Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales orientales Ethics, Rights and Obligations in Eastern Musical Cultures
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Document generated on 09/19/2021 4:29 a.m. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales orientales Ethics, Rights and Obligations in Eastern Musical Cultures Jean During Éthique, droit et musique Article abstract Ethics, Law and Music The problematics of ethics and law as they relate to music revolve around Volume 11, Number 1-2, March 2010 concepts such as work, author, property, and use that seem distant from the ethical parameters of many musical traditions. This article explores these URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054027ar parameters by examining classical discourses associated with different Asian DOI: https://doi.org/10.7202/1054027ar cultures and sheds light on them by means of telling anecdotes on the behaviours, attitudes, and ways of thinking of those who preserve musical knowledge. Moral and personal dispositions, or èthos, function as the See table of contents foundation of ethos, that is, of an ethics ideally required by Tradition to guarantee the successful transmission of musical culture. This model, however, has been challenged in the modern era, on the one hand because of a slippage Publisher(s) of authenticity from object towards the subject, and on the other hand because of the impersonal mode of transmission in mass media. Société québécoise de recherche en musique ISSN 1480-1132 (print) 1929-7394 (digital) Explore this journal Cite this article During, J. (2010). Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales orientales. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 11(1-2), 89–98. https://doi.org/10.7202/1054027ar Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2010 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
L a question générale des rapports entre éthique et musique ouvre des perspectives assez différentes lorsqu’elle est abordée soit Éthique, droits et devoirs dans les sous l’angle de la culture occidentale contem- poraine, soit sous celui des cultures tradition- nelles musulmanes et asiatiques, ou simple- ment non occidentales. Cet article en donne cultures musicales un aperçu à différents niveaux de la sphère éthique : celui du droit, celui des comporte- orientales ments et attitudes, de la morale et des usages, ainsi que leur importance dans le dispositif de Jean During transmission et de diffusion de la musique. (CNRS, Paris) La dimension éthique proprement dite ne possède pas, dans les arts de l’Occident moderne, le statut de fondement qui est le sien dans les cultures auxquelles on se réfère ici. En revanche, ses aspects techniques, c’est-à-dire originale, les autorités iraniennes demandent les droits moraux et juridiques, la déontologie maintenant aux éditeurs de ne pas se conten- et la jurisprudence, sont des préoccupations ter de diffuser de simples copies de disques de plus en plus actuelles en Occident, et au- étrangers, mais des enregistrements inédits. delà, dans les échanges et les relations écono- Bien entendu, les éditeurs locaux proposent miques que la mondialisation établit entre les souvent des royautés sur les ventes de disques sociétés hyperindustrialisées et les autres. Que ou de livres. La Radio et la Télévision, en revan- ces préoccupations soient presque exclusive- che, diffusent ce qui leur plaît sans royautés, ce ment celles des pays dominants est un constat que lui reprochent plusieurs musiciens large- un peu abrupt, mais aisé à vérifier. Nous en ment diffusés, comme Shajariân et Mohammad donnerons quelques illustrations tirées de la Musavi. vie musicale au Moyen-Orient. DROIT MORAL VERSUS DROIT D’AUTEUR Relativité des concepts d’œuvre, D’un autre côté, s’agissant de droit moral, d’auteur et de propriété de reconnaissance de propriété artistique, l’ap- artistique proche traditionnelle est souvent différente de celle qui a cours en Occident : pour le grand PAS DE DROITS D’AUTEURS public, une chanson classique est associée à Prenons le cas de l’Iran : ce pays en plein celui ou celle qui l’a popularisée. Par exemple, essor industriel, avec une population de on mentionne rarement la chanson « Morgh-e 60 millions d’habitants, compte 4 000 maisons sahar » comme l’œuvre de M. Neydâvud (vers d’édition accréditées, produit des disques com- 1940) sur des paroles de X, comme on dirait pact en masse, et pourtant, en vertu de la juris- « l’Ave Maria de Schubert ». Au lieu de cela, on prudence islamique, les droits d’auteurs ne y associe le nom du fameux chanteur Shajariân sont simplement pas reconnus. On traduit fré- qui l’a popularisée, tandis qu’en Azerbaïdjan quemment des ouvrages ou on reproduit des le public est convaincu qu’il s’agit d’une chan- disques sans même en informer les personnes son locale anonyme. Cela montre à quel point concernées. En Azerbaïdjan, les disques d’Alim l’interprétation est importante, et au-delà, la Qasimov publiés par Ocora-Radio-France sont composition éphémère. Par ce terme, il faut disponibles en fac simile, avec logo et code comprendre une création, un arrangement en barre, à ceci près qu’il y manque les livrets temps réel (disons une improvisation) ou en de l’édition originale. Des cas de ce genre se temps différé, destinée à un moment, à une trouvent un peu partout, mais sous la pression occasion qui n’est pas pensée pour être fixée des défenseurs des droits de l’homme et des et pérennisée, sauf incidemment lorsqu’un intérêts économiques, la question des droits enregistrement est fait et conservé aux archi- d’auteurs est à l’étude, du moins dans le cas ves de la Radio. Des maîtres comme Ahmad de l’Iran. Pour encourager une production Ebâdi (1904-1993), ou Jalil Shahnâz (n.1921) LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL. 11, NO 1-2 89
