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Wrocław 2016 Une Capitale européenne de la Culture révélatrice du trouble identitaire européen ? Harold Cottin DEPARTMENT OF EUROPEAN INTERDISCIPLINARY STUDIES Natolin Best Master Thesis 01 / 2012
Remerciements Je tiens à remercier ma directrice de mémoire, Anne-Marie Thiesse, qui m’a fait confiance et m’a guidé dans cette recherche. Mes remerciements s’adressent également à Adam Chmielewski qui a accepté de me recevoir à Wrocław et de répondre à mes nombreuses questions. Enfin je tiens à exprimer ma reconnaissance envers Marc Malcor et Marie-Salomé Rinuy pour leur soutien et leurs conseils.
Wrocław 2016 Une Capitale européenne de la Culture révélatrice du trouble identitaire européen ? Harold Cottin Directeur : Anne-Marie THIESSE Mémoire présenté par : Harold COTTIN pour le Diplôme de Master en Études Européennes Interdisciplinaires Année académique : 2011 / 2012 DEPARTMENT OF EUROPEAN INTERDISCIPLINARY STUDIES Natolin Best Master Thesis 01 / 2012
S U R L’AU T E U R Harold Cottin, né en 1987 près de Lyon (France), est un ancien élève de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, de l’École Normale Supérieure de Lyon (géographie) et du Collège d’Europe (Natolin – Promotion Maria Skłodowska-Curie 2011-2012). Après avoir consacré ses premières recherches à l’avenir de l’identité centre-européenne suite aux élargissements de 2004 et 2007, son dernier mémoire concerne la candidature victorieuse de Wrocław pour devenir Capitale Européenne de la Culture en 2016. Cette étude, effectuée sous la direction d’Anne-Marie Thiesse, est à l’origine de cette publication. Passionné par la culture et l’histoire de l’Europe centrale, il travaille actuellement pour un programme de l’Union européenne, l’Observatoire Européen pour le Développement Territorial et la Cohésion (ESPON). C o m i t é sc i e n t i f i q ue d u ca m p us d e Nat o l i n d u C o ll è g e d’ E ur o p e Hannes Adomeit, Kerry Longhurst, Georges Mink Les opinions exprimées dans cette publication n’engagent que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement les positions du Collège d’Europe ni celles des institutions auxquelles les auteurs sont affiliés Published by the College of Europe Natolin Campus © Harold Cottin. All rights reserved. Fundacja Kolegium Europejskie ul. Nowoursynowska 84 · PL-02-792 Warszawa · Poland/Pologne e-mail: publications.natolincampus@coleurope.eu First edition: 2012 Printed in Poland Graphic design and layout: Wojciech Sobolewski ISBN 978-83-63128-12-8
Statutory Declaration I hereby declare that this thesis has been written by myself without any external unauthorised help, that it has been neither submitted to any institution for evaluation nor previously published in its entirety or in parts. Any parts, words or ideas, of the thesis, however limited, and including tables, graphs, maps etc., which are quoted from or based on other sources, have been acknowledged as such without exception. Moreover, I have also taken note and accepted the College rules with regard to plagiarism (Section 4.2 of the College study regulations). Déclaration sur l’honneur Je déclare sur l’honneur que ce mémoire a été écrit de ma main, sans aide extérieure non autorisée, qu’il n’a été déposé auparavant dans aucune autre institution pour évaluation, et qu’il n’a jamais été publié, dans sa totalité ou en partie. Toutes parties, mots ou idées, aussi limités soient-ils, y compris des tableaux, graphiques, cartes, etc. qui sont empruntés ou qui font référence à d’autres sources bibliographiques sont présentés comme tels, sans exception aucune. Je déclare également avoir pris note et accepté les règles relatives au plagiat (section 4.2 du règlement d’études du Collège).
Harold Cottin Wrocław 2016 Une Capitale européenne de la Culture révélatrice du trouble identitaire européen ? Table des matières Introduction: The Natolin Best Master Thesis vii Preface of the Master Thesis Supervisor La Capitale culturelle, métonymie de l’Union européenne ? ix Abstract xii Résumé 1 Remarques méthodologiques 7 Chapitre Premier Wrocław, l’histoire d’une identité perdue 9 A. L’identité wrocławienne : du trouble à l’amputation (1945-1950) 9 a. La « récupération » d’un territoire, le déplacement d’une identité 10 b. Le processus de dégermanisation : l’amputation de la mémoire wrocławienne 18 B. L’identité wrocławienne : de la polonisation à l’européanisation (1950-2012) 26 a. « Poloniser Wrocław » : une identité réinventée 26 b. Wrocław l’européenne 31 Chapitre Second Wrocław, Capitale européenne de la culture 2016 : réconciliation des identités ou mystification politique ? 39 A. Le « modèle » wrocławien : une mémoire apaisée, une identité retrouvée ? 41
a. La candidature de Wrocław : témoignage d’une identité recouvrée 41 b. La mise en récit de l’histoire : la pluri-identité wrocławienne, ancien fardeau, nouvel atout 47 B. Le révélateur du trouble identitaire européen : étude comparée des dossiers de candidature pour 2016 53 a. Devenir Capitale européenne de la Culture : le multiculturalisme comme inévitable argument de campagne 53 b. S’ériger comme modèle : la recherche d’un remède au trouble européen 58 Bibliographie 66 Annexes 69
