanence, et quand il fait noir, il s’éclaire lui-même. »             cultivé, fin connaisseur de l’histoire et combattant infatigable. »
3. « Le nouveau show du plus médiatique de nos intellectuels            6. « Les spectateurs quittent à présent la salle par petits groupes.
[…] un texte scandé à la manière de Malraux. »                          La représentation a basculé. Sur scène, l’homme continue de
                                                                        tempêter. Comme un caniche mouillé. »

Horizontalement                                                 5. On la voit rarement, donc n’existe sans doute pas.
1. Un groupe médiatique l’est de son propriétaire.              6. On se demande si certains journalistes politiques ne devraient
2. Ancêtre de CNews, qui a fait les frais de Vincent               pas y faire un tour. — Matériau pour acheter la presse.
Bolloré. — Exprimes.                                            7. Je pour Alain Delon. — Un quotidien du groupe EBRA.
3. Décision du CSA. — Aux gémonies, s’agissant de la            8. Le groupe de Vincent Bolloré, qui réunit Canal +, C8, CNews, CStar.
critique des médias.                                            9. Un grand propriétaire de médias. — On y range ses lunettes.
4. Europe 1 en devient une. — 50-50.
                                                                Verticalement
       I   II   III   IV   V   VI   VII VIII IX                 I. Les éditocrates sont formels : ils n’ont pas besoin d’en recevoir.
                                                                II. Le rachat de Marianne par Daniel Kretinsky n’en a été qu’une. — On
 1
                                                                   en sort quand on entend Guillaume Erner ou Nicolas Demorand.
 2                                                              III. Vincent Bolloré peut l’être sur les rédactions du groupe Canal.
                                                                   — Le propriétaire de La Provence et de Corse-Matin a eu quelques
 3                                                                 démêlés avec ce club de football du Nord.
 4                                                              IV. Après Ruth et avant krief. — Ex-magazine du groupe Prisma.
                                                                   — Conjonction.
 5                                                              V. Benjamin Duhamel, éditorialiste sur BFM-TV, l’est de Alain
                                                                Duhamel, futur éditorialiste sur BFM-TV. — Un journal portugais.
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                                                                VI. Comme la maison qui gronde contre un « plan d’économie » et
 7                                                              des suppressions de postes.
                                                                VII. Ferait comme Jean-Pierre Elkabbach avec Arnaud Lagardère.
 8                                                              VIII. Il a la main sur Le Monde, L’Obs, Télérama...
 9                                                              IX. Faisait partie du groupe audiovisuel public suisse. — Il détient
                                                                Libération, L’Express, BFM-TV, RMC...
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Si la santé des médias français va         régulation à même de freiner les
                                                    en se dégradant, la presse reste une       conquêtes capitalistes (p. 8).
           SOMMAIRE                                 cible de choix pour les milliardaires
                                                    omnivores, à la fois propriétaires
                                                                                               Alors que la nécessité d’une lutte
                                                                                               politique sur le terrain des médias
                                                    de titres et actionnaires dans le          se fait de plus en plus pressante,
3. Concentration des médias :                      monde industriel, ou dans celui des        Acrimed formule des propositions,
    le bal des vampires                             télécoms. Un cocktail garantissant         ciblant notamment la possession
                                                    le meilleur des conflits d’intérêts,       des médias privés, l’organisation
8. U
    ne législation contre                          sur fond d’influence politique (p. 3).     des rédactions, sans oublier les
   — ou pour ? — la concentration                   Dernier exemple en date : Xavier           médias dits « alternatifs » et le
11. L a mise au pas des médias                     Niel, qui lorgne sur le rachat de 34 %     service public (p. 10).
                                                    du quotidien Nice-Matin, une part          Livré aux saignées des gouver-
    par Drahi et Bolloré                            actuellement détenue par le groupe         nements depuis des décennies,
13. Quand Le Monde parraine                        belge Nethys, tandis que les 66 % du       l’audiovisuel public est d’ailleurs
     une start-up parrainée par Niel                capital restant appartiennent à la         à nouveau dans le collimateur de
                                                    majeure partie des salariés via leur       l’équipe Macron, qui a annoncé une
         Poster à détacher                          société coopérative d’intérêt collectif.   baisse des dotations de 20 millions
                                                    Dans cette nouvelle partie de              d’euros à Radio France, reconvertie
Médias français — qui possède quoi ?
                                                    Monopoly, l’homme d’affaires livre         en objectif d’économies chiffrées à
                                                    bataille contre Iskandar Safa, patron      60 millions d’euros par la très zélée
     Direct Matin, Autolib
15. À                                               d’une multinationale de construction       Sibyle Veil, ancienne camarade de
    rime avec autopub                               navale et propriétaire de Valeurs          promotion du président de la Répu-
                                                    actuelles.
17. Lire L’Empire, de R. Garrigos                                                             blique à l’ENA, et ancienne détrico-
                                                    Comme le précise Libération (25 juin),     teuse de l’AP-HP.
    et I. Roberts
                                                    Nice-Matin reste « un très bel actif       Reste que ces attaques ont généré
19. Les Dassault fêtent le Rafale                   qui, en prime, dispose d’emprises          une journée de grève massive sur
                                                    foncières, valorisées plusieurs            les antennes… Face à un tel rouleau
21. Et Bolloré croqua Éditis                        dizaines de millions d’euros, près         compresseur managérial et libéral,
22. « Intrusion » à la Salpêtrière :               de l’aéroport de Nice ». Qui plus          face à un tel recul du droit des
    désinformation générale                         est, ce support encore largement           salariés des médias, leur mobili-
                                                    diffusé tomberait à pic pour Xavier        sation, aux côtés de toutes celles
                                                    Niel, attiré depuis quelques années        et ceux qui sont attachés au droit
                                                    par la Côte d’Azur selon Le Monde          d’informer et d’être informé, est
                                                    (16 juin) : « Après avoir racheté l’opé-   plus que jamais nécessaire.
                                                    rateur Monaco Telecom en 2014, [il]
                                                    a co-fondé avec l’État monégasque
           Médiacritique(s)                         un incubateur d’entreprises sur le
      Le magazine trimestriel d’Acrimed             Rocher en 2017. La technopole Sophia
        Directeur de la publication
                                                    Antipolis, à Antibes, doit également
             Mathias Reymond                        accueillir d’ici à 2022 une antenne de
                                                    la Station F, la pépinière de start-up
        Ont collaboré à ce numéro
       Vincent Bollenot, Jérémie Fabre,
                                                    créée par Xavier Niel à Paris. »
       Maxime Friot, Benjamin Laguës,               Concevoir un journal comme une
        Frédéric Lemaire, Jean Pérès,
       Pauline Perrenot, Julien Salingue
                                                    vitrine promotionnelle ? D’autres
                                                    propriétaires de médias ne s’en
                 Illustrations                      privent pas (p. 15 et 19), et Xavier
                    Colloghan
                                                    Niel n’en serait lui-même pas à
          Secrétaire de rédaction                   son coup d’essai (p. 13). Bien sûr,
               Olivier Poche                        le milliardaire a prétendu vouloir
                Imprimé par                         « aider » Nice-Matin, dans un élan
                Espace Imprim                       de philanthropie qu’il partage avec
       46, rue de Paradis – 75010 Paris
                                                    ses camarades propriétaires (p. 17),
   Commission paritaire : 1223 G 91177              animés par leur amour de la presse
           ISSN : 2256-8271                         libre et le respect du code du travail
       Dépôt légal : juillet 2019                   (p. 11). Ainsi livrés à la prédation
                                                    des industriels, les médias évoluent
    Tous les articles publiés sont le produit
d’un travail collectif et engagent collectivement
                                                    ces dernières années sur l’auto-
     l’association Acrimed. C’est pourquoi,         route d’une concentration accrue,
     sauf exception, ils ne sont pas signés.        facilitée en France par l’absence de

