Le littoral picard et le changement climatique - N 23 - LPBS

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Le littoral picard
et le changement climatique

                           N° 23
                       Mars 2011
p. 01 L’écologie n’échappe pas à la crise
          Éditorial de Jacques Mortier
p. 03 Le changement climatique : une réalité de l’ère « anthropocène »
          Jacques Mortier
p. 06 Changement climatique : changement de paysages ?
          Jacques Mortier
p. 09	Émergence de la notion de vulnérabilité dans la politique de prévention
       des risques naturels
          Jacques Mortier
p. 10 La côte picarde concernée par « l’adaptabilité » au changement du climat
p. 12 Le désensablement de la baie de Somme en question…
          Vincent Bawedin
p. 18 Les journées de la mer à Saint-Valery-sur-Somme
          Jean-Marc Hoeblich
p. 20 Stratégie nationale pour la mer et les océans
          Jacques Mortier
p. 22 Le schéma régional de cohérence écologique
          Jacques Mortier, Jean-Marc Hoeblich
p. 26 En bref
p. 27	L’évolution du tourisme sur la côte picarde :
       un révélateur d’une dérive préoccupante ?
          Yves Le Diascorn
p. 30	Témoignage d’un pêcheur de la baie sur l’évolution
       de quelques espèces de poissons
          Gérard Montassine
p. 33	Vers une deuxième colonie de phoques en baie de Somme.
       Le phoque gris s’installe
          Philippe Thiéry
p. 38 Les directives régionales d’aménagement s’élaborent
          Jacques Mortier
p. 39 Qu’est devenu le développement durable aujourd’hui ?
          Jacques Mortier

             Bulletin de l’Association pour le littoral picard et la baie de Somme.
             ISBN 978-2-913583-139
             Site internet : http://www.lpbs.net/
             Directeur de la publication : Jacques Mortier.
             Réalisation : centre régional de documentation pédagogique de l’académie d’Amiens.
É ditorial
                               L’écologie n’échappe pas à la crise
                                                                           Jacques Mortier

S
      i, pour la société française, le           de l’adaptation au changement climatique
      Grenelle de l’Environnement a              et déclinera un ensemble de mesures à
      été un progrès, une réussite, et ce        prendre aux différents niveaux de décision
malgré les obstacles dressés par les lob-        visant à diminuer notre vulnérabilité.
bies et nombre de parlementaires, depuis              Dans le cadre du réchauffement atmos-
2007 l’image de ce qui était annoncé             phérique, la décision de « faire entrer l’adap-
comme le « new deal écologique » s’est           tation dans toutes les décisions publiques »
affaiblie, s’est brouillée. Avec l’aban-         montre bien que le manque d’un véritable
don de promesses, les renoncements, la           intérêt des politiques face à ce problème
crise… ressurgit la vision obsolète qui          crucial nous amène, maintenant, à subir
veut faire croire que l’écologie a seule-        un réchauffement inéluctable. On sait
ment un coût et que vouloir se passer            aujourd’hui, que, quoi qu’on fasse, d’ici
de la croissance nécessite de se passer de       40 ans, la température augmentera en
l’écologie. Les problèmes d’environne-           France entre 0,8° et 1,8 °C et peut-être
ment sont relégués de nouveau au second          plus et, si l’on continue à ne rien faire,
plan ; l’écologie n’a pas résisté au rejet du    de 1,5 à 4 °C d’ici 2100.
ministre de l’Économie­ toujours très                 Mais on ne peut s’adapter que si l’on
hostile à la dynamique du Grenelle de            sait où l’on va. Or nous sommes dans
l’Environnement­qui s’est vidé peu à peu         un contexte d’incertitudes quant aux
de sa substance.                                 événements climatiques à venir. Même
     Quelles seront les marges de manœuvre       si la recherche peut parfois accroître ces
d’un ministère de l’Écologie qui a perdu         incertitudes et non les réduire, les études
son statut de ministère d’État et qui a été      et les observations sont plus que jamais
amputé de toute compétence sur la Mer,           nécessaires pour connaître les menaces
l’Aménagement du territoire, l’Urbanisme­,       possibles et évaluer à la fois leur probabilité
les Technologies vertes et surtout l’Énergie ?   d’occurrence et l’ampleur des dommages
     Notre nouvelle ministre, Nathalie           encourus pour ne pas céder à l’angoisse
Kosciusko-Morizet, dès son arrivée, a            et au désarroi de celui qui navigue à vue.
annoncé que dans six mois la France aura         Il faut que soient établis les scénarios cli-
son « plan d’adaptation au changement            matiques régionaux qui permettront de
climatique ». Des « mesures concrètes,           proposer des projections d’actions et surtout
opérationnelles et chiffrées » devront être      d’informer le citoyen sur les possibles
« immédiatement mises en œuvre ». Le             événements climatiques à venir.
document exprimera le point de vue de                 L’action des pouvoirs publics ne doit
l’État sur la manière d’aborder la question      plus se limiter aux situations de crise.
2                                                 Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23

Une réf lexion doit être engagée sur le               critiques seront peut-être des situations
long terme et il est indispensable de créer,          normales demain. Il est impératif, en revi-
au plus vite, une vision largement parta-             sitant les plans de prévention des risques
gée grâce à une meilleure information et              d’inondation (PPRI) et en s’appuyant sur
concertation à tous les niveaux.                      la réglementation existante, de prendre en
     L’émergence de la notion de vulnérabi-           compte les événements que nous réserve
lité dans la politique de gestion des risques         le futur.
naturels (page 9) oblige à concilier                       « La France sera un des premiers pays
responsabilité, socialisation et prévention.          à avoir élaboré un plan d’adaptation »
La recherche d’un point d’équilibre entre             dit-on, mais attention, dans un pays de
responsabilité de l’administration et celle           « grands diseux mais de tchots foeseux 1 », comme
des citoyens doit se faire collectivement.            disent les Picards, de ne pas rechuter sur
     Le littoral picard, Cayeux en particulier,       le plan écologique !
n’échappe pas à cette nouvelle gestion du
territoire (page 10). Sachant que des                 1. Se dit de personnes qui parlent beaucoup mais
situations regardées aujourd’hui comme                agissent peu.