Introduction: The Natolin Best Master Thesis Prof. Georges Mink Director of studies College of Europe (EIS programme, Natolin Campus) Directeur de Recherche au CNRS (France) The College of Europe (CoE) was the world’s first university institute of postgraduate studies and training specialised in European affairs. Its origins date back to the 1948 Hague Congress. Founded in Bruges (Belgium) in 1949 by leading European figures such as Salvador de Madariaga, Winston Churchill, Paul-Henri Spaak and Alcide de Gasperi, the idea was to establish an institute where university graduates from many different European countries could study and live together. The Natolin campus of the College of Europe in Natolin, Warsaw (Poland) was established in 1992 in response to the revolutions of 1989 and in anticipation of the European Union’s 2004 and 2007 enlargements. The College of Europe now operates as ‘one College - two campuses’. The European Interdisciplinary Studies (EIS) programme at the Natolin campus invites students to view the process of European integration beyond disciplinary boundaries and offers them a well-rounded understanding of the European Union. Students are awarded a ‘Master of Arts in European Interdisciplinary Studies’. This programme takes into account the idea that European integration goes beyond the limits of one academic discipline and is designed to respond to the increasing need for experts who have a more comprehensive understanding of the European integration process and European affairs. The EIS programme is open not only to graduates in Economics, Law or Political Science, but also to graduates of History, Communication Studies, Languages, Philosophy, or Philology who are interested in pursuing a career in European institutions or European affairs in general. This academic programme and its professional dimension prepare graduates to enter the international, European and national public sectors as well as non- governmental and private sectors. For many, it also serves as a stepping stone towards doctoral studies. Recognised for its academic excellence in European studies, the Natolin campus of the College of Europe has endeavoured to enhance its research activities. A programme aimed at producing high-quality research on EU internal and external policies in line with the specificities of the EIS academic programme was designed in 2010. This has been joined by the recent creation of two Chairs; the European Parliament Bronislaw Geremek European Civilisation Chair and the European Neighbourhood Policy Chair. VII
Introduction: The Natolin Best Master Thesis Beyond research and policy-oriented workshops and conferences, a new series of Publications has been created. The first issues were published in 2011, including a series on the EU and the neighbourhood as well as the inaugural “Natolin Best Master Thesis” publications. In order to get their Masters degree all students are required to write a Thesis within the framework of one of the course they follow during the academic year. The research theme chosen by the student or proposed by the Professor supervising the Thesis must be original and linked to European policies and affairs. An interdisciplinary approach is also encouraged. Masters theses are written either in French or in English, the two official languages of the College of Europe, often not the native language of the students. A scientific committee selects the Best Masters Theses among more than 100 produced on the campus every year. By publishing them, we are proud to disseminate some of the most interesting research produced by our students throughout the wider European studies academic community. VIII
Preface of the Master Thesis Supervisor La Capitale culturelle, métonymie de l’Union européenne ? Anne-Marie Thiesse, Directrice de recherche au CNRS, Paris Les salles d’embarquement des aéroports ne passent guère pour des lieux de création culturelle, mais l’anecdote veut que l’initiative des capitales européennes de la culture soit issue d’une conversation entre deux voyageurs attendant à Athènes le départ de leur avion. Passagers exceptionnels, il est vrai : l’un et l’autre étaient Ministres de la Culture et fortement engagés dans la démocratisation de la culture et le lancement de manifestations de grande envergure. Jack Lang, qui conçut en France les Journées du Patrimoine et la Fête de la Musique, avant leur extension en Europe, et Mélina Mercouri, actrice, opposante à la dictature et femme politique grecque, ébauchèrent alors un événement culturel européen que la ministre grecque développa avec succès. La première ville proclamée Ville européenne de la culture fut Athènes, en 1985. Depuis cette date, le programme s’est poursuivi régulièrement, une ou plusieurs villes bénéficiant durant une année du prestigieux label Capitale européenne de la culture. Le programme a accompagné l’élargissement et l’évolution de l’Union ainsi que les questionnements sur son identité. Les premières villes européennes de la culture étaient en général des hauts lieux historiques de la culture européenne, riches d’un patrimoine prestigieux (Athènes, Florence, Amsterdam, Anvers, Weimar) ou des capitales nationales (Paris, Dublin, Madrid, Lisbonne, Copenhague). Depuis 2000, les capitales européennes de la culture sont le plus souvent des villes de taille assez importantes pour rayonner sur une vaste région, sans être pour autant des capitales politiques ou économiques ; leur patrimoine en termes de monuments ou de beaux-arts n’est pas négligeable, mais il n’a pas la célébrité mondiale des premières villes sélectionnées. Une autre dimension de la culture et du patrimoine est désormais prise en compte, plus adéquate avec les nouvelles conceptions de l’identité européenne. La question de l’identité européenne a suscité depuis un quart de siècle une abondante bibliographie : théorique ou descriptive, programmatique ou critique. Harold Cottin interroge ici la notion à partir de sa mise en œuvre dans le projet développé par la ville de Wroclaw, retenue comme Capitale européenne de la Culture » pour 2016. L’étude, qui associe documentation écrite et entretiens auprès de responsables, montre comment une ville candidate remet en forme sa représentation, comment elle reconstitue son discours identitaire, en adéquation avec les requisits du programme européen et ses objectifs. Le IX