auraient été bien en peine de recenser leurs devoir, à celle d’éthique, pour examiner suc- créations, puisqu’ils n’avaient pas composé cessivement ces trois niveaux. Dans les cultu- des pièces qu’ils auraient pu enseigner à res traditionnelles d’Asie, la musique est d’em- un élève ou dicter à un copiste en la jouant blée définie comme bonne, antérieurement à fragment par fragment. Ils ont certes pensé toute considération esthétique, comme si le et prémédité leurs performances, mais ne Beau dérivait naturellement du Bon. les ont pas confiées aux strates profondes de leur mémoire. Ali Akbar, le fameux maître L’Antique projet moral de la indien, rapporte qu’il improvisa un jour un Musique nouvel alap à All Indian Radio, mais que ce n’est que des dizaines d’années plus tard qu’il LA FACE RADIEUSE DES BONS SENTIMENTS décrypta la formule secrète du raga qui avait surgi de ses doigts. Un autre exemple frappant De toutes les cultures de l’Asie et du est celui des fanfares Tsiganes de Roumanie Maghreb, c’est celle de la Chine qui a défini dont les mélodies n’ont pas de nom, chacun avec le plus de netteté le cadre éthique où le y puisant à sa guise la matière à de nouveaux Pouvoir entendait situer la Musique (concept arrangements qui sont ouverts à leur tour aux qui englobe les représentations rituelles avec emprunts, paraphrases, pots-pourris et autres chorégraphie, accessoires, poésie, composi- variantes1. tions, choristes et orchestre). Un bon gouver- nement est celui où les vertus sont préservées, Ces exemples suffiront à relativiser ou reca- de sorte que la société soit en paix. La musique drer la question du droit moral ou juridique de est un des moyens d’y parvenir. Le traité Yueji ceux qu’on appelle conventionnellement des « Notes sur la musique » expose en détail auteurs. On ne peut pas non plus trancher la cette philosophie2 : « Les anciens souverains question de la propriété artistique comme on ont institué la Musique parce qu’elle était un remplit les fiches de droits d’auteurs à l’issue moyen de gouverner. Quand elle était bonne, d’un concert : en apposant la mention « tradi- les conduites des humains étaient vertueuses » tionnel » devant le titre d’une pièce. Dans de (Trébinjac 2008, 32) ; « […] Ils ont accordé nombreux cas, un interprète « traditionnel » les caractères par la Musique » (24). Une telle réclame une part de la propriété d’une pièce, musique, capable d’orienter les affects de ce qui peut se justifier de plusieurs façons : manière équilibrée et vertueuse, ne peut être du fait qu’il en soit le dernier dépositaire, ou que l’œuvre de personnalités remarquables. qu’elle lui fut confiée dans le passé à lui seul et à titre personnel, ou encore parce qu’il l’a La bonne musique est celle des anciens sages vertueux et de bons souverains qui travaillée à sa façon et popularisée au point l’ont créée car ils sont des « saints » ; qui 1 Ce que montre bien Victor qu’on y associe son nom. C’est par exemple le se la transmettent de génération en géné- Alexandre Stoichita dans cas de la chanson fameuse ouzbek « Ushshâqi son Fabricants d’émotion. ration puisqu’ils sont « clairvoyants ». La Sâder Khân », dont on ne peut dire si Sâder musique est alors conforme au sentiment Musique et malice dans un village tsigane de Khân est l’auteur, l’arrangeur ou le transmet- populaire et ses effets sont l’éclosion de Roumanie (2008). teur unique en son temps, d’autant que selon bons sentiments tels que la joie, le bon- 2 Compilé vers 200 av. J.-C., les maîtres ouzbeks, comme un enfant naît heur, la gaîté et l’amour.3 (16) soit 300 ans environ après de ses parents, chaque chanson naît d’autres Si la bonne musique produit des effets Confucius, le traité a été chansons (et non pas tant de l’imagination traduit et commenté par positifs, elle est réciproquement le signe que Sabine Trébinjac dans son d’un compositeur). Si le champ d’application la société se porte bien, grâce à un gouver- ouvrage Le pouvoir en du droit d’auteur est des plus limité dans ce nement pacifique et équitable. À l’inverse, en chantant, tome II. Une genre de contexte culturel, la notion de pro- période de crise, les chants du peuple ainsi affaire d’État… impériale priété artistique a bien cours et s’applique (2008). que la Musique et les rites trahissent le dérè- sur le plan moral. Les retombées juridiques et glement. 3 Selon les Ikhwân al-safâ, économiques sont rares, mais l’aspect éthique c’est « grâce à la pureté Les sons naissent dans le cœur de l’homme de la substance de son du concept de « droit » en tant que dispositif de valeurs, occupe dans les cultures musi- [...] Aussi les sons des époques calmes sont âme et à la sagacité de son paisibles ; ils traduisent la joie d’avoir une cœur » (Shiloah,157) et cales évoquées une place éminente à plusieurs « parce qu’il s’était dégagé politique éclairée ; les sons des époques de niveaux : celui du discours (un discours disons trouble manifestent le mécontentement : de la souillure des appétits corporels » (175), que « de tradition »), celui du système, du méca- ils traduisent la colère face à un gouverne- Pythagore parvint à enten- nisme de transmission, et enfin au plan de la ment inique. (25) dre les sonorités des astres réalité qui, il faut le reconnaître, n’est souvent et l’harmonie des sphères pas à la hauteur du discours. Face à la bonne musique conçue par les et en tira les principes de saints et les sages, apparaît une « mauvaise la musique terrestre. » Nous passerons de la notion de droit musique » dont les détails esthétiques sont entendue comme inséparable de celle de 90 ÉTHIQUE, DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