                                                                        Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
                                                                                                                                       1
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Média(bou)tique

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                                          15 €

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                                                           1.                     2.                     3.                     4.

                                                           5.                     6.                     7.                     8.
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                             >> Je fais un don de soutien à Acrimed d’un montant de ............
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        ére
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                et à renvoyer, accompagné d’un chèque à l’ordre d’« Action-Critique-Médias », à l’adresse suivante :
                                      Acrimed – 39, rue du Faubourg-Saint-Martin – 75010 Paris
                                        Tél. : 09 52 86 52 91 — Email : acrimedinfo@gmail.com
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Concentration des médias :
le bal des vampires
       En France, un petit groupe de capitalistes contrôle donc l’essentiel
       des moyens privés de production de l’information télévisuelle et
       radiophonique (ainsi que leurs sites internet). Des propriétaires
       appartenant évidemment à la même classe sociale, tout à la fois
       PDG d’entreprises transnationales, capitaines d’industrie, financiers
       et gestionnaires de conseils d’administration. Leurs activités les
       amènent à s’échanger régulièrement leurs parts dans les diverses
       entreprises qu’ils possèdent afin de consolider leurs positions ou leurs
       stratégies respectives. Retour sur ce « bal des vampires » et sur les
       facteurs expliquant la concentration dans les médias français.

C’est Patrick Drahi qui a ouvert le bal des concen-
trations importantes de ces dernières années, en
acquérant, à l’été 2014, l’un des cinq quotidiens
nationaux d’information générale encore existants :
Libération. Un rachat dont nul ne s’était à l’époque
indigné, bien au contraire : bien des médias
avaient alors salué en Patrick Drahi… le sauveur de
Libération1.

Quelques mois plus tard, Drahi rachète la totalité
du 5e groupe français de presse magazine, Express-
Roularta (L’Express, L’Expansion, le groupe L’Étu-
diant…), avant de s’octroyer le groupe NextRadioTV,
un groupe plurimédia rassemblant entre autres
BFM-TV et RMC, dirigé à l’époque par Alain Weill, qui
intègre en bonne place la structure de Patrick Drahi.
Notons, au passage, qu’Alain Weill sera nommé
PDG de SFR, propriété du même Patrick Drahi,
en novembre 2017 dans un concert de louanges
orchestré par Les Échos, vantant le « flegme », la
« sobriété » et le « brio » de l’homme d’affaires,
tour à tour qualifié de « travailleur acharné »,
« créatif » et, in fine… de « mini Drahi ».

Après le rachat de Drahi, tout s’accélère. La première
fortune de France Bernard Arnault, déjà propriétaire
des Échos, gobe Le Parisien et Aujourd’hui en France.
De son côté, le milliardaire breton Vincent Bolloré s’em-
pare de Canal + en prenant les rênes de sa maison mère, Vivendi,   tions de L’Obs. À la mort de Pierre Bergé en septembre 2017,
et réorganise avec la brutalité qui le caractérise les médias du   Niel et Pigasse se partagent ses parts. Mais la montée subite
groupe (Direct 8 devient C8, les rédactions du quotidien Direct    (49 %) du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (Marianne,
matin et d’I-télé et fusionnent et deviennent CNews, tandis que    Elle…) au capital de la holding de Matthieu Pigasse pourrait
la grève des salariés d’I-télé est piétinée par la direction…).    remettre en cause le pacte d’actionnaires et déclencher une
                                                                   période de troubles à la direction du Groupe Le Monde.
Le Groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier inter-
national…), cogéré par les grandes fortunes Xavier Niel,           On a ainsi observé, en quelques mois, un vrai chamboulement
Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, acquiert 100 % des publica-      du paysage médiatique, avec la constitution ou le renforce-

