Médiacritique(s) Magazine trimestriel d'ACRIMED
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x En tournée dans plusieurs villes européennes u ce printemps, la dernière pièce de Bernard-Henri e Lévy, en forme d’hommage à la grandeur de J é Bernard-Henri Lévy et sponsorisée entre autres s T par Engie, Orange, Havas Group, Lagardère e l e l’ é et Pinault… a suscité l’enthousiasme (quasi) unanime des commentateurs du Tout-Paris. d Dans le torrent d’éloges courtisans ci-dessous, saurez-vous débusquer les flatteries honteusement fabriquées ? BHL mais Vrai ? 1. « On le connaissait étincelant, engagé pour de vrai, 4. « Un engagement total. Une vie d’enfer. Un défi […] ce coup le panache généreux. Mais jamais on ne l’avait trouvé de théâtre tire une force unique qu’il convient en outre de touchant. » qualifier de poétique. » 2. « BHL, c’est un intellectuel luciole. Il cherche la lumière en 5. « Il a ébloui les spectateurs par son texte brillant d’homme archi- permanence, et quand il fait noir, il s’éclaire lui-même. » cultivé, fin connaisseur de l’histoire et combattant infatigable. » 3. « Le nouveau show du plus médiatique de nos intellectuels 6. « Les spectateurs quittent à présent la salle par petits groupes. […] un texte scandé à la manière de Malraux. » La représentation a basculé. Sur scène, l’homme continue de tempêter. Comme un caniche mouillé. » Horizontalement 5. On la voit rarement, donc n’existe sans doute pas. 1. Un groupe médiatique l’est de son propriétaire. 6. On se demande si certains journalistes politiques ne devraient 2. Ancêtre de CNews, qui a fait les frais de Vincent pas y faire un tour. — Matériau pour acheter la presse. Bolloré. — Exprimes. 7. Je pour Alain Delon. — Un quotidien du groupe EBRA. 3. Décision du CSA. — Aux gémonies, s’agissant de la 8. Le groupe de Vincent Bolloré, qui réunit Canal +, C8, CNews, CStar. critique des médias. 9. Un grand propriétaire de médias. — On y range ses lunettes. 4. Europe 1 en devient une. — 50-50. Verticalement I II III IV V VI VII VIII IX I. Les éditocrates sont formels : ils n’ont pas besoin d’en recevoir. II. Le rachat de Marianne par Daniel Kretinsky n’en a été qu’une. — On 1 en sort quand on entend Guillaume Erner ou Nicolas Demorand. 2 III. Vincent Bolloré peut l’être sur les rédactions du groupe Canal. — Le propriétaire de La Provence et de Corse-Matin a eu quelques 3 démêlés avec ce club de football du Nord. 4 IV. Après Ruth et avant krief. — Ex-magazine du groupe Prisma. — Conjonction. 5 V. Benjamin Duhamel, éditorialiste sur BFM-TV, l’est de Alain Duhamel, futur éditorialiste sur BFM-TV. — Un journal portugais. 6 VI. Comme la maison qui gronde contre un « plan d’économie » et 7 des suppressions de postes. VII. Ferait comme Jean-Pierre Elkabbach avec Arnaud Lagardère. 8 VIII. Il a la main sur Le Monde, L’Obs, Télérama... 9 IX. Faisait partie du groupe audiovisuel public suisse. — Il détient Libération, L’Express, BFM-TV, RMC...
Si la santé des médias français va régulation à même de freiner les en se dégradant, la presse reste une conquêtes capitalistes (p. 8). SOMMAIRE cible de choix pour les milliardaires omnivores, à la fois propriétaires Alors que la nécessité d’une lutte politique sur le terrain des médias de titres et actionnaires dans le se fait de plus en plus pressante, 3. Concentration des médias : monde industriel, ou dans celui des Acrimed formule des propositions, le bal des vampires télécoms. Un cocktail garantissant ciblant notamment la possession le meilleur des conflits d’intérêts, des médias privés, l’organisation 8. U ne législation contre sur fond d’influence politique (p. 3). des rédactions, sans oublier les — ou pour ? — la concentration Dernier exemple en date : Xavier médias dits « alternatifs » et le 11. L a mise au pas des médias Niel, qui lorgne sur le rachat de 34 % service public (p. 10). du quotidien Nice-Matin, une part Livré aux saignées des gouver- par Drahi et Bolloré actuellement détenue par le groupe nements depuis des décennies, 13. Quand Le Monde parraine belge Nethys, tandis que les 66 % du l’audiovisuel public est d’ailleurs une start-up parrainée par Niel capital restant appartiennent à la à nouveau dans le collimateur de majeure partie des salariés via leur l’équipe Macron, qui a annoncé une Poster à détacher société coopérative d’intérêt collectif. baisse des dotations de 20 millions Dans cette nouvelle partie de d’euros à Radio France, reconvertie Médias français — qui possède quoi ? Monopoly, l’homme d’affaires livre en objectif d’économies chiffrées à bataille contre Iskandar Safa, patron 60 millions d’euros par la très zélée Direct Matin, Autolib 15. À d’une multinationale de construction Sibyle Veil, ancienne camarade de rime avec autopub navale et propriétaire de Valeurs promotion du président de la Répu- actuelles. 