les indices de la chute des valeurs morales. marge de manœuvre laissée aux clercs et aux Les lignes qui suivent sont peut-être le plus juristes empêcha toujours des prises de posi- ancien témoignage de l’interdépendance entre tions nettes et claires concernant les pratiques la forme musicale, les valeurs, les affects et musicales. le goût. Même si les enjeux politiques sont Dans l’ancien temps, l’échelle des valeurs encore présents à l’arrière-plan, ce qui frappe artistiques commence en général au niveau c’est le jugement esthétique qui tombe sans pré-esthétique où il n’est pas tant question du appel à l’évocation de cette sémiologie musi- Beau que du Bon. C’est en particulier le cas de cale de l’immoralité, qui tient essentiellement la musique, que les penseurs Grecs aussi bien aux détails de l’interprétation. qu’Orientaux, chrétiens ou musulmans défi- Dans les périodes de trouble, les rites sont nissent comme reflet de l’harmonie cosmique, pervertis et la Musique est licencieuse, comme musica mundana, voix des anges, les notes sont tristes et manquent de etc., et qui, un peu partout, a vocation d’être majesté, celles qui sont joyeuses manquent la langue des esprits permettant la connexion de calme, on transgresse le rythme avec négligence et légèreté, on oublie le fonda- avec les plans supérieurs. Or, si la musique mental avec complaisance et indécence ; peut être considérée comme angélique, bonne les notes lentes entretiennent la déprava- et louable, un renversement de perspective tion, les notes rapides excitent les mauvais peut aussi la diaboliser. Au nom d’un dogme désirs, elles se manifestent par des mœurs religieux ou d’une morale (aussi bien zoroas- désordonnées et anéantissent concorde et trienne, que juive ou musulmane) la pratique vertu ; c’est pourquoi les hommes de bien de la musique en tant qu’art peut être régulée méprisent cette Musique. (34) ou même proscrite. Plus de mille ans après la rédaction de ce En fait, c’est plutôt en fonction de son traité, les experts de la musique arabe, dans usage, de son contexte et de la moralité de un contexte libre de toute préoccupation poli- ceux qui la produisent que la musique est tique ou démagogique, défendent à leur tour objet de suspicion4. Et au-delà de l’usage, c’est les valeurs morales représentées – sinon incar- l’usager qui est visé, en particulier la pratique nées – par l’authenticité du mode de vie des d’un instrument. Dans certaines écoles juridi- Bédouins aux mœurs simples et saines exaltées ques islamiques, le témoignage d’un musicien, par des vers sur la nature, l’amitié, le courage, à l’instar de celui d’un débauché, ne peut la fidélité (’Alî al-Kâtib 1972). Ils opposent ce être pris en compte. La polémique entre les monde idéal et en voie de disparition à celui défenseurs et les détracteurs de la musique de la ville avec ses chansons de « variété » est bien connue, tout comme les déviations propagées par des travestis et faites pour durer par rapport aux normes qui sont à l’origine une saison (49). Leur musique est sensuelle, des positions sévères des docteurs de la Loi. associée aux beuveries, et ne vise que le plaisir Rappelons cependant que la production de de l’ouïe (44), qui se traduit par une vulgaire fatwas, de contre-fatwas et d’amendements excitation (tahrîk) (213). dans ce domaine ne relève pas de l’arbitraire 4 Lorsque les mollâs iraniens des censeurs, mais d’une casuistique retorse, exhumèrent le dossier de LA FACE OBSCURE DU PLAISIR très solidement argumentée et étayée, dont la musique après la révolu- tion, en dehors des paroles Ces deux catégories reflètent la distinction l’examen doit se faire à la lumière des données des chants, seul le tempo établie par Fârâbî (Xe siècle) entre les mélodies culturelles, philologiques et ethnologiques5. était pris en considération : qui plaisent aux sens mais sont peu profitables, Il convient aussi de relativiser l’impact de ce un 6/8 rapide pouvait être type de débat qui ne prend forme que deux siè- réprouvé comme excitant et celles qui agissent sur l’âme (Fârâbî 1930, et incitant à des mouve- 94). Avec le temps, les hommes ont utilisé les cles après l’hégire. Il est vrai qu’avec l’islamisa- ments de danse lascifs. effets revigorants de la musique pour le diver- tion, la Beauté devient un piège, mais pour les Quelques années après, ce tissement, faisant du moyen le but. Ils se sont anciens Perses, ce qui est beau ne saurait être critère tomba, mais il reste mauvais, le Beau étant l’image sensible du Vrai. tout de même que le chant détournés de la quête du Bien suprême et y ont d’une femme (en solo, substitué la recherche du plaisir, de sorte que mais pas en duo ou en la musique dégénéra. DES VERTUS DE LA MUSIQUE AU chœur) est toujours jugé PERFECTIONNEMENT DES MŒURS excitant pour les hommes. Ce jugement rejoint celui de Confucius, à 5 Ce qui a été fait de façon cette nuance près que le pouvoir politique Quoiqu’il en soit, les auteurs soufis et mys- remarquable par Philippe n’avait pas les moyens, comme en Chine, de tiques, qui étaient en majorité persans, ont Vigreux dans sa thèse « La contrôler ou réguler la musique. Cette tâche très tôt esquivé les attaques des théologiens. darbuka, histoire, organo- Après les avoir critiqués sur leur terrain, celui logie, ethnologie d’un ins- fut laissée aux religieux, mais la diversité des des hadiths (IXe-Xe siècles), ils ont usé d’ar- trument de percussion », écoles théologiques, la complexité des pro- Paris X, 1997. blèmes, la profusion de cas particuliers et la guments raisonnables (XIe-XIIe siècles), puis JEAN DURING 91
