Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales orientales Ethics, Rights and Obligations in Eastern Musical Cultures

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Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales
orientales
Ethics, Rights and Obligations in Eastern Musical Cultures
Jean During

Éthique, droit et musique                                                             Article abstract
Ethics, Law and Music                                                                 The problematics of ethics and law as they relate to music revolve around
Volume 11, Number 1-2, March 2010                                                     concepts such as work, author, property, and use that seem distant from the
                                                                                      ethical parameters of many musical traditions. This article explores these
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054027ar                                         parameters by examining classical discourses associated with different Asian
DOI: https://doi.org/10.7202/1054027ar                                                cultures and sheds light on them by means of telling anecdotes on the
                                                                                      behaviours, attitudes, and ways of thinking of those who preserve musical
                                                                                      knowledge. Moral and personal dispositions, or èthos, function as the
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                                                                                      foundation of ethos, that is, of an ethics ideally required by Tradition to
                                                                                      guarantee the successful transmission of musical culture. This model, however,
                                                                                      has been challenged in the modern era, on the one hand because of a slippage
Publisher(s)                                                                          of authenticity from object towards the subject, and on the other hand because
                                                                                      of the impersonal mode of transmission in mass media.
Société québécoise de recherche en musique

ISSN
1480-1132 (print)
1929-7394 (digital)

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Cite this article
During, J. (2010). Éthique, droits et devoirs dans les cultures musicales
orientales. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 11(1-2),
89–98. https://doi.org/10.7202/1054027ar

Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2010              This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                     Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                     promote and disseminate research.
                                                                                     https://www.erudit.org/en/
L   a question générale des rapports entre
    éthique et musique ouvre des perspectives
assez différentes lorsqu’elle est abordée soit                   Éthique, droits et
                                                                 devoirs dans les
sous l’angle de la culture occidentale contem-
poraine, soit sous celui des cultures tradition-
nelles musulmanes et asiatiques, ou simple-
ment non occidentales. Cet article en donne                      cultures musicales
un aperçu à différents niveaux de la sphère
éthique : celui du droit, celui des comporte-                    orientales
ments et attitudes, de la morale et des usages,
ainsi que leur importance dans le dispositif de                  Jean During
transmission et de diffusion de la musique.                      (CNRS, Paris)
  La dimension éthique proprement dite
ne possède pas, dans les arts de l’Occident
moderne, le statut de fondement qui est le sien
dans les cultures auxquelles on se réfère ici. En
revanche, ses aspects techniques, c’est-à-dire                originale, les autorités iraniennes demandent
les droits moraux et juridiques, la déontologie               maintenant aux éditeurs de ne pas se conten-
et la jurisprudence, sont des préoccupations                  ter de diffuser de simples copies de disques
de plus en plus actuelles en Occident, et au-                 étrangers, mais des enregistrements inédits.
delà, dans les échanges et les relations écono-               Bien entendu, les éditeurs locaux proposent
miques que la mondialisation établit entre les                souvent des royautés sur les ventes de disques
sociétés hyperindustrialisées et les autres. Que              ou de livres. La Radio et la Télévision, en revan-
ces préoccupations soient presque exclusive-                  che, diffusent ce qui leur plaît sans royautés, ce
ment celles des pays dominants est un constat                 que lui reprochent plusieurs musiciens large-
un peu abrupt, mais aisé à vérifier. Nous en                  ment diffusés, comme Shajariân et Mohammad
donnerons quelques illustrations tirées de la                 Musavi.
vie musicale au Moyen-Orient.
                                                              DROIT MORAL VERSUS DROIT D’AUTEUR
Relativité des concepts d’œuvre,                                 D’un autre côté, s’agissant de droit moral,
d’auteur et de propriété                                      de reconnaissance de propriété artistique, l’ap-
artistique                                                    proche traditionnelle est souvent différente de
                                                              celle qui a cours en Occident : pour le grand
PAS DE DROITS D’AUTEURS                                       public, une chanson classique est associée à
  Prenons le cas de l’Iran : ce pays en plein                 celui ou celle qui l’a popularisée. Par exemple,
essor industriel, avec une population de                      on mentionne rarement la chanson « Morgh-e
60 millions d’habitants, compte 4 000 maisons                 sahar » comme l’œuvre de M. Neydâvud (vers
d’édition accréditées, produit des disques com-               1940) sur des paroles de X, comme on dirait
pact en masse, et pourtant, en vertu de la juris-             « l’Ave Maria de Schubert ». Au lieu de cela, on
prudence islamique, les droits d’auteurs ne                   y associe le nom du fameux chanteur Shajariân
sont simplement pas reconnus. On traduit fré-                 qui l’a popularisée, tandis qu’en Azerbaïdjan
quemment des ouvrages ou on reproduit des                     le public est convaincu qu’il s’agit d’une chan-
disques sans même en informer les personnes                   son locale anonyme. Cela montre à quel point
concernées. En Azerbaïdjan, les disques d’Alim                l’interprétation est importante, et au-delà, la
Qasimov publiés par Ocora-Radio-France sont                   composition éphémère. Par ce terme, il faut
disponibles en fac simile, avec logo et code                  comprendre une création, un arrangement en
barre, à ceci près qu’il y manque les livrets                 temps réel (disons une improvisation) ou en
de l’édition originale. Des cas de ce genre se                temps différé, destinée à un moment, à une
trouvent un peu partout, mais sous la pression                occasion qui n’est pas pensée pour être fixée
des défenseurs des droits de l’homme et des                   et pérennisée, sauf incidemment lorsqu’un
intérêts économiques, la question des droits                  enregistrement est fait et conservé aux archi-
d’auteurs est à l’étude, du moins dans le cas                 ves de la Radio. Des maîtres comme Ahmad
de l’Iran. Pour encourager une production                     Ebâdi (1904-1993), ou Jalil Shahnâz (n.1921)

LES CAHIERS   DE LA   SOCIÉTÉ   QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL.   11,   NO   1-2                          89
auraient été bien en peine de recenser leurs             devoir, à celle d’éthique, pour examiner suc-
                                   créations, puisqu’ils n’avaient pas composé              cessivement ces trois niveaux. Dans les cultu-
                                   des pièces qu’ils auraient pu enseigner à                res traditionnelles d’Asie, la musique est d’em-
                                   un élève ou dicter à un copiste en la jouant             blée définie comme bonne, antérieurement à
                                   fragment par fragment. Ils ont certes pensé              toute considération esthétique, comme si le
                                   et prémédité leurs performances, mais ne                 Beau dérivait naturellement du Bon.
