SOCIALISME OU BARBARIE - ÉVOLUTION - Marxiste.Org
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N°42 - Avril 2020 i R ÉVOLUTION Solidarité : 3€ / Prix : 2€ marxiste.org Tendance Marxiste Internationale SOCIALISME OU BARBARIE Amazon p. 4 Le Covid-19 à l’hôpital p. 5 Chine p. 7 Féminicides au Mexique p. 8 La Révolution chilienne de 1970-73 p. 9 à 11
2 n° 42 | Avril 2020 Editorial La débâcle du capitalisme Jérôme Métellus Le 1er avril ACTuELLE crise sanitaire marque un tournant de l’histoire mondiale. L’ Ses répercussions économiques, sociales et politiques seront colossales. La réaction en chaîne qui a commencé en décembre 2019, dans un marché couvert de Wuhan, ne s’éteindra pas avec le reflux de la pandémie. Tous les éléments d’une nouvelle ré- cession mondiale se sont accumulés avant la propagation du Covid-19, qui a simplement joué le rôle de catalyseur. La chute de la production au premier semestre 2020 sera vertigineuse. Elle infligera une profonde blessure au corps social. Aux Etats-unis, par exem- ple, des millions de travailleurs vont perdre leur emploi. de politiques d’austérité drastiques, nous n’avons pas gagné la guerre, sont Les économistes bourgeois s’accro- d’augmentations d’impôts et d’une re- irresponsables ». Dans ce cas, la France chent désespérément à la perspective mise en cause systématique de nos compte aujourd’hui des millions d’« ir- d’un rebond de la production dans les conquêtes sociales. On s’en fait une pre- responsables », car dans la masse de la mois qui suivront la fin du confinement, mière idée avec les récentes ordon- population le procès des authentiques grâce à un retour en force de la de- nances du gouvernement Macron sur le responsables de la débâcle se tient mande. On ne peut l’exclure. Cepen- temps de travail hebdomadaire, les jours sept jours sur sept, du matin au soir. dant, beaucoup de facteurs risquent de de RTT et les congés payés. Ces mesures, Les questions et les pièces à convic- miner la demande, à commencer par qui piétinent le Code du travail, ont été tion s’accumulent. Où sont les une augmentation du chômage – et la imposées au nom de l’urgence sanitaire. masques ? Pourquoi y avait-il aussi peu peur d’y tomber. Par ailleurs, le château Mais une fois celle-ci passée, le gouver- de stocks avant la crise ? Pourquoi en de cartes des marchés financiers peut nement évoquera « l’urgence écono- a-t-on produit si peu ces deux derniers s’effondrer du jour au lendemain, en- mique » pour prolonger et aggraver ces mois ? Pourquoi n’a-t-on pas suffisam- trainant toute l’économie dans sa mesures anti-sociales. ment de tests ? Pourquoi tous ceux qui chute. S’il y a un rebond dans quelques travaillent dans des secteurs non essen- mois, il sera comme ces boxeurs qui, tiels ne sont-ils pas confinés ? Est-ce sonnés, se relèvent une dernière fois. que leur vie ne compte pas ? Est-il in- Lutte des classes Tout ceci prépare une énorme in- dispensable, ces temps-ci, de produire tensification de la lutte des classes. des bateaux, des voitures et des D’ores et déjà, la calamiteuse gestion avions ? Quels intérêts privés sert cette Orgie monétaire et austérité Dans l’immédiat, comme lors de la de la crise sanitaire par les gouverne- aberrante « politique sanitaire » ? crise de 2008-2009, les apologistes du ments et les classes dirigeantes a un Les témoins à charge se succèdent : « libre marché » pivotent de 180 degrés puissant impact sur la conscience des médecins, infirmiers, responsables de et réclament des provisions illimitées de masses, qui ont été brutalement arra- services hospitaliers, dont bon nombre liquidités aux Etats et aux Banques Cen- chées à la routine du quotidien. L’épi- étaient politiquement modérés, trales. Ces derniers répondent avec une démie agit comme un révélateur de jusqu’alors, mais qui disent aujourd’hui générosité sans failles : les annonces de toutes les contradictions du système en langage clair, net, irrécusable, tout « plans de soutien », de « garanties de capitaliste. Il révèle au grand jour les le mal qu’ils pensent de la politique ac- l’Etat » et autres subventions massives conséquences dramatiques des coupes tuelle et passée du gouvernement. Ils se multiplient, à coup de centaines et de budgétaires qui, dans les pays les plus fustigent les mensonges officiels qui vi- milliers de milliards d’euros. développés, ont saccagé les systèmes sent à justifier ou minimiser les pénu- A qui tout cet argent est-il destiné ? de Santé publique. Dans les pays les ries – de personnel, de masques, de Aux pauvres ? Aux chômeurs ? Aux ma- plus pauvres, où la Santé publique est tests, de lits, de gel, de tout. lades ? Aux services publics ? Non. Aux un mot creux, la propagation du virus Oui, le procès s’est ouvert, n’en dé- mêmes qu’en 2008-2009 : aux banques menace de faire un nombre effroyable plaise à Macron, et il se poursuivra bien et aux multinationales. Puis, cette fois de victimes. au-delà de l’épidémie. L’identité du encore, la lourde facture sera présentée Le mardi 31 mars, Macron décla- coupable – le système capitaliste – fi- aux jeunes, aux travailleurs, aux classes rait : « toutes celles et ceux qui cher- nira par être établie. Alors tombera la moyennes et aux retraités, sous la forme chent déjà à faire des procès, alors que sentence : « révolution » !