ils ont renoncé à polémiquer, intégrant au DE LA TEMPÉRANCE À L’ÉQUILIBRAGE DES contraire l’imagerie de l’illicite : musique, vin, TEMPÉRAMENTS beauté humaine, idolâtrie – où l’on retrouve Au XIe siècle, le Qâbus nâme (« miroir du les Mages. prince ») déclare dans ses conseils aux musi- De leur côté, les musiciens de haut niveau ciens : « Le plus grand art pour un interprète n’étaient pas concernés par les vues moralisa- (khonyagar) est de s’adapter au tempérament trices des philosophes (musique profitable et des auditeurs ». non profitable) et des religieux (licite-illicite). Vois si quelqu’un dans l’assemblé est san- Ils s’appuyaient sur le discours scientifique guin, joue-lui du dotâr (do rud) ; s’il est (la physique des sons et des intervalles), et de teint jaune (bilieux), joue dans l’aigu, sur la théorie de l’effet ou des éthos (tathir) s’il est maigre et noir (bile noire), joue pour légitimer leur art en l’élevant au rang de du setâr, – s’il est blanc de peau, gros et science. En dehors de sa composante mathé- humide, joue davantage dans le grave car matique, la musique est présentée comme les cordes ont été conçues selon les quatre une médecine de l’âme. Elle peut distiller tempéraments et les savants de la science musicale ont construit cet art selon les plusieurs sortes d’effets touchant le corps quatre tempéraments des humains. (Qâbus en passant par l’âme, effets rangés en paires nâme,196) antinomiques : mouvement vs apaisement, joie et enthousiasme vs tristesse. Parmi les effets Il doit choisir le mode (parde), le registre, dérivés, sont mentionnés l’apaisement de la parfois le timbre et le poème en fonction des douleur, le sommeil, ainsi que le courage et auditeurs présents : il y en a pour les personnes la crainte (dans les musiques de guerre). En âgées, pour les jeunes, ainsi que pour les fem- tant que manipulateur des affects, le musicien mes et les enfants. Vers 1400, le Kanz al-tuhaf, devait s’efforcer de plaire à ses auditeurs en amplifiant le principe des tempéraments et de 6 Il s’agit de l’œuvre de Nur al-Din Muhammad Shirâzi jouant les mélodies (parfois les instruments l’éthos des modes (tathir), préconise de jouer dédiée au prince moghol et les rythmes) correspondant à la nature, la Navâ et Busalik dans les assemblées de Turcs, Dârâ Shokuh, vers 1650. culture et la disposition morale de chacun. Oshshâq dans les assemblées des Noirs (zangi) Le manuscrit inédit com- Les idées développées par Rousseau dans son et d’Éthiopiens, Buzruk, Zirafkand et Zangule prend un long chapitre sur Essai sur l’origine des langues (1781) étaient dans les assemblées de Tadjiks et de gens la musique et ses appli- cations (ou propriétés) une évidence exprimée en Orient plusieurs de l’Irak, et enfin [détail piquant…] Hejâz et thérapeutiques. Manuscrit siècles avant lui ; il en va de même de la vertu ‘Erâq pour les gens ordinaires, et Esfahân dans persan 6226, Bibliothèque fondamentale de la musique que Bernard de les assemblées où se trouvent des amoureux du Majles, Tehéran. (Kanz al-tuhaf 1992, 124). Lacépède (son contemporain) identifie comme 7 Ces traités ont fleuri étant la compassion dans La poétique de la Ces idées, qui sont à la base de nombreux notamment entre le XIVe et le milieu du XVIIe siècle, musique (1785). Cela aussi était bien connu : écrits de musicothérapie7, feront leur chemin mais il est douteux que la les bergers d’Asie centrale utilisent encore des durant cinq ou six siècles avant d’être absor- musicothérapie pratique chants spécifiques pour apitoyer les brebis et ait atteint les ambitions de bées par un mouvement d’autonomisation de leur faire accepter un nourrisson étranger ou l’art qui suit en fait, à sa manière, celui qui a ses théoriciens, se limitant à une thérapie de confort encore pour convaincre la chamelle de laisser touché l’Occident. Elles contribuaient à fonder (voir During, à paraître). revenir le petit qu’elle a forcé à s’émanciper. la pratique musicale comme science profita- 8 Chardin l’atteste vers Des fables indiennes racontent comment des ble, ce qui contribuait à protéger les artistes du 1670 : « Le chant, comme enclumes ou des rochers s’amollissent sous mépris des biens pensants8. Un autre argument la danse, passent pour dés- l’émotion suscitée par le chant. Plus subtil, honnêtes en Perse : l’un et en leur faveur est avancé dans un traité du XVIIe Confucius préconise d’établir l’équilibre : « La siècle : « Cette science [musicale] ne peut s’ac- l’autre sont des arts qu’on ne fait point apprendre à musique, dit-il, doit accorder les caractères des quérir par des moyens matériels, mais passe ses enfans, mais qui sont hommes [...] La musique unit, les rites distin- de la potentialité à la réalisation au moyen des relégués parmi les femmes guent. Unis, les hommes se chérissent, séparés prostituées et les baladins ; dévoilements spirituels (mokâshefe) et de l’as- ils se respectent » (Trébinjac 2008, 27). cèse » (Safioddin 1346/1967, 87). La difficulté de manière que c’est une indécence, parmi eux, que « Entre deux chefs de tribu survint une forte de cette science, selon certains, était sa nature de chanter, et que l’on se animosité. Un médecin, pour trouver un essentiellement mentale, résistant à l’écriture rendroit méprisable, en remède, conçut un instrument et réunit les le faisant. Cependant le et à la représentation. D’autres arguments deux ennemis face à face dans une assem- comme la préséance de l’audition sur les autres peuple a une telle pente au chant, qu’en plusieurs blée, leur donnant du vin pour que l’effet de sens contribuaient à valoriser l’art musical. professions, ils chantent leur colère se manifeste. Puis le médecin se tout le jour » (Voyages mit à jouer de son instrument. En entendant « L’audition est spirituelle (ruhâni) tan- du Chevalier Chardin en la musique, tous deux se mirent à pleurer, et dis que la vue est corporelle (jesmâni) » ; Perse 1811, T. IV Chap. s’embrassèrent en faisant la paix. » (Tebb-e aucun prophète n’a été sourd, alors que cer- VII, 304). Dârâ Shokuh6, v.1650, 331) tains étaient aveugles. Si l’on veut connaître Dieu, c’est avec l’oreille, pas avec l’œil, 92 ÉTHIQUE, DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