                                   les ont pas confiées aux strates profondes de
                                   leur mémoire. Ali Akbar, le fameux maître                L’Antique projet moral de la
                                   indien, rapporte qu’il improvisa un jour un              Musique
                                   nouvel alap à All Indian Radio, mais que ce
                                   n’est que des dizaines d’années plus tard qu’il          LA FACE RADIEUSE DES BONS SENTIMENTS
                                   décrypta la formule secrète du raga qui avait
                                   surgi de ses doigts. Un autre exemple frappant              De toutes les cultures de l’Asie et du
                                   est celui des fanfares Tsiganes de Roumanie              Maghreb, c’est celle de la Chine qui a défini
                                   dont les mélodies n’ont pas de nom, chacun               avec le plus de netteté le cadre éthique où le
                                   y puisant à sa guise la matière à de nouveaux            Pouvoir entendait situer la Musique (concept
                                   arrangements qui sont ouverts à leur tour aux            qui englobe les représentations rituelles avec
                                   emprunts, paraphrases, pots-pourris et autres            chorégraphie, accessoires, poésie, composi-
                                   variantes1.                                              tions, choristes et orchestre). Un bon gouver-
                                                                                            nement est celui où les vertus sont préservées,
                                      Ces exemples suffiront à relativiser ou reca-         de sorte que la société soit en paix. La musique
                                   drer la question du droit moral ou juridique de          est un des moyens d’y parvenir. Le traité Yueji
                                   ceux qu’on appelle conventionnellement des               « Notes sur la musique » expose en détail
                                   auteurs. On ne peut pas non plus trancher la             cette philosophie2 : « Les anciens souverains
                                   question de la propriété artistique comme on             ont institué la Musique parce qu’elle était un
                                   remplit les fiches de droits d’auteurs à l’issue         moyen de gouverner. Quand elle était bonne,
                                   d’un concert : en apposant la mention « tradi-           les conduites des humains étaient vertueuses »
                                   tionnel » devant le titre d’une pièce. Dans de           (Trébinjac 2008, 32) ; « […] Ils ont accordé
                                   nombreux cas, un interprète « traditionnel »             les caractères par la Musique » (24). Une telle
                                   réclame une part de la propriété d’une pièce,            musique, capable d’orienter les affects de
                                   ce qui peut se justifier de plusieurs façons :           manière équilibrée et vertueuse, ne peut être
                                   du fait qu’il en soit le dernier dépositaire, ou         que l’œuvre de personnalités remarquables.
                                   qu’elle lui fut confiée dans le passé à lui seul
                                   et à titre personnel, ou encore parce qu’il l’a              La bonne musique est celle des anciens
                                                                                                sages vertueux et de bons souverains qui
                                   travaillée à sa façon et popularisée au point
                                                                                                l’ont créée car ils sont des « saints » ; qui
1   Ce que montre bien Victor      qu’on y associe son nom. C’est par exemple le                se la transmettent de génération en géné-
    Alexandre Stoichita dans       cas de la chanson fameuse ouzbek « Ushshâqi
    son Fabricants d’émotion.
                                                                                                ration puisqu’ils sont « clairvoyants ». La
                                   Sâder Khân », dont on ne peut dire si Sâder                  musique est alors conforme au sentiment
    Musique et malice dans
    un village tsigane de          Khân est l’auteur, l’arrangeur ou le transmet-               populaire et ses effets sont l’éclosion de
    Roumanie (2008).               teur unique en son temps, d’autant que selon                 bons sentiments tels que la joie, le bon-
2   Compilé vers 200 av. J.-C.,    les maîtres ouzbeks, comme un enfant naît                    heur, la gaîté et l’amour.3 (16)
    soit 300 ans environ après     de ses parents, chaque chanson naît d’autres               Si la bonne musique produit des effets
    Confucius, le traité a été     chansons (et non pas tant de l’imagination
    traduit et commenté par                                                                 positifs, elle est réciproquement le signe que
    Sabine Trébinjac dans son
                                   d’un compositeur). Si le champ d’application             la société se porte bien, grâce à un gouver-
    ouvrage Le pouvoir en          du droit d’auteur est des plus limité dans ce            nement pacifique et équitable. À l’inverse, en
    chantant, tome II. Une         genre de contexte culturel, la notion de pro-            période de crise, les chants du peuple ainsi
    affaire d’État… impériale      priété artistique a bien cours et s’applique
    (2008).                                                                                 que la Musique et les rites trahissent le dérè-
                                   sur le plan moral. Les retombées juridiques et           glement.
3   Selon les Ikhwân al-safâ,      économiques sont rares, mais l’aspect éthique
    c’est « grâce à la pureté                                                                   Les sons naissent dans le cœur de l’homme
    de la substance de son         du concept de « droit » en tant que dispositif
                                   de valeurs, occupe dans les cultures musi-                   [...] Aussi les sons des époques calmes sont
    âme et à la sagacité de son
                                                                                                paisibles ; ils traduisent la joie d’avoir une
    cœur » (Shiloah,157) et        cales évoquées une place éminente à plusieurs
    « parce qu’il s’était dégagé                                                                politique éclairée ; les sons des époques de
                                   niveaux : celui du discours (un discours disons              trouble manifestent le mécontentement :
    de la souillure des appétits
    corporels » (175), que
                                   « de tradition »), celui du système, du méca-                ils traduisent la colère face à un gouverne-
    Pythagore parvint à enten-     nisme de transmission, et enfin au plan de la                ment inique. (25)
    dre les sonorités des astres   réalité qui, il faut le reconnaître, n’est souvent
    et l’harmonie des sphères      pas à la hauteur du discours.                              Face à la bonne musique conçue par les
    et en tira les principes de                                                             saints et les sages, apparaît une « mauvaise
    la musique terrestre. »          Nous passerons de la notion de droit                   musique » dont les détails esthétiques sont
                                   entendue comme inséparable de celle de
                            90                                              ÉTHIQUE,    DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
les indices de la chute des valeurs morales.        marge de manœuvre laissée aux clercs et aux
Les lignes qui suivent sont peut-être le plus       juristes empêcha toujours des prises de posi-
ancien témoignage de l’interdépendance entre        tions nettes et claires concernant les pratiques
la forme musicale, les valeurs, les affects et      musicales.
le goût. Même si les enjeux politiques sont
                                                       Dans l’ancien temps, l’échelle des valeurs
encore présents à l’arrière-plan, ce qui frappe
                                                    artistiques commence en général au niveau
c’est le jugement esthétique qui tombe sans
                                                    pré-esthétique où il n’est pas tant question du
appel à l’évocation de cette sémiologie musi-
                                                    Beau que du Bon. C’est en particulier le cas de
cale de l’immoralité, qui tient essentiellement
                                                    la musique, que les penseurs Grecs aussi bien
aux détails de l’interprétation.