Editorial n° 42 | Avril 2020 3 leurs travailleurs doivent toucher l’inté- sitionner des dizaines de milliers de lo- gralité de leur salaire. Quelles entre- gements vides qui appartiennent aux Un programme d’urgence Macron et la classe dirigeante sont prises sont essentielles et lesquelles ne banques et autres spéculateurs immobi- prêts à sacrifier la vie de milliers de tra- le sont pas ? Cette décision doit revenir liers, de façon à y loger les SDF et les mi- vailleurs – pourvu que l’économie aux travailleurs et à leurs organisations grants. continue de tourner, que le CAC 40 syndicales, puisque le gouvernement - La distribution de nourriture doit tienne bon, que les banques résistent, prétend « ne pas le savoir ». être garantie à tous ceux qui n’ont pas que les profits soient sauvegardés. Sous - Dans les entreprises et les services les moyens d’en acheter – ou de se dé- le capitalisme, la course aux profits do- qui ne peuvent pas fermer, les travail- placer. Dans les magasins, les prix doi- mine tout le reste : cette vérité est en leurs et leurs syndicats doivent prendre vent faire l’objet d’un contrôle strict. train de pénétrer dans la conscience de le contrôle des opérations. Ils doivent Pour éviter toute spéculation, les mas- millions de jeunes et de travailleurs. décider de l’organisation du travail, de todontes de la grande distribution (Car- Comme en Italie, en Espagne, en la rotation des effectifs, du temps de refour, Leclerc, etc.) doivent être Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et ail- travail, des horaires d’ouverture au pu- nationalisés et placés sous le contrôle leurs, des salariés se mobilisent, en blic, des embauches et de toutes les au- démocratique de leurs salariés. France, pour se protéger du virus, mais tres mesures à prendre pour minimiser - Toutes les grandes entreprises me- aussi protéger leur famille et leurs col- les risques de contagion. Le contrôle nacées de fermeture doivent être natio- lègues. Des grèves ont éclaté dans dif- ouvrier doit se généraliser. nalisées. Toutes les petites entreprises férents secteurs, soit pour réclamer la - Les cliniques privées et l’ensemble en difficulté doivent être financière- fermeture temporaire de l’entreprise, du secteur pharmaceutique doivent être ment soutenues par l’Etat, de façon à y soit pour exiger des mesures de protec- nationalisés, y compris les nombreux sauvegarder les emplois. Mais ces der- tion dignes de ce nom. sous-traitants, dont les salariés doivent nières mesures, comme l’ensemble du Les organisations du mouvement être intégrés au secteur public. Cela vaut programme ci-dessus, ne doivent pas ouvrier doivent soutenir ces luttes de également pour toutes les entreprises être financées en creusant la dette pu- toutes leurs forces. Elles doivent aussi qui produisent – ou peuvent produire – blique. Il faut nationaliser l’ensemble rejeter les appels à « l’union nationale » du matériel médical : ventilateurs, des banques privées et les fusionner en et opposer leur programme d’urgence masques, blouses, gel, etc. Un plan d’em- une seule banque publique d’Etat. Par à la politique criminelle du gouverne- bauche massif d’infirmiers et d’aides-soi- ailleurs, il faut taxer massivement les ment. Ce programme doit être à la hau- gnants doit être lancé immédiatement. foyers les plus riches, ces « 1 % » de ca- teur de la situation – et donc s’articuler - Des logements privés – et notam- pitalistes et de spéculateurs qui contrô- autour des mesures suivantes : ment de grands hôtels – qui peuvent lent une large part des richesses du - Toutes les entreprises non essen- être convertis en hôpitaux doivent être pays. Ils sont responsables de la crise ac- tielles doivent suspendre leurs activités ; réquisitionnés. Par ailleurs, il faut réqui- tuelle ; c’est à eux d’en faire les frais ! Rejoignez Révolution ! ÉVOLUTION défend les idées du marxisme dans la jeunesse et le R mouvement ouvrier. Dans notre journal, nos brochures, nos livres et sur notre site internet, nous nous efforçons de démontrer l’actualité et la vitalité des idées du socialisme révolution- naire. Nous organisons régulièrement des réunions publiques sur des thèmes théoriques ou d’actualité, notamment sur les universités de Paris, Toulouse, Lyon et Marseille. Nous sommes aussi – et d’abord – la section française de la Tendance Marxiste Internationale (marxist.com), Il est indispensable de lutter au quo- sation des grands leviers de l’économie qui est active dans une trentaine de tidien pour nos salaires, nos droits, nos – les banques, l’industrie, la distribu- pays. Face à la mondialisation capita- conditions de travail et d’étude, contre tion, les transports, etc. – sous le liste, les jeunes et les salariés ont plus le racisme et les guerres impérialistes. contrôle démocratique des salariés. que jamais besoin d’une Internationale Révolution participe activement à Dans le cadre d’un plan démocratique révolutionnaire. Le socialisme ne peut toutes ces luttes. Mais nous devons et rationnel, l’économie pourra enfin sa- vaincre qu’à l’échelle mondiale. De également défendre un projet de so- tisfaire les besoins du plus grand nom- même, les défis écologiques ne pour- ciété alternatif au capitalisme. La crise bre – et non plus, comme aujourd’hui, ront être relevés qu’au niveau mondial, de ce système remet la révolution so- la seule avarice des capitalistes. dans le cadre d’une planification ration- cialiste à l’ordre du jour. Révolution sollicite la participation nelle des ressources. Il nous faut lutter pour la nationali- de tous ceux qui soutiennent son pro- gramme et son combat. Pour nous Directeur de la publication : Jérôme Métellus CPPAP : 0222G92612 contacter, écrivez-nous à : Adresse : Révolution, BP 90186, 75864 Paris Cedex 18 ISSN : 2425-1984 Imprimeur : Copyrama - 6 rue de Université du Mirail 31100 Toulouse redaction@marxiste.org Périodicité : mensuel - Prix : 2 euros - Abonnement : 20 euros / 10 numéros