17. Lire L’Empire, de R. Garrigos blique à l’ENA, et ancienne détrico- Comme le précise Libération (25 juin), teuse de l’AP-HP. et I. Roberts Nice-Matin reste « un très bel actif Reste que ces attaques ont généré 19. Les Dassault fêtent le Rafale qui, en prime, dispose d’emprises une journée de grève massive sur foncières, valorisées plusieurs les antennes… Face à un tel rouleau 21. Et Bolloré croqua Éditis dizaines de millions d’euros, près compresseur managérial et libéral, 22. « Intrusion » à la Salpêtrière : de l’aéroport de Nice ». Qui plus face à un tel recul du droit des désinformation générale est, ce support encore largement salariés des médias, leur mobili- diffusé tomberait à pic pour Xavier sation, aux côtés de toutes celles Niel, attiré depuis quelques années et ceux qui sont attachés au droit par la Côte d’Azur selon Le Monde d’informer et d’être informé, est (16 juin) : « Après avoir racheté l’opé- plus que jamais nécessaire. rateur Monaco Telecom en 2014, [il] a co-fondé avec l’État monégasque Médiacritique(s) un incubateur d’entreprises sur le Le magazine trimestriel d’Acrimed Rocher en 2017. La technopole Sophia Directeur de la publication Antipolis, à Antibes, doit également Mathias Reymond accueillir d’ici à 2022 une antenne de la Station F, la pépinière de start-up Ont collaboré à ce numéro Vincent Bollenot, Jérémie Fabre, créée par Xavier Niel à Paris. » Maxime Friot, Benjamin Laguës, Concevoir un journal comme une Frédéric Lemaire, Jean Pérès, Pauline Perrenot, Julien Salingue vitrine promotionnelle ? D’autres propriétaires de médias ne s’en Illustrations privent pas (p. 15 et 19), et Xavier Colloghan Niel n’en serait lui-même pas à Secrétaire de rédaction son coup d’essai (p. 13). Bien sûr, Olivier Poche le milliardaire a prétendu vouloir Imprimé par « aider » Nice-Matin, dans un élan Espace Imprim de philanthropie qu’il partage avec 46, rue de Paradis – 75010 Paris ses camarades propriétaires (p. 17), Commission paritaire : 1223 G 91177 animés par leur amour de la presse ISSN : 2256-8271 libre et le respect du code du travail Dépôt légal : juillet 2019 (p. 11). Ainsi livrés à la prédation des industriels, les médias évoluent Tous les articles publiés sont le produit d’un travail collectif et engagent collectivement ces dernières années sur l’auto- l’association Acrimed. C’est pourquoi, route d’une concentration accrue, sauf exception, ils ne sont pas signés. facilitée en France par l’absence de Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 1
Média(bou)tique DVD — 18,40 € 15 € T-shirt — 13 € 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Tote-bag — 7,50 € Autocollants conçus et réalisés par Sébastien Marchal >> Je fais un don de soutien à Acrimed d’un montant de ............ r >> J’adhère ou je renouvelle mon adhésion à Acrimed ére h ne Cotisation de base : 40 € Chômeurs indemnisés, précaires, étudiants : 10 € Ad n lig g Revenus > 2000 € mensuels : 70 € Chômeurs non indemnisés, bénéficiaires du RSA : 5 € e r ter imed. o he r >> Je m’abonne pour un an (soit quatre numéros) à Médiacritique(s) à partir du no … Ac ue.ac Tarif adhérent : 10 € Tarif normal : 15 € Tarif de soutien : 20 € (ou plus…) q ut i bo Union européenne et Suisse : 25 € Reste du monde : 32 € >> Je commande (frais de port compris – pour les commandes groupées et pour l’étranger, nous contacter) Le t-shirt « La télé commande » (gris et bleu) : 13 €. XL – S (entourer la taille choisie) Le t-shirt « Opinons » (noir et bleu) : 13 €. Homme : L – M – S // Femme : M – S – XS – XXS Le tote-bag « Opinons » (noir et bleu) : 7,50 € Le magazine Médiacritique(s) : 3,50 € le no (épuisés : nos 1, 2, 11, 12, 18 et 23). No(s) … … … … … Le livre L’Opinion, ça se travaille..., aux éditions Agone : 12,50 €. Le livre Au nom de la démocratie, votez bien !, aux éditions Agone : 15 €. Le DVD des Nouveaux Chiens de garde : 18,40 €. Des autocollants : prix libre (min. 2 € pour frais de port). Indiquez vos préférences grâce aux numéros ; sinon vous recevrez par défaut un assortiment. Nom : ………………………………………………… Prénom : ……………………………………………………… Adresse : …………………………………………………………………………………………………………………………………… Code postal : ……………………………………… Ville : …………………………………………………………… Téléphone : ………………………………………… Email : ……………………………………….………………… Signature : Bulletin à découper, photocopier ou recopier sur papier libre, et à renvoyer, accompagné d’un chèque à l’ordre d’« Action-Critique-Médias », à l’adresse suivante : Acrimed – 39, rue du Faubourg-Saint-Martin – 75010 Paris Tél. : 09 52 86 52 91 — Email : acrimedinfo@gmail.com
Concentration des médias : le bal des vampires En France, un petit groupe de capitalistes contrôle donc l’essentiel des moyens privés de production de l’information télévisuelle et radiophonique (ainsi que leurs sites internet). Des propriétaires appartenant évidemment à la même classe sociale, tout à la fois PDG d’entreprises transnationales, capitaines d’industrie, financiers et gestionnaires de conseils d’administration. Leurs activités les amènent à s’échanger régulièrement leurs parts dans les diverses entreprises qu’ils possèdent afin de consolider leurs positions ou leurs stratégies respectives. Retour sur ce « bal des vampires » et sur les facteurs expliquant la concentration dans les médias français. C’est Patrick Drahi qui a ouvert le bal des concen- trations importantes de ces dernières années, en acquérant, à l’été 2014, l’un des cinq quotidiens nationaux d’information générale encore existants : Libération. Un rachat dont nul ne s’était à l’époque indigné, bien au contraire : bien des médias avaient alors salué en Patrick Drahi… le sauveur de Libération1. Quelques mois plus tard, Drahi rachète la totalité du 5e groupe français de presse magazine, Express- Roularta (L’Express, L’Expansion, le groupe L’Étu- diant…), avant de s’octroyer le groupe NextRadioTV, un groupe plurimédia rassemblant entre autres BFM-TV et RMC, dirigé à l’époque par Alain Weill, qui intègre en bonne place la structure de Patrick Drahi. Notons, au passage, qu’Alain Weill sera nommé PDG de SFR, propriété du même Patrick Drahi, en novembre 2017 dans un concert de louanges orchestré par Les Échos, vantant le « flegme », la « sobriété » et le « brio » de l’homme d’affaires, tour à tour qualifié de « travailleur acharné », « créatif » et, in fine… de « mini Drahi ». Après le rachat de Drahi, tout s’accélère. La première fortune de France Bernard Arnault, déjà propriétaire