                                           
3

                                            Le changement climatique :
                                  une réalité de l’ère « anthropocène 1 »
                                                                                          Jacques Mortier

Depuis le début du xxe siècle, les activités des sociétés humaines changent notre environnement.

L
     es activités humaines modifient la                       dominantes. L’émergence de cette nou-
     composition chimique de l’atmos-                         velle ère est la conséquence essentielle du
     phère 2, favorisent l’érosion de sur-                    conf lit entre la croissance sans limite de
faces importantes qui deviennent des                          la civilisation industrielle et la finitude
déserts, rejettent des déchets radioactifs                    de notre planète, conf lit qui rompt des
qui irradieront pendant des millénaires                       équilibres naturels, d’une manière brutale.
et accumulent des milliards de tonnes de                           Les bouleversements climatiques
détritus plus ou moins toxiques que l’on                      dominent aujourd’hui très fortement
retrouve souvent dans les zones produc-                       toutes les perturbations anthropiques
tives des océans, introduisent des poisons                    et posent à tous les niveaux de décision
dans les chaînes alimentaires, provoquent                     politique des problèmes difficiles à régler
directement ou non la baisse de la biodi-                     parce qu’inédits et urgents. Pour lutter
versité… Tous ces traumatismes envi-                          contre le changement climatique, tous les
ronnementaux vont s’accompagner des                           politiques ont une responsabilité énorme,
conséquences inconnues de manipula-                           à l’instar de ceux qui se sont trouvés face
tions biologiques imposées ou encore de                       à l’imminence d’une guerre.
l’intrusion des nanoparticules.
                                                              L’humanité est l’acteur majeur
L’ère anthropocène                                            de la crise climatique
     Nous sommes entrés ainsi depuis                               Si la pollution de l’air était déjà d’actua-
quelques siècles dans ce que certains scien-                  lité dans les villes dès l’Antiquité, elle s’est
tifiques appellent l’« ère anthropocène »,                    depuis accentuée. Ainsi l’air londonien en
époque géologique nouvelle 3 où l’impact                      1808 « est un mélange de brume marécageuse,
de l’homme sur le système terrestre est                       de fumée de cheminée, de particules de charbon
devenu majeur devant toutes les autres                        et de crottin de cheval pulvérisé » ; « l’enfer est
forces géologiques et naturelles jusqu’alors                  une ville qui ressemble beaucoup à Londres ».
                                                              À cette époque les conséquences de ces
1. Terme employé par Crutzen et Stromer (2000,                pollutions étaient locales. Aujourd’hui
Geological Society of London Geological Society of London,    la situation est différente car l’humanité
2008).
                                                              dans son ensemble, tout au moins les
2. La modification de l’atmosphère n’est pas nouvelle,
mais comme pour la biodiversité, ce qui est nouveau           pays industrialisés, est devenue l’acteur
c’est la vitesse avec laquelle elle s’effectue aujourd’hui.   majeur de la crise climatique globale de
3. Selon les auteurs le début de cette période qui ferait     la planète par les gaz à effet de serre et
suite à l’holocène commencerait avec l’apparition de
l’agriculture, soit il y a environ 10 000 ans, ou avec        c’est la totalité des populations qui en
l’Antiquité…                                                  est la victime.
4                                                        Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

     La consolidation de la perception scien-                  tiquement acceptables s’accélère et nous
tifique de cette catastrophe annoncée malgré                   allons être obligés de prendre sur le court
quelques soubresauts chez certains en mal                      terme des décisions majeures pour le long
de notoriété, semble confirmée. Mais les                       terme. La précipitation dans la peur peut
choses sont moins claires en ce qui concerne                   mener à des dérives.
les actions entreprises ou à entreprendre                           Faut-il rappeler que si nous tardons
face à ce défi, sur les plans international,                   à prendre des résolutions dans le cadre
national, régional, local. Il est vrai que la                  d’une « révolution douce », la démocratie
modélisation dont les limites sont liées à                     ne pourra s’adapter faute de temps, de
l’accumulation de facteurs d’incertitude                       concertations, et de débat ? La situation
tels que l’effet « papillon », le rôle des                     risque d’entraîner un glissement vers des
océans… rend l’élaboration de scénarios                        méthodes totalitaires.
futurs fort délicate. Toutefois, même si                            De même, l’apprentissage par la peur
de nombreuses incertitudes persistent                          dans le processus de sensibilisation au
quant à l’amplitude des phénomènes, un                         changement climatique (heuristique de
certain niveau de changement climatique                        la peur) peut mener aux états d’excep-
est désormais inévitable et réclame, au                        tion. Le discours catastrophique est une
plus vite, que des actions soient prises                       préparation à la soumission anticipée et à
pour s’y adapter, comme cela se fait déjà                      l’adhésion à la puissance bureaucratique
aux Pays-Bas.                                                  qui affirmerait assurer la survie collective
                                                               par la contrainte.
Le politique n’a pas pris en compte                                 La situation impose l’émergence
l’ampleur du problème                                          d’accords consensuels en matière de poli-
    Depuis le rapport du sénateur Marcel                       tique. Le changement climatique qui
Deneux (2002) et celui de Nathalie                             rend caduc le clivage moderne jusqu’alors
Kosciusko-Morizet (2006), depuis que                           imposé entre société et nature, devrait
Lionel Jospin et Jean-Pierre Raffarin                          être une opportunité politique menant
ont solennellement engagé notre pays                           les sociétés à surmonter leurs divergences
dans la voie du « facteur 4 1 », seules des                    pour promouvoir leurs intérêts communs.
modifications de détail ont été proposées.                     Malheureusement, la réaction du poli-
Nous sommes encore dans une phase de                           tique a beaucoup tardé et traîne encore,
mesurettes essentiellement prises, d’ailleurs,                 du sommet de la Terre à Rio en 1992 à
dans le cadre d’économies d’énergie ou du                      celui de Cancun en 2010 (16e réunion qui
développement des sources énergétiques                         a peut-être « sauvé le processus mais pas le
renouvelables. Le politique semble n’avoir                     climat »). Les décisions demeurent pour
pris conscience, ni de l’urgence, ni de                        l’essentiel normatives et restent tributaires
l’ampleur du problème, ni du fait que la                       d’une logique de marché ; de plus les actes
révolution à accomplir doit se faire en                        ne suivent pas les paroles.
une génération. La réduction du temps                               Si une gouvernance mondiale (agir
pour élaborer des dispositions démocra-                        globalement) s’impose compte tenu que
                                                               c’est l’humanité tout entière qui est menacée
1. D’ici 2050, diviser par 4 l’émission nationale du           et que c’est à ce niveau que doit se mettre
niveau 1990 des gaz à effet de serre dioxyde de car-           en place le principe de « la responsabilité
bone, méthane, protoxyde d’azote essentiellement. À
noter que la vapeur d’eau, l’ozone, de nombreux gaz
d’origine industrielle qui ne sont pas pris en compte.
Le changement climatique : une réalité de l’ère anthropocène                                           5