                                                    qu’Orientaux, chrétiens ou musulmans défi-
   Dans les périodes de trouble, les rites sont     nissent comme reflet de l’harmonie cosmique,
   pervertis et la Musique est licencieuse,         comme musica mundana, voix des anges,
   les notes sont tristes et manquent de            etc., et qui, un peu partout, a vocation d’être
   majesté, celles qui sont joyeuses manquent       la langue des esprits permettant la connexion
   de calme, on transgresse le rythme avec
   négligence et légèreté, on oublie le fonda-      avec les plans supérieurs. Or, si la musique
   mental avec complaisance et indécence ;          peut être considérée comme angélique, bonne
   les notes lentes entretiennent la déprava-       et louable, un renversement de perspective
   tion, les notes rapides excitent les mauvais     peut aussi la diaboliser. Au nom d’un dogme
   désirs, elles se manifestent par des mœurs       religieux ou d’une morale (aussi bien zoroas-
   désordonnées et anéantissent concorde et         trienne, que juive ou musulmane) la pratique
   vertu ; c’est pourquoi les hommes de bien        de la musique en tant qu’art peut être régulée
   méprisent cette Musique. (34)                    ou même proscrite.
   Plus de mille ans après la rédaction de ce          En fait, c’est plutôt en fonction de son
traité, les experts de la musique arabe, dans       usage, de son contexte et de la moralité de
un contexte libre de toute préoccupation poli-      ceux qui la produisent que la musique est
tique ou démagogique, défendent à leur tour         objet de suspicion4. Et au-delà de l’usage, c’est
les valeurs morales représentées – sinon incar-     l’usager qui est visé, en particulier la pratique
nées – par l’authenticité du mode de vie des        d’un instrument. Dans certaines écoles juridi-
Bédouins aux mœurs simples et saines exaltées       ques islamiques, le témoignage d’un musicien,
par des vers sur la nature, l’amitié, le courage,   à l’instar de celui d’un débauché, ne peut
la fidélité (’Alî al-Kâtib 1972). Ils opposent ce   être pris en compte. La polémique entre les
monde idéal et en voie de disparition à celui       défenseurs et les détracteurs de la musique
de la ville avec ses chansons de « variété »        est bien connue, tout comme les déviations
propagées par des travestis et faites pour durer    par rapport aux normes qui sont à l’origine
une saison (49). Leur musique est sensuelle,        des positions sévères des docteurs de la Loi.
associée aux beuveries, et ne vise que le plaisir   Rappelons cependant que la production de
de l’ouïe (44), qui se traduit par une vulgaire     fatwas, de contre-fatwas et d’amendements
excitation (tahrîk) (213).                          dans ce domaine ne relève pas de l’arbitraire          4   Lorsque les mollâs iraniens
                                                    des censeurs, mais d’une casuistique retorse,              exhumèrent le dossier de
LA FACE OBSCURE DU PLAISIR                          très solidement argumentée et étayée, dont                 la musique après la révolu-
                                                                                                               tion, en dehors des paroles
   Ces deux catégories reflètent la distinction     l’examen doit se faire à la lumière des données            des chants, seul le tempo
établie par Fârâbî (Xe siècle) entre les mélodies   culturelles, philologiques et ethnologiques5.              était pris en considération :
qui plaisent aux sens mais sont peu profitables,    Il convient aussi de relativiser l’impact de ce            un 6/8 rapide pouvait être
                                                    type de débat qui ne prend forme que deux siè-             réprouvé comme excitant
et celles qui agissent sur l’âme (Fârâbî 1930,                                                                 et incitant à des mouve-
94). Avec le temps, les hommes ont utilisé les      cles après l’hégire. Il est vrai qu’avec l’islamisa-       ments de danse lascifs.
effets revigorants de la musique pour le diver-     tion, la Beauté devient un piège, mais pour les            Quelques années après, ce
tissement, faisant du moyen le but. Ils se sont     anciens Perses, ce qui est beau ne saurait être            critère tomba, mais il reste
                                                    mauvais, le Beau étant l’image sensible du Vrai.           tout de même que le chant
détournés de la quête du Bien suprême et y ont                                                                 d’une femme (en solo,
substitué la recherche du plaisir, de sorte que                                                                mais pas en duo ou en
la musique dégénéra.                                DES VERTUS DE LA MUSIQUE AU                                chœur) est toujours jugé
                                                    PERFECTIONNEMENT DES MŒURS                                 excitant pour les hommes.
  Ce jugement rejoint celui de Confucius, à                                                                5   Ce qui a été fait de façon
cette nuance près que le pouvoir politique             Quoiqu’il en soit, les auteurs soufis et mys-           remarquable par Philippe
n’avait pas les moyens, comme en Chine, de          tiques, qui étaient en majorité persans, ont               Vigreux dans sa thèse « La
contrôler ou réguler la musique. Cette tâche        très tôt esquivé les attaques des théologiens.             darbuka, histoire, organo-
                                                    Après les avoir critiqués sur leur terrain, celui          logie, ethnologie d’un ins-
fut laissée aux religieux, mais la diversité des
                                                    des hadiths (IXe-Xe siècles), ils ont usé d’ar-            trument de percussion »,
écoles théologiques, la complexité des pro-                                                                    Paris X, 1997.
blèmes, la profusion de cas particuliers et la      guments raisonnables (XIe-XIIe siècles), puis

JEAN DURING                                                                                                    91
ils ont renoncé à polémiquer, intégrant au                DE LA TEMPÉRANCE À L’ÉQUILIBRAGE DES
                                    contraire l’imagerie de l’illicite : musique, vin,        TEMPÉRAMENTS
                                    beauté humaine, idolâtrie – où l’on retrouve
                                                                                                Au XIe siècle, le Qâbus nâme (« miroir du
                                    les Mages.
                                                                                              prince ») déclare dans ses conseils aux musi-
                                       De leur côté, les musiciens de haut niveau             ciens : « Le plus grand art pour un interprète
                                    n’étaient pas concernés par les vues moralisa-            (khonyagar) est de s’adapter au tempérament
                                    trices des philosophes (musique profitable et             des auditeurs ».
