LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE - DERRIÈRE L'AUTOMATISATION, DE NOUVELLES PRÉCARITÉS AU TRAVAIL ? - DIPLAB

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Le Micro-Travail
                                     en France
                                      Derrière l’automatisation,
                              de nouvelles précarités au travail ?

Antonio A. CASILLI • Paola TUBARO • Clément LE LUDEC • Marion COVILLE
       Maxime BESENVAL • Touhfat MOUHTARE • Elinor WAHAL
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                    2

     Cette étude a été réalisée dans le cadre de la convention d’étude n°2017-3 passée avec la cgt Force
     Ouvrière dans le cadre d’une agence d’objectifs Force Ouvrière - Institut de recherches écono-
     miques et sociales (IRES).

     Pour citer ce document : Casilli, A. A., Tubaro, P., Le Ludec, C., Coville, M., Besenval, M., Mouhtare,
     T., Wahal, E., (2019). Le Micro-travail en France. Derrière l’automatisation de nouvelles précarités
     au travail ?. Rapport Final Projet DiPLab « Digital Platform Labor », .
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                  3

     Remerciements
              Le projet DiPLab (Digital Platform Labor) est coordonné par Antonio Casilli (Télécom
             ParisTech) et Paola Tubaro (CNRS).
              Il a bénéficié d’un financement dans le cadre de l’agence d’objectifs FO-IRES (étude
             n° 2017-3), ainsi que de financements complémentaires de la MSH Paris Saclay (appel à
             projets « Maturation 2017 ») et de France Stratégie (convention de recherche 2018 « Digital
             Platform Labor : le micro-travail en France »).
               L’administration du sondage et la collecte des données de l’enquête DiPLab ont été effec-
             tuées par Clément Le Ludec (MSH Paris Saclay) et Marion Coville (Université de Nantes).
             Leur travail de très haute qualité a été essentiel à la réalisation de cette étude. La rédac-
             tion du rapport a été effectuée par Touhfat Mouhtare (Télécom ParisTech) avec l’aide des
             deux coordinateurs, des deux enquêteurs, ainsi que de Maxime Besenval (CNRS) et d’Eli-
             nor Wahal (Télécom ParisTech).
              Par leurs avis, soutien intellectuel et conseils pratiques, Mary Gray (Microsoft Research),
             Odile Chagny (IRES) et Lise Mounier (CNRS) ont été source d’inspiration et ont accompa-
             gné le développement de cette étude.
              Les résultats préliminaires ont bénéficié des commentaires de Lilly Irani (Université de
             Californie San Diego), Vili Lehdonvirta et Alex Wood (Oxford Internet Institute), ainsi que
             de discussions fructueuses lors des présentations préliminaires à la conférence Reshaping
             Work 2018 (Amsterdam) et Work, Employment & Society 2018 (Belfast).
              Manisha Venkat et Andrew Wang ont fourni une aide précieuse à la recherche. Merci à
             Kristy Milland (Turker Nation) et Rochelle LaPlante (micro-travailleuse professionnelle)
             pour leurs conseils et leur soutien.
               Les auteurs du rapport sont particulièrement reconnaissants aux participants de l’enquête,
             micro-travailleuses et micro-travailleurs, mais aussi entrepreneuses et entrepreneurs, qui
             ont consacré leur temps et leurs efforts à partager leurs expériences. Nous remercions tout
             particulièrement les deux plateformes en ligne qui ont aidé à recruter les participants :
             Foule Factory (en particulier Daniel Benoilid et Michael Marzouk), et IsAHit (notamment
             Isabelle Mashola et Philippe Coup-Jambet). Un merci particulier à Lucas Ferrari, créateur
             du forum NetBusinessRating.
              Nous sommes également reconnaissants à Sébastien Dupuch (Secrétariat Général FO),
             Philippe Guimard (FO), et Éric Peres (FO-Cadres) pour leur confiance.
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     Résumé et principales conclusions