des Échos, gobe Le Parisien et Aujourd’hui en France. De son côté, le milliardaire breton Vincent Bolloré s’em- pare de Canal + en prenant les rênes de sa maison mère, Vivendi, tions de L’Obs. À la mort de Pierre Bergé en septembre 2017, et réorganise avec la brutalité qui le caractérise les médias du Niel et Pigasse se partagent ses parts. Mais la montée subite groupe (Direct 8 devient C8, les rédactions du quotidien Direct (49 %) du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (Marianne, matin et d’I-télé et fusionnent et deviennent CNews, tandis que Elle…) au capital de la holding de Matthieu Pigasse pourrait la grève des salariés d’I-télé est piétinée par la direction…). remettre en cause le pacte d’actionnaires et déclencher une période de troubles à la direction du Groupe Le Monde. Le Groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier inter- national…), cogéré par les grandes fortunes Xavier Niel, On a ainsi observé, en quelques mois, un vrai chamboulement Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, acquiert 100 % des publica- du paysage médiatique, avec la constitution ou le renforce- Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 3
ment de groupes détenteurs des La loi du capital et titres variés dans différents types A comme... actionnaires les développements NTIC de médias : presse écrite, télévi- sion, radio, sites internet. Après une Le secteur d’activité des médias Novembre 2017 période aussi mouvementée dans s’inscrit dans un environnement « Paradise papers » : Bernard le grand Monopoly des médias, économique capitaliste, fondé sur Arnault attaque Le Monde au on se pose volontiers cette ques- la recherche du profit maximal, et portefeuille. – Le milliardaire tion : qui détient les médias privés donc sur l’accroissement sans fin du Bernard Arnault a été cité dans en France ? Le Monde diplomatique capital ; un environnement financia- les révélations du Monde sur les et nous-mêmes y répondons par risé, dominé par la gestion action- bonnes affaires de son groupe une infographie2 . On y compte un nariale, la cotation boursière et la dans des paradis fiscaux. Cela petit nombre de groupes se parta- rentabilité à court terme ; un environ- n’a semble-t-il pas été sans geant la quasi-totalité des médias nement conçu comme un marché, à conséquence : d’après Le Canard « traditionnels » (presse, radio, l’échelle mondiale, régi par la loi de enchaîné du 15 novembre, Le télé) de diffusion nationale, et leurs la concurrence (non faussée par un Monde « s’est vu retirer jusqu’à déclinaisons sur Internet. Pour la quelconque principe de régulation), la fin de l’année les pages de pub de LVMH [propriété de Bernard plupart de ces groupes, la branche où le capital a tendance à se concen- Arnault], soit un manque à gagner « média » ne représente qu’une trer entre un nombre de mains de 600 000 euros ». part seulement de leurs activités. toujours plus réduit4 . Nouvelle censure de Vincent Bolloré à Canal+. – Un Dans la presse régionale, on est C’est dans cet environnement documentaire a été censuré suite à passé de 150 titres en 1945 à une propice aux regroupements capi- la demande directe du propriétaire soixantaine à peine aujourd’hui. talistiques que s’inscrit l’économie de la chaîne, le milliardaire Vincent D’après La Croix, « derrières ces des médias, avec les mêmes impé- Bolloré. Diffusé en France le journaux locaux, se cachent en ratifs de rentabilité qu’ailleurs. Or, 15 octobre 2017 dans l’émission réalité à peine une dizaine de depuis le début des années 2000, « L’Effet papillon », « Lâche le groupes de presse. Le groupe Ebra une nouvelle donnée apparaît, trône » est un documentaire à concentre, par exemple, l’ensemble essentielle, qui va bouleverser les charge contre le président du de la presse quotidienne régionale activités du tertiaire en général et Togo, Faure Gnassingbé… un de l’Est français, après le grigno- des médias en particulier : Internet des partenaires économiques privilégiés du grand patron de tage progressif des titres par le et les NTIC. Censées constituer Canal+. Crédit mutuel, principal actionnaire l’axe majeur de « l’économie de du groupe, depuis 2006 ». Chaque demain5 », les NTIC sont devenues groupe de presse régionale se la nouvelle poule aux œufs d’or des Décembre 2017 retrouve ainsi en position de mono- investisseurs. Des deux côtés de Censure de Vincent Bolloré pole sur plusieurs départements. l’Atlantique, la course est lancée, à Canal+ (suite). – Malgré sa déprogrammation de Canal+, le tant dans l’acquisition des « auto- documentaire « Lâche le trône » Cette frénésie de concentra- routes de l’information » que dans a été diffusé par erreur en Afrique tion appelle une première ques- celle des « contenus ». par Canal+ international. En tion : quels sont les facteurs qui interne, Vincent Bolloré a exigé le expliquent une telle évolution ? Si Ainsi s’explique la double activité licenciement pour faute grave d’une les journalistes décrivent factuelle- médias-télécoms de quelques- chargée de la programmation, ainsi ment les opérations qui conduisent uns de nos magnats de la presse, que de François Deplanck, no 2 de à la concentration du secteur des souvent de jeunes premiers dans Canal+ international. médias, allant parfois jusqu’à ques- cet univers très fermé : Patrick Drahi tionner leur bienfondé3 , rares sont ou Xavier Niel. Sans oublier les Janvier 2018 les titres des médias dominants vieux de la vieille, comme Martin Licenciement politique à avoir analysé de façon critique Bouygues (Bouygues Télécom et programmé du directeur de les causes de ce phénomène. TF1), ou encore