4 n° 42 | Avril 2020 Luttes Grèves chez Amazon Interview d’un militant syndical Le 18 mars 2020 ES grèves ont éclaté dans plu- sieurs entrepôts d’Amazon, en D France, pour exiger la fermeture du site et le payement intégral des sa- laires. Gregory Lavainne, militant et dé- légué UNSA sur le site ORY1 à Saran (près d’Orléans), nous explique la situa- tion sur place. *** Révolution : Comment la mobilisation a-t-elle commencé ? Gregory Lavainne : Après la première intervention télévisée de Macron, le jeudi 12 mars, on a demandé à la direc- tion du site ce qu’elle comptait faire pour garantir la sécurité des salariés. Elle nous a simplement répondu qu’elle ceux qui ont de la fièvre ne rentreront tion avérés sur certains sites, ils ne les allait appliquer les préconisations du pas dans le site. ont pas fermés. Et on nous livre tou- gouvernement. Au lieu de ça, dès qu’un salarié est jours, en France, des palettes qui vien- Concrètement, la direction a demandé malade, la direction le renvoie simple- nent d’Espagne ou d’Italie. aux salariés de respecter le mètre de ment chez lui en décrétant que c’est un Comme on l’a écrit sur des affiches distance. Mais dans les faits, c’est im- « état grippal ». collées au mur du site, mercredi : possible à tenir sur la durée : on se Enfin, on a demandé des gants et « Quand Seattle compte ses dollars, croise tout le temps, dans notre travail, des masques FFP2 pour tous les salariés l’Europe enterre ses morts ». et très souvent à moins d’un mètre. qui voudraient en porter. Habituellement, sur le site, l’enca- Ils ont aussi réorganisé les pauses, de On a demandé tout ça formelle- drement ne cesse de nous répéter : façon à ce qu’on ne soit que 100 à pren- ment, par mail. Mais on n’a eu aucune « Safety first! » (la sécurité d’abord !). dre notre pause en même temps, au réponse. Silence total. Mais là on voit bien que c’est bidon ; en lieu de 200. Ils nous ont demandé de Par contre, on a appris que la direc- réalité, c’est « profits first! ». n’occuper qu’une chaise sur deux en tion et le service RH sont désormais en La direction d’Amazon a d’ailleurs salle de pause. Bref, c’est du bricolage. télétravail, pour la plupart. C’est tou- fait savoir qu’elle contesterait tout jours aux mêmes, au petit peuple, de « droit de retrait » : il y aurait des Qu’avez-vous répondu et demandé ? prendre tous les risques. pertes de salaire. On a dit que cela n’allait pas assez Quand avez-vous demandé la ferme- Et maintenant ? loin. On a demandé qu’il y ait du gel hy- ture du site ? droalcoolique à la disposition de tous On continue de demander la ferme- les salariés. Ils en avaient mis, mais très Après le deuxième discours de Ma- ture du site, avec payement intégral des vite il n’y en avait plus. Alors ils nous cron, lundi soir. On a formé une inter- salaires. Et dans l’immédiat, on saisit ont mis une sorte de « mousse anti- syndicale et on a appelé les salariés à l’inspection du travail. On a déposé un bactérienne », en nous expliquant que se mettre en grève, mercredi, pour exi- DGI (Danger grave imminent). Une en- ça ferait l’affaire. On exigeait du gel, ger la fermeture du site et le payement quête a été ouverte. Et on exige la mise mais ils nous disaient ne pas en trouver. intégral des salaires. en œuvre des mesures que j’ai énumé- Or c’est leur problème, pas le nôtre, de La grève a été bien suivie : 130 gré- rées : masques FFP2, gel, gants, prise trouver du gel ! Ils en ont retrouvé de- vistes le matin, 150 l’après-midi. On a de température, et d’autres mesures : puis, mais on redoute que ça ne dure vu que la plupart des salariés étaient des bouteilles d’eau au lieu des fon- pas et qu’ils nous refilent encore leur soulagés ! taines à eau ; la réduction par deux des mousse. Du coup, la directrice nous a dit que effectifs de chaque « shift » (équipe), On a aussi demandé qu’il y ait une la fermeture du site était impossible, avec des mesures de chômage partiel ; prise de température de tous les sala- qu’elle ne pouvait pas la décider, que ça une désinfection systématique des en- riés à l’entrée du site, au niveau des se décide au niveau de la direction fran- droits les plus sensibles. Ceci étant dit, portiques. On sait bien que ça ne suffit çaise d’Amazon, voire au siège de Seat- la seule mesure vraiment efficace, ce pas, puisqu’on peut être contagieux tle, aux Etats-Unis. Même en Espagne serait la fermeture du site. Et on se bat- sans avoir de fièvre. Mais au moins et en Italie, où il y a eu des cas d’infec- tra pour l’obtenir.
Politique française n° 42 | Avril 2020 5 Le COVID-19 à l’hôpital : sauver des vies, pas les profits ! lièrement vrai des privés de droits, des L’ISNI (Syndicat national des in- sans-abris, des pauvres et des pré- ternes des hôpitaux) souligne que la co- Sébastien Vergan caires. Ils ne seront donc pas « priori- lère des soignants – en particulier des Marseille taires » au sein de l’hôpital public – et jeunes – est à son comble. A Marseille, L’hôPITAL public, le personnel n’ont pas accès au secteur privé (où les la politique du gouvernement, favora- soignant lutte chaque jour pour dépassements d’honoraires sont lé- ble au secteur privé, a conduit à la fer- A sauver des vies. Mais le gouverne- ment Macron a pour priorité, lui, de gion). A l’inverse, les plus riches, qui sont globalement en meilleur état de meture des Urgences des hôpitaux publics de proximité de Sainte Margue- sauvegarder les profits de la classe santé, seront « prioritaires » dans le rite (en 2010) et de Sisteron (en 2019). dirigeante. Le capitalisme est incompat- secteur public – et, si besoin, pourront Ainsi, les soignants ne luttent pas seu- ible avec une réponse sanitaire efficace se payer les soins au sein de cliniques lement contre le virus ; ils luttent aussi à la crise actuelle. privées. Pour les plus pauvres et les contre tout un système, qui croule sous plus précaires, c’est donc la double ses contradictions et ses aberrations peine. mortelles. Si l’épidémie de COVID-19 est une urgence, la tentative du gouver- La situation à l’hôpital En réponse à la loi de finances rec- nement de sauvegarder les profits est tificative votée le 19 mars, les Collectifs une folie meurtrière. Le vécu des soignants Inter-Urgences et Inter-hôpitaux s’alar- A l’hôpital de la Timone, le plus ment de l’absence totale de moyens grand hôpital de Marseille, des soi- nouveaux pour l’hôpital. La casse du gnants d’un service de médecine ont Urgence sociale service public se poursuit, y compris été choqués d’apprendre, à l’occasion La mise en œuvre d’un plan d’ur- dans le contexte actuel. d’une réunion avec la direction, « qu’ils gence pour l’hôpital est vitale, tout Depuis plus d’un an, les soignants vont tous être contaminés, et que l’idée comme les mesures d’urgence sui- réclament un plan d’urgence pour aug- est qu’ils ne soient pas tous contaminés vantes, défendues par