Preface of the Master Thesis Supervisor cas analysé est d’autant plus intéressant qu’il concerne une ville profondément marquée par les tragédies de l’ère nationale et par un bouleversement identitaire majeur après la Seconde Guerre mondiale. Rattachée successivement à plusieurs Etats, Wroclaw/ Breslau a été ville prussienne puis allemande du milieu du XVIII° siècle à l’après Seconde Guerre mondiale. La translation vers l’Ouest des frontières polonaises après la Seconde Guerre mondiale a entraîné une dégermanisation, puis une polonisation de la ville, sous le coup de politiques marquées par le volontarisme et la violence. Nombre d’habitants venaient de l’ancien Est polonais et s’installaient dans un espace urbain que la population allemande avait dû quitter. Le passé de la ville fut à cette période réécrit selon un « narratif » de la polonité originelle retrouvée et de la déligitimation/ effacement du passé allemand. Moins unie qu’en d’autres villes, la population est entrée plus tardivement dans l’opposition au régime communiste, mais elle s’y est engagée intensément. Le changement de régime a ouvert rapidement la question de l’identité européenne de la ville, comme résolution notamment du conflit identitaire germano/ polonais. Les conséquences symboliques et économiques d’une accession au statut de Capitale européenne de la culture sont importantes et la compétition est intense. Le processus de sélection met explicitement en jeu la nouvelle notion d’identité européenne, exprimée depuis 2000 par la formule Unie dans la diversité . « Communauté imaginée » d’un nouveau type, l’Union européenne élargie n’aurait pas vocation à poser son unité par le dépassement de la diversité mais, plutôt, à constituer et nourrir son unité par sa diversité. Le programme proposé par chaque ville candidate doit en effet « faire ressortir la richesse de la diversité culturelle de l’Europe » et « mettre en évidence les aspects communs des cultures européennes ». Cette exigence est posée en termes spatiaux : le programme doit proposer une participation publique à grande échelle, au niveau local aussi bien qu’européen. Elle est aussi posée dans la temporalité : la ville candidate doit montrer « le rôle qu’elle a joué dans la culture européenne » et aussi présenter un projet s’inscrivant dans la notion de développement à long terme. Les « Capitales culturelles » jouent donc le rôle de métonymies de l’Europe (de l’Union européenne), de cas exemplaires qui condenseraient, à des fins d’éducation citoyenne, la double référence à l’unité et à la diversité. Tolérance, ouverture, multiculturalisme seraient en ce début de 21° siècle les valeurs déterminantes incarnées par les villes éligibles, dans le présent mais aussi le passé. Cependant, l’européanisation rétrospective du passé ne va pas de soi, tout particulièrement dans le cas de Wroclaw. La promotion actuelle de l’européanité de la ville tend à transformer ces ruptures brutales – dans l’histoire de la ville, de sa population, de son urbanisme- en une harmonieuse X
mosaïque de diversités coexistant depuis des temps anciens. Le dossier de candidature de Wroclaw adapte le passé réel de la ville aux exigences des nouvelles conceptions de l’Union européenne. Le caractère extrême des bouleversements successifs est donc retourné en argument d’excellence multiculturelle. La mise en valeur du patrimoine allemand non détruit et l’ouverture transfrontalière (routes touristiques) sont des éléments forts du dossier. La supposée tradition locale de tolérance à la diversité se traduit par la rénovation du patrimoine juif, dans une ville qui est dite comme moins antisémite que d’autres localités polonaises. De l’étude de cette nouvelle représentation de Wroclaw comme modèle d’excellence européenne, Harold Cottin déduit deux lignes majeures de réflexion : – La promotion officielle dans l’UE du multiculturalisme comme possible fondement d’une unité politique prenant en compte la diversité de ses composantes. Le qualificatif multiculturel fonctionne alors comme quasi- synonyme d’européen. – la notion de modèle : chaque unité locale est appelée à se promouvoir comme modèle pour l’Europe. Ces deux axes sont au cœur des politiques culturelles européennes et des dossiers de candidature pour les capitales européennes de la culture. Sont-ils pertinents, sont- ils efficients ? Harold Cottin nous interroge sur le « trouble identitaire » qui selon lui caractérise actuellement l’Union européenne, et incite son lecteur à imaginer d’autres conceptions de l’identité européenne, tournée vers le futur plutôt que les incessantes reconstitutions du passé. XI
Abstract Abstract At the dawn of World War II, the capital city of Silesia, Breslau, was the biggest German city east of Berlin. The Potsdam Conference, between the 17th of July and the 2nd of August 1945, is a turning point in its history. The allies decided to displace the Polish borders to the West; Breslau became a Polish city and got back its former name, Wrocław. Considering the reduced size of the Polish minority living in the city in the first half of the 20th century, the Potsdam Agreement implied a wide exchange of population. The German inhabitants of Breslau were not authorized to come back after the war. They were replaced by the massive arrival between 1945 and 1950 of ‘repatriates’ from Polish territories lost in the East. Out of this historical event, Wrocław had to reinvent its identity, as a ‘foreign city’, for a rootless population. It implied a violent process of de- germanization at first, followed by process of polonization of the city and mentalities. In 2012, Wrocław proudly made use of its ‘multiculturalism’ and its supposed tradition of tolerance in its campaign to become the European Capital of Culture in 2016. This campaign turned out to be victorious. This study looks at the genesis and the objectives of European Capital of Culture programme of the European Union. More specifically, the thesis is interested in what the selection of Wrocław as the European Capital of Culture seems