                                                                        Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
                                                                                                                                   3
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
ment de groupes détenteurs des
                                                La loi du capital et
    titres variés dans différents types                                                  A comme... actionnaires
                                                les développements NTIC
    de médias : presse écrite, télévi-
    sion, radio, sites internet. Après une   Le secteur d’activité des médias
                                                                                       Novembre 2017
    période aussi mouvementée dans           s’inscrit dans un environnement
                                                                                       « Paradise papers » : Bernard
    le grand Monopoly des médias,            économique capitaliste, fondé sur
                                                                                       Arnault attaque Le Monde au
    on se pose volontiers cette ques-        la recherche du profit maximal, et
                                                                                       portefeuille. – Le milliardaire
    tion : qui détient les médias privés     donc sur l’accroissement sans fin du      Bernard Arnault a été cité dans
    en France ? Le Monde diplomatique        capital ; un environnement financia-      les révélations du Monde sur les
    et nous-mêmes y répondons par            risé, dominé par la gestion action-       bonnes affaires de son groupe
    une infographie2 . On y compte un        nariale, la cotation boursière et la      dans des paradis fiscaux. Cela
    petit nombre de groupes se parta-        rentabilité à court terme ; un environ-   n’a semble-t-il pas été sans
    geant la quasi-totalité des médias       nement conçu comme un marché, à           conséquence : d’après Le Canard
    « traditionnels » (presse, radio,        l’échelle mondiale, régi par la loi de    enchaîné du 15 novembre, Le
    télé) de diffusion nationale, et leurs   la concurrence (non faussée par un        Monde « s’est vu retirer jusqu’à
    déclinaisons sur Internet. Pour la       quelconque principe de régulation),       la fin de l’année les pages de pub
                                                                                       de LVMH [propriété de Bernard
    plupart de ces groupes, la branche       où le capital a tendance à se concen-
                                                                                       Arnault], soit un manque à gagner
    « média » ne représente qu’une           trer entre un nombre de mains
                                                                                       de 600 000 euros ».
    part seulement de leurs activités.       toujours plus réduit4 .
                                                                                       Nouvelle censure de Vincent
                                                                                       Bolloré à Canal+. – Un
    Dans la presse régionale, on est         C’est dans cet environnement
                                                                                       documentaire a été censuré suite à
    passé de 150 titres en 1945 à une        propice aux regroupements capi-           la demande directe du propriétaire
    soixantaine à peine aujourd’hui.         talistiques que s’inscrit l’économie      de la chaîne, le milliardaire Vincent
    D’après La Croix, « derrières ces        des médias, avec les mêmes impé-          Bolloré. Diffusé en France le
    journaux locaux, se cachent en           ratifs de rentabilité qu’ailleurs. Or,    15 octobre 2017 dans l’émission
    réalité à peine une dizaine de           depuis le début des années 2000,          « L’Effet papillon », « Lâche le
    groupes de presse. Le groupe Ebra        une nouvelle donnée apparaît,             trône » est un documentaire à
    concentre, par exemple, l’ensemble       essentielle, qui va bouleverser les       charge contre le président du
    de la presse quotidienne régionale       activités du tertiaire en général et      Togo, Faure Gnassingbé… un
    de l’Est français, après le grigno-      des médias en particulier : Internet      des partenaires économiques
                                                                                       privilégiés du grand patron de
    tage progressif des titres par le        et les NTIC. Censées constituer
                                                                                       Canal+.
    Crédit mutuel, principal actionnaire     l’axe majeur de « l’économie de
    du groupe, depuis 2006 ». Chaque         demain5 », les NTIC sont devenues
    groupe de presse régionale se            la nouvelle poule aux œufs d’or des       Décembre 2017
    retrouve ainsi en position de mono-      investisseurs. Des deux côtés de          Censure de Vincent Bolloré
    pole sur plusieurs départements.         l’Atlantique, la course est lancée,       à Canal+ (suite). – Malgré sa
                                                                                       déprogrammation de Canal+, le
                                             tant dans l’acquisition des « auto-
                                                                                       documentaire « Lâche le trône »
    Cette frénésie de concentra-             routes de l’information » que dans        a été diffusé par erreur en Afrique
    tion appelle une première ques-          celle des « contenus ».                   par Canal+ international. En
    tion : quels sont les facteurs qui                                                 interne, Vincent Bolloré a exigé le
    expliquent une telle évolution ? Si      Ainsi s’explique la double activité       licenciement pour faute grave d’une
    les journalistes décrivent factuelle-    médias-télécoms de quelques-              chargée de la programmation, ainsi
    ment les opérations qui conduisent       uns de nos magnats de la presse,          que de François Deplanck, no 2 de
    à la concentration du secteur des        souvent de jeunes premiers dans           Canal+ international.
    médias, allant parfois jusqu’à ques-     cet univers très fermé : Patrick Drahi
    tionner leur bienfondé3 , rares sont     ou Xavier Niel. Sans oublier les          Janvier 2018
    les titres des médias dominants          vieux de la vieille, comme Martin         Licenciement politique
    à avoir analysé de façon critique        Bouygues (Bouygues Télécom et             programmé du directeur de
    les causes de ce phénomène.              TF1), ou encore Vincent Bolloré, qui      la rédaction de L’Obs. – Une
    Des causes qui touchent à deux           pousse à son paroxysme le phéno-          couverture de L’Obs critiquant la
    facteurs : d’une part les boulever-      mène d’« intégration verticale » — le     politique migratoire d’Emmanuel
    sements dans les modèles écono-          fait, pour un capitaliste, de posséder    Macron a probablement coûté sa
    miques des médias, conséquents           différentes structures et entreprises     place au directeur de la rédaction
    au développement des nouvelles           couvrant tout ou partie des activités     Matthieu Croissandeau. Malgré la
                                                                                       publication d’une mise au point
    technologies de l’information et         de la chaîne de production et de
                                                                                       dans laquelle il justifie le recours du
    de la communication (NTIC) ainsi         distribution d’un produit. L’Empire,
                                                                                       magazine à un visuel provocateur,
    qu’à la financiarisation du secteur      Comment Bolloré a mangé Canal +           il a finalement été remplacé par
    des médias ; et de l’autre, les inté-    (voir p. 17) de Raphaël Garrigos          Dominique Nora en février 2018.
    rêts des grands propriétaires des        et Isabelle Roberts en offre une
    médias en termes d’influence.            description exemplaire.

    Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
4
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Ainsi s’explique également la consti-       de projets communs, d’échanges et
                                   tution de grands groupes multi­médias       de participation ou de fusion et que
Février 2018
                                   en France et partout dans le monde,         les pouvoirs publics soient attentifs
Au Parisien, le propriétaire       prêts à se livrer bataille sur la scène     à ne pas gêner ces évolutions ». La
Bernard Arnault est
                                   mondiale pour ramener dans leur             messe de la concentration était dite,
omniprésent. – Deux ans
après le rachat du Parisien-
                                   giron parts d’audience (et de marché)       et n’a pas été, tant s’en faut, remise
Aujourd’hui en France par le       et recettes publicitaires. Pour l’INA,      en cause depuis.
milliardaire et propriétaire du    « on peut augurer qu’à court terme,
groupe LVMH, Bernard Arnault,      il n’y aura plus que quatre ou cinq
                                                                                  Propriétaire de médias,
l’indépendance éditoriale de       groupes d’éditeurs nationaux, alors
                                                                                  un métier d’influence
la rédaction fait polémique.       qu’en 2005, au lancement de la TNT,
Les délégués du SNJ du             ils étaient une dizaine6 ». Des éditeurs    La prédation des grands indus-
quotidien ont adressé un mail      nationaux qui contrôlent par ailleurs       triels vis-à-vis de l’information et
à l’ensemble de la rédaction,      une part croissante des sociétés de         des médias soulève une interro-
dans lequel ils « déplorent        production de « contenus » en tout          gation récurrente : alors que dans
des articles complaisants          genre (films, émissions, etc.), comme       l’ensemble des secteurs d’activité,
envers Bernard Arnault et ses
                                   Vivendi Universal, Lagardère, et            on prend grand soin d’investir dans
affaires. Des sujets émanant
                                   Bouygues.                                   ce qui semble rentable, dans celui
de la direction et qui portent
atteinte, selon le syndicat, à                                                 des médias, on achète alors même
la crédibilité des journalistes    Du côté de la presse papier, dont les       que le secteur est réputé en berne
du Parisien ». Principalement      titres sont de plus en plus inclus dans     depuis des décennies, notamment
en cause, la couverture            de grands groupes multi­médias, la          — mais pas seulement — dans la
élogieuse offerte fin janvier au   même cause (les NTIC) a produit les         presse papier. Dès lors, quel intérêt y
PDG de Carrefour, un groupe        mêmes effets, aggravés par la « crise       aurait-il à racheter des médias qui ne
dont Bernard Arnault est un        de la presse » dont font état l’en-         cessent de perdre de l’argent — et ce
actionnaire important.             semble des économistes des médias           y compris au prix de drastiques cures
                                   depuis de nombreuses années. Une            d’amaigrissement dans les rédac-
Juin 2018                          mauvaise santé due à une baisse             tions ? Quel intérêt y aurait-il à multi-
Après trois ans d’agonie, la       continue du lectorat et surtout, à la       plier des rachats qui ne peuvent de
fin des « Guignols ». – Après      baisse des recettes publicitaires. Mais     ce fait satisfaire une rentabilité finan-
trois ans pendant lesquelles les   les lecteurs-­spectateurs ne se sont        cière à court, ou même à long terme ?
équipes de l’émission ont subi     pas volatilisés : ils sont partis sur le
« un sabotage en règle de la       Web, suivis de près par les annon-          En dehors des montages financiers
part de Vincent Bolloré » (des     ceurs — même si les recettes publici-       et fiscaux qui peuvent rendre ces
promesses mirifiques qui ne se     taires des sites de presse en ligne sont    pertes profitables à l’échelle d’un
réaliseront jamais, moins de
                                   encore loin de compenser la baisse          groupe, les bénéfices sont ailleurs, et
moyens et plus de contraintes),
les « Guignols » s’arrêtent donc
                                   subie par ailleurs. Dès lors, pour          le capital se récupère en réalité sous
définitivement.                    diffuser l’information et générer des       d’autres formes : l’influence, la valori-
                                   revenus — soit par la publicité soit par    sation de « l’image de marque » d’un
                                   les abonnements —, la solution à la         groupe industriel (elle-même généra-
Juillet-août 2018
                                   crise paraît évidente : investir le Web7.   trice de profits via les autres activités
En difficulté, Le Nouveau
                                   Et, entre 1996 et 2007, c’est l’ensemble    du groupe), le contrôle relatif de la
Magazine littéraire est
                                   de la presse papier qui s’engouffre         parole médiatique et la synergie entre
repris en main par son
propriétaire. – Lancé en
                                   dans la « révolution numérique » (Le        les offres d’abonnement à Internet
grande pompe à la fin de           Monde en 1996, idem pour Les Échos          ou à un réseau téléphonique d’une
l’année 2017, Le Nouveau           et Le Figaro en 2006).                      part, et l’exclusivité de « contenus »
Magazine littéraire est au bord                                                d’autre part 8 .
du gouffre. Le propriétaire        Bref, une solution miracle, comme
du groupe, Claude Perdriel,        le suggère le rapport de l’ancien           Plusieurs journalistes, chercheurs et
aurait en conséquence évincé       président de France Télévisions Marc        économistes des médias ont pointé,
le directeur du journal Raphaël    Tessier au ministre de la Culture de        dans les stratégies de certains
Glucksmann, pour le remplacer      Nicolas Sarkozy en 2007. Mais un            patrons de presse, une tentative
par Nicolas Domenach, ancien       « miracle » qui nécessite de gros           de peser sur la présidentielle de
directeur adjoint de Marianne.     investissements pour des recettes           2017. Si cette explication n’est pas
Pour Raphaël Glucksmann, son
                                   incertaines, ce qui, dans un secteur en     à négliger — d’autant moins que les
départ forcé serait cependant
dû à une ligne pas assez
                                   crise, n’est pas sans poser problème.       Bolloré, Arnault, Niel et autres Bergé
complaisante vis-à-vis du          Qu’à cela ne tienne, rassure Marc           n’ont pas manqué d’exprimer leurs
président Macron.                  Tessier, il suffit que des « coopéra-       amitiés politiques au grand jour —,
                                   tions et des rapprochements puissent        elle ne saurait à elle seule justifier
                                   avoir lieu, qu’ils prennent la forme        certains rachats (ceux de Patrick