l’UD CGT 13 : 1) menter les salaires, les effectifs, les en même temps ». Alors que des soi- la fermeture de l’ensemble des entre- budgets et le nombre de lits. La santé gnants de ce même hôpital ont d’ores prises, services et collectivités non es- publique est asphyxiée, faute de et déjà été testés positifs au COVID-19, sentiels – et la réquisition, par l’Etat, de moyens. Cela n’empêche pas le minis- le matériel de dépistage disponible leur stock de matériel de protection ; 2) tre de l’Action et des Comptes publics, (écouvillons, machines de test) ne per- la prise en charge à 100 % des salaires Gérald Darmanin, de déclarer cynique- met pas de tester tous les cas suspects et des soins, 3) la nationalisation de ment : « la meilleure prime que l’on et le personnel hospitalier. Les l’ensemble des établissements et struc- puisse donner aux soignants, c’est de masques FFP2 et chirurgicaux arrivent tures de santé privés. respecter les gestes sanitaires ». Le gou- au compte-goutte – quand ils arrivent. Cependant, pour pouvoir appliquer vernement a promis 300 milliards d’eu- Des masques en tissu cousu main font ces mesures et venir en aide à tous ros pour sauver le grand Capital ; les leur apparition. Dans des services qui ceux qui en ont besoin, il faut aller plus soignants, eux, devront se contenter de hébergent les patients très fragiles, loin. Toute activité liée à la santé doit mots creux. comme en oncologie pédiatrique, la di- être placée sous le contrôle et la direc- Le ministre de la Santé, Olivier rection de l’hôpital a même contraint tion des soignants. Par ailleurs, pour fi- Véran, a mis en place des « comités les soignants à l’utilisation d’un seul nancer un vaste plan d’urgence consultatifs d’éthique », dont le rôle masque chirurgical par journée de tra- sanitaire digne de ce nom, il faut expro- est d’« aider et accompagner à la prise vail. Or sans un changement toutes les prier les banques et les fusionner en de décision des professionnels de trois heures, le risque de contamination une seule banque publique contrôlée santé ». En clair, il s’agit de sélectionner est bien réel. par l’Etat. les patients à soigner (ou non), en fonction de leur âge et de leur état de santé, comme cela se fait en Italie. Pu- blié le 18 mars, le document officiel s’intitule : Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie. Selon le président de la So- ciété de réanimation, Eric Maury, ce que préconise ce texte s’apparente plus « à de la médecine de guerre ou de catastrophe qu’à de la médecine de pays riche ». En réalité, le capitalisme a toujours généré des inégalités sanitaires. Des millions de personnes ont un état de santé globalement dégradé du fait de leur situation matérielle. C’est particu-
6 n° 42 | Avril 2020 Monde du travail Caissier en temps d’épidémie employés eux-mêmes. Nous avons res- de mettre en place. Il aura fallu cinq sorti des placards de vieux gants en jours, et que nous cessions d’être ai- latex, fournis par boites de 50, ce qui mables, pour qu’ils attendent hors du Paul E pays entier est supposé être est à peine assez pour une journée de magasin, lorsque le nombre de per- confiné depuis le 16 mars. Macron travail. Quand nous le pouvons, nous sonnes qui sont à l’intérieur a atteint L l’a dit et les médias l’ont répété : « restez chez vous ! ». Pour ma part et désinfectons les caisses, les paniers et tout ce que les clients sont susceptibles la limite autorisée. Nous manquons de gants, nous comme des millions d’autres salariés, je de toucher. Mais nous ne sommes pas n’avons pas de masques, pas de gel ne suis pas confiné. Je continue à sortir assez nombreux pour avoir le temps de hydro-alcoolique – ou alors de temps tous les jours, pour aller travailler tout faire correctement. Avant la pan- en temps, au gré des trouvailles du pa- comme caissier dans une supérette démie, nous avions déjà un problème tron. On devrait bientôt nous installer « équitable ». Les ventes enregistrent permanent de manque d’effectifs, du des hygiaphones aux caisses, pour pal- des chiffres record et le patron nous en- fait de la mauvaise gestion de notre di- lier au manque de masques : encore de voie chaque jour des mails dithyram- rection. Aujourd’hui, c’est encore pire nouvelles surfaces à désinfecter, encore biques pour nous féliciter de notre avec les arrêts maladie. du travail en plus. « Haut les cœurs ! implication dans cet « effort national ». Il y a aussi le problème de la clien- Vous aurez une prime ! », nous encou- Bien que la fréquentation du maga- tèle, paniquée par la pénurie et la ma- rage le patron, qui n’oublie jamais de sin ait explosé – et avec elle les risques ladie. Les clients se pressent et nous rappeler, au passage, que nous d’infections –, les premières mesures refusent même parfois d’obéir aux me- devons garder le sourire, pour mainte- de protection ont dû être prises par les sures de sécurité que nous essayons nir le haut « standing » de l’enseigne. La Protection Infantile doit être libérée du joug de l’austérité ! terrain. Les « pointages » – matin, midi et soir ! – privilégient un contrôle poli- Sébastien Vergan La PI doit s’affranchir des cier des heures de travail effectuées, Médecin PMI à Marseille contraintes budgétaires ! au détriment de la qualité du service. Un plan de financement sérieux Pourtant, un des piliers de la PI, le droit permettrait de réaliser les mises à U sein de la Protection Maternelle à la gratuité des vaccins est de plus en jour vaccinales recommandées pen- et Infantile (PMI), la Protection In- plus remis en cause, faute de budget. dant le confinement, gratuitement et A fantile (PI) est un service public qui assure une action de prévention Des familles doivent donc dépenser des dizaines d’euros en vaccins dans les meilleures conditions sani- taires. Il faudrait financer le remplace- dans le domaine de la petite enfance. – quand elles le peuvent – pour proté- ment du personnel confiné et rouvrir En lien avec les écoles maternelles, ses ger leurs enfants. tous les centres de proximité. A équipes sont composées d’auxiliaires En période de confinement, les ex- l’échelle locale comme nationale, il et infirmières de puériculture, de mé- perts ont souligné que les vaccins de la faudrait mettre en place une coordi- decins, d’éducatrices et de psycho- première année devaient être mainte- nation avec la médecine de ville et, logues. Ces professionnels ont pour nus. Il