commune différenciée 1 », les États ont un                     L’État doit sortir de sa crise d’identité
rôle important à jouer dans la mesure où                  et arrêter de se désengager petit à petit de
c’est au niveau national que s’élaborent                  toute responsabilité.
les lois et que se trouvent les moyens                         La mise en place d’une véritable gou-
d’assurer la sécurité de la population.                   vernance demande un changement de
Mais c’est au niveau local (agir localement)              comportement des hommes politiques
que va revenir l’essentiel de l’exécution                 qui doivent :
des transformations indispensables. Et                         – être responsables et rester sourds
la démocratie participative est ici le seul               aux intérêts collectifs des lobbies ;
espace où il peut y avoir espoir de décisions                  – être capables d’avoir une approche
d’actions efficaces et appliquées grâce à la              holistique et d’abandonner toute myopie ;
montée en puissance de l’implication de                        – accepter une réelle concertation
la société civile. Les actions doivent être               et le rôle important que peut jouer la
issues de la délibération collective et non               société civile ;
résulter de la clairvoyance de quelques-                       – comprendre que les décisions issues
uns. Les propositions réclament un débat                  de débats très larges et collectifs sont celles
très large, éthique, politique et citoyen.                qui sont les mieux appliquées.
                                                               Les politiques dans le cadre de la lutte
Une révolution                                            contre le changement climatique, doivent
dans les choix publics                                    renoncer à tout dogme et idéologie et se
     Le rôle de l’État n’est évidemment                   préoccuper uniquement du devenir de
pas nié, mais l’indispensable cohérence                   l’homme.
des décisions à prendre face à ce pro-                         Le rôle de l’État n’est évidemment
blème global oblige une révolution dans                   pas nié, mais l’indispensable cohérence
les grands choix publics. Il faut admettre                des décisions à prendre face à ce pro-
que toutes les interactions d’ordre éco-                  blème global oblige une révolution dans
nomique, industriel, sociétal, financier,                 les grands choix publics. Il faut admettre
énergétique… que génère ce problème,                      que toutes les interactions d’ordre éco-
imposent une transformation globale des                   nomique, industriel, sociétal, financier,
politiques et de l’organisation de la société.            énergétique… que génère ce problème,
Le changement climatique porte en lui                     imposent une transformation globale des
les grandes transformations politiques                    politiques et de l’organisation de la société.
du début du x xi e siècle auxquelles les                  Le changement climatique porte en lui
élites technico-administrative restent                    les grandes transformations politiques
hermétiques. L’État doit transformer ses                  du début du x xi e siècle auxquelles les
références, modifier ses valeurs, ses visions             élites technico-administrative restent
de l’avenir… Il s’agit d’un problème cultu-               hermétiques. L’État doit transformer ses
rel. Or actuellement l’État dérive vers un                références, modifier ses valeurs, ses visions
comportement généralisé de renoncement                    de l’avenir… Il s’agit d’un problème cultu-
à toute ambition stratégique.                             rel. Or actuellement l’État dérive vers un
                                                          comportement généralisé de renoncement
1. Chaque pays n’a pas le même degré de responsabi-       à toute ambition stratégique.
lité dans le changement climatique, il ne doit donc pas        L’État doit sortir de sa crise d’identité
avoir les mêmes contraintes quant aux émissions de
gaz à effet de serre (distinction entre pays développés   et arrêter de se désengager petit à petit de
et pays en voie de développement).                        toute responsabilité.
6                                              Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

    La mise en place d’une véritable gou-                – comprendre que les décisions issues
vernance demande un changement de                    de débats très larges et collectifs sont celles
comportement des hommes politiques                   qui sont les mieux appliquées.
qui doivent :                                            Les politiques dans le cadre de la lutte
    – être responsables et rester sourds             contre le changement climatique, doivent
aux intérêts collectifs des lobbies ;                renoncer à tout dogme et idéologie et se
    – être capables d’avoir une approche             préoccuper uniquement du devenir de
holistique et d’abandonner toute myopie ;            l’homme.
    – accepter la réelle concertation et le
rôle important que peut jouer la société
civile ;

                                                 Changement climatique :
                                               changement de paysages ?
                                                                               Jacques Mortier

Malgré trente années d’études, les conséquences du changement climatique sont encore très
       incertaines en ce qui concerne les phénomènes et leur amplitude.