                                    non profitable) et des religieux (licite-illicite).           Vois si quelqu’un dans l’assemblé est san-
                                    Ils s’appuyaient sur le discours scientifique                 guin, joue-lui du dotâr (do rud) ; s’il est
                                    (la physique des sons et des intervalles), et                 de teint jaune (bilieux), joue dans l’aigu,
                                    sur la théorie de l’effet ou des éthos (tathir)               s’il est maigre et noir (bile noire), joue
                                    pour légitimer leur art en l’élevant au rang de               du setâr, – s’il est blanc de peau, gros et
                                    science. En dehors de sa composante mathé-                    humide, joue davantage dans le grave car
                                    matique, la musique est présentée comme                       les cordes ont été conçues selon les quatre
                                    une médecine de l’âme. Elle peut distiller                    tempéraments et les savants de la science
                                                                                                  musicale ont construit cet art selon les
                                    plusieurs sortes d’effets touchant le corps
                                                                                                  quatre tempéraments des humains. (Qâbus
                                    en passant par l’âme, effets rangés en paires                 nâme,196)
                                    antinomiques : mouvement vs apaisement, joie
                                    et enthousiasme vs tristesse. Parmi les effets               Il doit choisir le mode (parde), le registre,
                                    dérivés, sont mentionnés l’apaisement de la               parfois le timbre et le poème en fonction des
                                    douleur, le sommeil, ainsi que le courage et              auditeurs présents : il y en a pour les personnes
                                    la crainte (dans les musiques de guerre). En              âgées, pour les jeunes, ainsi que pour les fem-
                                    tant que manipulateur des affects, le musicien            mes et les enfants. Vers 1400, le Kanz al-tuhaf,
                                    devait s’efforcer de plaire à ses auditeurs en            amplifiant le principe des tempéraments et de
6   Il s’agit de l’œuvre de Nur
    al-Din Muhammad Shirâzi         jouant les mélodies (parfois les instruments              l’éthos des modes (tathir), préconise de jouer
    dédiée au prince moghol         et les rythmes) correspondant à la nature, la             Navâ et Busalik dans les assemblées de Turcs,
    Dârâ Shokuh, vers 1650.         culture et la disposition morale de chacun.               Oshshâq dans les assemblées des Noirs (zangi)
    Le manuscrit inédit com-        Les idées développées par Rousseau dans son               et d’Éthiopiens, Buzruk, Zirafkand et Zangule
    prend un long chapitre sur
                                    Essai sur l’origine des langues (1781) étaient            dans les assemblées de Tadjiks et de gens
    la musique et ses appli-
    cations (ou propriétés)         une évidence exprimée en Orient plusieurs                 de l’Irak, et enfin [détail piquant…] Hejâz et
    thérapeutiques. Manuscrit       siècles avant lui ; il en va de même de la vertu          ‘Erâq pour les gens ordinaires, et Esfahân dans
    persan 6226, Bibliothèque       fondamentale de la musique que Bernard de                 les assemblées où se trouvent des amoureux
    du Majles, Tehéran.                                                                       (Kanz al-tuhaf 1992, 124).
                                    Lacépède (son contemporain) identifie comme
7   Ces traités ont fleuri
                                    étant la compassion dans La poétique de la                   Ces idées, qui sont à la base de nombreux
    notamment entre le XIVe
    et le milieu du XVIIe siècle,   musique (1785). Cela aussi était bien connu :             écrits de musicothérapie7, feront leur chemin
    mais il est douteux que la      les bergers d’Asie centrale utilisent encore des          durant cinq ou six siècles avant d’être absor-
    musicothérapie pratique         chants spécifiques pour apitoyer les brebis et
    ait atteint les ambitions de                                                              bées par un mouvement d’autonomisation de
                                    leur faire accepter un nourrisson étranger ou             l’art qui suit en fait, à sa manière, celui qui a
    ses théoriciens, se limitant
    à une thérapie de confort       encore pour convaincre la chamelle de laisser             touché l’Occident. Elles contribuaient à fonder
    (voir During, à paraître).      revenir le petit qu’elle a forcé à s’émanciper.           la pratique musicale comme science profita-
8   Chardin l’atteste vers          Des fables indiennes racontent comment des                ble, ce qui contribuait à protéger les artistes du
    1670 : « Le chant, comme        enclumes ou des rochers s’amollissent sous                mépris des biens pensants8. Un autre argument
    la danse, passent pour dés-     l’émotion suscitée par le chant. Plus subtil,
    honnêtes en Perse : l’un et                                                               en leur faveur est avancé dans un traité du XVIIe
                                    Confucius préconise d’établir l’équilibre : « La          siècle : « Cette science [musicale] ne peut s’ac-
    l’autre sont des arts qu’on
    ne fait point apprendre à       musique, dit-il, doit accorder les caractères des         quérir par des moyens matériels, mais passe
    ses enfans, mais qui sont       hommes [...] La musique unit, les rites distin-           de la potentialité à la réalisation au moyen des
    relégués parmi les femmes       guent. Unis, les hommes se chérissent, séparés
    prostituées et les baladins ;                                                             dévoilements spirituels (mokâshefe) et de l’as-
                                    ils se respectent » (Trébinjac 2008, 27).                 cèse » (Safioddin 1346/1967, 87). La difficulté
    de manière que c’est une
    indécence, parmi eux, que        « Entre deux chefs de tribu survint une forte            de cette science, selon certains, était sa nature
    de chanter, et que l’on se       animosité. Un médecin, pour trouver un                   essentiellement mentale, résistant à l’écriture
    rendroit méprisable, en          remède, conçut un instrument et réunit les
    le faisant. Cependant le
                                                                                              et à la représentation. D’autres arguments
                                     deux ennemis face à face dans une assem-                 comme la préséance de l’audition sur les autres
    peuple a une telle pente
    au chant, qu’en plusieurs
                                     blée, leur donnant du vin pour que l’effet de            sens contribuaient à valoriser l’art musical.