                                                              Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
                                                                                                                           5
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Octobre 2018
       Le quotidien Corse-Matin aurait
       censuré des articles sur un gang
       criminel. – Seul quotidien de l’île, Corse-
       Matin a publié deux articles consacrés à
       des tentatives d’assassinat récentes en
       omettant de nommer le gang local du
       « Petit Bar » (pourtant principal suspect
       dans cette affaire). Coïncidence, le nouvel
       actionnaire principal du quotidien, Antony
       Perrino, fait actuellement l’objet d’une
       enquête du parquet d’Ajaccio sur ses liens
       avec… plusieurs membres du gang du
       « Petit Bar » !
       Canal+ condamné pour diffusion
       d’un publi-reportage sur le Togo. –
       Vincent Bolloré a encore frappé.
       En décembre 2017, un reportage
       promotionnel sur le Togo est diffusé sur
       Canal+ sans qu’aucun avertissement
       de cette publicité soit transmis aux
       téléspectateurs, qui peuvent penser à
       un reportage journalistique. La raison ?
       Vincent Bolloré a manifestement voulu
       faire bon effet auprès du clan au
       pouvoir, avec qui il entretient des liens
       d’affaires. Résultat : une condamnation          Drahi, par exemple). En revanche, l’argument faisant valoir que les
       du CSA… à lire un communiqué par un              grands industriels s’achètent de l’influence (symbolique, politique,
       présentateur une fois, hors week-end,            économique) en achetant des médias se vérifie dans tous les cas de
       dans les programmes en clair du service          figure. Ainsi du coup triple réalisé par Patrick Drahi : en investissant
       Canal+. Vincent Bolloré est KO debout…
                                                        dans la sphère médias, il assure sa stratégie offensive sur le marché
                                                        des câblo-opérateurs en disposant de quoi alimenter ses multiples
       Novembre 2018                                    tuyaux. Par là même, il se positionne comme un acteur incontour-
       Nouveau cas de censure intéressée                nable de l’économie française.
       au Figaro. – La direction du quotidien
       du Groupe Dassault a décidé de                   De son côté, Bernard Arnault s’offre avec Les Échos et Investir de quoi
       supprimer deux articles évoquant la
                                                        faire mousser le petit monde des entrepreneurs. Quant à Bolloré, s’il
       sortie de la bande dessinée Cyberfatale.
                                                        n’hésite pas à se servir de ses organes de presse pour faire la pub de
       La raison ? Cette fiction ne présentant
       pas le Rafale de Dassault Aviation sous          ses enseignes, il les utilise également pour défendre ses (gros) intérêts
       son meilleur jour, c’est sans états d’âme        en Afrique de l’Ouest.
       qu’elle a été censurée. Un énième
       exemple de l’indépendance éditoriale             De la même façon, les raisons ayant poussé les trois propriétaires
       sans faille du Figaro vis-à-vis de son           Pierre Bergé, Xavier Niel, et Matthieu Pigasse (dit « BNP ») à s’appro-
       propriétaire.                                    prier des titres de presse à l’histoire prestigieuse n’ont rien à voir
       Une enquête sur un proche de                     avec l’amour de la presse libre. Ainsi Xavier Niel, fondateur de Free,
       Manuel Valls censurée au JDD. –                  déclarait-il sobrement en juin 2011 à propos de ses emplettes dans la
       Une enquête compromettante pour le               presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participa-
       maire d’Évry Francis Chouat, en lice pour        tion dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix9 . »
       une élection législative partielle, a été
       écartée au dernier moment par Hervé              Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel,
       Gattegno, directeur de la rédaction du           une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et
       Journal du dimanche. D’après Marianne,
                                                        leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en
       ce dernier aurait reçu des SMS de
                                                        ont en réalité pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en
       l’ancien Premier ministre Manuel Valls
       l’exhortant à renoncer à la publication          choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés
       de l’enquête. Suite à cette censure              dans les rédactions, en d’autres termes, les « haut gradés » des
       grossière, le journaliste auteur de              hiérarchies éditoriales. D’autre part, l’influence politique obtenue
       l’enquête aurait définitivement quitté le        par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de
       journal.                                         dissuasion. Le magazine Capital (août 2014) l’explique de façon
                                                        limpide : « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron
                                                        d’un journal. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était

    Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
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Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
qu’un “nobody” quand il est parti         à l’oreille de François Hollande après    […] Il prévoit de supprimer 270 postes
à l’assaut de SFR. Moyennant quoi         avoir eu longtemps celle de Jacques       si les salariés acceptent de faire une
il fut attaqué sur tous les fronts :      Chirac11, le bras droit de Patrick        croix sur des semaines de congé, ou
exil fiscal, holdings douteuses aux       Drahi, Bernard Mourad, ex-banquier        390 postes s’il n’y a pas d’accord avec
Bahamas, nationalité française incer-     chez Morgan Stanley, est un proche        les syndicats. » Un mouvement de
taine… D’où Libération. »                 d’Emmanuel Macron et de Stéphane          grève, appelé par l’intersyndicale de
                                          Fouks, lui-même vice-président de         Radio France, a débuté le 18 juin face
                                          Havas, grand ami de Manuel Valls et       à ces nouvelles coupes qui menacent,
   Petites amitiés et
                                          de DSK.                                   in fine, de casser le service public… au
   gros conflits d’intérêts
                                                                                    plus grand bonheur des propriétaires
Si la convergence entre les intérêts      Cette fraction de la bourgeoisie se       de médias privés.
des industriels des médias et ceux        retrouve     tranquillement    chaque
des acteurs politiques est flagrante      mois au club de réflexion Le Siècle,      [1] Parmi de très nombreux exemples,
dans le cas d’un Bolloré, elle est tout   qui rassemble non seulement les           on peut citer Le Monde, « Le propriétaire
aussi présente quoique moins visible      patrons des médias, les gros bonnets      de Numericable, Patrick Drahi, pourrait
en ce qui concerne les autres grands      industriels et financiers et le gratin    investir dans Libération » (8 mai 2014) ;
                                                                                    Le Figaro, « Sauvé par Patrick Drahi,
propriétaires.                            du monde politique, de « gauche »         Libération entame une nouvelle ère »
                                          comme de droite, mais également le        (16 juin 2014) ; Europe 1, « Patrick Drahi, le
Ainsi en va-t-il du trio BNP (Bergé,      personnel journalistique le plus zélé     sauveur mystère de Libération ? » (15 mai
Niel et Pigasse), qui présidait aux       (Arlette Chabot, PPDA, Jean-Marie         2014).
destinées du groupe Le Monde : si         Colombani, David Pujadas, etc.), qui y    [2] En cahier central de ce magazine.
les amitiés « socialistes » de Pierre     défend ardemment les intérêts de ses      [3] La fragilité de l’« empire Drahi », bâti
Bergé étaient notoires, la carrière       employeurs.                               sur une dette gigantesque, a par exemple
hors médias de Matthieu Pigasse                                                     été questionnée par Le Monde ou par
est moins connue du grand public :        Comment s’étonner, dès lors, de           France Info.
d’abord administrateur au Trésor          l’absence de régulation par l’État        [4] Nous renvoyons ici à un article publié
public, où il est chargé de la dette,     en matière de concentration capita-       sur notre site en 2003, plus que jamais
il est ensuite associé-gérant de          listique dans le secteur des médias       d’actualité : « La déréglementation,
                                                                                    condition à la formation des groupes
la banque d’affaires Lazare, où il        privés ? Une régulation qui, par          multimédias ».
est recruté par l’entremise d’Alain       ailleurs, n’est pas franchement en
                                                                                    [5] C’est en tout cas l’avis du ministère de
Minc, lui-même conseiller de Nicolas      odeur de sainteté chez les déci-
                                                                                    l’Économie, explicité dans un rapport de la
Sarkozy et de maints hommes d’af-         deurs politiques au pouvoir depuis        Direction générale des entreprises.
faires, et président du conseil de        des dizaines d’années, tout acquis
                                                                                    [6] « Chaînes TV : quel avenir face aux
surveillance du Monde de 1994 à           qu’ils sont aux doctrines libérales et    plateformes numériques ? », Laurent
2008. Et comme l’écrivent les Pinçon-     aux vertus de la concurrence « libre      Fonnet, « La Revue des Médias », INA,
Charlot dans leur dernier ouvrage,        et non faussée ». Ainsi, la dernière      2 novembre 2015.
« quant à l’ami Xavier Niel, le second    loi votée en matière de régulation        [7] L’équivalence entre ces deux types
pilier économique du journal, par         dans les médias date de… 1986 (dite       de financement n’est ici que formelle :
ailleurs propriétaire de Free et d’une    loi Léotard) ! Un texte qui organisait    à n’en pas douter, entre un site web
grande maison dans le ghetto doré de      d’ailleurs en premier lieu la dérégula-   financé par la publicité et un site financé
                                                                                    par l’abonnement de ses lecteurs, il y a
la villa Montmorency, il ne lésine pas    tion du secteur audiovisuel12 .           des différences importantes. Beaucoup
sur la brosse à reluire pour réaffirmer                                             de médias dominants ont choisi la
[à Emmanuel Macron] son soutien de        Notons pour conclure que si les           première option, ou une version mixte,
la première heure et sa confiance en      gouvernements successifs ont pris         avec une partie des articles réservés aux
décembre 2018 sur Europe 1 : “On a        grand soin de ne pas mettre leur nez      abonnés. Cette question de la « transition
                                                                                    numérique » est considérée comme
un super président qui est capable de     dans le business des médias privés,
                                                                                    centrale par tous les acteurs des médias
réformer la France. […] On a le senti-    on ne compte plus leurs interventions     depuis le début des années 2000.
ment qu’il l’a fait uniquement pour       dans l’audiovisuel public. Le dernier
                                                                                    [8] C’est par exemple le cas de SFR, qui
les plus aisés. Mais il est en train de   exemple en date : les 60 millions         propose à certains de ses abonnés en
faire des lois fantastiques.”10 »         d’économies d’ici à 2022 annoncés par     téléphonie des abonnements « gratuits »
                                          Sibyle Veil à Radio France, dont elle     à L’Express.
Bernard Arnault, lui, n’a jamais caché    est PDG depuis avril 2018. Et Les Échos   [9] Le Monde diplomatique, juin 2011.
ses accointances avec le monde poli-      (18 juin 2019) de dérouler la feuille     [10] Le Président des ultra-riches, La
tique, qu’il juge par ailleurs tout à     de route traditionnelle des saignées      Découverte/Zones, janvier 2019.
fait normales, voire insuffisantes :      budgétaires : « [Le plan] s’appuie sur
                                                                                    [11] Quentin Domart, « Le réseau politique
« Je trouverais tellement bien qu’il y    les recommandations de la Cour des        de Bernard Arnault », L’Express, 24 février
ait davantage d’allers et de retours      comptes [et] vise à anticiper la baisse   2010.
entre le monde des affaires et la         de la contribution de l’État (moins       [12] Voir notre article sur les
politique. » Et tandis que François       20 millions d’euros sur quatre ans) et    réglementations en matière de
Pinault (Le Point) susurre ses conseils   la hausse des charges de personnel.       concentration des médias dans ce dossier.