S
       i l’on stabilisait la concentration           les décennies à venir est inéluctable, de
       en dioxyde de carbone de l’atmos-             conjecturer certains événements pour
       phère aux valeurs actuelles (hypo-            notre région.
thèse irréaliste !), le réchauffement ne                  L’élévation du niveau de la mer estimée
s’arrêterait pas du jour au lendemain,               entre 28 et 43 centimètres d’ici 2100,
mais la température n’augmenterait                   (sans compter que la hausse du niveau des
que de 0,3 à 0,9 degré d’ici 2100. Les               océans a été supérieure aux estimations
réponses ne sont pas instantanées, elles             de 2001, soit 3,3 mm/an au lieu de 1 mm/
interviennent avec un temps de décalage              an), aura des effets sur le trait de côte,
de l’ordre d’un à deux siècles voire plus.           le f leuve Somme et les zones humides
L’élévation du niveau de la mer due à la             arrière-littorales.
fonte des glaces, la dilatation de l’eau, la              Des phénomènes d’immersion marine
baisse de l’albédo en Arctique, le déga-             se posent déjà actuellement lors de fortes
gement de méthane lors du dégel des sols             tempêtes associées à certaines conditions
de la toundra, reste une inconnue et sera            météorologiques. Il est à peu près certain
différente selon les régions. Ce problème            que ces situations vont se banaliser, voire
engendrera des modifications environ-                s’amplifier. Rappelons que les Bas-champs
nementales.                                          de Cayeux se situent à 4 mètres seulement
    Il est possible cependant, sachant que           au-dessus du niveau 0 de la mer et que
l’augmentation de la température dans                l’on enregistre actuellement un marnage
Changement climatique : changement de paysages ?                                          7

d’environ 11 mètres face à Onival. Sera-       nant une modification de la f lore et de
t-il possible d’empêcher l’entrée définitive   la faune du sol.
de la mer dans le Hable d’Ault ?                    Les modifications saisonnières favo-
     • La surface immergée de la baie de       riseront une remontée vers le nord des
Somme, lors de chaque marée haute, va          parasites de plantes cultivées et obligeront
augmenter.                                     peut-être à cultiver d’autres variétés.
     • Le f leuve Somme va réajuster pro-           • L’évolution est déjà visible à travers
gressivement son profil et il y aura donc      l’expansion géographique de certaines
accroissement des surfaces de marais,          espèces.
surtout dans la partie aval.                        La Pyrale du maïs remonte vers le
     • De fortes modifications du trait de     nord et augmente son nombre de géné-
côte sont à envisager avec immersion de        rations annuelles (3 cycles). On constate
certains secteurs qui devront être aban-       le même phénomène chez le Carpocapse
donnés à la mer.                               des pommiers et poiriers. Les contraintes
     • En ce qui concerne nos forêts,          climatiques qui bloquaient le dévelop-
l’élévation de la température va éliminer      pement de la chenille processionnaire
certaines essences qui seront remplacées       (premier défoliateur forestier) sont peu
par d’autres.                                  à peu levées et sa remontée vers le nord
     Une augmentation de la croissance         progresse d’environ cinq kilomètres par an,
chez certains arbres est enregistrée depuis    « les colonies atteindront Paris en 2025 ».
quelque temps, chez les conifères en parti-         Les observations concernent également
culier et déjà certaines essences montrent     les pucerons. « Si leur abondance n’a pas
des signes d’affaiblissement qui annoncent     progressé, c’est que peut-être leurs enne-
leur disparition. Les forestiers font des      mis naturels se sont eux aussi adaptés aux
choix d’essences à préconiser pour leur        nouvelles conditions » mais « c’est surtout
remplacement : ainsi, le chêne pédonculé       une augmentation de leur diversité qui est
est remplacé par le chêne sessile.             constatée » (169 espèces en 1982 contre
     Le hêtre, qui nécessite une atmos-        211 aujourd’hui).
phère humide, supportera mal ou pas des             La biodiversité va évoluer. Il y aura
périodes de sécheresse, or nous avons de       une modification de la composition f lo-
superbes hêtraies dans notre région. Il        ristique et faunistique. Une augmentation
faut dès maintenant réf léchir à la forêt      de 2 °C correspond à une remontée, d’ici
picarde dans cent ans et choisir les espèces   2015, des aires de répartition des orga-
à privilégier.                                 nismes vivants de 300 à 400 kilomètres
     • L’agriculture elle aussi sera concer-   (comme si on trouvait Bordeaux au niveau
née. La modification des volumes et des        de Paris). Si, pour les animaux, cela ne
rythmes de pluviosité, l’augmentation de       semble pas insurmontable, les plantes
l’agressivité des chutes de pluie entraî-      n’auront pas suffisamment de temps (la
neront de graves phénomènes d’éro-             vitesse de déplacement de la plupart des
sion. Les phénomènes pluvieux de plus          plantes est trop faible) pour répondre à
en plus fréquents et violents pourront         ces changements rapides. Même avec les
endommager les cultures. Avec l’aug-           trames vertes ! Pour les plantes aquatiques
mentation de la température moyenne            il y a moins de craintes.
du profil cultural, la matière organique            • En ce qui touche aux oiseaux, on
va se dégrader plus rapidement, entraî-        note déjà que de nombreuses espèces sont
8                                                Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

en déclin à cause du réchauffement : le                volumes d’eau des nappes souterraines
Pouillot fitis, le Bruant des roseaux, le              resteraient suffisants, mais cela dépend
Bouvreuil pivoine, la Mésange nonnette,                de la pluviosité et surtout des quantités
les Grives de Finlande, les Merles alle-               de pluies efficaces.
mands hibernent de moins en moins en                        • Sur le plan de la santé, le chan­
France. En revanche, le Bruant méla-                   gement climatique favoriserait l’appa-
nocéphale qui niche en Turquie et en                   rition de nouveaux animaux vecteurs
Grèce vient dans le sud de la France.                  de maladies localisées actuellement plus
     • La synchronisation entre les orga-              au sud.
nismes vivants et leur environnement                        Sans être alarmiste on peut dire que
va être parfois bouleversée et le vivant               les événements climatiques vont se mul-
déboussolé. Normalement, au début du                   tiplier et que leurs conséquences vont
printemps, l’apparition des chenilles de               avoir un impact d’une façon variable et
la Phalène brumeuse se fait au moment                  durable sur notre environnement. Mais
du débourrement des feuilles du chêne                  les chercheurs misent sur une élévation
dont elles se nourrissent et de la naissance           de la température de 2 °C ; au-delà, la
des oisillons de la Mésange charbonnière               crainte d’un embal­lement de la machine
qui mangent des chenilles. Tout cela s’est             climatique n’est pas exclue. « Il y a 125 000
ajusté dans la nature durant des milliers              ans la température moyenne était de 3 à 5°
d’années. Désormais les chenilles appa-                plus élevée qu’au xx e siècle et le niveau des
raissent de plus en plus tôt : les feuilles de         mers probablement de 4 à 6 mètres au-dessus
chêne n’ont pas eu le temps de pousser et              du niveau actuel. »
les oisillons de naître. Les chenilles n’ont                Les variations climatiques ne seront pas
pas de feuilles à croquer et les oisillons             similaires sur tout le territoire national.
arrivent trop tard pour le festin. C’est ce            Chaque région aura à penser son adaptabi-
que le dérèglement saisonnier risque de                lité en fonction d’événements climatiques
provoquer dans les écosystèmes.                        spécifiques et de leurs conséquences qu’il
     Enfin le réchauffement pourrait favori-           faut imaginer ; c’est le principe de précau-
ser le développement d’organismes invasifs.            tion qui doit être appliqué.
     • Les problèmes liés à l’eau sont
plus hypothétiques. Il semblerait que les