Vincent Bolloré, qui la rédaction de L’Obs. – Une Des causes qui touchent à deux pousse à son paroxysme le phéno- couverture de L’Obs critiquant la facteurs : d’une part les boulever- mène d’« intégration verticale » — le politique migratoire d’Emmanuel sements dans les modèles écono- fait, pour un capitaliste, de posséder Macron a probablement coûté sa miques des médias, conséquents différentes structures et entreprises place au directeur de la rédaction au développement des nouvelles couvrant tout ou partie des activités Matthieu Croissandeau. Malgré la publication d’une mise au point technologies de l’information et de la chaîne de production et de dans laquelle il justifie le recours du de la communication (NTIC) ainsi distribution d’un produit. L’Empire, magazine à un visuel provocateur, qu’à la financiarisation du secteur Comment Bolloré a mangé Canal + il a finalement été remplacé par des médias ; et de l’autre, les inté- (voir p. 17) de Raphaël Garrigos Dominique Nora en février 2018. rêts des grands propriétaires des et Isabelle Roberts en offre une médias en termes d’influence. description exemplaire. Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 4
Ainsi s’explique également la consti- de projets communs, d’échanges et tution de grands groupes multimédias de participation ou de fusion et que Février 2018 en France et partout dans le monde, les pouvoirs publics soient attentifs Au Parisien, le propriétaire prêts à se livrer bataille sur la scène à ne pas gêner ces évolutions ». La Bernard Arnault est mondiale pour ramener dans leur messe de la concentration était dite, omniprésent. – Deux ans après le rachat du Parisien- giron parts d’audience (et de marché) et n’a pas été, tant s’en faut, remise Aujourd’hui en France par le et recettes publicitaires. Pour l’INA, en cause depuis. milliardaire et propriétaire du « on peut augurer qu’à court terme, groupe LVMH, Bernard Arnault, il n’y aura plus que quatre ou cinq Propriétaire de médias, l’indépendance éditoriale de groupes d’éditeurs nationaux, alors un métier d’influence la rédaction fait polémique. qu’en 2005, au lancement de la TNT, Les délégués du SNJ du ils étaient une dizaine6 ». Des éditeurs La prédation des grands indus- quotidien ont adressé un mail nationaux qui contrôlent par ailleurs triels vis-à-vis de l’information et à l’ensemble de la rédaction, une part croissante des sociétés de des médias soulève une interro- dans lequel ils « déplorent production de « contenus » en tout gation récurrente : alors que dans des articles complaisants genre (films, émissions, etc.), comme l’ensemble des secteurs d’activité, envers Bernard Arnault et ses Vivendi Universal, Lagardère, et on prend grand soin d’investir dans affaires. Des sujets émanant Bouygues. ce qui semble rentable, dans celui de la direction et qui portent atteinte, selon le syndicat, à des médias, on achète alors même la crédibilité des journalistes Du côté de la presse papier, dont les que le secteur est réputé en berne du Parisien ». Principalement titres sont de plus en plus inclus dans depuis des décennies, notamment en cause, la couverture de grands groupes multimédias, la — mais pas seulement — dans la élogieuse offerte fin janvier au même cause (les NTIC) a produit les presse papier. Dès lors, quel intérêt y PDG de Carrefour, un groupe mêmes effets, aggravés par la « crise aurait-il à racheter des médias qui ne dont Bernard Arnault est un de la presse » dont font état l’en- cessent de perdre de l’argent — et ce actionnaire important. semble des économistes des médias y compris au prix de drastiques cures depuis de nombreuses années. Une d’amaigrissement dans les rédac- Juin 2018 mauvaise santé due à une baisse tions ? Quel intérêt y aurait-il à multi- Après trois ans d’agonie, la continue du lectorat et surtout, à la plier des rachats qui ne peuvent de fin des « Guignols ». – Après baisse des recettes publicitaires. Mais ce fait satisfaire une rentabilité finan- trois ans pendant lesquelles les les lecteurs-spectateurs ne se sont cière à court, ou même à long terme ? équipes de l’émission ont subi pas volatilisés : ils sont partis sur le « un sabotage en règle de la Web, suivis de près par les annon- En dehors des montages financiers part de Vincent Bolloré » (des ceurs — même si les recettes publici- et fiscaux qui peuvent rendre ces promesses mirifiques qui ne se taires des sites de presse en ligne sont pertes profitables à l’échelle d’un réaliseront jamais, moins de encore loin de compenser la baisse groupe, les bénéfices sont ailleurs, et moyens et plus de contraintes), les « Guignols » s’arrêtent donc subie par ailleurs. Dès lors, pour le capital se récupère en réalité sous définitivement. diffuser l’information et générer des d’autres formes : l’influence, la valori- revenus — soit par la publicité soit par sation de « l’image de marque » d’un les abonnements —, la solution à la groupe industriel (elle-même généra- Juillet-août 2018 crise paraît évidente : investir le Web7. trice de profits via les autres activités En difficulté, Le Nouveau Et, entre 1996 et 2007, c’est l’ensemble du groupe), le contrôle relatif de la Magazine littéraire est de la presse papier qui s’engouffre parole médiatique et la synergie entre repris en main par son propriétaire. – Lancé en dans la « révolution numérique » (Le les offres d’abonnement à Internet grande pompe à la fin de Monde en 1996, idem pour Les Échos ou à un réseau téléphonique d’une l’année 2017, Le Nouveau et Le Figaro en 2006). part, et l’exclusivité de « contenus » Magazine littéraire est au bord d’autre part 8 . du gouffre. Le propriétaire