to reveal. Indeed, another interpretation of history than the one suggested by the city’s application could put into question the exemplary nature of Wrocław’s multiculturalism. The storytelling of the years of recolonization of the city after 1645 ignores the displacement of hundreds of thousands Germans, the humiliation and sometimes murder of those who stayed, and the true notion of “memory cleansing”. Thus, making Wrocław a historical model of tolerance is the outcome of a relative distortion of the past and the reality. Seen in this way, the thesis poses that the appropriation of this term is today a condition for each city willing to become a European Capital of Culture. Each city raises its local culture and the plurality of its influences as a model for the European Union and its ‘unity in diversity’. In the name of this political conception of European identity, the Union turns a blind eye on the distortions of reality and history which come with the storytelling process. Here we face the failures of this conception of European identity and, more generally, of ‘European identity confusion’. XII
Résumé A l’aube de la seconde guerre mondiale, Breslau, la capitale de la Silésie, était la plus grande ville allemande à l’Est de Berlin. La conférence de Potsdam, entre le 17 juillet et le 2 août 1945, marque un tournant dans son histoire. Les alliés décident de déplacer les frontières de la Pologne vers l’Ouest. Breslau devient une ville polonaise et retrouve son ancien nom, Wrocław. De plus, car il y avait seulement une petite minorité de Polonais habitant la ville dans la première moitié du XXème siècle, les accords de Potsdam impliquèrent un échange complet de populations. Les habitants allemands de Breslau ne furent pas autorisés à rentrer chez eux après la guerre. Ils furent remplacés par l’arrivée, massive entre 1945 et 1950, de « rapatriés » des territoires polonais perdus à l’Est. A partir de cet événement, Wrocław dut réinventer son identité, dans une ville étrangère, pour une population de déracinés. Cela impliqua des processus de dé-germanisation violente, puis de polonisation de la ville et des mentalités. L’ouvrage Microcosm – Portrait of a Central European City de Norman Davies et Roger Moorhouse, constitue un texte de référence pour découvrir et comprendre cet épisode historique. En 2012, Wrocław n’a pas hésité à faire de son « multiculturalisme » et d’une supposé tradition de tolérance, ses principaux arguments de campagne afin de devenir Capitale européenne de la Culture pour 2016. Cette campagne se révéla victorieuse. Au cours de notre étude, nous sommes revenus sur la genèse et les objectifs de ce programme de l’Union européenne. Au-delà du caractère artificiel de cette politique, nous nous sommes intéressés particulièrement à ce que révèle la sélection de Wrocław comme Capitale européenne de la Culture. En effet, une autre interprétation de l’histoire que celle proposée par le dossier de candidature de Wrocław pourrait remettre en cause l’exemplarité de son supposé « multiculturalisme ». La mise en récit des années de recolonisation de la ville après 1945 fait fi du déplacement de centaines de milliers d’allemands, de l’humiliation et parfois de l’assassinat de ceux encore restant, et d’un véritable nettoyage des mémoires. Dans une toute autre mesure, aujourd’hui encore, la cohabitation entre les « autochtones » et les nouveaux immigrés connait les mêmes difficultés que celles rencontrées dans d’autres villes polonaises. Ainsi, faire de Wrocław un modèle historique de tolérance est le résultat d’une relative déformation du passé et de la réalité. Nous avons étudié cette mise en récit de l’histoire et ce jeu perpétuel sur l’ambivalence du terme « multiculturalisme ». XIII
Résumé Nous avons démontré que l’appropriation de ce terme est aujourd’hui une condition pour toute ville souhaitant devenir Capitale européenne de la culture. Chaque ville candidate érige désormais sa culture locale et la pluralité de ses influences comme un modèle pour l’Union européenne et son « unité dans la diversité ». L’Union ferme les yeux sur ces déformations de la réalité et de l’histoire. Nous avons ainsi fait face aux failles de la conception politique actuelle de l’identité européenne et, plus généralement, au trouble identitaire européen. XIV
Introduction Wrocław 2016, entre récit et Histoire “How strange these people are How strange I am How strange we are”1 Ces trois vers seront au cœur de notre étude, résumant la trajectoire d’identités, collectives ou individuelles, européennes, nationales ou locales, confrontées au déracinement, au déplacement, au pluralisme, à la confusion. Comme eux, nous évoquerons le malaise face à l’altérité, les mécaniques de rejet et de destruction, les pertes de repères identitaires. Ces trois vers sont ceux de Norbert Elias, l’un des pionniers de la sociologie historique. L’existence de ce dernier, fuyant son propre pays dominé par les Nazis et s’installant définitivement dans un pays étranger, est un témoignage de ces phénomènes de confusion identitaire. L’est également le destin de sa ville natale, Breslau. A l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Breslau, la capitale de la Silésie, un centre urbain de plus de 600 000 habitants, était la plus grande ville allemande à l’Est de Berlin. La conférence de Potsdam, entre le 17 juillet et le 2 août 1945, marque un tournant dans son histoire. Les alliés décident de déplacer les frontières de la Pologne vers l’Ouest, la limite occidentale du pays suivant alors le cours de l’Oder et de son affluant la Neisse. Breslau devient alors une ville polonaise et retrouve son ancien nom, Wrocław. De plus, car il y avait seulement une petite minorité de Polonais habitant la ville dans la première moitié du XXème siècle, les accords de Potsdam impliquèrent un échange complet de populations. Les habitants de Wrocław/Breslau, qui avaient survécu à l’évacuation violente de leur ville par les autorités allemandes en Janvier 1945, ne furent pas autorisés à rentrer chez eux après la guerre. Ils furent remplacés par l’arrivée, massive entre 1945 et 1950, de « rapatriés » des territoires polonais perdus à l’Est et de polonais à la recherche d’un logis et d’un travail. A partir de cet événement, que nous détaillerons plus longuement au cours de notre étude, Wrocław dut réinventer son identité, dans une ville étrangère, pour une population de déracinés. Cela impliqua des processus de dé-germanisation violente, puis de 1 The Norbert Elias Reader, Oxford, Johan Goudsblom et Stephen Mennel (eds), 1997, Avant-propos. 1