                                          
9

            Émergence de la notion de vulnérabilité dans
          la politique de prévention des risques naturels
                                                                             Jacques Mortier

On parle de vulnérabilité pour une personne, un bien ou un système qui devient sensible,
      fragile, faible à la moindre atteinte, blessure ou attaque. Ce concept est utilisé en
      psychiatrie, économie, informatique, sociologie, anthropologie, géographie…

D
       e pu i s 19 9 0 l a v u l né r a bi l it é   rités publiques inséparable de celle de la
       s’impose­ progressivement comme              préservation de l’ordre public.
       thème central de la politique de                  Le ministère de l’Écologie et du
gestion des risques. En 1994, à Yokoama,            Développement durable a souligné l’intérêt
l’IDNDR (International Decade for Natural           d’élaborer la cartographie des risques en se
Disaters Reduction) confirme son rôle cen-          fondant sur l’étude d’aléas, mais aussi sur
tral au sein des recherches sur les catas-          l’analyse de la vulnérabilité des territoires.
trophes naturelles.                                 Ceci va dans le sens d’une approche globale
     La notion de vulnérabilité rappelle qu’il      multidimensionnelle du risque, de ses
est difficile de limiter à la seule analyse         conséquences, du territoire exposé, de ses
de l’aléa la prévention d’un risque. Elle           particularités géographiques, historiques
implique la relation avec le territoire et          et sociales. L’objectif est d’asseoir une
oblige à prendre en compte la fragilité             politique de gestion des risques naturels
des enjeux, leurs faiblesses, leurs caracté-        sur la réduction de la vulnérabilité, facteur
ristiques propres, mais aussi les éléments          d’aggravation des risques, même si ce fac-
contextuels qui les rendent particulière-           teur semble subjectif car il s’appuie sur des
ment sensibles.                                     caractérisations qualitatives qui peuvent
     La gestion des risques naturels repose         engendrer des incertitudes, des erreurs.
sur le constat d’une fragilité présumée                  La « territorialisation » du risque par-
qui justifie un régime de prévention et             ticipe à l’appropriation de la prévention
de protection renforcée de manière à ce             du risque naturel par tous les acteurs.
que les entités vulnérables que sont les            Elle sous-entend la responsabilisation
personnes, les biens et les territoires, ne         de la population, sa capacité à apporter
subissent pas de dommage ou en subissent            une réponse collective à la définition du
de moindre. La vulnérabilité serait un              risque acceptable et accepté et à définir
critère d’intervention de la puissance              le seuil en dessous duquel l’état de vul-
publique au regard de la fragilité envisagée        nérabilité relèverait de la responsabilité
à l’échelle « macro » d’un territoire dans          de chaque citoyen. Un certain nombre
son ensemble et non plus à l’échelle de             de mesures permet déjà de responsabiliser
chaque individu ou groupe d’individus.              les administrés et de les faire participer à
     Dans une société où l’aversion au risque       la prise de décision (information, procé-
est affichée, agir contre la vulnérabilité          dures d’association, concertation, projet
apparaît comme une mission des auto-
10                                             Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

d’aménagement et de développement                    juridique n’est pas clairement établie,
durable dans les SCOT 1 et les PLU 2…).              oblige à concilier responsabilité, socia-
    L’émergence de la notion de vulné-               lisation et prévention. La recherche d’un
rabilité dans la politique de gestion des            point d’équilibre, en particulier entre
risques naturels, même si sa traduction              responsabilité de l’administration et celle
                                                     des citoyens, relève avant tout d’un choix
1. SCOT : Schéma de cohérence territoriale.          collectif.
2. PLU : Plan local d’urbanisme.

                                La côte picarde concernée
          par « l’adaptabilité » au changement du climat

Si tout le territoire picard est concerné par le changement climatique, le littoral picard, compte
         tenu de la proximité de la mer sera fortement affecté par l’élévation des températures
         et particulièrement exposé aux aléas.

L
     es difficultés à identifier les effets              – protéger les personnes et les biens
     indirects possibles, dues aux mécon-            en prenant en compte la sécurité et la
     naissances des mécanismes naturels              santé publique ;
et de leur fonctionnement systémique,                    – se préoccuper des aspects sociaux
nous renvoient au principe de précau-                et éviter les inégalités devant les risques ;
tion, dans le sens où les décisions à venir              – limiter les coûts et tirer parti des
risquent d’être provisoires et sujettes              avantages ;
à réévaluations en cas de nouvelles                      – préserver les ressources et le patri-
connaissances. L’expertise scientifique              moine naturels.
n’est plus de la « science » quant à son                 Les décisions technocratiques impo-
interprétation dans les zones d’incerti-             sées ne sont plus envisageables. Les choix
tudes et on assiste à une instrumentali-             ne pourront se faire que par la concer-
sation du droit de l’environnement pour              tation ; les décisions ne peuvent plus se
masquer l’incertitude scientif ique. Le              prendre aujourd’hui dans l’isolement, elles
droit cherche souvent, en effet, à lever les         devront être élaborées collectivement. Si
incertitudes naturelles en réglementant              l’on souhaite construire une approche
les risques naturels ou majeurs. Il nous             démocratique, surtout dans l’incertitude
faut changer totalement notre approche,              du savoir, Il est donc essentiel d’organiser
nos méthodes et nos outils de gestion                un processus permettant la participation
du territoire pour orienter au mieux les             responsable de tous. Aussi est-il indis-
actions d‘adaptation qui auront à :                  pensable dès maintenant d’informer le
                                                     citoyen, sans faire de catastrophisme, afin
La côte picarde concernée par l’« adaptabilité » au changement du climat                             11