donc l’audition est supérieure à la vision. PRÉSERVER, PROTÉGER, DISSIMULER, (Tebb-e Dârâ Shokuh, v. 1650, 310) RENONCER Tous ces bons arguments n’empêchaient Le musicien est-il le passeur ou le possesseur pas les musiciens orientaux d’être durant des de son art ? Peut-il en disposer à sa guise, ou siècles considérés comme des prestataires de en est-il le dépositaire, avec les obligations de service tenus d’observer une éthique profes- fidélité que cela implique ? Il est des traditions sionnelle. Ce n’est qu’à l’époque moderne où la gratification d’un savoir implique en qu’ils deviennent des « artistes » libres (honar- retour le devoir de le transmettre. Il est clair mand, san’atkâr). Mais malgré les fluctuations cependant que, d’une génération à l’autre, de de leur statut et les modulations perceptibles nombreuses pièces, et ce qui est plus grave, dans le discours sur la musique, la composante les secrets de l’interprétation, ont été perdus éthique réapparaît sous un nouvel éclairage à simplement parce que leurs détenteurs se sont l’ère moderne, avec la prise de conscience de abstenus de les transmettre. Des cas précis ont l’historicité de la tradition. été recensés10. Dans le passé, des percussion- nistes indiens de l’école de Lucknow ont inter- L’Éthique, comme discours rompu leur chaîne de transmission familiale, de la tradition et rouage de jugeant que leurs héritiers n’étaient pas dignes transmission de leur savoir. La musique est un art de la performance met- Peut-être s’agit-il d’une forme d’avarice, tant en présence des personnes actives, pas- ou encore de l’orgueil de demeurer l’unique sives ou participantes : l’artiste et son public, détenteur d’un savoir ? Le maître d’Alauddin et en amont, le maître et ses disciples. La tra- Khan (qui assura la formation de Ravi Shankar) dition régit cette relation en termes éthiques : lui fit jurer de ne jamais jouer de la vina, afin le rapport à l’autorité, le rapport à l’argent, qu’il en restât pour toujours le meilleur inter- les comportements scéniques, la bienséance, prète. La morale de cette anecdote réside dans etc. Elle valorise l’ancien (et les Anciens par le fait qu’Alauddin Khan tint sa promesse. Quoi rapport aux Jeunes) et incite à la préservation qu’il en soit, le processus de passation doit de l’objet et de son usage approprié. Lorsqu’il prendre en compte le mérite et l’aptitude de s’agit d’héritage reposant sur de hautes quali- l’élève : ne pas transmettre sa science à celui fications individuelles, une autre question se qui ne l’apprécierait pas à sa juste valeur ou pose : le dépôt appartient-il vraiment à celui qui en ferait mauvais usage. Le mauvais usage qui l’a reçu (ou l’a pris) ? Si les droits d’auteurs serait notamment de défigurer une pièce, de ne se posent guère en termes matériels, en la tronquer ou pire, d’édulcorer, de simplifier revanche, les artistes sont souvent jaloux de son interprétation ; dans le cas de mélodies certaines pièces de leur répertoire. Ils ne les sacrées, ce pourrait être aussi la profanation. laissent pas enregistrer, ne les enseignent Plus encore, l’artiste exigeant est en droit de pas, en gardent l’exclusivité, et si quelqu’un choisir son public, de refuser de jouer ou de parvient à les leur arracher, ils fulminent et chanter pour ceux qui ne sont pas en mesure clament que cet air était le leur9. Lorsque cette de comprendre. On pense à la belle anecdote attitude est systématique, elle est l’objet d’une du lettré joueur de cithare (gu chin) qui finit réprobation d’ordre éthique car elle menace par trouver un auditeur, un simple bûcheron, le fonctionnement même de la transmission capable de saisir le message secret de ses traditionnelle. mélodies. Le jour où on lui annonça son décès, 9 Il se trouve à notre époque il brisa son instrument et abandonna définiti- des ethnies entières qui Le thème du « répertoire dérobé » apparaît ont adopté ce genre de plusieurs fois dans l’histoire récente de la vement la pratique de la musique, désormais position, comme pour pro- musique persane. privée du seul auditeur digne qu’il eût connu. téger leur identité vis-à-vis des Autres. Tâher-zâde, jeune chanteur très doué, fut Ainsi s’exprime Hâtam Askari Farahâni, chan- 10 C’est ce que déplore pris en charge par Hesâm os-Saltâne qui assu- teur persan contemporain : Hasan Tabar, dans son ra sa formation musicale. Il lui fit rencontrer « Jusqu’à ces dernières années, je ne don- opuscule Les transfor- Seyyed Rahim Esfahâni, un des plus grands nais à personne les enregistrements de mon mations de la musique maîtres de l’époque, mais lorsque celui-ci répertoire. Jusqu’au jour où j’ai enregistré Iranienne au début du l’entendit chanter, il fut jaloux de son talent quelque chose pour vous, je n’avais jamais XXe siècle (1898 – 1940) et ne voulut pas le prendre comme élève. (2006). J’en ai donné laissé circuler des enregistrements de moi Hesâm os-Saltâne organisa alors des réunions deux exemples dans « La [...] Tout artiste veut faire partager son voix des esprits et la face où le Seyyed chantait, tandis que le jeune art, mais [...] je redoute de faire quoi que cachée de la musique. Le homme écoutait par la porte (Caron et ce soit qui me fasse un jour trembler au parcours du maître Hâtam Safvate 1966, 217). fond de mon cercueil [...] Mais si je trouve ‘Asgari » (1997, 335- 373). une personne droite et pure (pâk), c’est JEAN DURING 93