s’agit avant tout d’éviter que d’au- quand c’est nécessaire, proposer des missions d’offrir un espace de soutien tres épidémies ne germent sur des vaccinations directement auprès des à la parentalité, de dépister les handi- carences vaccinales. Mais le « Plan de familles, avec le matériel de protec- caps ou encore de réaliser la mise à continuité de l’activité », pendant le tion nécessaire. jour vaccinale. confinement, s’est limité à fermer la Un tel programme est incompati- quasi-totalité des centres de PI. Dès lors, ble avec le respect des logiques comp- pour vacciner leurs enfants dans les tables. Il représente pourtant le strict rares centres ouverts, des parents sont minimum pour assurer correctement Le quotidien des équipes Des années d’austérité ont complè- amenés à parcourir des dizaines de kilo- les missions de prévention, en parti- tement dénaturé le travail de la PI et mètres, parfois entassés dans des bus. culier auprès des familles les plus pau- l’ont soumis à des logiques compta- La cause ? Le manque d’effectif, qui dé- vres. C’est pourquoi les équipes de PI bles. Par exemple, le bilan de santé coule des contraintes budgétaires. Ces – et l’ensemble du mouvement ou- mené dans les écoles n’est valorisé que dernières ne permettent pas le rempla- vrier – doivent lutter pour un service s’il apporte des « chiffres », qui sont cement du personnel confiné et le main- public de la petite enfance enfin libéré déconnectés de l’activité réelle sur le tien de l’activité dans tous les centres. du joug de l’austérité.
Economie n° 42 | Avril 2020 7 L’économie chinoise ne sauvera pas le capitalisme mondial La rédaction L y a plus de dix ans, au plus fort de la crise de 2008, la Chine a sauvé le I capitalisme mondial, notamment grâce à un plan de relance de plus de 500 milliards d’euros. Sans ce « stimu- lant », et sans l’énorme demande en matières premières et de marchandises importées qu’il a suscité en Chine, la crise aurait basculé dans la Dépression. L’histoire, cette fois-ci, ne se répètera pas. Alors que le monde bascule dans une nouvelle crise, bien plus profonde que celle de 2008, la Chine n’est plus en état de sauver l’économie mondiale. Le confinement de l’économie et les dettes de 2008 L’économie chinoise est complète- ment assommée par le COVID-19. Le dette totale – publique et privée – publics – souvent après en avoir expro- confinement de régions entières et l’ar- s’élève à 310 % du PIB du pays. Elle a prié illégalement les habitants. En rêt d’innombrables entreprises ont eu pratiquement doublé depuis 2008. En 2018, près de 40 % des revenus des un impact colossal. Le taux de chômage conséquence, le gouvernement chinois gouvernements régionaux et locaux officiel a bondi à près de 6,2 % en fé- ne peut renouveler son effort de 2008 chinois provenaient des ventes de vrier, un record historique. Mi-mars, et 2009 qu’au prix d’un accroissement terres. Ils sont devenus complètement près de 40 % des grandes entreprises insoutenable de cette dette. dépendants du marché foncier et du industrielles étaient encore à l’arrêt. Les marché de l’immobilier. exportations se sont effondrées, faute Or l’immobilier et le bâtiment sont de marchandises à exporter. Et cette si- en crise en Chine. D’après l’index Beige Un château de cartes tuation est partie pour durer. Même si Le « stimulant » de 2008 a maintenu Book, « le marché de l’immobilier a été l’économie chinoise revenait bientôt artificiellement la croissance de l’éco- dévasté au premier trimestre de cette « à la normale », elle aurait besoin nomie, mais au prix de préparer la crise année ; tous les indicateurs ont été né- d’acheteurs pour leur vendre ses mar- actuelle. A l’époque, les banques d’Etat gatifs, aussi bien dans la vente que chandises. Or c’est aujourd’hui le reste chinoises ont multiplié les prêts à des dans la construction. » (Financial Times, du monde – et particulièrement les gouvernements régionaux ou locaux, 24 mars). Au-delà de l’actuelle crise sa- Etats-Unis et l’Europe – qui se ferme du pour qu’ils investissent massivement nitaire, cette situation s’explique par le fait de la pandémie, laquelle s’ajoute dans des projets d’infrastructures. simple fait que l’immobilier chinois aux vives tensions protectionnistes des Après une phase de stimulation initiale, commence à atteindre ses limites : près deux dernières années. Les exporta- le résultat a surtout été l’accroissement de 90 % des foyers chinois sont déjà tions chinoises font face à des portes des « créances douteuses » (des dettes propriétaires. fermées. qui ne seront très probablement pas Lorsque la bulle de l’immobilier ex- Le gouvernement chinois tente d’in- remboursées). En 2019, l’agence Reu- plosera, les gouvernements locaux se- tervenir, mais il devient évident que son ters rapportait que le total de ces ront incapables de payer leurs dettes, action en 2008 n’a fait que « préparer créances « s’élève officiellement à et ils entraineront les banques chi- une crise plus générale et plus formida- 1500 milliards de yuans (à peu près noises dans leur chute, sans que Pékin ble et [...] diminuer les moyens de la 200 milliards d’euros), mais certains puisse y faire quoi que ce soit. prévenir », pour reprendre les mots du analystes estiment que le chiffre réel se- Comme nous l’avons souvent expli- Manifeste du Parti communiste. Les rait quatorze fois plus élevé ». En ima- qué, aucune des contradictions pro- dettes monstrueuses contractées en ginant qu’elle soit possible, une autre fondes qui ont mené à la crise de 2008 2008 et 2009 pèsent lourdement, au- vague d’investissement public massif n’a été résolue : les marchés sont satu- jourd’hui, sur les efforts du gouverne- ne ferait qu’approfondir le marais de rés et le niveau d’endettement est bien ment chinois. dettes dans lequel est plongé le sys- plus haut qu’il ne l’était en 2008. Sauf Pékin vient d’annoncer un nouveau tème financier chinois. que cette fois-ci, aucun sauveur ne vien- plan d’investissements publics, d’une Autre facteur d’inquiétude : pour dra à la rescousse de l’économie capita- envergure comparable à celui de 2008. rembourser leurs dettes auprès des liste en détresse. A nous de mettre fin Mais à la différence de 2008, la Chine banques, les gouvernements régionaux aux convulsions de ce système, qui ne est déjà très lourdement endettée. Sa ont vendu de très nombreux terrains peut que se traîner de crise en crise.