Introduction polonisation de la ville et des mentalités. Aujourd’hui confrontée à l’ouverture à l’Europe et aux troubles identitaires qu’elle peut entraîner, Wrocław prétend avoir dépassé son histoire cahoteuse et fait de son multiculturalisme « inné » un atout face aux enjeux de la mondialisation. « Le passé de Wrocław fait de la ville un modèle réduit de l’Europe, comme a pu le décrire Milan Kundera. La plus grande variété s’est accumulée dans un espace étroit […]. Les habitants polonais actuels sont venus d’autres régions d’Europe. Homo wratislaviensis est une créature multiculturelle, ouverte à l’autre, tolérante et cosmopolite, comme son habitat »2, déclarent ainsi les autorités de la ville. Le terme « multiculturalisme » prête à confusion. « Il peut être défini comme une situation relevant d’une diversité culturelle, d’un pluralisme propre à toute société industrielle ». Au sein de l’Etat-nation, « il a été considéré comme une réponse à la gestion de la diversité culturelle […], aux moyens de l’inclure dans la communauté politique […]. Pour certains, il correspond au respect des identités culturelles, à l’égalité des droits et à l’égalité des chances, et constitue le fondement de la démocratie ; pour d’autres, au contraire, il s’apparente au « tribalisme » et, de ce fait, remet en cause l’intégrité et l’unité nationale assurées, jusque-là, par l’Etat »3. Malgré la polysémie de ce terme et les incertitudes qui l’entourent, Wrocław n’a pas hésité à faire du « multiculturalisme » un de ses principaux arguments de campagne afin de devenir Capitale européenne de la Culture en 2016. Nous reviendrons sur la genèse et les objectifs de ce programme de l’Union européenne. Soulignons seulement qu’en juin 2011, le jury de sélection retint Wrocław au terme d’un long processus de sélection qui opposa la ville à dix autres agglomérations polonaises4. Le jury insista notamment sur le « modèle d’intégration » que l’expérience wrocławienne pourrait représenter pour l’Union européenne. Le titre fut également attribué à une ville espagnole, Donostia-San Sebastian, future co-capitale en 2016. A travers ce programme de la Capitale européenne de la culture, l’Union cherche à s’approprier des cultures et des expériences locales, au nom de la formation politique d’une « identité européenne ». On retrouve ainsi le dicton ironique de Jacques Derrida : « l’Europe s’identifie elle-même, s’identifie avec elle-même, puis elle identifie sa propre 2 Wrocław 2016, Space for beauty – revisited, Candidature de Wrocław pour le titre de Capitale européenne de la culture 2016, 2011, p.19. Traduit de l’anglais. 3 Riva Kastoryano (dir.), Quelle identité pour l’Europe? Le multiculturalisme à l’épreuve, Paris, Presses de Science Po, 2e édition, 2005, pp.23-24 4 Voir Comité de sélection, Selection of the European Capital of Culture for 2016 in Poland, Rapport final de sélection, Varsovie, 20-21 juin 2011 2
identité culturelle »5. Au-delà du caractère artificiel de cette politique, nous voudrions nous intéresser particulièrement à ce que révèle la sélection de Wrocław comme Capitale européenne de la Culture. En effet, une autre interprétation de l’histoire que celle proposée par le dossier de candidature de Wrocław pourrait remettre en cause l’exemplarité de son supposé « multiculturalisme ». La mise en récit des années de recolonisation et de réappropriation de la ville après 1945 fait fi du déplacement de centaines de milliers d’allemands, de l’humiliation et parfois de l’assassinat de ceux encore restant, et d’un véritable nettoyage des mémoires. Dans une toute autre mesure, aujourd’hui encore, la cohabitation entre les « autochtones » et les nouveaux immigrés connait les mêmes difficultés que celles rencontrées dans d’autres villes polonaises. Ainsi, faire de Wrocław un modèle historique de tolérance est aujourd’hui le résultat d’une relative déformation du passé et de la réalité. Nous étudierons cette mise en récit et ce jeu perpétuel sur l’ambivalence du terme « multiculturalisme ». Nous tenterons également de savoir pour quelles raisons l’appropriation de ce terme est aujourd’hui une condition pour toute ville souhaitant devenir Capitale européenne de la culture, symptôme d’un trouble identitaire européen. L’Académie française définit l’identité comme « le caractère de ce qui, dans un être, reste identique, permanent, et fonde son individualité », l’identité d’un peuple comme « l’ensemble des traits qui le définissent, tels que sa langue, ses murs, ses croyances » et l’identité nationale comme « la conscience d’appartenir à une nation en tant que telle »6. C’est cette dernière définition qui nous intéresse ici particulièrement, bien que les deux premières soient également révélatrices de la complexité de ce terme. Au cours de l’histoire, « tout le processus de formation identitaire a consisté à déterminer le patrimoine de chaque Nation et à en diffuser le culte »7. Aujourd’hui, l’objet du « plébiscite de tous les jours », pour reprendre les termes de Renan, « c’est un héritage, symbolique et matériel. Appartenir à la Nation, c’est être un des héritiers de ce patrimoine commun et indivisible, le connaître et le révérer ». Cet héritage devait être inventé et exposé, au nom de la cohésion et du renforcement de l’identité nationale. Désormais, « les nouvelles formes de la vie économique exigent la constitution d’ensembles plus vastes que les Etats- 5 Jacques Derrida, The Other Heading, Bloomington, Indiana University Press, 1992, p.25. Traduit de l’anglais. 6 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, neuvième édition, 1986 7 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales – Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Points Histoire, 2001, p.12 3