bien volontiers que je lui enseignerai tout. des dispositions morales et de la sensibilité, J’ignore si cette attitude (ravesh) est bonne où éthos et esthésique riment avec éthique. ou mauvaise, mais elle est propre à notre De nombreuses activités musicales visent une pays, à notre tradition. Il y a des gens qui disposition affective ou mentale spécifique qui croient que je suis avare ou jaloux, mais… je crains qu’ils ne tombent dans l’hypocrisie lui confère son éthos ou son esprit. En Iran, le (riâ), l’orgueil, la flatterie (khod namâ’i) hâl (transport, état de grâce), en Transoxiane, et l’ostentation11. [...]En fait, j’ai beaucoup la douleur (dard), chez les Arabes, le tarab d’élèves, mais parmi eux, il n’y en a qu’un, (enthousiasme) pour les soufis, l’inspiration ou un jeune homme, qui arrivera peut-être à l’intention (ilhâm, niyyat). L’éthos et l’éthique quelque chose, si toutefois il ne se laisse pas se rejoignent alors au service d’une esthétique. détruire et corrompre par ce bas monde12 » (‘Asgari 1992, 9). Le vécu comme fondement de l’éthos et garantie de l’éthos Les nouvelles donnes Pour satisfaire les attentes propres à sa cultu- Sur ce plan, les attitudes sont divergentes re musicale, le musicien, notamment barde et même dans le respect de l’éthique, certains ou chanteur, ne peut se contenter d’imiter 11 Ces caractères bas peuvent dépositaires de tradition donnent beaucoup (l’imitation étant paradoxalement l’opposée surprendre si l’on se tandis que d’autres cachent, ou même se de la traditionnalité, il doit intérioriser les sen- réfère à d’autres cultures cachent. Quelque chose se joue ici entre timents). On attend de lui, non pas forcément musicales, mais dans le monde musulman, il s’agit le secret initiatique et l’abnégation. À notre qu’il souffre au présent, mais qu’il ait souffert de défauts souvent rele- époque, l’apparition des médias bouleverse les dans sa vie, afin qu’il puisse en connaissance vés chez les musiciens règles du jeu. Ainsi le souci de la préservation de cause exprimer la peine. Il doit avoir aimé (notamment les chan- passe par celui de la propagation. D’autres teurs) par les moralistes pour exprimer l’amour (‘eshq), il doit avoir et les religieux, et même problèmes se posent alors : la conservation connu l’extase (hâl) pour l’induire chez l’audi- appuyés par des hadiths d’un répertoire (par l’enregistrement ou même teur, ou encore, il doit être en permanence (d’une authenticité discu- la notation) suffit-il à sa transmission ? Quelle plus ou moins dans une disposition spirituelle table). Il y a deux clefs qui place occupe-t-il, ou quelle place lui réserver ? ou affective (hâl, shawq) positive afin de servir permettent de comprendre ces condamnations : l’une, La diffusion générale d’un répertoire ou d’une la musique comme il convient. Cet aspect est d’ordre moral, est en rap- œuvre n’est-elle pas sans effets pervers tels que fondamental dans certains genres. Le cas du fla- port avec l’extraordinaire la banalisation, l’usure, la désacralisation, la réi- menco gitan est bien connu, au point que des fascination qu’exerce le fication, la « perte de l’aura » selon l’expression peuples entiers construisent leur identité sur chant sur le public, ce qui de Walter Benjamin (1939/2008). leurs souffrances passées sans cesse ravivées peut conduire à l’ivresse du pouvoir ; l’autre est dans le chant. Il est clair que la mondialisation et la dif- plus subtilement esthéti- que, car il ne fait pas de fusion médiatique soulèvent des questions Chez les Tadjiks, on se réfère plutôt à une doute que l’affectation, relevant autant de l’éthique personnelle et des histoire individuelle. Chanter un falak exige l’ostentation, le désir de devoirs, que du droit et des droits. que l’on ait vécu soi-même la douleur expri- séduire (« l’hypocrisie ») et mée par le genre, consécutive à la séparation, la vanité interfèrent dans l’interprétation et l’altè- L’AUTHENTICITÉ DE L’OBJET ET DU SUJET les coups du destin, la mort. Le chanteur (ou rent. la chanteuse) peut même y faire allusion claire- Une définition de la tradition se trouve 12 Selon ‘Asgari, dans le ment en modifiant quelques mots en fonction dans l’étymologie du terme même : tradere, passé, la phase d’observa- de son cas personnel. Sans référence à son tion durait très longtemps c’est transmettre. Une autre définition gravite propre vécu, son falak n’est pas crédible, et le maître se renseignait autour de la notion d’authenticité. Or dans et reste au niveau d’une chanson. En même discrètement sur le com- les rouages de ce système de transmission, l’é- portement et le caractère temps, la souffrance est sublimée, et face à thique apparaît comme garante de l’authenti- de l’élève afin de s’assu- la puissance du destin, il ne reste qu’à rendre cité, quelle que soit la façon dont on approche rer de sa solidité morale grâce à Dieu, en Lui criant sa douleur dans des (‘Asgari 1992, 9). Signalons la notion. S’agissant de l’authenticité de l’objet, formes sublimes. aussi au passage que la transmission orale opère une sélection sur la l’élève en question ne put durée, de sorte que si des mélodies ou un style En Europe, cette attente caractérise les pré- assumer les espoirs dont il d’interprétation ont pu traverser le temps, curseurs du romantisme : pour Lacépède, la fut l’objet. c’est probablement qu’ils possédaient quelque musique se fonde sur la compassion, dispo- 13 En dehors des chants épi- qualité et valeur intrinsèque. On sera enclin à sition à la fois communicative et morale. Le ques, les Turkmènes prati- quent presque uniquement les juger bonnes ou essentielles. barde âshiq (litt. « amoureux ») transcende le genre « didactique » ou lui aussi une passion amoureuse initiale en « moral », au contraire de Le passage progressif de la Bonne musique à amour du prochain. Par ailleurs, son réper- leurs voisins du Khorasân la Belle musique, correspondant jusqu’à un cer- toire compte beaucoup de poèmes moraux qui ne chantent que tain point au glissement de la morale vers l’es- l’amour. (akhlâqi)13. Un autre nom donné au barde thétique, traverse le vaste champ des affects, d’Asie centrale est celui de bakhshi, qu’une 94 ÉTHIQUE, DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