Bref, une solution miracle, comme du groupe, Claude Perdriel, le suggère le rapport de l’ancien Plusieurs journalistes, chercheurs et aurait en conséquence évincé président de France Télévisions Marc économistes des médias ont pointé, le directeur du journal Raphaël Tessier au ministre de la Culture de dans les stratégies de certains Glucksmann, pour le remplacer Nicolas Sarkozy en 2007. Mais un patrons de presse, une tentative par Nicolas Domenach, ancien « miracle » qui nécessite de gros de peser sur la présidentielle de directeur adjoint de Marianne. investissements pour des recettes 2017. Si cette explication n’est pas Pour Raphaël Glucksmann, son incertaines, ce qui, dans un secteur en à négliger — d’autant moins que les départ forcé serait cependant dû à une ligne pas assez crise, n’est pas sans poser problème. Bolloré, Arnault, Niel et autres Bergé complaisante vis-à-vis du Qu’à cela ne tienne, rassure Marc n’ont pas manqué d’exprimer leurs président Macron. Tessier, il suffit que des « coopéra- amitiés politiques au grand jour —, tions et des rapprochements puissent elle ne saurait à elle seule justifier avoir lieu, qu’ils prennent la forme certains rachats (ceux de Patrick Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 5
Octobre 2018 Le quotidien Corse-Matin aurait censuré des articles sur un gang criminel. – Seul quotidien de l’île, Corse- Matin a publié deux articles consacrés à des tentatives d’assassinat récentes en omettant de nommer le gang local du « Petit Bar » (pourtant principal suspect dans cette affaire). Coïncidence, le nouvel actionnaire principal du quotidien, Antony Perrino, fait actuellement l’objet d’une enquête du parquet d’Ajaccio sur ses liens avec… plusieurs membres du gang du « Petit Bar » ! Canal+ condamné pour diffusion d’un publi-reportage sur le Togo. – Vincent Bolloré a encore frappé. En décembre 2017, un reportage promotionnel sur le Togo est diffusé sur Canal+ sans qu’aucun avertissement de cette publicité soit transmis aux téléspectateurs, qui peuvent penser à un reportage journalistique. La raison ? Vincent Bolloré a manifestement voulu faire bon effet auprès du clan au pouvoir, avec qui il entretient des liens d’affaires. Résultat : une condamnation Drahi, par exemple). En revanche, l’argument faisant valoir que les du CSA… à lire un communiqué par un grands industriels s’achètent de l’influence (symbolique, politique, présentateur une fois, hors week-end, économique) en achetant des médias se vérifie dans tous les cas de dans les programmes en clair du service figure. Ainsi du coup triple réalisé par Patrick Drahi : en investissant Canal+. Vincent Bolloré est KO debout… dans la sphère médias, il assure sa stratégie offensive sur le marché des câblo-opérateurs en disposant de quoi alimenter ses multiples Novembre 2018 tuyaux. Par là même, il se positionne comme un acteur incontour- Nouveau cas de censure intéressée nable de l’économie française. au Figaro. – La direction du quotidien du Groupe Dassault a décidé de De son côté, Bernard Arnault s’offre avec Les Échos et Investir de quoi supprimer deux articles évoquant la faire mousser le petit monde des entrepreneurs. Quant à Bolloré, s’il sortie de la bande dessinée Cyberfatale. n’hésite pas à se servir de ses organes de presse pour faire la pub de La raison ? Cette fiction ne présentant pas le Rafale de Dassault Aviation sous ses enseignes, il les utilise également pour défendre ses (gros) intérêts son meilleur jour, c’est sans états d’âme en Afrique de l’Ouest. qu’elle a été censurée. Un énième exemple de l’indépendance éditoriale De la même façon, les raisons ayant poussé les trois propriétaires sans faille du Figaro vis-à-vis de son Pierre Bergé, Xavier Niel, et Matthieu Pigasse (dit « BNP ») à s’appro- propriétaire. prier des titres de presse à l’histoire prestigieuse n’ont rien à voir Une enquête sur un proche de avec l’amour de la presse libre. Ainsi Xavier Niel, fondateur de Free, Manuel Valls censurée au JDD. – déclarait-il sobrement en juin 2011 à propos de ses emplettes dans la Une enquête compromettante pour le presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participa- maire d’Évry Francis Chouat, en lice pour tion dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix9 . » une élection législative partielle, a été écartée au dernier moment par Hervé Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel, Gattegno, directeur de la rédaction du une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et Journal du dimanche. D’après Marianne, leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en ce dernier aurait reçu des SMS de ont en réalité pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en l’ancien Premier ministre Manuel Valls l’exhortant à renoncer à la publication choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés de l’enquête. Suite à cette censure dans les rédactions, en d’autres termes, les « haut gradés » des grossière, le journaliste auteur de hiérarchies éditoriales. D’autre part, l’influence politique obtenue l’enquête aurait définitivement quitté le par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de journal. dissuasion. Le magazine Capital (août 2014) l’explique de façon limpide : « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 6