Introduction nations. Or l’entité supranationale de l’Union européenne devient un espace juridique, économique, financier, policier, monétaire : ce n’est pas un espace identitaire. Lui fait défaut tout ce patriotisme symbolique par quoi les nations ont su proposer aux individus un intérêt collectif, une fraternité, une protection. »8 Comme nous le verrons, c’est au cur de cette faille que se place aujourd’hui le « multiculturalisme », terme ô combien ambiguë, chargé d’incarner une part de cet héritage commun au nom de « l’unité dans la diversité » en Europe. L’ensemble de ces enjeux peut être résumé grâce à une seule et même question qui restera sous-jacente tout le long de notre étude : entre la promotion du multiculturalisme et la mise en récit de l’identité, dans quelles mesures la nomination de Wrocław comme Capitale européenne de la culture en 2016 est-elle le révélateur d’une identité européenne toujours artificielle ? Entre 1945 et 2012, l’histoire de Wrocław est surtout celle d’une identité troublée, amputée, imposée, puis exposée aux influences extérieures. Ainsi, parler de l’identité wrocławienne aujourd’hui force à ne pas omettre des processus violents de dé- germanisation, de polonisation, puis d’européanisation. Pourtant, au moment de candidater pour devenir Capitale européenne de la culture en 2016, la ville de Wrocław n’hésite pas à faire de son multiculturalisme un atout « en soi », et de son histoire tourmentée, les origines d’une tradition de tolérance. Comme les autres villes candidates, elle érige sa culture locale et la pluralité de ses influences comme un modèle pour l’Union européenne et son « unité dans la diversité ». L’Union ferme les yeux sur ces déformations de la réalité et de l’histoire. Entre raccourcis et paradoxes, nous faisons ici face aux failles de la conception politique actuelle de l’identité européenne. 8 Ibid., p.18 4
Remarques méthodologiques Afin d’étayer cette recherche, nous avons eu recours à une large étude bibliographique, notamment concernant le détail des processus de dé-germanisation et de polonisation de Wrocław après 1945. A cet égard, l’ouvrage Microcosm – Portrait of a Central European City de Norman Davies et Roger Moorhouse, constitue un texte de référence pour découvrir et comprendre l’histoire de la ville. Notre seconde partie étant consacrée au programme de la Capitale européenne de la culture, nous avons effectué une analyse des dossiers de candidature pour ce titre. Nous avons ainsi étudié le cas des villes polonaises et espagnoles candidates pour 2016, mais aussi certaines candidatures précédentes telles que Marseille et Istanbul. La grande majorité de ces dossiers de candidature, tout comme les ouvrages académiques évoqués précédemment, sont en langue anglaise. Pour cette raison, au moment de citer ces documents, nous avons fait le choix de traduire les extraits en français. Lorsque la traduction pouvait porter atteinte au sens original du texte, nous avons reproduit le texte original en notes de bas de page. Par ailleurs, nous avons pu nous entretenir, le jeudi 12 janvier 2012, avec le directeur de l’équipe chargée de la candidature de Wrocław pour 2016, Adam Chmielewski. Professeur de philosophie, traducteur, poète, commentateur politique et social, il est l’auteur de 400 publications, académiques et non-académiques, publiées en Pologne et à l’étranger. Il est l’initiateur d’un grand nombre de conférences, de réunions politiques et de rencontres à Wrocław, prenant ainsi une part active dans le dynamisme intellectuel de la ville. Il fut également l’organisateur des événements marquant les 300 ans de l’université de Wrocław en 2002. Pour marquer l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, il organisa une conférence intitulée United Europe as a foundation of a new global order, sous les auspices du Président de la République polonaise. Il devint directeur de la candidature de Wrocław pour devenir Capitale européenne de la culture en février 2010 et quitta ce poste au début de l’année 2012, quelques temps après notre rencontre. Notre entretien réalisé à Wrocław, dans les bureaux de son équipe, a duré 48 minutes. Il est reproduit de manière intégrale, en anglais, en annexe de ce mémoire. Nous intégrerons également certains extraits de cet entretien au cours de notre étude. Ces extraits seront traduits par nos soins en français. Enfin nous avons utilisé, à une reprise, l’extrait d’un entretien directif réalisé au cours d’une recherche précédente en Pologne. Cet entretien fait partie d’un corpus d’entretiens 5
Remarques méthodologiques effectués auprès d’étudiants polonais en janvier 2010, dans le cadre d’un mémoire sur « l’identité centre-européenne ». Il est ici utilisé de manière purement descriptive. Pour conclure, nous aimerions reprendre les termes de François Maspero pour évoquer une limite méthodologique applicable à notre recherche: « Je suis conscient des contradictions de ce récit. La première est la mienne propre. Je parle, au départ, d’une grande famille des hommes et, à chaque page, je fais appel, en désignant en bloc « les Albanais », « les Grecs », etc., à une psychologie des peuples, une généralisation que ma raison me porte pourtant à détester. Ensuite, je suis conscient qu’à vouloir toujours parler d’histoire (moi qui, de plus, ne suis pas historien) je tombe à chaque pas dans des simplifications que je dénonce »9. A la manière de François Maspero, nous reconnaissons ces travers à notre étude, bien qu’à chaque instant, nous tentâmes de limiter leur portée. 9 François Maspero, Balkans-transit, Paris, Editions du Seuil, 1997, p.460 6