8 n° 42 | Avril 2020 International Mexique : à bas le capitalisme, meurtrier des femmes ! reléguées à un rôle secondaire, de sou- ficile, mais au Mexique, les familles ne mission, et lorsqu’un abus est commis peuvent faire leur deuil. Il leur faut en- Noemi Salinas Sandoval – sexuel, psychologique ou physique – quêter elles-mêmes si elles veulent que Mexique ces institutions font tout leur possible justice soit faite : interroger les proches Nous publions ici une version pour enterrer l’affaire et défendre l’or- de la victime, chercher des enregistre- condensée d’un article écrit par une ca- dre existant. ments de vidéo-surveillance, parler aux marade de la Izquierda Socialista (sec- En l’occurrence, la relation abusive voisins pour savoir s’ils ont vu quelque tion mexicaine de la TMI), dont la sœur entre Sara et cet individu était connue chose de bizarre… Nous avons heureu- a été la victime de féminicide au dans leur congrégation, mais leurs sement pu trouver de l’aide auprès de Mexique. aînés n’ont rien dit pendant des an- l’association les Voix de l’Absence nées. Personne n’a cherché à prévenir (Voces de la Ausencia), et auprès de la ArA Abigail Salinas Sandoval était ses parents. Dans ses dernières se- Izquierda Socialista. une travailleuse sportive et cha- maines de vie, Sara avait décidé de La justice mexicaine est profondé- S leureuse. Elle voulait ouvrir un café et continuer ses études de gas- mettre fin à cette relation. L’individu l’a poursuivie sans cesse et l’a harcelée au ment corrompue, les enquêteurs exi- gent même souvent d’être payés par les tronomie. Elle étudiait le piano et était téléphone. familles des victimes avant de com- une photographe de talent. Ce n’est qu’après son assassinat que mencer leurs enquêtes, qui sont sou- La nuit du dimanche 25 août 2019, sa meilleure amie (membre elle aussi vent bâclées. son corps a été retrouvé dans sa cham- de cette congrégation) a appelé ma Nous avons donc dû nous appuyer bre, à Zempoala (Hidalgo). Elle avait mère pour lui révéler l’existence de sur la TMI pour faire avancer l’enquête, 22 ans. Son agresseur avait maquillé la cette relation et lui expliquer qu’elle à travers une campagne de mobilisa- scène pour essayer de faire passer ce suspectait l’ex-compagnon de Sara de tion internationale et de pétitions. Ce féminicide pour un suicide. Malheureu- l’avoir tuée, après avoir fait de ses der- n’est qu’au bout de trois mois de mobi- sement, le cas de Sara n’est pas isolé. niers jours un enfer. Ce témoin s’est en- lisation que la justice a accepté de trai- Au Mexique, plus de 10 femmes sont suite rétracté sous la pression de ses ter cette affaire comme ce qu’elle est : assassinées chaque jour. coreligionnaires. Sa congrégation a un féminicide. Sara voulait quitter une personne même commencé à faire courir des ru- Mais tout le monde n’a pas une or- qui lui faisait beaucoup de mal et la do- meurs sur Sara, la décrivant comme ganisation sur laquelle compter. Par ail- minait depuis ses 16 ans. Beaucoup de une fille « légère », qui « buvait et cou- leurs, il est impossible de se battre pour féminicides sont commis par les com- chait avec des hommes », ce qui l’aurait qu’une véritable enquête commence pagnons ou ex-compagnons des vic- poussée au suicide. Pour eux, l’honneur lorsqu’on doit travailler toute la journée times, mais c’est tout un système qui de leur congrégation est plus important pour survivre. Sans compter que si le cause cette oppression, la justifie, et que la justice. meurtrier est puissant, il peut tout sim- protège les meurtriers. plement corrompre les autorités. L’Etat protège les meurtriers Mais la police et la justice ont elles Sa congrégation complice Un point de vue de classe Sara et son meurtrier se sont ren- aussi traité l’affaire comme un suicide, Le mouvement des femmes mexi- contrés dans une congrégation reli- malgré les nombreuses preuves qu’il caines a pris de l’ampleur, à travers des gieuse. Même si je ne suis pas croyante, s’agissait d’un assassinat. Mes parents manifestations de masses, alors que je respecte les gens qui trouvent du ré- ont donc dû affronter le procureur gé- des milliers de personnes cherchent confort dans la foi. Cependant, l’Eglise néral pour que l’investigation soit trai- des explications à la situation actuelle. a joué et joue encore un rôle extrême- tée comme un féminicide. Les marxistes doivent être à l’avant- ment réactionnaire. Les femmes y sont Perdre un proche est tragique et dif- garde de la lutte contre les violences sexistes et pour l’émancipation des femmes. Cela n’est possible qu’en abor- dant cette lutte comme une lutte de classes. Il est impossible d’éliminer dé- finitivement les violences envers les femmes sans en finir avec le système capitaliste. Sara Abigail n’était pas seu- lement la victime d’un homme, mais celle d’un système qui reproduit et to- lère la violence sexiste. Nous exigeons du gouverneur d’Hi- dalgo et du gouvernement fédéral que justice soit faite pour Sara Abigail et pour toutes les victimes de féminicides ! Pas un féminicide de plus ! A bas le capitalisme, meurtrier des femmes !