étymologie imaginaire traduit comme « don », dé, admiré, rétribué ; [...] il ignore l’ambition, « donneur » (bakchich), en référence à la géné- l’avidité, l’ostentation, l’opinion du monde, la rosité et à l’esprit chevaleresque, une notion rivalité, le mensonge. Le véritable hâl [inspi- qui recoupe celle de « champion » citée plus ration, état de grâce] est à ce prix » (Caron et loin. Safvate 1966, 233). L’ÉTHIQUE AU SERVICE DE LA TRADITION STYLE, ÉTHIQUE PERSONNELLE ET DE LA TRANSMISSION ET CARACTÈRE DES MUSICIENS TRADITIONNELS Explorer ce champ conduit à identifier des dispositions affectives et des dispositifs cogni- Ces propos sont-ils toujours pertinents à tifs, avec toutes les nuances qui les distinguent : l’heure actuelle ? Cela dépend des cultures. le chanteur épique, le joueur de luth, le maître D’après mes observations, le souci moral et classique, a fortiori d’une culture à l’autre, ne éthique est encore très fort en Asie centrale, sont pas les mêmes personnages, les mêmes tandis que l’objet musical n’a pas subi de pro- characters dirait-on en anglais. fondes transformations au cours du dernier siècle, et ce malgré l’idéologie soviétique. Une À un niveau plus général, il faudrait s’inter- des raisons tient probablement au fait qu’en roger sur la pertinence du discours tradition- Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Turkestan nel : s’agit-il pour l’artiste d’avoir vraiment chinois, la musique et le chant sont au centre expérimenté personnellement tous les affects des grands rites sociaux que sont les fêtes en jeu, ou simplement d’avoir saisi des formes (toy) de noce, circoncision, jubilée et autres. musicales, d’avoir assimilé un style avec toutes Les artistes sont très peu médiatisés (peu de ses finesses ? Le débat ouvert par Diderot dans télévision, peu de vidéocassettes ou disques son Paradoxe sur le comédien (1777/1830) compact) mais sont en contact direct et étroit n’est pas clos. D’autant qu’en fin de compte, avec le public dans la sphère privée, de sorte à force de reproduire les signes des passions que leur comportement et leur éthique person- et des affects, le musicien ne finit-il pas par nelle sont l’objet d’une constante observation. les vivre, par s’identifier à leur représentation ? Il est essentiel pour eux de se montrer simples, C’est ce que suggère cet aphorisme courant en presque modestes, généreux et apparemment Iran, qui fait écho au discours confucéen : « Ce désintéressés, comme le préconisait le maître n’est pas l’homme qui fait la musique, c’est la cité plus haut, qualités auxquelles doivent musique qui fait l’homme ». s’ajouter l’éloquence, l’humour, le respect des Ce qui se transmet – surtout oralement – au Anciens, etc. En ce qui concerne les bardes, le fil des siècles doit bien présenter, par rapport contenu moral de beaucoup de chants (notam- aux productions ordinaires, quelque valeur ment chez les Turkmènes) aurait du mal à supérieure. Au minimum, ces objets seront passer si eux-mêmes n’incarnaient pas dans investis de la plus-value de l’ancienneté et une certaine mesure les valeurs qu’ils exaltent. de la rareté. Du côté du sujet, la fidélité aux On n’imagine pas un barde timide, menteur formes de la tradition et le zèle à les conserver ou âpre au gain. S’il chante les épiques, il doit et les transmettre impliquent l’adhésion à ses lui-même refléter les caractères du héros (dont valeurs, et donc un minimum d’effacement l’un des plus fameux, Koroghly était lui-même personnel. On touche ici, une fois encore, le barde). Les bardes baloutches sont appelés par champ de l’éthique. La fidélité à l’éthos de la analogie : champions (pahlavân), car un de tradition passe par la conformité à des normes leurs charismes est la capacité de chanter une et des valeurs culturelles, par une éthique épopée toute la nuit durant, un autre étant personnelle qui culmine dans de véritables la séduction qu’ils exercent sur les femmes. exigences morales. C’est pourquoi, selon Enfin, tels des lutteurs, ils défendent leur clan Confucius, les mélodies anciennes ne peuvent ou leur tribu dans des affrontements symbo- avoir été créées que par les saints et transmises liques qui les opposent à leurs concurrents. par les sages. Un traité boukharien du XVIe siè- Les anecdotes à ce sujet ne manquent pas, cle fait écho à cette affirmation en citant ce tout comme celles concernant les maîtres clas- logion : « Certains sages ont dit que dans toute siques14. À leur propos, je n’en citerai qu’une, note parmi les notes de la musique il y a un pour illustrer l’éthique des maîtres persans secret parmi les secrets que seuls connaissent qui, contrairement à leurs confrères d’Asie les saints exceptionnels » (Bukhâra’i 2003, 14 On en trouvera plusieurs centrale, fuyaient le grand public et ne suppor- 44). De nos jours, un maître persan rappelle, dans mon article « Valeurs taient pas les contraintes susceptibles de peser dans un ouvrage en français, que le musicien et projet moral dans les sur leur art et d’entraver leur liberté : traditions musicales orien- authentique « ne vise pas à être entendu, regar- tales » (2008, 79-97). JEAN DURING 95