    professions, ils chantent        leur colère se manifeste. Puis le médecin se
    tout le jour » (Voyages          mit à jouer de son instrument. En entendant                  « L’audition est spirituelle (ruhâni) tan-
    du Chevalier Chardin en          la musique, tous deux se mirent à pleurer, et                dis que la vue est corporelle (jesmâni) » ;
    Perse 1811, T. IV Chap.          s’embrassèrent en faisant la paix. » (Tebb-e                 aucun prophète n’a été sourd, alors que cer-
    VII, 304).                       Dârâ Shokuh6, v.1650, 331)                                   tains étaient aveugles. Si l’on veut connaître
                                                                                                  Dieu, c’est avec l’oreille, pas avec l’œil,

                             92                                               ÉTHIQUE,    DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
donc l’audition est supérieure à la vision.        PRÉSERVER, PROTÉGER, DISSIMULER,
    (Tebb-e Dârâ Shokuh, v. 1650, 310)                 RENONCER
   Tous ces bons arguments n’empêchaient                  Le musicien est-il le passeur ou le possesseur
pas les musiciens orientaux d’être durant des          de son art ? Peut-il en disposer à sa guise, ou
siècles considérés comme des prestataires de           en est-il le dépositaire, avec les obligations de
service tenus d’observer une éthique profes-           fidélité que cela implique ? Il est des traditions
sionnelle. Ce n’est qu’à l’époque moderne              où la gratification d’un savoir implique en
qu’ils deviennent des « artistes » libres (honar-      retour le devoir de le transmettre. Il est clair
mand, san’atkâr). Mais malgré les fluctuations         cependant que, d’une génération à l’autre, de
de leur statut et les modulations perceptibles         nombreuses pièces, et ce qui est plus grave,
dans le discours sur la musique, la composante         les secrets de l’interprétation, ont été perdus
éthique réapparaît sous un nouvel éclairage à          simplement parce que leurs détenteurs se sont
l’ère moderne, avec la prise de conscience de          abstenus de les transmettre. Des cas précis ont
l’historicité de la tradition.                         été recensés10. Dans le passé, des percussion-
                                                       nistes indiens de l’école de Lucknow ont inter-
L’Éthique, comme discours                              rompu leur chaîne de transmission familiale,
de la tradition et rouage de                           jugeant que leurs héritiers n’étaient pas dignes
transmission                                           de leur savoir.
   La musique est un art de la performance met-           Peut-être s’agit-il d’une forme d’avarice,
tant en présence des personnes actives, pas-           ou encore de l’orgueil de demeurer l’unique
sives ou participantes : l’artiste et son public,      détenteur d’un savoir ? Le maître d’Alauddin
et en amont, le maître et ses disciples. La tra-       Khan (qui assura la formation de Ravi Shankar)
dition régit cette relation en termes éthiques :       lui fit jurer de ne jamais jouer de la vina, afin
le rapport à l’autorité, le rapport à l’argent,        qu’il en restât pour toujours le meilleur inter-
les comportements scéniques, la bienséance,            prète. La morale de cette anecdote réside dans
etc. Elle valorise l’ancien (et les Anciens par        le fait qu’Alauddin Khan tint sa promesse. Quoi
rapport aux Jeunes) et incite à la préservation        qu’il en soit, le processus de passation doit
de l’objet et de son usage approprié. Lorsqu’il        prendre en compte le mérite et l’aptitude de
s’agit d’héritage reposant sur de hautes quali-        l’élève : ne pas transmettre sa science à celui
fications individuelles, une autre question se         qui ne l’apprécierait pas à sa juste valeur ou
pose : le dépôt appartient-il vraiment à celui         qui en ferait mauvais usage. Le mauvais usage
qui l’a reçu (ou l’a pris) ? Si les droits d’auteurs   serait notamment de défigurer une pièce, de
ne se posent guère en termes matériels, en             la tronquer ou pire, d’édulcorer, de simplifier
revanche, les artistes sont souvent jaloux de          son interprétation ; dans le cas de mélodies
certaines pièces de leur répertoire. Ils ne les        sacrées, ce pourrait être aussi la profanation.
laissent pas enregistrer, ne les enseignent            Plus encore, l’artiste exigeant est en droit de
pas, en gardent l’exclusivité, et si quelqu’un         choisir son public, de refuser de jouer ou de
parvient à les leur arracher, ils fulminent et         chanter pour ceux qui ne sont pas en mesure
clament que cet air était le leur9. Lorsque cette      de comprendre. On pense à la belle anecdote
attitude est systématique, elle est l’objet d’une      du lettré joueur de cithare (gu chin) qui finit
réprobation d’ordre éthique car elle menace            par trouver un auditeur, un simple bûcheron,
le fonctionnement même de la transmission              capable de saisir le message secret de ses
traditionnelle.                                        mélodies. Le jour où on lui annonça son décès,       9  Il se trouve à notre époque
                                                       il brisa son instrument et abandonna définiti-          des ethnies entières qui
 Le thème du « répertoire dérobé » apparaît                                                                    ont adopté ce genre de
 plusieurs fois dans l’histoire récente de la          vement la pratique de la musique, désormais             position, comme pour pro-
 musique persane.                                      privée du seul auditeur digne qu’il eût connu.          téger leur identité vis-à-vis
                                                                                                               des Autres.
 Tâher-zâde, jeune chanteur très doué, fut              Ainsi s’exprime Hâtam Askari Farahâni, chan-
                                                                                                            10 C’est ce que déplore
 pris en charge par Hesâm os-Saltâne qui assu-          teur persan contemporain :
                                                                                                               Hasan Tabar, dans son
 ra sa formation musicale. Il lui fit rencontrer        « Jusqu’à ces dernières années, je ne don-             opuscule Les transfor-
 Seyyed Rahim Esfahâni, un des plus grands              nais à personne les enregistrements de mon             mations de la musique
 maîtres de l’époque, mais lorsque celui-ci             répertoire. Jusqu’au jour où j’ai enregistré           Iranienne au début du
 l’entendit chanter, il fut jaloux de son talent        quelque chose pour vous, je n’avais jamais             XXe siècle (1898 – 1940)
 et ne voulut pas le prendre comme élève.                                                                      (2006). J’en ai donné
                                                        laissé circuler des enregistrements de moi
 Hesâm os-Saltâne organisa alors des réunions                                                                  deux exemples dans « La
                                                        [...] Tout artiste veut faire partager son             voix des esprits et la face
 où le Seyyed chantait, tandis que le jeune             art, mais [...] je redoute de faire quoi que           cachée de la musique. Le
 homme écoutait par la porte (Caron et                  ce soit qui me fasse un jour trembler au               parcours du maître Hâtam
 Safvate 1966, 217).                                    fond de mon cercueil [...] Mais si je trouve           ‘Asgari » (1997, 335- 373).
                                                        une personne droite et pure (pâk), c’est

JEAN DURING                                                                                                     93
bien volontiers que je lui enseignerai tout.               des dispositions morales et de la sensibilité,
                                    J’ignore si cette attitude (ravesh) est bonne              où éthos et esthésique riment avec éthique.