   Le Micro-Travail en
      France : Derrière
  l’automatisation, de
nouvelles précarités au                         Nous assis-     CARTOGRAPHIE DU MICRO-
               travail ?                      tons ces der-
                                                                TRAVAIL EN FRANCE
                                              nières années
                                              à la multipli-
            cation des plateformes de micro-travail. Cette        Les résultats de DiPLab montrent que le
            activité rémunératrice relativement nouvelle        micro-travail est accessible aux travailleurs
            consiste à réaliser des tâches très fragmentées     français à travers au moins 23 plateformes :
            (micro-tâches) que des plateformes dédiées          en 2018, 14 d’entre elles appartiennent à
            confient à des prestataires, payés générale-        des entreprises françaises, et le reste est
            ment à la pièce. Il peut s’agir d’identifier des    constitué de plateformes internationales
            objets dans une image, de transcrire des fac-       faisant appel (entre autres) à des micro-
            tures, de modérer du contenu sur les médias         travailleurs résidant en France.
            sociaux, de visionner des vidéos de courte du-       –S
                                                                   ouvent présentées comme un moyen
            rée, de copier-coller du texte ou de répondre         de rentabiliser son temps libre au quo-
            à des sondages en ligne. Le plus souvent, ces         tidien, les micro-tâches qu’effectuent
            tâches répétitives nécessitent une faible qua-        les prestataires recrutés par ces plate-
            lification pour une rémunération tout aussi           formes contribuent au développement
            faible, de l’ordre de quelques centimes.              des intelligences artificielles : produire/
              Ce rapport présente les premiers résultats          améliorer des données, vérifier/corriger
            du projet de recherche DiPLab (« Digital Plat-        le niveau de performance des technolo-
            form Labor »), et contribue à pallier la qua-         gies dites intelligentes, etc.
            si-absence d’études sur le micro-travail dans        – Les micro-travailleurs sont majoritaire-
            les pays d’Europe. Réalisée en 2018, il s’agit          ment payés à la pièce et ne disposent
            en effet de la première enquête sur le mi-              d’aucune marge de négociation quant
            cro-travail en France. Elle participe à un effort       à leur rémunération. S’ils sont payés à
            plus général de cerner les effets des nouvelles         l’heure dans quelques cas, leur rémuné-
            technologies sur le monde du travail et son             ration demeure liée à la réalisation des
            fonctionnement. Dans cette optique, l’équipe            tâches.
            DiPLab s’est appuyée sur une articulation de
            multiples ressources informationnelles : des         –
                                                                  Les plateformes françaises de micro-
            données natives du web, un questionnaire en           travail ne prélèvent pas de commission
            ligne auprès d’un échantillon de près de 1000         sur la rémunération des micro-travail-
            micro-travailleurs, et une enquête qualitative        leurs ; les commissions sont facturées aux
            auprès de 92 travailleurs, clients et proprié-        clients.
            taires de plateformes.                                L’enquête DiPLab dresse le profil-type
               Coordonné par Antonio Casilli (ensei-            des créateurs de plateformes de micro-
            gnant-chercheur à Télécom ParisTech et              travail en France : généralement, il s’agit
            membre de i3 – Institut Interdisciplinaire de       de personnes diplômées des grandes écoles
            l’Innovation, CNRS) et Paola Tubaro (char-          de commerce ou d’ingénieurs, issus du sec-
            gée de recherche CNRS au Laboratoire de             teur du conseil stratégique et informatique
            Recherche en Informatique), le projet de re-        ou de multinationales spécialisées dans
            cherche DiPLab réunit des chercheurs prove-         les technologies numériques. Les incuba-
            nant d’horizons différents dans les sciences        teurs de start-up ont permis la création
            sociales.                                           de plus d’un tiers des plateformes de mi-
                                                                cro-travail étudiées. Le financement de ces
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                    5

            plateformes provient pour moitié de fonds          cro-travailleurs pour expliquer leur choix
            privés, et pour l’autre moitié de fonds de         d’être actifs sur des plateformes ou des
            capital-risque.                                    applications de micro-tâches est le besoin
                                                               d’argent (44,93% des répondants). 29,41%
            COMBIEN DE PERSONNES                               des répondants évoquent comme deuxième
            MICRO-TRAVAILLENT EN                               raison la possibilité que cela leur donne de
                                                               moduler leur emploi du temps.
            FRANCE ?
                                                                 Une forte diversité est constatée dans les
              La présente enquête a estimé à environ           modes d’utilisation des plateformes. En
            260 000 le nombre de personnes qui mi-             termes d’investissement, on distingue trois
            cro-travaillent au moins occasionnellement         catégories de micro-travailleurs :
            en France. Il s’agit de la somme des per-           –L
                                                                  es utilisateurs « très actifs », qui tra-
            sonnes inscrites sur les principales plate-          vaillent sur les plateformes au moins
            formes pour lesquelles des données sont              une fois par semaine
            disponibles, corrigée pour éviter le double
            comptage (de personnes utilisant plu-               –L
                                                                  es utilisateurs « réguliers », qui micro-
            sieurs plateformes) et pour exclure toute            travaillent au moins une fois par mois
            inscription hors de France. Si tous ne mi-          –L
                                                                  es utilisateurs « occasionnels », qui al-
            cro-travaillent pas chaque jour, il s’agit d’un      ternent entre des périodes d’inactivité
            large réservoir dans lequel l’industrie du           et des périodes d’activité plus ou moins
            numérique peut puiser selon ses besoins,             intense.
            aussi flottants soient-ils. Le phénomène de-
            mande alors au moins la même attention               Ces niveaux variables d’investissement
            que les décideurs publics ont déjà accordée        illustrent bien d’importantes différences
            aux plateformes de VTC, qui concernent             dans les usages des plateformes, et ex-
            beaucoup moins de travailleurs quoique             pliquent les disparités des revenus que les
            tous y étant impliqués régulièrement.              micro-travailleurs tirent de leurs activités
                                                               en ligne.
              Nous voyons ainsi que le micro-travail des
            plateformes est un secteur dont l’impor-           QUI SONT LES MICRO-
            tance est en hausse en France, tout comme
            dans de nombreuses régions du monde.               TRAVAILLEURS FRANÇAIS ?
            Dans l’opinion publique, le travail des plate-
            formes numériques est souvent assimilé               Durant trois mois, nous avons sondé près
            à l’ubérisation de l’économie ; néanmoins,         de 1 000 micro-travailleurs présents sur la
            en grande partie, le travail effectué sur des      plateforme de micro-travail Foule Factory
            plateformes en ligne n’est pas uniquement          (« fouleurs »). Cette plateforme, qui recrute
            lié aux applications de VTC, de livraison ou       ses effectifs exclusivement en France, est
            d’autres formes visibles de travail à la de-       un acteur central dans l’écosystème natio-
            mande.                                             nal du micro-travail. Les données socio-dé-
                                                               mographiques des « fouleurs » révèlent une
              Le micro-travail a la particularité d’être,      réalité sociale dont certains aspects sont
            de façon générale, invisible, effectué à la        alarmants :
            maison, et régi par des formes de contrats
            diverses : un simple « accord de participa-         – 5 6,1 % des micro-travailleurs sont des
            tion », voire la seule adhésion aux condi-            micro-travailleuses ;
            tions générales d’utilisation de la plate-          – 63,4% des micro-travailleurs ont entre
            forme peuvent faire office de contrat. De              25 et 44 ans ;
            par l’invisibilité qui caractérise le micro-tra-
            vail, on trouve donc peu de documentation,          – 43,5% des micro-travailleurs de 25-64 ans
            légale ou académique, à son propos.                    possèdent un diplôme supérieur à bac +
                                                                   2 (comme une licence ou un master) ;
            POURQUOI LES FRANÇAIS                               – 2 7,9% des micro-travailleurs sont (sans
            MICRO-TRAVAILLENT-ILS ?                               compter les tâches réalisées sur les
                                                                  plateformes) inactifs ;
             La première raison évoquée par les mi-             – 22% des micro-travailleurs vivent en-
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                       6