qu’un “nobody” quand il est parti à l’oreille de François Hollande après […] Il prévoit de supprimer 270 postes à l’assaut de SFR. Moyennant quoi avoir eu longtemps celle de Jacques si les salariés acceptent de faire une il fut attaqué sur tous les fronts : Chirac11, le bras droit de Patrick croix sur des semaines de congé, ou exil fiscal, holdings douteuses aux Drahi, Bernard Mourad, ex-banquier 390 postes s’il n’y a pas d’accord avec Bahamas, nationalité française incer- chez Morgan Stanley, est un proche les syndicats. » Un mouvement de taine… D’où Libération. » d’Emmanuel Macron et de Stéphane grève, appelé par l’intersyndicale de Fouks, lui-même vice-président de Radio France, a débuté le 18 juin face Havas, grand ami de Manuel Valls et à ces nouvelles coupes qui menacent, Petites amitiés et de DSK. in fine, de casser le service public… au gros conflits d’intérêts plus grand bonheur des propriétaires Si la convergence entre les intérêts Cette fraction de la bourgeoisie se de médias privés. des industriels des médias et ceux retrouve tranquillement chaque des acteurs politiques est flagrante mois au club de réflexion Le Siècle, [1] Parmi de très nombreux exemples, dans le cas d’un Bolloré, elle est tout qui rassemble non seulement les on peut citer Le Monde, « Le propriétaire aussi présente quoique moins visible patrons des médias, les gros bonnets de Numericable, Patrick Drahi, pourrait en ce qui concerne les autres grands industriels et financiers et le gratin investir dans Libération » (8 mai 2014) ; Le Figaro, « Sauvé par Patrick Drahi, propriétaires. du monde politique, de « gauche » Libération entame une nouvelle ère » comme de droite, mais également le (16 juin 2014) ; Europe 1, « Patrick Drahi, le Ainsi en va-t-il du trio BNP (Bergé, personnel journalistique le plus zélé sauveur mystère de Libération ? » (15 mai Niel et Pigasse), qui présidait aux (Arlette Chabot, PPDA, Jean-Marie 2014). destinées du groupe Le Monde : si Colombani, David Pujadas, etc.), qui y [2] En cahier central de ce magazine. les amitiés « socialistes » de Pierre défend ardemment les intérêts de ses [3] La fragilité de l’« empire Drahi », bâti Bergé étaient notoires, la carrière employeurs. sur une dette gigantesque, a par exemple hors médias de Matthieu Pigasse été questionnée par Le Monde ou par est moins connue du grand public : Comment s’étonner, dès lors, de France Info. d’abord administrateur au Trésor l’absence de régulation par l’État [4] Nous renvoyons ici à un article publié public, où il est chargé de la dette, en matière de concentration capita- sur notre site en 2003, plus que jamais il est ensuite associé-gérant de listique dans le secteur des médias d’actualité : « La déréglementation, condition à la formation des groupes la banque d’affaires Lazare, où il privés ? Une régulation qui, par multimédias ». est recruté par l’entremise d’Alain ailleurs, n’est pas franchement en [5] C’est en tout cas l’avis du ministère de Minc, lui-même conseiller de Nicolas odeur de sainteté chez les déci- l’Économie, explicité dans un rapport de la Sarkozy et de maints hommes d’af- deurs politiques au pouvoir depuis Direction générale des entreprises. faires, et président du conseil de des dizaines d’années, tout acquis [6] « Chaînes TV : quel avenir face aux surveillance du Monde de 1994 à qu’ils sont aux doctrines libérales et plateformes numériques ? », Laurent 2008. Et comme l’écrivent les Pinçon- aux vertus de la concurrence « libre Fonnet, « La Revue des Médias », INA, Charlot dans leur dernier ouvrage, et non faussée ». Ainsi, la dernière 2 novembre 2015. « quant à l’ami Xavier Niel, le second loi votée en matière de régulation [7] L’équivalence entre ces deux types pilier économique du journal, par dans les médias date de… 1986 (dite de financement n’est ici que formelle : ailleurs propriétaire de Free et d’une loi Léotard) ! Un texte qui organisait à n’en pas douter, entre un site web grande maison dans le ghetto doré de d’ailleurs en premier lieu la dérégula- financé par la publicité et un site financé par l’abonnement de ses lecteurs, il y a la villa Montmorency, il ne lésine pas tion du secteur audiovisuel12 . des différences importantes. Beaucoup sur la brosse à reluire pour réaffirmer de médias dominants ont choisi la [à Emmanuel Macron] son soutien de Notons pour conclure que si les première option, ou une version mixte, la première heure et sa confiance en gouvernements successifs ont pris avec une partie des articles réservés aux décembre 2018 sur Europe 1 : “On a grand soin de ne pas mettre leur nez abonnés. Cette question de la « transition numérique » est considérée comme un super président qui est capable de dans le business des médias privés, centrale par tous les acteurs des médias réformer la France. […] On a le senti- on ne compte plus leurs interventions depuis le début des années 2000. ment qu’il l’a fait uniquement pour dans l’audiovisuel public. Le dernier [8] C’est par exemple le cas de SFR, qui les plus aisés. Mais il est en train de exemple en date : les 60 millions propose à certains de ses abonnés en faire des lois fantastiques.”10 » d’économies d’ici à 2022 annoncés par téléphonie des abonnements « gratuits » Sibyle Veil à Radio France, dont elle à L’Express. Bernard Arnault, lui, n’a jamais caché est PDG depuis avril 2018. Et Les Échos [9] Le Monde diplomatique, juin 2011. ses accointances avec le monde poli- (18 juin 2019) de dérouler la feuille [10] Le Président des ultra-riches, La tique, qu’il juge par ailleurs tout à de route traditionnelle des saignées Découverte/Zones, janvier 2019. fait normales, voire insuffisantes : budgétaires : « [Le plan] s’appuie sur [11] Quentin Domart, « Le réseau politique « Je trouverais tellement bien qu’il y les recommandations de la Cour des de Bernard Arnault », L’Express, 24 février ait davantage d’allers et de retours comptes [et] vise à anticiper la baisse 2010. entre le monde des affaires et la de la contribution de l’État (moins [12] Voir notre article sur les politique. » Et tandis que François 20 millions d’euros sur quatre ans) et réglementations en matière de Pinault (Le Point) susurre ses conseils la hausse des charges de personnel. concentration des médias dans ce dossier. Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 7