                                                                     Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
                                                                                                                                     7
Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
Une législation contre — ou
    pour ? — la concentration
           Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, les quelques
           milliardaires qui accaparent les moyens d’information de masse
           n’agissent pas tout à fait à leur fantaisie : la concentration des médias
           est réglementée, et cette réglementation est généralement respectée.
           Elle date de la « loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de
           communication », dite loi Léotard, inchangée pour l’essentiel depuis
           33 ans, à part quelques nécessaires actualisations. Au vu du paysage
           actuel des médias, il est toutefois permis de douter de l’efficacité de cette
           loi contre les concentrations ! On serait même tenté de penser qu’elle les
           a plutôt permises qu’empêchées. Le simple fait qu’elle n’ait pas été révisée
           (ou si peu) pendant 33 ans (et ça risque de durer encore !) interroge,
           tant le secteur des médias a été bouleversé depuis son adoption.

    En 1986, les ondes radiophoniques viennent d’être libéra-          À l’époque, ce dernier, le seul à dépasser ce taux, ne fut pas
    lisées, et les chaînes de télévision, privatisées. Après les       concerné faute de rétroactivité de la loi. De nos jours, aucun
    longues années du monopole d’État sur l’audiovisuel, le            groupe de presse n’approche, même de loin, cette limite à la
    pluralisme est la nouvelle règle. La loi Léotard a pour objectif   concentration. Qui plus est, seuls sont concernés les quoti-
    de le faire respecter en réglementant les concentrations           diens d’information politique et générale, à l’exclusion donc
    capitalistiques et territoriales, dans l’idée, notamment,          des magazines et autres périodiques, même s’ils traitent
    d’empêcher la constitution d’empires du type Hersant (nous         d’information politique et générale comme L’Express, L’Obs,
    y reviendrons). Elle ne concerne pas tous les médias, mais         Marianne, Valeurs actuelles, etc.
    uniquement les médias privés. Les trois grands secteurs
    classiques des médias (presse, radio, télévision) font chacun      Rien n’interdit à un seul propriétaire de posséder nombre de
    l’objet de dispositions qui limitent en leur sein les possibi-     magazines. Ce qui a permis à Hachette-Lagardère de régner
    lités de concentration. D’autres dispositions visent à limiter     en maître pendant des années sur ce petit monde très profi-
    les acquisitions dans plusieurs types de média à la fois.          table (plus de 40 titres en France, 260 dans le monde) avant
                                                                       de s’en débarrasser quand ils ont été atteints à leur tour par
                                                                       la crise de la presse papier. Sur ce segment de la presse ont
       Presse papier : les magazines en roue libre
                                                                       aussi prospéré en France le groupe Mondadori France (Berlus-
    Entre 1944 et 1986, la concentration de la presse a été régie      coni, premier éditeur de presse italien) et le groupe Prisma
    par l’ordonnance du 26 août 1944, qui interdisait notam-           Média (Bertelsmann, premier éditeur de presse allemand).
    ment à une personne d’être propriétaire de plus d’un journal
    quotidien ou périodique au-delà d’un certain tirage : 10 000       On peut se demander, comme le fit le rapport Lancelot (2005),
    exemplaires pour un quotidien, 50 000 pour un périodique.          pourquoi les magazines d’information politique et générale,
    Une telle règle constituait une véritable protection contre        dont le lectorat est souvent supérieur en nombre à celui des
    les concentrations. Elle n’eut qu’un défaut, mais non des          quotidiens, sont dispensés de toute limite de concentration et
    moindres : elle ne fut pas appliquée. En témoigne le cas de        même les magazines en général : le pluralisme dans la presse
    « l’empire » Hersant qui possédait 40 % de la presse quoti-        culturelle ou professionnelle, par exemple, serait-il sans enjeu
    dienne nationale et 20 % de la régionale en 1986.                  démocratique ? Mais peut-être les Hachette, Berlusconi et autre
                                                                       Bertelsmann ont-ils eu quelque influence sur le législateur.
    La loi Léotard est immensément plus souple puisqu’elle
    dispose qu’un propriétaire ne peut posséder des journaux           On notera que le domaine de l’édition des livres, où figurent en
    couvrant plus de 30 % de la diffusion de la presse quoti-          première place Hachette et, depuis peu Bolloré (Vivendi), est
    dienne d’information politique et générale (presses nationale      également exempt d’une législation spécifique en matière de
    et régionale confondues). L’idée était d’empêcher, au nom du       concentration. Certes, les magazines et les livres sont soumis
    pluralisme, la constitution de mastodontes comme le groupe         au droit commun général des concentrations, mais ses règles
    Hersant.                                                           sont, libéralisme oblige, on ne peut moins contraignantes.

    Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
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Sans doute l’ordonnance de 1944 ne fut-         >> Limitation de parts de capital : une        >> détention d’une ou plusieurs radios
elle pas appliquée, et des concentrations         personne ne peut posséder plus de              desservant un territoire de plus de
de journaux se sont fortement dévelop-            49 % du capital (auparavant, 25 %) ou          30 millions d’habitants ;
pées malgré elle. Mais ces concentrations         des droits de vote d’un service de télé-     >> détention de quotidiens couvrant
étaient illégales et contestées devant les        vision dont l’audience est supérieure          plus de 20 % de la diffusion nationale.
tribunaux (pendant 10 ans pour Hersant)           à 8 % du total (précédemment 2,5 %).
et l’ordonnance définissait au moins un           Sont seules concernées les chaînes           Le taux de 20 % concernant les quoti-
objectif souhaitable. Avec la loi de 1986,        TF1 (22,5 % de parts d’audience) et          diens étant hors d’atteinte de la plupart
les concentrations deviennent légales et          M6 (15 %). La règle est respectée à          des groupes, cela favorise les concen-
se réalisent sans problème en deçà de la          ce jour, puisque Bouygues possède            trations dans les deux autres médias.
limite des 30 %. Par ces temps de crise           43,8 % de TF1, et Bertelsmann, 48,6 %        On notera que les magazines ne sont
de la presse écrite, personne ne songe à          de M6. L’idée de cette « restriction »       toujours pas pris en compte.
jouer les Hersant, mais la presse régionale       à la concentration était de favoriser le
se résume de plus en plus à quelques              pluralisme interne, c’est-à-dire que la      Sur le plan local, les trois situations
grands groupes et l’homme le plus riche           pluralité des actionnaires était censée      suivantes ne peuvent pas être cumulées :
de France, Bernard Arnault, possède le            faire contrepoids aux décisions de           >> détention d’une ou plusieurs télévi-
seul quotidien économique, Les Échos, et          l’actionnaire dominant. Mais il est            sions reçues localement ;
un grand journal national et régional popu-       permis de douter qu’avec ses 43,8 %,         >> détention d’une ou plusieurs radios
laire, Le Parisien-Aujourd’hui en France.         Bouygues ait eu besoin de consulter            reçues localement dépassant 10 % de
                                                  les autres actionnaires pour prendre           l’audience locale cumulée ;
                                                  ses décisions.                               >> détention d’un ou plusieurs quoti-
    Radio : on se concentre
                                                >> Limites tenant aux autorisations : une        diens d’information politique et géné-
Pour ce qui est de la radio, la loi de 1986       personne physique ou morale ne peut            rale diffusés sur cette zone.
exige que le cumul des zones desser-              disposer que d’une seule autorisation
vies par les stations radio d’un même             pour un service national analogique          Là encore, les détenteurs de quotidiens
propriétaire ne dépasse pas 150 millions          (anciennement), et pas plus de 7 auto-       ne sont pas bien nombreux localement,
d’auditeurs, et pas plus de 20 % de l’au-         risations (antérieurement 5) pour un         ce qui laisse une large place aux concen-
dience potentielle cumulée de toutes les          service national numérique (TNT). En         trations dans les deux autres médias.
autres radios. Aujourd’hui, aucun groupe          fait, on retrouve sur la TNT les 6 chaînes
radiophonique ne dépasse ces limites.             classiques augmentées de NRJ, LCP,
                                                                                                  Pour une véritable limitation
Le groupe NRJ en est le plus proche avec          NextRadio TV (Drahi) et Amaury. Pour
                                                                                                  des concentrations
120 millions d’auditeurs (NRJ + Nostalgie         un service local, le cumul d’autorisa-
+ Chérie + Rires & Chansons), les autres          tions ne doit pas desservir une zone         Au fil du temps, on ne peut que constater
grands groupes (RTL, Europe 1, NextRadio)         de plus de 12 millions d’habitants.          que les limitations à la concentration
se situant entre 100 et 120 millions.             Le CSA contrôle et apprécie chaque           des médias sont de plus en plus faibles.
                                                  demande d’autorisation.                      La défense du pluralisme par le CSA
En 2013, le CSA a changé son mode de                                                           semble une défense de la pluralité des
calcul du nombre d’auditeurs desservis          Encore une fois, on observe que les            milliardaires et de leur équitable répar-
dans un sens favorable aux grands               règles anti-concentration ont été              tition dans les différents médias. Et ces
groupes, leur permettant de s’étendre           assouplies au fil du temps au bénéfice         limitations sont circonscrites, dans leur
encore. Le Conseil d’État, saisi par le         des groupes les plus importants.               ensemble, à la configuration classique
syndicat des radios indépendantes, a                                                           des médias telle qu’elle existait en 1986.
confirmé la décision du CSA en 2016. C’est                                                     Certes, la TNT a été réglementée, mais
                                                   Limites de concentrations
ainsi qu’une disposition anti-concentra-                                                       quid d’Internet ? Alors que les journaux,
                                                   pluri-médias
tion déjà assez avantageuse pour les                                                           les radios et les télévisions disposent
grands groupes a pu être encore assou-          Ces règles sont souvent résumées               tous et toutes d’une version numé-
plie. Ce qui fait du monde radiophonique,       comme règles des deux sur trois,               rique, dont l’audience est souvent bien
malgré la multiplicité des acteurs, un          comme si on ne pouvait pas posséder à          supérieure à celle de la version papier,
domaine où la concentration de l’au-            la fois une radio, un quotidien national       alors que se sont développés nombre
dience en quelques mains (Lagardère,            et une chaîne de télévision. Or c’est          de journaux en ligne « pure players »,
Drahi, Bertelsmann, Baudecroux) est très        inexact : on peut posséder les trois, à        de webtélés, et de webradios, ainsi que
forte. Phénomène qui n’est pas contrarié        la condition que l’un des trois reste          des modes de diffusion autres que la
par le rôle décisif du CSA, organe très poli-   au-dessous d’un certain seuil.                 TNT (câble, satellite, ADSL, fibre, télé-
tique, dans l’attribution des fréquences.                                                      phonie mobile et télévision mobile), qui
                                                Sur le plan national, les trois situa-         sont très peu réglementés ; alors qu’une
                                                tions suivantes ne peuvent pas être            partie de plus en plus considérable de
    Télé : toujours les mêmes
                                                cumulées :                                     la société civile s’alarme de l’accapare-
Dans le secteur des chaînes de télévi-          >> détention de télévision hertzienne          ment des médias par un gang de milliar-
sion, les limites juridiques à la concen-         desservant un territoire de plus de          daires, le pouvoir politique ne semble
tration sont les suivantes :                      4 millions d’habitants ;                     se préoccuper que de limiter la liberté

                                                                              Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019
                                                                                                                                            9
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