               dessous du seuil de pauvreté (défini           clients. Certains micro-travailleurs tentent
               comme la moitié du revenu médian) ;            de contourner cet état de fait en se servant
                                                              de forums pour s’auto-organiser en commu-
             –L
               e revenu mensuel moyen qu’apporte
                                                              nauté : ils utilisent ces espaces d’échange
              le micro-travail en France (toutes plate-
                                                              pour contester la faible rémunération de
              formes confondues) est très inégale-
                                                              certaines tâches ou pour tenter de négocier
              ment distribué, avec une moyenne d’en-
                                                              le paiement avec les plateformes. L’échange
              viron 21 euros par mois ;
                                                              est néanmoins limité, voire entravé dans
             – Seulement 18,5% des micro-travailleurs        le cas des forums hébergés par les plate-
                se connectent à une seule plateforme.         formes elles-mêmes, où de temps à autre
                La plupart d’entre eux cumulent des           les éléments « perturbateurs » sont bannis.
                travaux sur au moins deux autres plate-
                formes, sites ou applications.                LES MICRO-TRAVAILLEURS
                                                              JOUENT UN RÔLE CLÉ DANS
            LA « TRIPLE-JOURNEE »                             L’ESSOR DE L’INTELLIGENCE
            DES FEMMES MICRO-                                 ARTIFICIELLE
            TRAVAILLEUSES
                                                                Les micro-tâches tiennent un rôle prépondé-
              Les femmes « fouleuses » sont plus nom-         rant dans le développement de l’intelligence
            breuses que les hommes à avoir des enfants        artificielle (IA). L’enquête DiPLab a identifié
            (55% contre 39%), et consacrent entre 6 et 12     trois principales utilisations du micro-travail
            heures par semaine de plus que ces derniers       en vue de nourrir les technologies intelli-
            aux tâches domestiques. Elles sont presque        gentes :
            aussi nombreuses que les hommes à avoir
            un emploi principal (environ 61%), quoique         – L’entraînement d’IA : plusieurs répondants
            plus souvent à temps partiel (32% contre              DiPLab ont été impliqués dans la prépa-
            11% pour les hommes). L’investissement                ration de vastes programmes de constitu-
            des femmes dans le micro-travail, assez im-           tion de bases de données visant à entraî-
            portant dans certains cas, suggère un glisse-         ner les solutions d’apprentissage machine
            ment vers une « triple-journée » : à l’emploi         (machine learning). Le micro-travail est
            principal s’ajoutent les tâches ménagères             nécessaire pour étiqueter des images,
            et l’activité sur les plateformes de micro-           transcrire des mots, interpréter des bouts
            travail.                                              de conversation orale enregistrée par des
                                                                  assistants vocaux. L’essor du marché de
            DES TRAVAILLEURS                                      l’IA en France va de pair avec l’augmenta-
                                                                  tion des recrutements d’entraîneurs d’IA
            INVISIBLES QUI PEINENT À                              sur les plateformes de micro-travail.
            S’ORGANISER
                                                               – La vérification d’IA : les technologies d’in-
                                                                  telligence artificielle et d’apprentissage
              Effectuer des micro-tâches n’est pas sans           machine existantes ont besoin de contrôles
            répercussions pour les micro-travailleurs.            de qualité, qui peuvent être effectués par
            Dans la majorité des cas, les travailleurs            des micro-travailleurs. Les répondants de
            ne connaissent pas le client pour lequel              l’enquête DiPLab ont par exemple vérifié
            ils réalisent des tâches, ni la finalité de ces       que des moteurs de recherche donnent
            dernières. Dans certains cas, cette mécon-            les résultats espérés, ou encore que des
            naissance du sens de leur travail peut être           logiciels reconnaissent correctement des
            assez problématique : ceux-ci s’interrogent           textes. Il ne s’agit pas toujours de proto-
            parfois sur l’éthique de certaines tâches             types ou de produits test, mais aussi de
            qu’ils effectuent et craignent que certaines          technologies déjà en commerce, ce qui
            activités aillent à l’encontre de leurs va-           laisse penser que le micro-travail est une
            leurs et de leurs principes moraux.                   partie intégrante de ce qui est pourtant
              Par ailleurs, les plateformes invisibilisent        vendu comme de l’automation.
            les micro-travailleurs, en les empêchant           –
                                                                L’imitation d’IA : En dépit des enthou­
            d’entrer en contact avec les autres mi-             siasmes,     de   nombreux      systèmes
            cro-travailleurs et parfois même avec les           d’intelligence artificielle ne sont pas
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                 7