                                    ou mauvaise, mais elle est propre à notre                  De nombreuses activités musicales visent une
                                    pays, à notre tradition. Il y a des gens qui               disposition affective ou mentale spécifique qui
                                    croient que je suis avare ou jaloux, mais…
                                    je crains qu’ils ne tombent dans l’hypocrisie              lui confère son éthos ou son esprit. En Iran, le
                                    (riâ), l’orgueil, la flatterie (khod namâ’i)               hâl (transport, état de grâce), en Transoxiane,
                                    et l’ostentation11. [...]En fait, j’ai beaucoup            la douleur (dard), chez les Arabes, le tarab
                                    d’élèves, mais parmi eux, il n’y en a qu’un,               (enthousiasme) pour les soufis, l’inspiration ou
                                    un jeune homme, qui arrivera peut-être à                   l’intention (ilhâm, niyyat). L’éthos et l’éthique
                                    quelque chose, si toutefois il ne se laisse pas            se rejoignent alors au service d’une esthétique.
                                    détruire et corrompre par ce bas monde12 »
                                    (‘Asgari 1992, 9).                                         Le vécu comme fondement de
                                                                                               l’éthos et garantie de l’éthos
                                   Les nouvelles donnes
                                                                                                  Pour satisfaire les attentes propres à sa cultu-
                                      Sur ce plan, les attitudes sont divergentes              re musicale, le musicien, notamment barde
                                   et même dans le respect de l’éthique, certains              ou chanteur, ne peut se contenter d’imiter
11 Ces  caractères bas peuvent     dépositaires de tradition donnent beaucoup                  (l’imitation étant paradoxalement l’opposée
   surprendre si l’on se           tandis que d’autres cachent, ou même se                     de la traditionnalité, il doit intérioriser les sen-
   réfère à d’autres cultures
                                   cachent. Quelque chose se joue ici entre                    timents). On attend de lui, non pas forcément
   musicales, mais dans le
   monde musulman, il s’agit       le secret initiatique et l’abnégation. À notre              qu’il souffre au présent, mais qu’il ait souffert
   de défauts souvent rele-        époque, l’apparition des médias bouleverse les              dans sa vie, afin qu’il puisse en connaissance
   vés chez les musiciens          règles du jeu. Ainsi le souci de la préservation            de cause exprimer la peine. Il doit avoir aimé
   (notamment les chan-            passe par celui de la propagation. D’autres
   teurs) par les moralistes
                                                                                               pour exprimer l’amour (‘eshq), il doit avoir
   et les religieux, et même       problèmes se posent alors : la conservation                 connu l’extase (hâl) pour l’induire chez l’audi-
   appuyés par des hadiths         d’un répertoire (par l’enregistrement ou même               teur, ou encore, il doit être en permanence
   (d’une authenticité discu-      la notation) suffit-il à sa transmission ? Quelle           plus ou moins dans une disposition spirituelle
   table). Il y a deux clefs qui   place occupe-t-il, ou quelle place lui réserver ?           ou affective (hâl, shawq) positive afin de servir
   permettent de comprendre
   ces condamnations : l’une,      La diffusion générale d’un répertoire ou d’une              la musique comme il convient. Cet aspect est
   d’ordre moral, est en rap-      œuvre n’est-elle pas sans effets pervers tels que           fondamental dans certains genres. Le cas du fla-
   port avec l’extraordinaire      la banalisation, l’usure, la désacralisation, la réi-       menco gitan est bien connu, au point que des
   fascination qu’exerce le        fication, la « perte de l’aura » selon l’expression         peuples entiers construisent leur identité sur
   chant sur le public, ce qui
                                   de Walter Benjamin (1939/2008).                             leurs souffrances passées sans cesse ravivées
   peut conduire à l’ivresse
   du pouvoir ; l’autre est                                                                    dans le chant.
                                     Il est clair que la mondialisation et la dif-
   plus subtilement esthéti-
   que, car il ne fait pas de      fusion médiatique soulèvent des questions                      Chez les Tadjiks, on se réfère plutôt à une
   doute que l’affectation,        relevant autant de l’éthique personnelle et des             histoire individuelle. Chanter un falak exige
   l’ostentation, le désir de      devoirs, que du droit et des droits.                        que l’on ait vécu soi-même la douleur expri-
   séduire (« l’hypocrisie ») et                                                               mée par le genre, consécutive à la séparation,
   la vanité interfèrent dans
   l’interprétation et l’altè-
                                   L’AUTHENTICITÉ DE L’OBJET ET DU SUJET                       les coups du destin, la mort. Le chanteur (ou
   rent.                                                                                       la chanteuse) peut même y faire allusion claire-
                                      Une définition de la tradition se trouve
12 Selon ‘Asgari, dans le                                                                      ment en modifiant quelques mots en fonction
                                   dans l’étymologie du terme même : tradere,
   passé, la phase d’observa-                                                                  de son cas personnel. Sans référence à son
   tion durait très longtemps
                                   c’est transmettre. Une autre définition gravite
                                                                                               propre vécu, son falak n’est pas crédible,
   et le maître se renseignait     autour de la notion d’authenticité. Or dans
                                                                                               et reste au niveau d’une chanson. En même
   discrètement sur le com-        les rouages de ce système de transmission, l’é-
   portement et le caractère                                                                   temps, la souffrance est sublimée, et face à
                                   thique apparaît comme garante de l’authenti-
   de l’élève afin de s’assu-                                                                  la puissance du destin, il ne reste qu’à rendre
                                   cité, quelle que soit la façon dont on approche
   rer de sa solidité morale                                                                   grâce à Dieu, en Lui criant sa douleur dans des
   (‘Asgari 1992, 9). Signalons    la notion. S’agissant de l’authenticité de l’objet,
                                                                                               formes sublimes.
   aussi au passage que            la transmission orale opère une sélection sur la
   l’élève en question ne put      durée, de sorte que si des mélodies ou un style                En Europe, cette attente caractérise les pré-
   assumer les espoirs dont il     d’interprétation ont pu traverser le temps,                 curseurs du romantisme : pour Lacépède, la
   fut l’objet.