Une législation contre — ou pour ? — la concentration Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, les quelques milliardaires qui accaparent les moyens d’information de masse n’agissent pas tout à fait à leur fantaisie : la concentration des médias est réglementée, et cette réglementation est généralement respectée. Elle date de la « loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication », dite loi Léotard, inchangée pour l’essentiel depuis 33 ans, à part quelques nécessaires actualisations. Au vu du paysage actuel des médias, il est toutefois permis de douter de l’efficacité de cette loi contre les concentrations ! On serait même tenté de penser qu’elle les a plutôt permises qu’empêchées. Le simple fait qu’elle n’ait pas été révisée (ou si peu) pendant 33 ans (et ça risque de durer encore !) interroge, tant le secteur des médias a été bouleversé depuis son adoption. En 1986, les ondes radiophoniques viennent d’être libéra- À l’époque, ce dernier, le seul à dépasser ce taux, ne fut pas lisées, et les chaînes de télévision, privatisées. Après les concerné faute de rétroactivité de la loi. De nos jours, aucun longues années du monopole d’État sur l’audiovisuel, le groupe de presse n’approche, même de loin, cette limite à la pluralisme est la nouvelle règle. La loi Léotard a pour objectif concentration. Qui plus est, seuls sont concernés les quoti- de le faire respecter en réglementant les concentrations diens d’information politique et générale, à l’exclusion donc capitalistiques et territoriales, dans l’idée, notamment, des magazines et autres périodiques, même s’ils traitent d’empêcher la constitution d’empires du type Hersant (nous d’information politique et générale comme L’Express, L’Obs, y reviendrons). Elle ne concerne pas tous les médias, mais Marianne, Valeurs actuelles, etc. uniquement les médias privés. Les trois grands secteurs classiques des médias (presse, radio, télévision) font chacun Rien n’interdit à un seul propriétaire de posséder nombre de l’objet de dispositions qui limitent en leur sein les possibi- magazines. Ce qui a permis à Hachette-Lagardère de régner lités de concentration. D’autres dispositions visent à limiter en maître pendant des années sur ce petit monde très profi- les acquisitions dans plusieurs types de média à la fois. table (plus de 40 titres en France, 260 dans le monde) avant de s’en débarrasser quand ils ont été atteints à leur tour par la crise de la presse papier. Sur ce segment de la presse ont Presse papier : les magazines en roue libre aussi prospéré en France le groupe Mondadori France (Berlus- Entre 1944 et 1986, la concentration de la presse a été régie coni, premier éditeur de presse italien) et le groupe Prisma par l’ordonnance du 26 août 1944, qui interdisait notam- Média (Bertelsmann, premier éditeur de presse allemand). ment à une personne d’être propriétaire de plus d’un journal quotidien ou périodique au-delà d’un certain tirage : 10 000 On peut se demander, comme le fit le rapport Lancelot (2005), exemplaires pour un quotidien, 50 000 pour un périodique. pourquoi les magazines d’information politique et générale, Une telle règle constituait une véritable protection contre dont le lectorat est souvent supérieur en nombre à celui des les concentrations. Elle n’eut qu’un défaut, mais non des quotidiens, sont dispensés de toute limite de concentration et moindres : elle ne fut pas appliquée. En témoigne le cas de même les magazines en général : le pluralisme dans la presse « l’empire » Hersant qui possédait 40 % de la presse quoti- culturelle ou professionnelle, par exemple, serait-il sans enjeu dienne nationale et 20 % de la régionale en 1986. démocratique ? Mais peut-être les Hachette, Berlusconi et autre Bertelsmann ont-ils eu quelque influence sur le législateur. La loi Léotard est immensément plus souple puisqu’elle dispose qu’un propriétaire ne peut posséder des journaux On notera que le domaine de l’édition des livres, où figurent en couvrant plus de 30 % de la diffusion de la presse quoti- première place Hachette et, depuis peu Bolloré (Vivendi), est dienne d’information politique et générale (presses nationale également exempt d’une législation spécifique en matière de et régionale confondues). L’idée était d’empêcher, au nom du concentration. Certes, les magazines et les livres sont soumis pluralisme, la constitution de mastodontes comme le groupe au droit commun général des concentrations, mais ses règles Hersant. sont, libéralisme oblige, on ne peut moins contraignantes. Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 8