de le responsabiliser, de le préparer à une           qui nous concerne, ou d’un emballement
concertation réelle dans le cadre d’une               du cycle du carbone par la libération du
plateforme d’aide à la prise de décision              méthane emprisonné dans les glaces et
respectant la démocratie représentative               les sols gelés (une élévation de la tempé-
en vigueur aujourd’hui.                               rature de 4° C. aurait des conséquences
     Les scénarios décrivant les événe-               incomparables avec celles « bénignes »
ments climatiques possibles à l’échelle               d’une augmentation de 2° C. retenue
locale, développés par Météo France en                jusqu’alors). Mais nous devons néanmoins,
particulier 1, doivent être, au plutôt, lar-          dès demain, agir en nous appuyant sur les
gement diffusés à tous, sous des formes               connaissances d’aujourd’hui, sachant que
compréhensibles par le public. Les éléments           l’objectif du « risque nul » est chimérique.
concernant la vulnérabilité et l’adaptation                Les décisions vont s’appuyer sur les
dépendent, en effet, essentiellement de               actions possibles d’un point de vue « béné-
ces études sur la variabilité climatique              fice/coût » appréhendé au-delà de sa seule
de fond mais aussi de ses extrêmes. Une               signification monétaire.
meilleure connaissance des événements,                     L’adaptabilité imposera de repenser
de leur impact et de leurs conséquences est           les choix récents en fonction de la nou-
vitale pour comprendre notre vulnérabilité            velle donne climatique, en évitant toute
localement et répondre à un futur qui va              confusion entre l’urgence et le long terme :
évoluer rapidement. Il serait également               choix qui devront prendre en compte
intéressant de connaître les réf lexions              dans le cadre des PPR 2 et des PAPPI 3*,
stratégiques du Conservatoire du littoral.            le recul du trait de côte, l’ouverture du
     Ne nous faisons guère d’illusions : les          Hable d’Ault, la protection des zones
contraintes financières et techniques seront          urbanisées.
telles que l’adaptation devra se traduire                  Il sera judicieux, d’ailleurs, de profiter
dans certains cas par la nécessité d’un               de ces aménagements pour tirer parti de
recul stratégique, d’une soustraction de              bénéfices potentiels et favoriser ainsi la
parties du bord de mer à l’urbanisation et            revitalisation locale du territoire.
aux aménagements en dur, de l’abandon                      Bien sûr le concept de développement
de territoire à la mer : zones devenant               durable sera sollicité comme principe fon-
inconstructibles, lieux habités parfois               damental ; mais il ne faut pas oublier qu’il
abandonnés – comme en Hollande –,                     s’agit d’un critère standard de jugement
nécessité d’adapter les constructions en              et que son contenu est à élaborer chaque
les surélevant par exemple comme cela                 fois qu’on s’y réf ère. Il n’apporte pas de
se fait déjà en Bretagne. Il est certain que          solutions toutes faites mais oblige, au cours
l’on ne pourra anticiper tous les risques             de débats, si l’on souhaite l’acceptabilité
possibles, même en occultant les impacts              des différentes actions envisageables, à
par exemple d’un affaiblissement du Gulf              une réf lexion menant à des décisions
Stream, de sa dérive nord-atlantique en ce            raisonnables plutôt que rationnelles.

1. Institut Pierre Simon-Laplace (IPSL) ; Centre
Européen de recherches et de formation avancée
sur le calcul scientifique (Cerfacs)… Programmes de
recherches européens Eclat, Prudence, Ensemble…       2. PPR : Plan de prévention des risques.
Gestion et Impacts du changement climatique (Gicc).   3. PAPPI : Programme d’actions de prévention contre
Voir aussi le site Internet de l’Onerc…               les inondations (lancé en 2002).
12                                           Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

                  Le désensablement de la baie de Somme
                                           en question…
                                                                               Vincent Bawedin

La question du désensablement de la baie de Somme préoccupe les hommes depuis longtemps.
       Les solutions avancées aujourd’hui pour lutter contre l’ensablement ne doivent pas
       se faire à n’importe quel prix.