               encore capables d’effectuer des tâches        et ses impacts de long terme sur les
               de manière complètement autonome.             trajectoires professionnelles des personnes
               Le travail humain vient les compléter,        concernées restent à établir. Ceci pourrait
               souvent sans que son rôle ne soit             affecter particulièrement des groupes
               clairement affiché. Des travailleurs et       sociaux éloignés de l’accès à un emploi
               des entrepreneurs interrogés par DiPLab       classique.
               affirment d’ailleurs avoir eu connaissance
                                                               Comment réguler cette nouvelle force de
               ou bien avoir participé au déploiement de
                                                             travail et renforcer sa protection sociale
               solutions reposant sur le travail humain,
                                                             parfois inexistante ? La question se pose
               mais vendues comme étant basées sur
                                                             pour les syndicats et les législateurs.
               l’intelligence artificielle.
                                                               Plus spécifiquement, étant donnée la place
            CONCLUSIONS                                      prédominante de cette nouvelle forme de
                                                             travail dans le développement et la com-
              En France, le micro-travail se définit de      mercialisation de solutions d’intelligence
            plus en plus comme un nouveau moyen              artificielle, la question se pose de savoir
            de pallier une précarité économique. Dans        comment s’assurer que la contribution des
            le même temps, en raison d’une demande           travailleurs à l’innovation technologique
            très fluctuante de la part des entreprises,      soit reconnue à sa juste valeur.
            il n’apporte pas de stabilité professionnelle,
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                     8

     Executive summary and key findings

  Micro-work in France.
   Behind Automation,
         New Forms of
                                            The    past     owned by French companies, while the rest
    Precarious Labour?                    few years saw     are international platforms using, among
                                          a remarkable      others, France-based micro-workers.
                                          proliferation
                                                             – While frequently presented as a way of
            of micro-work platforms. This relatively
                                                                monetising downtime between every-day
            new activity consists in fragmented tasks
                                                                activities, micro-tasks are often instrumen-
            (micro-tasks), completed directly onto on-
                                                                tal to the development of artificial intelli-
            line platforms and paid on a piece-rate ba-
                                                                gence, helping to provide annotated data
            sis. Some examples are identifying objects
                                                                and output checks of smart technologies.
            in images, transcribing invoices, moderat-
            ing social media content, watching short         – Micro-workers are mainly paid by piece-
            videos, copying-pasting text or responding          work and they have no room for price
            to online surveys. Often these repetitive           negotiation. In some cases, they are paid
            tasks require low qualification and can be          per hour, but still their reward depends
            paid as little as few cents.                        on tasks done.
              This report presents the results of the        – When it comes to their business mod-
            DiPLab (“Digital Platform Labor”) research          el, French micro-work platforms charge
            project and contributes to filling the gap          commission fees to clients, not workers.
            in the literature on European micro-work
                                                              Among the original findings of the re-
            platforms. Conducted in 2018, DiPLab is the
                                                            search is the identification of the typical
            first research on microwork in France that
                                                            profile of entrepreneurs in the French mi-
            engages in a broader effort to measure the
                                                            cro-work context. These are generally grad-
            impact of new technologies on employment.
                                                            uates of business or engineering schools,
            With this objective, a comprehensive study
                                                            with a professional trajectory that includes
            of micro-work platforms in the French
                                                            previous experience in strategy or IT con-
            context has been realized, drawing on
                                                            sulting firms, as well as in multinational
            multiple sources: web-native data, an online
                                                            IT companies. Start-up incubators play a
            survey involving approximatively 1000
                                                            key role: they supported the development
            micro-workers, and 92 qualitative in-depth
                                                            of one third of the examined micro-work
            interviews of workers, clients and platform
                                                            platforms. The financing sources of mi-
            owners. DiPLab’s PIs are Antonio Casilli
                                                            cro-working platforms are private funds
            (associate professor at Télécom ParisTech
                                                            and venture capital, with equal share.
            and member of i3 - Interdisciplinary
            Institute on Innovation, CNRS) and Paola
            Tubaro (associate research professor at the     HOW MANY PEOPLE MICRO-
            Laboratory of Research in Computer Science,     WORK IN FRANCE?
            French National Centre for Scientific
            Research). It includes researchers from           The present research estimates that more
            different backgrounds in the social sciences.   than 260 000 people perform, at least oc-
                                                            casionally, micro-work in France. Such es-
            MAPPING THE FRENCH MICRO-                       timate is the sum of the number of regis-
            WORK ECOSYSTEM                                  tered users of the main platforms whose
                                                            data are available, corrected to avoid du-
                                                            plicates (people using multiple platforms)
              DiPLab results show that micro-work           and registrations outside of France. While
            is available to French workers through          not all micro-workers may operate every
            23 micro-work platforms: in 2018 14 are         day, this figure represents a large reservoir
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                9