                                   c’est probablement qu’ils possédaient quelque               musique se fonde sur la compassion, dispo-
13 En dehors des chants épi-
                                   qualité et valeur intrinsèque. On sera enclin à             sition à la fois communicative et morale. Le
   ques, les Turkmènes prati-
   quent presque uniquement        les juger bonnes ou essentielles.                           barde âshiq (litt. « amoureux ») transcende
   le genre « didactique » ou                                                                  lui aussi une passion amoureuse initiale en
   « moral », au contraire de         Le passage progressif de la Bonne musique à
                                                                                               amour du prochain. Par ailleurs, son réper-
   leurs voisins du Khorasân       la Belle musique, correspondant jusqu’à un cer-
                                                                                               toire compte beaucoup de poèmes moraux
   qui ne chantent que             tain point au glissement de la morale vers l’es-
   l’amour.                                                                                    (akhlâqi)13. Un autre nom donné au barde
                                   thétique, traverse le vaste champ des affects,
                                                                                               d’Asie centrale est celui de bakhshi, qu’une

                            94                                                 ÉTHIQUE,    DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
étymologie imaginaire traduit comme « don »,          dé, admiré, rétribué ; [...] il ignore l’ambition,
« donneur » (bakchich), en référence à la géné-       l’avidité, l’ostentation, l’opinion du monde, la
rosité et à l’esprit chevaleresque, une notion        rivalité, le mensonge. Le véritable hâl [inspi-
qui recoupe celle de « champion » citée plus          ration, état de grâce] est à ce prix » (Caron et
loin.                                                 Safvate 1966, 233).

L’ÉTHIQUE AU SERVICE DE LA TRADITION                  STYLE, ÉTHIQUE PERSONNELLE
ET DE LA TRANSMISSION                                 ET CARACTÈRE DES MUSICIENS
                                                      TRADITIONNELS
   Explorer ce champ conduit à identifier des
dispositions affectives et des dispositifs cogni-        Ces propos sont-ils toujours pertinents à
tifs, avec toutes les nuances qui les distinguent :   l’heure actuelle ? Cela dépend des cultures.
le chanteur épique, le joueur de luth, le maître      D’après mes observations, le souci moral et
classique, a fortiori d’une culture à l’autre, ne     éthique est encore très fort en Asie centrale,
sont pas les mêmes personnages, les mêmes             tandis que l’objet musical n’a pas subi de pro-
characters dirait-on en anglais.                      fondes transformations au cours du dernier
                                                      siècle, et ce malgré l’idéologie soviétique. Une
   À un niveau plus général, il faudrait s’inter-
                                                      des raisons tient probablement au fait qu’en
roger sur la pertinence du discours tradition-
                                                      Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Turkestan
nel : s’agit-il pour l’artiste d’avoir vraiment
                                                      chinois, la musique et le chant sont au centre
expérimenté personnellement tous les affects
                                                      des grands rites sociaux que sont les fêtes
en jeu, ou simplement d’avoir saisi des formes
                                                      (toy) de noce, circoncision, jubilée et autres.
musicales, d’avoir assimilé un style avec toutes
                                                      Les artistes sont très peu médiatisés (peu de
ses finesses ? Le débat ouvert par Diderot dans
                                                      télévision, peu de vidéocassettes ou disques
son Paradoxe sur le comédien (1777/1830)
                                                      compact) mais sont en contact direct et étroit
n’est pas clos. D’autant qu’en fin de compte,
                                                      avec le public dans la sphère privée, de sorte
à force de reproduire les signes des passions
                                                      que leur comportement et leur éthique person-
et des affects, le musicien ne finit-il pas par
                                                      nelle sont l’objet d’une constante observation.
les vivre, par s’identifier à leur représentation ?
                                                      Il est essentiel pour eux de se montrer simples,
C’est ce que suggère cet aphorisme courant en
                                                      presque modestes, généreux et apparemment
Iran, qui fait écho au discours confucéen : « Ce
                                                      désintéressés, comme le préconisait le maître
n’est pas l’homme qui fait la musique, c’est la
                                                      cité plus haut, qualités auxquelles doivent
musique qui fait l’homme ».
                                                      s’ajouter l’éloquence, l’humour, le respect des
   Ce qui se transmet – surtout oralement – au        Anciens, etc. En ce qui concerne les bardes, le
fil des siècles doit bien présenter, par rapport      contenu moral de beaucoup de chants (notam-
aux productions ordinaires, quelque valeur            ment chez les Turkmènes) aurait du mal à
supérieure. Au minimum, ces objets seront             passer si eux-mêmes n’incarnaient pas dans
investis de la plus-value de l’ancienneté et          une certaine mesure les valeurs qu’ils exaltent.
de la rareté. Du côté du sujet, la fidélité aux       On n’imagine pas un barde timide, menteur
formes de la tradition et le zèle à les conserver     ou âpre au gain. S’il chante les épiques, il doit
et les transmettre impliquent l’adhésion à ses        lui-même refléter les caractères du héros (dont
valeurs, et donc un minimum d’effacement              l’un des plus fameux, Koroghly était lui-même
personnel. On touche ici, une fois encore, le         barde). Les bardes baloutches sont appelés par
champ de l’éthique. La fidélité à l’éthos de la       analogie : champions (pahlavân), car un de
tradition passe par la conformité à des normes        leurs charismes est la capacité de chanter une
et des valeurs culturelles, par une éthique           épopée toute la nuit durant, un autre étant
personnelle qui culmine dans de véritables            la séduction qu’ils exercent sur les femmes.
exigences morales. C’est pourquoi, selon              Enfin, tels des lutteurs, ils défendent leur clan
Confucius, les mélodies anciennes ne peuvent          ou leur tribu dans des affrontements symbo-
avoir été créées que par les saints et transmises     liques qui les opposent à leurs concurrents.
par les sages. Un traité boukharien du XVIe siè-
                                                         Les anecdotes à ce sujet ne manquent pas,
cle fait écho à cette affirmation en citant ce
                                                      tout comme celles concernant les maîtres clas-
logion : « Certains sages ont dit que dans toute
                                                      siques14. À leur propos, je n’en citerai qu’une,
note parmi les notes de la musique il y a un
                                                      pour illustrer l’éthique des maîtres persans
secret parmi les secrets que seuls connaissent
                                                      qui, contrairement à leurs confrères d’Asie
les saints exceptionnels » (Bukhâra’i 2003,                                                                14 On en trouvera plusieurs
                                                      centrale, fuyaient le grand public et ne suppor-
44). De nos jours, un maître persan rappelle,                                                                dans mon article « Valeurs
                                                      taient pas les contraintes susceptibles de peser
dans un ouvrage en français, que le musicien                                                                 et projet moral dans les
                                                      sur leur art et d’entraver leur liberté :              traditions musicales orien-
authentique « ne vise pas à être entendu, regar-
                                                                                                             tales » (2008, 79-97).