Histoire n° 42 | Avril 2020 9 La révolution chilienne de 1970-73 La rédaction Salvador Allende E 11 septembre 1973, un coup d’Etat dirigé par le général Augusto Pino- L chet renversait le gouvernement de Salvador Allende, consacrant l’échec de la révolution chilienne et plongeant le pays dans une dictature brutale qui dura près de deux décennies. Comme pour toutes les révolutions ouvrières, nous devons en tirer les prin- cipales leçons. A l’époque, les dirigeants des Partis Communistes du monde en- tier débordaient d’optimisme : ils par- laient de « la voie chilienne vers le socialisme », comme s’il s’agissait d’un processus absolument original que l’ex- rachant souvent des concessions par En 1964, la droite traditionnelle chi- périence du passé ne pouvait pas éclai- leurs luttes. lienne est complètement discréditée, rer. Or, le 21 septembre 1971, notre L’histoire du mouvement ouvrier chi- car elle s’est avérée incapable de mo- camarade Alan Woods écrivait un article lien est riche et passionnante. Créé en derniser le pays et de l’arracher à la do- intitulé : Chili : menace de catastrophe, 1912, le Parti Ouvrier Socialiste chilien mination impérialiste. Lors des dans lequel il anticipait les processus adhère en 1922 à la IIIe Internationale élections de 1964, les capitalistes et les fondamentaux qui préparaient une dé- fondée en 1919 par Lénine et Trotsky. Il impérialistes se tournent alors vers la faite de la révolution. devient alors le Parti Communiste Chi- Démocratie Chrétienne, un parti bour- lien (PCCh). Mais dans la deuxième moi- geois qui, cependant, use d’une déma- tié des années 20, le PCCh est gogie « sociale ». Ce parti est l’ultime rapidement affecté par la dégénéres- recours de la classe dirigeante face à la Le mouvement ouvrier chilien Dès le début du XXe siècle, le capita- cence stalinienne de l’Internationale gauche. Son chef, Eduardo Frei, est sou- lisme dominait le Chili. Ses matières Communiste. Il se bureaucratise et dé- tenu par les Etats-Unis et toute la droite premières, l’étendue de ses terres cul- fend la ligne absurde de la « troisième – contre le candidat commun du PCCh tivables et le développement de son in- période », dont la théorie du « social fas- et du PS, Salvador Allende. dustrie maritime en faisaient un pays cisme » caractérisait toutes les ten- Frei remporte les élections de 1964. riche. La bourgeoisie et les grands pro- dances du mouvement ouvrier – sauf les Elu sur un discours très à gauche, il en- priétaires terriens, unis par une multi- communistes – comme « fascistes »… gage un début de réforme agraire très li- tude de liens économiques et familiaux, En 1933, en réaction à la dégénéres- mitée et prend quelques mesures constituaient un seul bloc réactionnaire cence du PCCh et sous l’impact d’une superficielles en faveur d’une « chiléni- – lui-même soumis aux impérialistes. radicalisation des masses, le Parti Socia- sation » du cuivre : l’Etat prend davan- Aussi la bourgeoisie chilienne était-elle liste (PS) est créé sur des bases pro- tage de parts dans cette industrie, mais incapable d’accomplir les deux tâches grammatiques et théoriques très sans pour autant nuire sérieusement fondamentales de la révolution « bour- radicales. Mais dès 1938, dans le cadre aux intérêts nord-américains. Quant à la geoise démocratique » : 1) la réforme de la politique stalinienne des « Fronts classe ouvrière, ses revendications res- agraire, le pays comptant des centaines Populaires », le PS fait alliance avec le tent insatisfaites. Les soulèvements ou- de milliers de paysans sans terre et une Parti Radical (un parti bourgeois). Au fil vriers sont brutalement réprimés. Le poignée de grands propriétaires ter- des concessions programmatiques et gouvernement pro-capitaliste d’Eduardo riens ; 2) l’émancipation du pays de la sous la pression de ses « alliés », le pro- Frei est rapidement discrédité. Cette si- domination impérialiste – britannique gramme du PS est graduellement vidé tuation débouche sur la victoire électo- d’abord, puis nord-américaine. L’indus- de tout ce qui portait atteinte au capi- rale de l’« Unité Populaire », en 1970, trie du cuivre, colonne vertébrale de talisme chilien. avec à sa tête Salvador Allende. l’économie chilienne, était largement contrôlée par les impérialistes. En conséquence, la classe capitaliste La Démocratie Chrétienne L’Unité Populaire chilienne ne jouait – et ne pouvait Les investissements étrangers au L’Unité Populaire (UP), coalition du jouer – aucun rôle progressiste. C’est à Chili eurent au moins une conséquence PS, du PCCh et de quelques petits par- une autre classe, la classe ouvrière, que positive : en développant les forces pro- tis, dont le Parti Radical, remporte les revenait la responsabilité de faire avan- ductives, ils ont renforcé la taille et le élections du 4 septembre 1970, mais cer la société. De fait, bien avant la ré- poids social de la classe ouvrière. Au avec une faible avance qui ne permet volution de 1970-73, les travailleurs début des années 60, celle-ci est deve- pas à Allende d’avoir une majorité au chiliens ont joué un rôle de premier nue, de loin, la force dominante du Congrès. La droite, dont la Démocratie plan dans la vie économique et poli- pays : 70 % de la population active est Chrétienne, est divisée, mais totalise tique du pays, indépendamment de la salariée. Dans le même temps, la lutte plus de 58 % des voix. bourgeoisie et contre la bourgeoisie, ar- des classes s’intensifie. Suite page 10