Sheykh Mahmud Khazâne se vit invité à part et de la reconnaissance et du dévouement chanter à la cour. Il s’y rendit, mais ne vou- de l’autre, de la sincérité, de la fidélité et du lut pas chanter. « Un autre chanteur égale- respect, de l’humilité et de la réceptivité. ment présent, interpréta ce refus comme un Ce qui se transmet n’est pas seulement un manque de courage et de talent, et chanta lui-même. Lorsqu’il se tut, piqué au vif par savoir mais une vision du monde, une attitude, ce manque de courtoisie, Khazâne fit alors un esprit, un èthos. Dans son sens originel, une éblouissante démonstration de ses dons. ethos recouvre à la fois la disposition, l’état, Le roi qui, dissimulé dans une pièce conti- la conduite, la forme de vie, tandis que èthos guë, avait écouté en secret, fut émerveillé renvoie au caractère et au tempérament, ou et fit apporter une assiette pleine de pièces même à l’humeur du sujet. Le terme ‘éthique’ d’or. » Le musicien n’en prit qu’une pour a donc une double polarité rendue en Orient l’honneur. Plus tard « le roi lui ordonna de par le concept d’akhlâq, qui se traduit selon chanter la prière dans une mosquée durant le contexte par morale ou caractère15. Akhlâq le mois de Ramadan. Khazâne, mécontent de cet ordre, se fit extraire toutes les dents recouvre d’une part l’éthos comme cadre pour avoir le prétexte de ne plus chanter en anthropologique englobant les mœurs, les public » (Caron et Safvate 1966, 216). comportements et les coutumes, et d’autre part l’éthique comme face interne et subjec- L’ÉTHIQUE COMME RELATION À L’AUTRE : tive de la morale, avec la culture de soi, la LA TRANSMISSION DE MAÎTRE ET ÉLÈVE formation du caractère, les dispositions spiri- tuelles. Depuis l’indépendance des républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, on constate INDIVIDUALISME ET DÉ-MORALISATION l’émergence de certaines valeurs qui avaient été négligées durant la période qu’on peut Une comparaison avec la situation de la appeler celle de la colonisation culturelle. musique traditionnelle en Iran mettra en relief La dimension spirituelle de la musique est cette dimension éthique. Ici au contraire, la retrouvée, ou repensée, en s’appuyant sur les révolution islamique a provoqué une rupture vestiges du soufisme ou du zoroastrisme dans avec l’héritage spirituel et soufi. La transmis- la culture d’Asie centrale. Plusieurs thèses sur sion de maître à élève a régressé au profit du ce sujet ont été soutenues au Tadjikistan et modèle du conservatoire occidental perpétué en Ouzbékistan, juste après l’indépendance. par des centaines d’écoles privées prodiguant La musique savante se trouve ainsi valorisée un enseignement de masse de niveau élémen- comme discipline initiatique, ce qui implique taire, assuré le plus souvent par de simples la restauration de l’ancien processus de trans- répétiteurs. L’aspect technique de la musique mission de maître à disciple. On veut oublier étant mis en avant (comme un effet de la que les conservatoires et les écoles de musique mondialisation), les jeunes se contentent d’en- soviétiques n’étaient pas que des ateliers de registrements ou de partitions pour travailler production culturelle, mais aussi des lieux où la virtuosité, et laissent de côté la formation se nouaient des relations personnelles entre proprement musicale où se façonne le style, les Anciens et leurs élèves. Quoi qu’il en soit, ce qui nécessite un contact personnel avec un la formule persane « maître-disciple » (ostâd transmetteur. De leur côté, les maîtres qualifiés shâgerd) est devenue dans toute l’Asie centrale sont souvent réticents à montrer la voie à des le slogan de la préservation et de la transmis- élèves qui ont toutes les chances de dévier par sion du patrimoine musical. On consacre des la suite vers la facilité. Dans les années 1960 colloques à ce thème, et même au Kirghizstan, déjà, plusieurs musiciens très doués avaient le centre privé le plus actif dans le domaine détourné l’héritage qu’ils avaient reçu, d’un art 15 Par exemple « bon carac- musical (soutenu par une ONG) a été baptisé raffiné et difficile vers un genre simplifié pour tère » ou « sympathique » de la même formule : ustat-shagirt. le grand public, comparable à ce que font nos se dit « bon akhlâq »; Richard Clayderman et André Rieux. Nur Ali « mauvais akhlâq » carac- Tous ces changements de perspective vont térise une personne de Borumand, un important transmetteur, avait dans le sens d’un renforcement de la dimen- ainsi formé le jeune chanteur Golpâyegâni « petite vertu » en tadjik, tandis que le concept de sion éthique des musiques traditionnelles, qui durant deux ans16. Dès qu’il eût acquis une « akhlâq national » renvoie s’accompagne souvent d’un retour du reli- bonne base, celui-ci fut happé par la scène et à la nouvelle ligne idéolo- gieux impliquant des changements dans les gique ouzbèke. le cabaret, au point que son maître le renia. Il conduites personnelles des artistes, comme devint très vite riche et célèbre mais fut perdu 16 Un bel enregistrement le renoncement à l’alcool ou l’observance du pour le chant classique. Ce manque de loyauté de ces deux artistes a ramadan. La relation maître-disciple repose sur vis-à-vis de l’héritage des Anciens se décèle à été publié par Daniélou (UNESCO Musical une qualité de relation humaine et une éthique bien des niveaux et affaiblit la musique tradi- Anthology of the Orient : du droit et du devoir, de la générosité d’une tionnelle persane depuis plusieurs décennies, Iran I, 1965). 96 ÉTHIQUE, DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
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