L
     e titre de cet article n’est pas sans         submersible de Saint-Valery entre 1841
     rappeler, ce n’est pas un hasard,             et 1965.
     l’intitulé du colloque organisé                   Tout au plus pouvons-nous ralentir
en novembre 1998 par notre associa-                le comblement de la baie de Somme afin
tion, avec le concours de l’université             d’en maintenir le caractère maritime, qui
de Picardie Jules-Verne : « La baie de             devra, pour être effectif, ne pas se limiter
Somme en question ». Il en avait d’ail-            au simple maintien d’accès aux ports.
leurs résulté des actes qui ont connu un           C’est ce qu’ont fait les pouvoirs publics
succès certain car ils apportaient déjà            depuis plus de 150 ans, avec la création
de nombreuses réponses aux interroga-              de bassins de chasses, dont le premier,
tions liées à l’ensablement de la baie de          d’une superficie de 2 hectares, vit le jour
Somme.                                             au Hourdel en 1837 et fut opérationnel
    Une douzaine d’années plus tard, le            jusqu’en 1930. C’est dans la seconde moitié
comblement de la baie perdure. C’est               du xix e siècle qu’est également créé le
précisément ce qui était envisageable              bassin de chasses du Crotoy, d’une capacité
puisque la baie de Somme, comme tous               bien supérieure avec ses 62 hectares. Ces
les estuaires à l’échelle du globe, est en         initiatives, qui montrent au passage que le
voie de colmatage, ce qui constitue un             comblement de la baie n’est pas une affaire
phénomène naturel et inéluctable pour              si récente, n’ont cependant pas permis
lequel il est illusoire d’espérer inverser         d’empêcher le colmatage des principaux
voire arrêter le processus, ce sur quoi            chenaux de l’estuaire. Aujourd’hui, les
s’accordent les scientifiques.                     mollières du fond d’estuaire, caractérisées
    Ce colmatage, certes naturel, n’en a           par une expansion des plantes halophiles du
pas moins été « aidé » par l’intervention          schorre, se trouvent à une altitude supé-
de l’homme. La réduction des surfaces              rieure à celle du delta sous-marin situé au
atteintes par les marées hautes résulte            large et composé de nombreux bancs de
également des divers endiguements, de la
canalisation de la Somme commencée en                                 Halophile : qui se développe
1786 et des poldérisations successives, de                                            en milieu salé.
la construction de l’estacade (voie ferrée                         Schorre : partie haute de l’estran
de Saint-Valery à Noyelles-sur-Mer),                             composée de sédiments accumulés
commencée en 1854 et remplacée, en                                                       par l’apport
                                                                             des marées et couverte
1911, par un remblai, ou encore, sans
                                                                        d’une végétation halophile.
être exhaustif, de la création de la digue
Le désensablement de la baie de Somme en question…                                                  13

sables. C’est ce delta que certains envisage-      Connaître la provenance du sable
raient de draguer, si l’on en croit un projet      et le fonctionnement du delta sous-
qui a eu un certain retentissement dans la         marin
presse, dont on peut regretter qu’elle ne soit          C’est donc des bancs sableux du delta
pas plus avide d’explications rationnelles         sous-marin qu’arrivent, à chaque marée,
et scientifiques. Mais au moins cela aura          les sédiments qui se déposent dans la baie,
permis le débat, premier pas vers une              entraînant un exhaussement général du
prise de conscience nécessaire pour agir.          fond de l’estuaire, y compris des che-
Mais pas à n’importe quel prix, et surtout         naux (environ 1,6 centimètre par an), et
pas au risque d’actions aventureuses qui           le dépôt annuel de 700 000 mètres cube
risqueraient de mettre en péril le fragile         de sédiments qui contribue à obstruer la
équilibre environnemental et socio-éco-            passe d’entrée de la baie.
nomique qui subsiste aujourd’hui en baie                Ce stock sédimentaire situé au large
de Somme.                                          constitue « le plancher » de la baie de
                                                   Somme. Il se trouve à l’avant côte, carac-
                                                   térisée par la présence d’un delta sous-
                                                   marin (Dolique, op. cit.). Les sables qui
                                                   proviennent de la Manche représentent
Figure 1. Localisation des bancs de sable          85 % de ce stock (Beauchamps, 1994),
au large des estuaires picards.                    les 15 % restant étant composés de débris

                                                                                        Nord

                                                                     Pas-de-Calais

                         Bancs de sable du delta
                         sous-marin

                                                                       Somme

                                                                         CRDP Amiens, d’après IFREMER.
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récents de coquillages et de la désagré-               phénomène serait d’autant plus renforcé
gation des galets de silex.                            que les estuaires macrotidaux à fort marnage
    Ce delta sableux n’est pas fossile,                (11 mètres dans le cas de la Somme) se
contrairement à d’autres stocks sédimen-               caractérisent par l’absence de contre delta
taires situés, par exemple, au large des côtes         et présentent des bancs sableux alignés en
normandes et constitués de sédiments plus              aval dans le sens du courant.
grossiers (cailloutis, galets), rendant leur               de ce fait, ce serait, d’un point de vue
exploitation possible. De plus, il y a un              hydrodynamique, pire que mieux ! Il faut
différentiel d’altitude entre ce delta et le           y ajouter le risque de déstabilisation des
fond de l’estuaire, situé plus haut, c’est-à-          cordons tant de galets au sud de l’estuaire
dire au sommet d’une pente contrariant                 que sableux au nord, puisqu’ils reposent
l’accès du f lot. Entamer une extraction               sur le socle avec lequel ces bancs sont
de ces bancs du delta pourrait renforcer               directement en rapport, ce point étant
ce différentiel d’altitude, ce qui ne serait           plus accentué en ce qui concerne le lit-
pas sans conséquence sur les potentialités             toral du Marquenterre. L’ensemble du
d’accès du f lot. Autrement dit, il vaudrait           delta sous-marin de la baie de Somme
mieux, si dragage il devait y avoir, que               a maigri au cours des 150 dernières
celui-ci se fasse dans l’estuaire et non
pas dans le delta de marée. Le dragage
du sable au large entraînerait également                                 Marnage : différence de hauteur
l’éparpillement des sédiments sableux qui,                            entre le niveau de marée haute et le
immanquablement, étant donné les f lots                                             niveau de marée basse
et courants de marées, se déposeraient en                              Macrotidal : qualifie un littoral qui
fond d’estuaire, obstruant les chenaux                                    subie des amplitudes de marées
                                                                               importantes (> à 5 mètres :
déjà en voie d’exhaussement, dont ceux
                                                                                            voir marnage).
permettant encore d’accéder aux ports. Ce