            from which the digital industry can take ac-    approximately 1000 micro-workers. Foule
            cording to its needs, however floating they     Factory, which exclusively recruits its
            may be. Thus, this phenomenon requires          micro-workers in France, is particularly
            at least the same attention that policymak-     relevant because it is an industry leader
            ers devote to urban transport platforms,        in the country. The socio-demographic
            which involve considerably fewer workers,       characteristics of micro-workers operating
            though all are consistently engaged in the      on Foule Factory reveal a somewhat
            activity.                                       alarming social setting:
              In France, as in other world regions, plat-    – 56.1% of micro-workers are women;
            form-based micro-work is on the rise. In
                                                             – 63.4% of micro-workers are between the
            public debates, online labour is often as-
                                                                ages of 25 and 44;
            sociated to “uberisation” of the economy.
            Nonetheless, a relevant portion of the dig-      – 43.5% of micro-workers between the
            ital platform labour performed in France            ages of 25 and 64 hold at least a bache-
            does not concern app-based urban trans-             lor’s degree;
            portation, delivery or other forms of visi-
                                                             – 27.9% of micro-workers are inactive
            ble on-demand jobs. Micro-work is largely
                                                                (aside from their micro-work);
            invisible and performed at home. It is less
            documented in academic and policy re-            – 22% of micro-workers live below the
            search.                                             poverty threshold (defined as half of
                                                                the median income);
            WHY DO PEOPLE MICRO-                             – The average monthly income that
            WORK?                                               French workers earn from micro-tasks
                                                                (all platforms combined) is very une-
              The first motivation for micro-working            venly distributed with an average of
            is the need for money (44.93% of respond-           about 21 euros per month;
            ents), followed by the possibility of work-      – Only 18.5% users micro-work exclusive-
            ing with a flexible schedule, mentioned as          ly on one platform, while most of them
            the second most important motivation by             are at least on two other platforms,
            29.41% of respondents.                              websites or applications.
              Moreover, platforms are used in very di-
            verse ways. Three categories of micro-work-     THE “TRIPLE SHIFT” OF MICRO-
            ers can be distinguished according to their     WORKING WOMEN
            level of engagement.
             – ‘Very active users’, who operate on mi-       Among Foule Factory’s micro-workers
               cro-work platforms at least once a week;     a larger number of women have children
                                                            compared to men (55% vs 39%). Women
             – ‘Routine users’, who micro-work at least
                                                            also devote 6 to 12 hours per week more
                once a month;
                                                            than men to domestic work. The percentage
             – ‘Casual users’, who alternate inactivity    of micro-workers having a formal employ-
                and various levels of micro-work.           ment is almost the same between men and
                                                            women (about 61%), although part-time is
             The heterogeneity of micro-workers’
                                                            more frequent among women (32% vs 11%
            modes of engagement illustrates the plu-
                                                            for men). Such imbalances suggest that,
            rality of uses of micro-work platforms and
                                                            through micro-work, women are increas-
            explains the disparity of micro-work-relat-
                                                            ingly facing a “triple-shift”: micro-work
            ed income between workers.
                                                            adds to the burdens of formal employment
                                                            and care work.
            WHO ARE THE FRENCH MICRO-
            WORKERS?                                        INVISIBLE WORKERS STRIVE
             The DiPLab research includes a survey
            over a period of three months of the
                                                            TO ORGANIZE
                                                             Performing micro-tasks is not without re-
            French micro-work platform Foule Factory,
                                                            percussions on micro-workers. Most work-
            with a questionnaire administered to
                                                            ers are unaware of clients’ identity and the
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                   10