Chapitre Premier Wrocław, l’histoire d’une identité perdue Il semble essentiel de confronter l’histoire de Wrocław à la façon dont la ville se présente et « se vend » dans le cadre de sa candidature pour devenir Capitale européenne de la culture. Rares sont aujourd’hui les familles wrocławiennes dont l’installation dans la ville remonte à avant-1945. Il existe désormais deux générations de Polonais nés à Wrocław. Dans la plupart des cas, leurs descendants ont vécu un épisode de migration et étaient de « nouveaux arrivants ». Pour cette raison, la ville et ses habitants actuels prétendent entretenir naturellement une tradition de tolérance exemplaire, et font de cette tradition un argument de campagne majeur pour le titre de Capitale européenne de la culture. Pourtant, comme nous allons le voir, l’histoire récente de la ville rend compte de larges processus d’effacement, d’imposition et d’imprégnation de cultures différentes sur l’identité de la ville elle-même. Cette histoire est avant tout celle d’un trouble identitaire violent, de l’amputation d’après-guerre aux récentes conséquences de l’européanisation, ce qui remet en cause son multiculturalisme exemplaire et sa tradition d’ouverture. A. L’identité wrocławienne : du trouble à l’amputation (1945-1950) En 1944, Hitler transforma Wrocław en forteresse qui devait être défendue « jusqu’au dernier homme », bien que la ville ait été totalement inappropriée pour ce genre de sièges. Les raids aériens et les batailles de rues entrainèrent la destruction10 « de 65 à 80% de la ville » 11. L’historien polonais Ryszard Majewski parle d’une « heure zéro » pour rendre compte de l’état général de désolation dans la Wrocław d’après-guerre.12 Ainsi, il parait juste de parler d’une « réinvention » de la ville et de son identité après 1945. Cette 10 Voir le plan et les photos de la ville en ruine après 1945 en annexes n°1 et n°2. 11 Gert Kähler, From the world heritage of Wrocław to that of Dessau : the path of Modernism – Architecture 1900-1930, Berlin, Jovis, 2009, p.12. Traduit de l’anglais. 12 Ryszard Majewski, Wrocław godzina zero [Wrocław, heure zero], KAW, Wrocław, 1985 7
Chapitre Premier : Wrocław, l’histoire d’une identité perdue réinvention fut d’abord le fruit d’un déplacement des frontières et des populations, puis celui d’un processus violent de dégermanisation. a. La « récupération » d’un territoire, le déplacement d’une identité Au cours de l’histoire, sans prise en compte de sa situation ethnique, la Silésie, la région dont Wrocław est la ville principale, passa successivement sous l’autorité de plusieurs Etats et Empires. Elle appartint ainsi à la Pologne, à la Bohême, puis à l’Empire des Habsbourg (voir plan ci-dessous), avant d’être annexée par la Prusse au milieu du XVIIIème siècle. Plan de Breslau en 170013 A partir de 1871, la Silésie devint une partie de l’Etat-Nation allemand tout comme la Bavière ou la Saxe. Wrocław se nommait alors Breslau. Cette période dite « allemande » fut un temps de prospérité et de rapide industrialisation de Breslau et sa région : « les nouveaux sujets de l’Empereur étaient enthousiasmés par ce nouvel Etat. Les premières années de l’Empire, connues sous le nom de Gründerzeit, ou « Temps des fondations », furent caractérisées par une croissance économique rapide et un boom spéculatif. Les nouvelles entreprises se multiplièrent, les voies de chemin de fer et les chantiers 13 Source : “Breslauer Stadtpläne und Schlesische Karten” [Plans de Breslau et Cartes de Silésie], site Breslau-Wroclaw.de, http://www.breslau-wroclaw.de/de/breslau/geographic/maps/, 06/04/2012 8
A. L’identité wrocławienne : du trouble à l’amputation (1945-1950) publics proliférèrent. »14 Bien vite, Breslau accueillit scieries et huileries, alors que les plaines fertiles l’environnant favorisèrent la culture de céréales et l’élevage. La ville devint également une référence dans la fabrication de machines industrielles et de matériel de chemins de fer. La ville annexa des communes limitrophes et s’agrandit. Les autorités allemandes, à travers une ambitieuse politique de développement territorial, permirent à Breslau de rattraper son retard par rapport aux autres villes allemandes. Des jardins, des parcs, des logements modernes, des infrastructures permettant une meilleure qualité de vie, furent créés. Plus tard, Breslau profita de la prise en main par les pouvoirs publics de la planification urbaine sous la République de Weimar. Sécurité du bâti, restriction des droits individuels de construction, limitation de la densité dans les quartiers d’habitation, limitation du nombre d’étages, imposition de l’alignement des constructions, furent quelques-unes des conditions imposées au développement de Breslau (voir plan ci-dessous). Plan de Breslau en 192015 14 Norman Davies et Roger Moorhouse, Microcosm – Portrait of a Central European City, London, Jonathan Cape, 2002, p.268. Traduit de l’anglais. 15 Source : “Breslauer Stadtpläne und Schlesische Karten” [Plans de Breslau et Cartes de Silésie], site Breslau-Wroclaw.de, http://www.breslau-wroclaw.de/de/breslau/geographic/maps/, 06/04/2012 9