Figure 2. Système d’échanges sédimentaires dans un estuaire macrotidal (d’après Pethick 1997 in
Salomon, 2008).
Le désensablement de la baie de Somme en question…                                                    15

années. Cette évolution négative est en               restaurateurs locaux et qu’une demande
relation avec le colmatage progressif de              d’AOP (Appellation d’origine protégée)
l’intérieur de la baie, le lien entre les deux        est en cours pour la salicorne.
étant évident. Cela constitue un argument                 La productivité halieutique et benthique
supplémentaire pour que l’on agisse là où             de la baie constitue aussi une richesse
le sable se dépose (fond de baie) plutôt              à préserver. Les données disponibles
que là d’où il provient (delta sous-marin).           placent­ la baie de Somme comme l’un
                                                      des premiers sites pour la production des
La baie de Somme : une riche                          coques (Cerastoderma edule) avec 7 500
biomasse encore prometteuse                           tonnes récoltées les meilleures années,
pour l’avenir                                         telles que 1991 et 1992 et 4 000 pour
     Le dragage au large aurait également             2010. Cette biomasse constitue un réel
d’autres conséquences importantes pour                intérêt économique puisque la valeur
la biodiversité du site, mais aussi pour              de 7 500 tonnes de coques est estimée à
les activités socio-économiques liées au              18 millions d’euros.
milieu estuarien.                                         La pêche embarquée représente quant
     La turbidité des eaux sera inéluctable           à elle près de 130 emplois, dont plus de
en cas de dragage de forte quantité de                la moitié se trouve au Crotoy ; l’activité
sable. Selon Bernard Latteux, consultant              de pêche sur le littoral picard représente
en ingénierie portuaire et côtière, « pour            un chiffre d’affaires moyen de 6 millions
inverser le processus de colmatage de la              d’euros avec une production débarquée
baie interne, il faudrait que le pré­lè­vement        oscillant de 1 300 à plus de 2 200 tonnes
opéré à son débouché soit extrêmement                 selon les saisons. Le nombre de bateaux
massif, très nettement supérieur au rythme            de pêche des ports de la baie de Somme
d’érosion actuel du delta 1 ». L’estuaire             (Le Crotoy, Le Hourdel, Saint-Valery)
demeure un site très productif, tant au               a même augmenté récemment (+ 10 %
niveau de la végétation que des coquillages           entre 1995 et 2002). Les bateaux du Crotoy
et des poissons. Une action d’une telle               et de Saint-Valery ne sont-ils pas à quai
ampleur nuirait aux coquillages filtreurs,            au Tréport ?
représentant ainsi une véritable menace
pour les activités professionnelles qui en            La hausse du niveau des mers :
dépendent : pêche à pied ou élevage des               une solution naturelle ?
moules. C’est inenvisageable à l’heure où                  Le sujet de la hausse du niveau des mers
d’importants fonds publics ont été investis           fait consensus chez les scientifiques depuis
au Crotoy dans un centre conchylicole.                la fin des années 1990. Il est dommage qu’il
Les risques de contrebalancer les poten-              ne soit pas davantage pris en considération
tialités de productivité de la baie sont
donc à prendre sérieusement en compte.
L’obione, l’aster maritime et la salicorne,                           Turbidité : teneur d’un liquide en
entre autres, ont une productivité très                                        matières qui le troublent.
importante, à tel point que les deux der-                                 Benthique : terme désignant
nières sont aujourd’hui cueillies pour les                          la microflore et la microfaune vivant
                                                                   au fond des mers et des estuaires et
                                                                               à la base de nombreuses
1. Échanges épistolaires sur la question en date du                                 chaînes alimentaires.
25 janvier 2011.
16                                                 Pour le littoral picard et la baie de Somme – no 23 –

lorsqu’on évoque le devenir de la baie de                     La question demeure de savoir ce qui
Somme. C’est suite au lancement de satel-                l’emportera entre l’apport de sédiments,
lites d’altimétrie spatiale que des mesures ont          rendu plus important si les flots de marées
mis en évidence les interrelations complexe              augmentent, et la capacité de chasse, aug-
entre les océans et l’atmosphère et permis               mentée mais vraisemblablement insuffi-
d’avoir une idée précise sur l’élévation du              sante pour inverser la dynamique actuelle.
niveau des mers, appelé hausse eustatique                     En tout état de cause, cette « solution
dans le vocabulaire scientifique. Le pre-                naturelle » s’inscrit dans un accompagne-
mier d’entre eux a été mis en orbite en                  ment des dynamiques côtières, à l’image
1992. Il s’agit du satellite franco-américain            de ce qui se fait aujourd’hui en matière
« Topex-Poséidon ». Deux autres, Jason                   de protection du trait de côte. Une forme
I et Jason II, ont suivi respectivement                  de gouvernance plus humble vis-à-vis des
en 2001 et 2008, permettant d’affiner                    éléments et moins coûteuse. En somme, une
et d’actualiser les mesures sur l’anticipa-              politique nouvelle, réaliste et respectueuse
tion de l’élévation du niveau marin. Le                  vis-à-vis des concepts de développement
consensus sur les valeurs de celle-ci offre              durable et de gestion intégrée des zones
une fourchette allant d’une hausse de 40                 côtières (GIZC).
à 60 centimètres pour 2100. Les travaux                       Notons enfin qu’à ce jour, aucun acteur
plus récents du GIEC, prenant en compte                  économique ne s’est porté candidat pour
la fonte accélérée des glaces, « tirent vers le          un tel projet de dragage au large, peut-être
haut » cette fourchette ( jusqu’à 1 mètre).              conscient de son aspect irréaliste sur le
     La perspective d’une élévation du niveau            plan juridique ou plus simplement de sa
des mers, conjuguée aux travaux réalisés et/             non-rentabilité sur le plan économique.
ou prévus de maintien du caractère maritime              L’avenir confirmera ou infirmera cette
de la baie (curage du bassin des chasses,                hypothèse. Il importe cependant que le
réestuarisation du Dien, dépoldérisation                 littoral picard reste un espace préservé, ce
de l’enclos de La Caroline, réactivation                 qui constitue la meilleure garantie de la
d’une zone marnante au Hourdel…),                        pérennité des activités professionnelles et
permet d’envisager une couverture plus                   traditionnelles qui en font l’attrait ainsi que
vaste et régulière de la baie, à minima lors             de ses paysages préservés qui en constituent
de marées de vives eaux, accentuant l’effet              les atouts touristiques.
de chasse. Le caractère maritime en sera
incontestablement accentué.

                       Eustatique : qui concerne
                             le niveau des mers.
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