            purpose of tasks. In some cases, this be-           output of technologies as diverse as
            comes very problematic for micro-workers,           search engines, connected objects, text
            who question the fairness of their online           recognition software. As far as these
            activity, fearing that the tasks may not fit        tasks not only concern prototypes or
            with their moral principles. Furthermore,           test products, but also technologies that
            micro-workers are made invisible by plat-           are already on the market, this seems to
            forms, which prevent them from coming               indicate that micro-work is a permanent
            into contact with their fellow workers and          feature of present-day automation.
            sometimes with clients.
                                                              – AI impersonation: Contrary to popular
              Micro-workers sometimes challenge this             belief, in most cases AI systems are not
            invisibility by resorting to online forums as        yet able to perform completely inde-
            spaces of self-organisation, where they feel         pendent tasks, and human work is still
            somewhat free to protest when a task is              essential. Nonetheless, some companies
            poorly paid and where they attempt to ne-            that make large use of micro-work, mar-
            gotiate with platforms. Nonetheless, these           ket their services as AI solutions. Both
            spaces of self-organisation are limited, es-         workers and entrepreneurs interviewed
            pecially for forums hosted by micro-work             within DiPLab have reported, and in
            platforms, which often ban members who               some cases performed, micro-work re-
            are deemed too disruptive.                           packaged and branded as “artificial” in-
                                                                 telligence.
            MICRO-WORKERS PLAY A
            KEY ROLE IN ARTIFICIAL                           CONCLUSIONS
            INTELLIGENCE
                                                               Micro-work in France is establishing itself
                                                             as a new way to cope with economic precar-
              Micro-tasks performed on online plat-
                                                             iousness. At the same time, due to a high-
            forms play a key role in the development
                                                             ly fluctuating demand from companies, it
            of contemporary artificial intelligence (AI).
                                                             does not provide professional stability, and
            The DiPLab research has identified three
                                                             its long-term impacts on the professional
            main ways in which micro-work is benefi-
                                                             trajectories of the persons concerned re-
            cial to AI systems:
                                                             main to be established. That is especially
             – AI preparation: several DiPLab respond-      true for social groups with limited access to
               ents have been actively involved in the       standard employment.
               preparation of large “training datasets”
                                                               How can we regulate this new labour
               used to calibrate machine learning solu-
                                                             force and strengthen its almost-inexistent
               tions. Humans are necessary to tag im-
                                                             social protection? This question concerns
               ages, transcribe words, interpret bits of
                                                             both trade unions and legislators.
               spoken conversations. As the market for
               AI is booming in France, so does the re-      Specifically, given the predominant place of
               cruitment of AI-trainers on micro-work        this new form of work in the development
               platforms.                                    and commercialization of AI solutions,
             – AI verification: existing technologies us-   the question arises of how to ensure
                ing AI and learning algorithms, need to      recognition of the contribution of workers
                be overseen by micro-workers. DiPLab         to technological innovation at its true value.
                respondents have been checking the
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                                                                           11

     Table des matières
                                         La première enquête sur le micro-travail en France................................... 14
        Pourquoi l’enquête               Comment avons-nous mené l’enquête DiPLab ?........................................... 14
                 DiPLab ?                Qu’est-ce que le micro-travail ?............................................................................. 15
                                         Les chiffres du micro-travail dans le monde.................................................. 16
                                         Les micro-travailleurs, partie immergée
                                         de l’Intelligence Artificielle..................................................................................... 17
                                         Verbaliser et formaliser le micro-travail........................................................... 17

                                         Petit glossaire du micro-travail.............................................................................20
         Cartographie des                Ce qu’est une plateforme de micro-travail et ce qu’elle n’est pas...............20
     entreprises de micro-               Les micro-travailleurs ne sont pas des freelances

         travail en France               ni des travailleurs « ubérisés »..............................................................................20
                                         Le micro-travailleur effectue des tâches courtes
                                         généralement payées à la pièce.............................................................................21
                                         Les micro-travailleurs ne paient pas de commission à la plateforme......22
                                         L’écosystème du micro-travail en France..........................................................23
                                         Plateformes « bifaces »..............................................................................................24
                                         Plateformes de « micro-travail profond »........................................................25
                                         A quoi reconnait-on une plateforme française de micro-travail ?.............26

                                         La France compte plus de 260 000 micro-travailleurs..............................29
         Qui sont les micro-             La journée d’un micro-travailleur « très actif ».............................................29
          travailleur•ses de             Comment étudier le micro-travail :

                   France ?              l’enquête DiPLab sur Foule Factory....................................................................30
                                         Socio-démographie du micro-travailleur français........................................31
                                         Les lieux du micro-travail en France..................................................................33
                                         Des revenus modestes................................................................................................34
                                         Une micro-travailleuse « régulière »...................................................................35
                                         En quoi consistent les micro-tâches ?................................................................36
                                         Pour qui travaillent les micro-travailleurs ?
                                         La méconnaissance des donneurs d’ordre........................................................36
                                         Le « plan » étudiant....................................................................................................37
                                         Pourquoi micro-travailler ?.....................................................................................38
                                         L’argent du micro-travail : un revenu parfois
                                         complémentaire, très souvent nécessaire.........................................................39
                                         G. : la difficulté de toucher un salaire décent
                                         quand on est en situation de handicap.............................................................39
                                         Micro-travail des femmes : une « double » ou « triple » journée..........40
                                         S. : arrêter de travailler pour s’occuper de ses enfants..............................40
                                         A. : micro-travailler pendant ses pauses...........................................................41
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                                                                             12

                                         Une multi-activité nécessaire mais limitée.....................................................44
      Les conséquences du                Un travail « atypique » qui s’ajoute à l’emploi..............................................44
             micro-travail               Un palliatif dans des situations d’inactivité...................................................45
                                         M. face au surendettement......................................................................................46
                                         Une population précaire...........................................................................................46
                                         Un micro-salaire pour « profiter de la vie » ou bien
                                         un « micro-salaire pour vivre » ?..........................................................................47
                                         Un micro-salaire pour compléter son revenu.................................................47
                                         La précarisation alarmante des trentenaires..................................................48
                                         Le « surtravail » des micro-travailleurs.............................................................48
                                         L’invisibilité pour lot commun..............................................................................49
                                         Les risques psychosociaux du micro-travail....................................................50
                                         B., ou la solitude du micro-travailleur................................................................51
                                         Une foule qui tente de s’auto-organiser............................................................51
                                         Échanger les expériences..........................................................................................52