JEAN DURING                                                                                                  95
Sheykh Mahmud Khazâne se vit invité à                 part et de la reconnaissance et du dévouement
                                  chanter à la cour. Il s’y rendit, mais ne vou-        de l’autre, de la sincérité, de la fidélité et du
                                  lut pas chanter. « Un autre chanteur égale-           respect, de l’humilité et de la réceptivité.
                                  ment présent, interpréta ce refus comme un            Ce qui se transmet n’est pas seulement un
                                  manque de courage et de talent, et chanta
                                  lui-même. Lorsqu’il se tut, piqué au vif par          savoir mais une vision du monde, une attitude,
                                  ce manque de courtoisie, Khazâne fit alors            un esprit, un èthos. Dans son sens originel,
                                  une éblouissante démonstration de ses dons.           ethos recouvre à la fois la disposition, l’état,
                                  Le roi qui, dissimulé dans une pièce conti-           la conduite, la forme de vie, tandis que èthos
                                  guë, avait écouté en secret, fut émerveillé           renvoie au caractère et au tempérament, ou
                                  et fit apporter une assiette pleine de pièces         même à l’humeur du sujet. Le terme ‘éthique’
                                  d’or. » Le musicien n’en prit qu’une pour             a donc une double polarité rendue en Orient
                                  l’honneur. Plus tard « le roi lui ordonna de          par le concept d’akhlâq, qui se traduit selon
                                  chanter la prière dans une mosquée durant
                                                                                        le contexte par morale ou caractère15. Akhlâq
                                  le mois de Ramadan. Khazâne, mécontent
                                  de cet ordre, se fit extraire toutes les dents        recouvre d’une part l’éthos comme cadre
                                  pour avoir le prétexte de ne plus chanter en          anthropologique englobant les mœurs, les
                                  public » (Caron et Safvate 1966, 216).                comportements et les coutumes, et d’autre
                                                                                        part l’éthique comme face interne et subjec-
                                 L’ÉTHIQUE COMME RELATION À L’AUTRE :                   tive de la morale, avec la culture de soi, la
                                 LA TRANSMISSION DE MAÎTRE ET ÉLÈVE                     formation du caractère, les dispositions spiri-
                                                                                        tuelles.
                                    Depuis l’indépendance des républiques
                                 ex-soviétiques d’Asie centrale, on constate            INDIVIDUALISME ET DÉ-MORALISATION
                                 l’émergence de certaines valeurs qui avaient
                                 été négligées durant la période qu’on peut                Une comparaison avec la situation de la
                                 appeler celle de la colonisation culturelle.           musique traditionnelle en Iran mettra en relief
                                 La dimension spirituelle de la musique est             cette dimension éthique. Ici au contraire, la
                                 retrouvée, ou repensée, en s’appuyant sur les          révolution islamique a provoqué une rupture
                                 vestiges du soufisme ou du zoroastrisme dans           avec l’héritage spirituel et soufi. La transmis-
                                 la culture d’Asie centrale. Plusieurs thèses sur       sion de maître à élève a régressé au profit du
                                 ce sujet ont été soutenues au Tadjikistan et           modèle du conservatoire occidental perpétué
                                 en Ouzbékistan, juste après l’indépendance.            par des centaines d’écoles privées prodiguant
                                 La musique savante se trouve ainsi valorisée           un enseignement de masse de niveau élémen-
                                 comme discipline initiatique, ce qui implique          taire, assuré le plus souvent par de simples
                                 la restauration de l’ancien processus de trans-        répétiteurs. L’aspect technique de la musique
                                 mission de maître à disciple. On veut oublier          étant mis en avant (comme un effet de la
                                 que les conservatoires et les écoles de musique        mondialisation), les jeunes se contentent d’en-
                                 soviétiques n’étaient pas que des ateliers de          registrements ou de partitions pour travailler
                                 production culturelle, mais aussi des lieux où         la virtuosité, et laissent de côté la formation
                                 se nouaient des relations personnelles entre           proprement musicale où se façonne le style,
                                 les Anciens et leurs élèves. Quoi qu’il en soit,       ce qui nécessite un contact personnel avec un
                                 la formule persane « maître-disciple » (ostâd          transmetteur. De leur côté, les maîtres qualifiés
                                 shâgerd) est devenue dans toute l’Asie centrale        sont souvent réticents à montrer la voie à des
                                 le slogan de la préservation et de la transmis-        élèves qui ont toutes les chances de dévier par
                                 sion du patrimoine musical. On consacre des            la suite vers la facilité. Dans les années 1960
                                 colloques à ce thème, et même au Kirghizstan,          déjà, plusieurs musiciens très doués avaient
                                 le centre privé le plus actif dans le domaine          détourné l’héritage qu’ils avaient reçu, d’un art
15 Par  exemple « bon carac-     musical (soutenu par une ONG) a été baptisé            raffiné et difficile vers un genre simplifié pour
   tère » ou « sympathique »     de la même formule : ustat-shagirt.                    le grand public, comparable à ce que font nos
   se dit « bon akhlâq »;                                                               Richard Clayderman et André Rieux. Nur Ali
   « mauvais akhlâq » carac-        Tous ces changements de perspective vont
   térise une personne de                                                               Borumand, un important transmetteur, avait
                                 dans le sens d’un renforcement de la dimen-            ainsi formé le jeune chanteur Golpâyegâni
   « petite vertu » en tadjik,
   tandis que le concept de      sion éthique des musiques traditionnelles, qui         durant deux ans16. Dès qu’il eût acquis une
   « akhlâq national » renvoie   s’accompagne souvent d’un retour du reli-              bonne base, celui-ci fut happé par la scène et
   à la nouvelle ligne idéolo-   gieux impliquant des changements dans les
   gique ouzbèke.
                                                                                        le cabaret, au point que son maître le renia. Il
                                 conduites personnelles des artistes, comme             devint très vite riche et célèbre mais fut perdu
16 Un bel enregistrement
                                 le renoncement à l’alcool ou l’observance du           pour le chant classique. Ce manque de loyauté
   de ces deux artistes a
                                 ramadan. La relation maître-disciple repose sur        vis-à-vis de l’héritage des Anciens se décèle à
   été publié par Daniélou
   (UNESCO Musical               une qualité de relation humaine et une éthique         bien des niveaux et affaiblit la musique tradi-
   Anthology of the Orient :     du droit et du devoir, de la générosité d’une          tionnelle persane depuis plusieurs décennies,
   Iran I, 1965).

                          96                                             ÉTHIQUE,   DROITS ET DEVOIRS DANS LES CULTURES MUSICALES ORIENTALES
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