Sans doute l’ordonnance de 1944 ne fut- >> Limitation de parts de capital : une >> détention d’une ou plusieurs radios elle pas appliquée, et des concentrations personne ne peut posséder plus de desservant un territoire de plus de de journaux se sont fortement dévelop- 49 % du capital (auparavant, 25 %) ou 30 millions d’habitants ; pées malgré elle. Mais ces concentrations des droits de vote d’un service de télé- >> détention de quotidiens couvrant étaient illégales et contestées devant les vision dont l’audience est supérieure plus de 20 % de la diffusion nationale. tribunaux (pendant 10 ans pour Hersant) à 8 % du total (précédemment 2,5 %). et l’ordonnance définissait au moins un Sont seules concernées les chaînes Le taux de 20 % concernant les quoti- objectif souhaitable. Avec la loi de 1986, TF1 (22,5 % de parts d’audience) et diens étant hors d’atteinte de la plupart les concentrations deviennent légales et M6 (15 %). La règle est respectée à des groupes, cela favorise les concen- se réalisent sans problème en deçà de la ce jour, puisque Bouygues possède trations dans les deux autres médias. limite des 30 %. Par ces temps de crise 43,8 % de TF1, et Bertelsmann, 48,6 % On notera que les magazines ne sont de la presse écrite, personne ne songe à de M6. L’idée de cette « restriction » toujours pas pris en compte. jouer les Hersant, mais la presse régionale à la concentration était de favoriser le se résume de plus en plus à quelques pluralisme interne, c’est-à-dire que la Sur le plan local, les trois situations grands groupes et l’homme le plus riche pluralité des actionnaires était censée suivantes ne peuvent pas être cumulées : de France, Bernard Arnault, possède le faire contrepoids aux décisions de >> détention d’une ou plusieurs télévi- seul quotidien économique, Les Échos, et l’actionnaire dominant. Mais il est sions reçues localement ; un grand journal national et régional popu- permis de douter qu’avec ses 43,8 %, >> détention d’une ou plusieurs radios laire, Le Parisien-Aujourd’hui en France. Bouygues ait eu besoin de consulter reçues localement dépassant 10 % de les autres actionnaires pour prendre l’audience locale cumulée ; ses décisions. >> détention d’un ou plusieurs quoti- Radio : on se concentre >> Limites tenant aux autorisations : une diens d’information politique et géné- Pour ce qui est de la radio, la loi de 1986 personne physique ou morale ne peut rale diffusés sur cette zone. exige que le cumul des zones desser- disposer que d’une seule autorisation vies par les stations radio d’un même pour un service national analogique Là encore, les détenteurs de quotidiens propriétaire ne dépasse pas 150 millions (anciennement), et pas plus de 7 auto- ne sont pas bien nombreux localement, d’auditeurs, et pas plus de 20 % de l’au- risations (antérieurement 5) pour un ce qui laisse une large place aux concen- dience potentielle cumulée de toutes les service national numérique (TNT). En trations dans les deux autres médias. autres radios. Aujourd’hui, aucun groupe fait, on retrouve sur la TNT les 6 chaînes radiophonique ne dépasse ces limites. classiques augmentées de NRJ, LCP, Pour une véritable limitation Le groupe NRJ en est le plus proche avec NextRadio TV (Drahi) et Amaury. Pour des concentrations 120 millions d’auditeurs (NRJ + Nostalgie un service local, le cumul d’autorisa- + Chérie + Rires & Chansons), les autres tions ne doit pas desservir une zone Au fil du temps, on ne peut que constater grands groupes (RTL, Europe 1, NextRadio) de plus de 12 millions d’habitants. que les limitations à la concentration se situant entre 100 et 120 millions. Le CSA contrôle et apprécie chaque des médias sont de plus en plus faibles. demande d’autorisation. La défense du pluralisme par le CSA En 2013, le CSA a changé son mode de semble une défense de la pluralité des calcul du nombre d’auditeurs desservis Encore une fois, on observe que les milliardaires et de leur équitable répar- dans un sens favorable aux grands règles anti-concentration ont été tition dans les différents médias. Et ces groupes, leur permettant de s’étendre assouplies au fil du temps au bénéfice limitations sont circonscrites, dans leur encore. Le Conseil d’État, saisi par le des groupes les plus importants. ensemble, à la configuration classique syndicat des radios indépendantes, a des médias telle qu’elle existait en 1986. confirmé la décision du CSA en 2016. C’est Certes, la TNT a été réglementée, mais Limites de concentrations ainsi qu’une disposition anti-concentra- quid d’Internet ? Alors que les journaux, pluri-médias tion déjà assez avantageuse pour les les radios et les télévisions disposent grands groupes a pu être encore assou- Ces règles sont souvent résumées tous et toutes d’une version numé- plie. Ce qui fait du monde radiophonique, comme règles des deux sur trois, rique, dont l’audience est souvent bien malgré la multiplicité des acteurs, un comme si on ne pouvait pas posséder à supérieure à celle de la version papier, domaine où la concentration de l’au- la fois une radio, un quotidien national alors que se sont développés nombre dience en quelques mains (Lagardère, et une chaîne de télévision. Or c’est de journaux en ligne « pure players », Drahi, Bertelsmann, Baudecroux) est très inexact : on peut posséder les trois, à de webtélés, et de webradios, ainsi que forte. Phénomène qui n’est pas contrarié la condition que l’un des trois reste des modes de diffusion autres que la par le rôle décisif du CSA, organe très poli- au-dessous d’un certain seuil. TNT (câble, satellite, ADSL, fibre, télé- tique, dans l’attribution des fréquences. phonie mobile et télévision mobile), qui Sur le plan national, les trois situa- sont très peu réglementés ; alors qu’une tions suivantes ne peuvent pas être partie de plus en plus considérable de Télé : toujours les mêmes cumulées : la société civile s’alarme de l’accapare- Dans le secteur des chaînes de télévi- >> détention de télévision hertzienne ment des médias par un gang de milliar- sion, les limites juridiques à la concen- desservant un territoire de plus de daires, le pouvoir politique ne semble tration sont les suivantes : 4 millions d’habitants ; se préoccuper que de limiter la liberté Médiacritique(s) — no 32 — juillet-septembre 2019 9
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