                                         « Bonjour, que pouvez-vous faire pour moi ? ».............................................55
        Comment le micro-                Comment le micro-travail sert l’IA......................................................................55
           travail nourrit               Quand l’humain « prépare » l’IA..........................................................................56

             l’Intelligence              La dernière micro-tâche............................................................................................56

                Artificielle             Générer des données pour nourrir les machines.........................................57
                                         CGM : contenu généré par les micro-travailleurs..........................................57
                                         Le micro-travail pour « vérifier » l’IA.................................................................58
                                         J. : la femme qui écoutait les robots....................................................................58
                                         « AI washing » : quand l’IA est un argument marketing..........................58
                                         Faites semblant, ce sera payant............................................................................59
                                         L’humain dans la machine.......................................................................................60
                                         Presque la moitié des startups qui déclarent
                                         faire de l’IA mentent..................................................................................................61

                                         Le micro-travail : une remise en cause de
                                         l’institution salariale..................................................................................................63
                   Conclusions           L’infrastructure humaine de l’intelligence artificielle...............................63
                                         Quid des entreprises clientes ?..............................................................................64
                                         L’internationalisation du micro-travail.............................................................65

                                         Annexe 1 : L’équipe.......................................................................................................66
                                         Annexe 2 : Bibliographie...........................................................................................67
                                         Annexe 3 : Méthodologie d’estimation du nombre
                                         de micro-travailleurs en France............................................................................69
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB   13

                      Pourquoi
                      l’enquête
                      DiPLab ?
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                       14

     La première enquête sur le micro-travail
     en France
            Le monde du travail est en pleine muta-            pour accompagner les entreprises dans de
            tion et le travail des plateformes en est          nombreuses fonctions : R&D et innovation,
            une nouvelle forme : des applications mo-          systèmes informatiques, mais aussi marke-
            biles, des portails web et des services inno-      ting, production, maintenance, logistique et
            vants permettent désormais de mettre en            finance.
            relation des entreprises et des travailleurs.      Emploi, entreprises, marchés : le micro-
            Ces plateformes agissent en intermédiaires         travail rend évident l’impact de la techno-
            dans plusieurs secteurs : transport ur-            logie sur l’économie et modifie jusqu’à la
            bain, livraison, ménage, graphisme, service        notion même de métier. C’est pourquoi une
            clients, comptabilité.                             équipe de chercheurs a lancé le projet de re-
            Le secteur du micro-travail est le der-            cherche DiPLab (Digital Platform Labor). Il
            nier front de cette « plateformisation »           s’agit de la première enquête consacrée au
            de l’économie. Ses acteurs proposent aux           micro-travail en France. L’objectif : mesurer
            entreprises de diviser leurs processus mé-         l’impact de ces nouvelles formes de travail
            tiers en plusieurs micro-tâches pour les           sur la société et sur l’emploi ; un impact
            confier à des particuliers. Ce processus de        qu’il est urgent de prendre en compte dans
            fragmentation du travail s’avère très utile        les politiques publiques.

     Comment avons-nous mené l’enquête
     DiPLab ?
            L’équipe du projet de recherche DiPLab a ré-         de la plateforme française Foule Factory
            uni dix chercheuses et chercheurs qui s’inté-        (dont 908 réponses pleinement exploi-
            ressent à la transformation du travail par les       tables) ;
            technologies. Dirigée par Antonio Casilli, cher-     – conduit 92 entretiens semi-directifs avec
            cheur et enseignant à Télécom ParisTech, et          des micro-travailleurs, des fondateurs de
            Paola Tubaro, chargée de recherche au CNRS,          plateformes et des responsables d’entre-
            elle a bénéficié d’un financement de la part du      prises clientes, dont 73 avec des travailleurs
            syndicat cgt-FO (dans le cadre de l’agence d’ob-     de Foule Factory ;
            jectifs FO-IRES 2017), ainsi que deux finance-       – analysé une base de 153.000 messages
            ments additionnels, respectivement de France         échangés sur Net Business Rating, une
            Stratégie, une institution rattachée au Premier      plateforme d’évaluation de sites et applica-
            Ministre, et de la MSH Paris Saclay (dans le         tions de micro-travail.
            cadre de l’appel à projets « Maturation 2017 »).
            Pour mener cette enquête, l’équipe DiPLab a :      Tous les départements français sont concer-
               – Repéré 23 plateformes de micro-tâches         nés par le micro-travail, y compris les do-
               opérant en France, et constitué un inven-       maines et régions d’Outre-mer. De plus, une
               taire documenté et détaillé de leurs caracté-   partie des tâches commandées par des entre-
               ristiques et activités ;                        prises françaises sont confiées à des micro-
               – administré et analysé un questionnaire        travailleurs de pays tiers, généralement fran-
               rempli par environ 1 000 micro-travailleurs     cophones, via des plateformes spécialisées.
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                                    15