Chapitre Premier : Wrocław, l’histoire d’une identité perdue Notons que durant cette période, les Allemands menèrent une politique répressive à l’égard de la minorité polonaise présente en Basse-Silésie. A partir de 1873, l’utilisation du Polonais fut strictement limitée dans les provinces orientales de la Prusse. En retour, un mouvement nationaliste polonais s’organisa, aidé par la presse polonaise locale. « A partir de 1904, ce mouvement lança une série de « manifestations scolaires » pour protester contre la germanisation des enfants polonais. […] Certains Allemands considéraient alors les Polonais comme des gens indolents et peu dignes de confiance. L’opposition des deux nationalismes se fit de plus en plus forte.»16 Face à la souveraineté allemande sur ce territoire, dont les bénéfices en termes économiques et urbanistiques furent indéniables, l’année 1945 marque un tournant historique : la Silésie et son joyau, Breslau, passèrent sous souveraineté polonaise suite à une décision des vainqueurs alliés à la conférence de Potsdam. Malgré les tensions entre les communautés, ce retour de la Silésie entre les mains polonaises ne répondait pas à des revendications nationales, mais était en grande partie le produit de la politique soviétique. « Au XXème siècle, le lien entre Breslau et l’héritage des Piasts [Dynastie polonaise dominant la ville au Moyen-âge] avait quasiment disparu de l’imaginaire national polonais. L’idée de transférer des villes et provinces allemandes bien établies à la Pologne n’aurait jamais émergé sans la propagande soviétique et la réalisation que l’annexion soviétique des provinces polonaises de l’Est était irréversible. »17 En effet, la conférence de Yalta confirma par ailleurs le passage sous autorité soviétique de larges territoires à l’Est de la Pologne, dont la région de Lviv. La Pologne de l’entre-deux-guerres fut ainsi replacée dans une position d’équilibre entre l’Oder et la Neisse à l’ouest et le Bug à l’est. « Cette nouvelle délimitation se traduit par une perte, au profit de la Russie soviétique, de 181.000 kilomètres carrés de territoire et par un gain, sur l’ancien territoire allemand, de 101.000 kilomètres carrés »18, comme nous pouvons le voir sur la carte suivante. 16 Norman Davies et Roger Moorhouse, op. cit., p.273 17 Ibid., pp.411-412. Traduit de l’anglais. 18 Jean Daric, « Le peuplement des nouveaux territoires polonais », dans Population, 3e année, n°4, 1948 p.692 10
A. L’identité wrocławienne : du trouble à l’amputation (1945-1950) Les recompositions territoriales après les accords de Yalta et Potsdam19 Breslau avait été la capitale administrative et économique de la Silésie allemande. Elle était la plus grande ville récupérée par les Polonais en 1945. A l’inverse de Łódź par exemple, dont l’architecture, les paysages et les structures sociales correspondaient à des traditions et des cultures propres à sa population, Wrocław n’avait pas été mentalement associée à la Pologne depuis plusieurs siècles. L’ancienne présence polonaise à Wrocław et l’effervescence intellectuelle de la petite communauté polonaise de Silésie aux XVIIIème et XIXème siècles avaient été éradiquées dans l’entre-deux guerres. La ville était désormais une ville étrangère, sa géographie et ses structures empreintes de l’héritage allemand. Le déplacement des frontières fut suivi d’un large déplacement de populations sur l’ensemble des territoires récupérés. La majorité allemande fut peu à peu remplacée par une majorité polonaise : 19 Source: Jean Daric, op. cit., p.693 11
Chapitre Premier : Wrocław, l’histoire d’une identité perdue Evolution du nombre d’Allemands et de Polonais résidant dans les territoires récupérés entre 1945 et 194820 Cette substititution des populations apparait particulièrement clairement sur le graphique suivant : Evolution croisée des populations allemande et polonaise sur l’ensemble des territoires récupérés21 20 Source: Jean Daric, op. cit., p.699 21 Ibid., p.701 12
A. L’identité wrocławienne : du trouble à l’amputation (1945-1950) En juin 1948, le départ de la population allemande pouvait être considéré comme achevé puisque l’effectif n’en était plus que de 100.000 environ, soit à peu près 1,3 % de la population allemande d’avant-guerre. Si l’on se concentre sur Wrocław, dans un premier temps, « un mois après la guerre, des dizaines de milliers d’Allemands, surtout des femmes et des personnes âgées, commencèrent à rentrer, retrouvant leurs maisons et appartements maintenant occupés par des Polonais. » Comme ces derniers, de nombreux Allemands pensaient que la région reviendrait rapidement à l’Allemagne. « Les Allemands de retour donnèrent [ainsi] à la ville un caractère typiquement allemand au moins dans les cinq premières années. »22 Dans un second temps, « l’évacuation » effective de tous les Allemands de Breslau qui étaient restés dans la ville et ceux qui avaient réussi à revenir après la guerre – environ 200 000 à 300 000 personnes en tout – s’étendit sur trois années, entre 1945 et 1948. Durant la même période, environ 250 000 Polonais s’installèrent à Wrocław. Ce chiffre inclut des migrants en provenance des petites villes et des fermes surpeuplées de la région de Varsovie et de la Grande Pologne. Il comprend également des immigrés polonais revenant de France, d’Allemagne, de Roumanie et de Yougoslavie. Enfin, entre 25 et 30 % d’entre-eux étaient des « rapatriés » des anciens territoires de l’Est récemment incorporés à l’URSS (voir carte ci-dessous). Au total, un cinquième de la nouvelle population de Wrocław à la fin de 1947 provenait de ces territoires, et la moitié d’entre-eux environ avait pour origine Lviv (Lwow, Lvov, Lemberg) et sa région23. « [Ces] expulsés polonais d’Union soviétique étaient appelés, par euphémisme, les « rapatriés ». Le terme masquait convenablement la nature involontaire de leur déplacement et le caractère étranger de leurs destinations. »24 22 Padraic Kenney, Rebuilding Poland : Workers and Communists 1945-1950, New-York, Cornell University Press, 1997, p.152. Traduit de l’anglais. 23 Chiffres empruntés à Martin Åberg et Mikael Sandberg, Social capital and Democratisation : Roots of trust in post-communist Poland and Ukraine, Burlington, Ashgate, 2003, p.84 24 Norman Davies et Roger Moorhouse, op. cit., p.412. Traduit de l’anglais. 13
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