10 n° 42 | Mars 2020 Histoire Suite de la page 9 La droite exige alors d’Allende qu’il souscrive à certaines conditions pour pouvoir former un gouvernement. Ce « pacte de garanties constitution- nelles » interdit notamment la forma- tion de milices ouvrières, la nomination de membres des forces armées qui n’ont pas été formés dans les acadé- mies militaires, et l’impossibilité d’ef- fectuer tout changement dans le commandement de l’armée sans l’ac- cord préalable du Congrès. Autrement dit, ce « pacte » prévoit que l’Etat – « un détachement d’hommes en armes qui défendent la propriété pri- vée » (Marx) – reste sous le contrôle de la bourgeoisie. l’élection de septembre 1970 n’était L’enthousiasme de la classe ouvrière Allende est un martyr de notre qu’un pâle reflet du rapport réel entre et des paysans pauvres est énorme. Cela cause. Mais le fait est qu’en acceptant les classes : près de 75 % de la popula- se manifeste notamment par la multipli- ce « pacte » concocté par la droite chi- tion était salariée. Une partie des tra- cation d’organes du pouvoir ouvrier dans lienne, Allende et ses partenaires de vailleurs avait appuyé avec beaucoup les usines et dans les quartiers ouvriers : l’UP ont commis une grave erreur. d’enthousiasme le candidat Allende ; conseils d’administration d’entreprises, L’appareil d’Etat n’est pas au-dessus une autre partie, qui avait voté pour la associations populaires, commandos des classes et impartial ; c’est un ins- Démocratie Chrétienne, vota pour communaux, groupes de contrôle de trument de domination aux mains de l’Unité Populaire aux élections munici- l’approvisionnement, etc. L’euphorie la classe dirigeante. La signature de ce pales de 1971 (51 % des voix pour l’UP). gagne même la base militante du « cen- pacte était une première manifesta- Des mesures plus radicales contre la tre », qui scissionne sur la question : tion du crétinisme parlementaire des bourgeoisie auraient permis de rallier « pour ou contre la révolution » ? dirigeants de l’UP, qui ont perdu un encore plus largement la classe ou- A ce moment-là, dans le courant de temps fou à « débattre » avec les dé- vrière – mais aussi de larges fractions l’année 1971, toutes les conditions sont putés de droite de la « légalité consti- des classes moyennes. réunies, dans la société chilienne, pour tutionnelle » des mesures une transformation profonde de la so- gouvernementales – pendant que les ciété : les dirigeants socialistes et com- mêmes députés de droite préparaient, munistes forment le gouvernement Le gouvernement de l’UP hors du Congrès, le renversement vio- La campagne électorale d’Allende légitime du pays et ont le soutien de la lent du gouvernement et l’écrasement annonçait 40 grandes mesures. De fait, base des forces armées. Un référendum de la révolution dans le sang. Telle le gouvernement met rapidement en pour changer la Constitution permet- était la soi-disant « voie chilienne vers œuvre des réformes profondes. Il com- trait une transition « pacifique » chère le socialisme » – en réalité, une voie mence par nationaliser la grande indus- à l’Unité Populaire. Mais par une vers le désastre. trie textile. Puis, surtout après les confiance aveugle en la bonne volonté Ajoutons que les dirigeants du PCCh élections municipales de 1971, les ré- de l’ennemi de classe, les chefs de l’UP étaient les partisans les plus fanatiques formes s’accélèrent sous la pression des laissent les leviers de l’appareil d’Etat du « respect de la légalité constitution- masses : nationalisation du cuivre (80 % aux mains de la bourgeoisie. nelle ». Le secrétaire général du PCCh, des exportations du pays), des mines C’est donc une situation de double Luis Corvalán, vantait régulièrement de charbon et de nitrates, mais aussi pouvoir qui se développe dans le pays. « l’aile progressiste de la bourgeoisie » des télécommunications. Les loyers et D’un côté, l’appareil d’Etat reste sous le (en réalité inexistante) et les soi-disant des biens de première nécessité sont contrôle des capitalistes, qui sabotent « traditions démocratiques de l’armée plafonnés ; les salaires sont augmentés l’économie, organisent la pénurie, protè- chilienne », le tout dans le but de de 40 à 60 %. gent leurs intérêts de classe et répriment convaincre les masses révolutionnaires Après un temps d’hésitation, la ré- les « excès » des masses. Mais d’un autre de l’impossibilité… d’un coup d’Etat. forme agraire avance à grands pas – à côté, des organes de pouvoir populaire Si la participation aux élections per- l’initiative, surtout, de comités de pay- se développent dans les usines, les quar- mettait à la révolution chilienne de se sans qui saisissent les terres, expro- tiers, les campagnes : « cordons indus- couvrir de la légalité parlementaire priant les latifundistes. Mais les triels », « comités de ravitaillement et de bourgeoise, l’obstination de la direction dirigeants de l’UP se méfient des orga- contrôle des prix » luttant contre la pé- du mouvement à respecter scrupuleu- nisations paysannes, les accusant d’être nurie et le marché noir, etc. sement cette légalité revenait à se lier manipulées par des groupes « gau- La révolution socialiste nécessitait le les mains face à l’ennemi. C’était une chistes ». Le gouvernement freine la développement et l’armement de ces erreur majeure. formation des « conseils paysans », qui organes démocratiques, leur coordina- Allende répètera malheureusement auraient changé l’organisation de la tion au niveau local et national – et le cette erreur à plusieurs reprises, s’em- production. Or, faire accepter cette né- transfert effectif du pouvoir entre leurs bourbant dans des manœuvres parle- cessaire réorganisation par la voie lé- mains. Mais la direction de l’Unité Po- mentaires avec la Démocratie gale, c’est-à-dire via le Congrès, était pulaire – et en particulier les dirigeants Chrétienne au lieu de prendre les me- impossible. Malgré cela, le gouverne- du PCCh – s’y refusait, ce qui a permis sures qui auraient permis de transférer ment parvient à mettre fin au système à la contre-révolution de se mettre en le pouvoir aux ouvriers. En réalité, latifundiaire en 1972. marche.
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