     Qu’est-ce que le micro-travail ?
             Avant tout, rappelons le contexte écono-                       (ensuite devenu Rater Hub). Sur ces deux
             mique dans lequel se place cette activité. Afin                plateformes, le micro-travail humain sert à
             de réduire les coûts et d’augmenter leurs                      vérifier à la main les résultats des moteurs de
             performances, les entreprises font de plus                     recherche, les requêtes des assistants vocaux,
             en plus appel à des prestataires extérieurs.                   les trajets des véhicules connectés.
             Ces prestataires ne sont pas nécessairement                    Désormais, des centaines de plateformes de
             des sous-traitants (d’autres entreprises ou                    micro-travail existent au niveau internatio-
             freelance). Depuis l’arrivée d’internet, il est                nal. Elles constituent un véritable marché
             possible de déléguer à des « foules » de parti-                du travail. Chacune des tâches reçoit une
             culiers en réseau des projets et des tâches in-                compensation dérisoire, pouvant descendre
             hérentes à la gestion des entreprises (crowd-                  jusqu’à un ou deux centimes voire moins
             sourcing).                                                     dans certains cas. En 2017, le salaire horaire
             Or, ces dernières années ont vu émerger des                    médian d’un micro-travailleur ne dépas-
             acteurs économiques qui centralisent ces                       sait pas les 2 dollars1. De surcroit, penser en
             projets, les fragmentent en micro-tâches et                    termes d’heures de travail pose problème :
             les redistribuent à des travailleuses et des                   la plupart de ces plateformes rémunère à la
             travailleurs connectés à des plateformes nu-                   pièce. La possibilité même pour les micro-tra-
             mériques. Ces micro-tâches sont simplifiées à                  vailleurs d’arriver à cumuler un montant
             l’extrême, de façon à ce qu’elles puissent être                équivalent à un salaire minimum à la fin du
             effectuées par des prestataires « non-profes-                  mois est soumise à plusieurs aléas : leur assi-
             sionnels ». Les plateformes proposent dé-                      duité, leur rapidité, leurs compétences, mais
             sormais aux particuliers de monétiser leur                     aussi la disponibilité des tâches ou la capacité
             temps libre en effectuant des tâches rémuné-                   à les réaliser à des heures déterminées.
             rées à l’unité.                                                Nouvelle forme de travail, de plus en plus
             La plus célèbre de ces plateformes est                         fréquent et institutionnalisé, le micro-travail
             Amazon Mechanical Turk, un service créé                        fait pourtant l’objet de très peu d’attention de
             par le géant du commerce en ligne au milieu                    la part des médias et des pouvoirs publics.
             des années 2000. Avant cela, le problème
             le plus récurrent pour Amazon consistait à
             éliminer les doublons de son vaste catalogue.
             Les ingénieurs de la société de Seattle, ayant
             constaté l’inefficacité des solutions logicielles
             pour résoudre ce problème, ont envisagé
             un système d’externalisation : recruter
             un grand nombre de personnes payées
             à la pièce, avec pour mission d’analyser
             quelques pages et de signaler les répétitions.
             De là à en faire profiter d’autres sociétés, en
             retirant au passage une commission pour
             leur rôle de courtier, il n’y avait qu’un pas.
             D’autres géants de la tech ont suivi l’exemple
             d’Amazon. Ainsi, en 2004, Microsoft s’est
             doté d’Universal Human Relevance System
             (UHRS), et en 2008, Google a lancé EWOQ

         1
           Hara K., Adams A., Milland K., Savage S., Callison-Burch C. et
         Bigham J. (2017). A Data-Driven Analysis of Workers’ Earnings on
         Amazon Mechanical Turk. arXiv, 14 déc. URL: .
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                                      16

     Les chiffres du micro-travail dans le monde
                 Le micro-travail diffère de l’externalisation                  « travail à côté » (avec d’importantes
                 classique, dans la mesure où il met au travail                 variations par pays et par genre). Les auteurs
                 des masses de travailleurs indépendants,                       estiment à 5,8 millions les inscrits sur les
                 chacun en charge d’une petite partie, plutôt                   plateformes de micro-travail, mais il s’agit
                 qu’un seul sous-traitant pour l’ensemble. Il                   certainement d’une sous-estimation due
                 diffère aussi du « freelancing », puisque ce                   au fait que les données sur les plateformes
                 dernier produit des tâches complexes néces-                    de micro-travail ne sont que rarement
                 sitant des connaissances spécialisées ou des                   disponibles. En effet, encore aujourd’hui,
                 talents créatifs, comme la conception gra-                     nous manquons de repères pour évaluer
                 phique ou la programmation informatique.                       les effectifs des plateformes les plus
                 Cette nouvelle forme de travail des plate-                     importantes, à commencer par celles des
                 formes concerne des activités standardisées                    géants de la tech tels que Google, Facebook
                 et le plus souvent non qualifiées. Les « mi-                   et Microsoft.
                 cro-tâches » peuvent aller de la classification                Cependant, la somme des effectifs déclarés
                 de produits dans les catalogues en ligne à                     par les plateformes elles-mêmes dépasse-
                 l’étiquetage de vidéos et d’images, en pas-                    rait les 100 millions de travailleurs dans le
                 sant par la transcription ou la traduction de                  monde3. Même si ces chiffres sont sujets à
                 textes courts.                                                 caution, il n’en importe pas moins de sou-
                 Selon un rapport de la Banque mondiale                         ligner que le phénomène est en expansion
                 paru en 2015, micro-travail et freelancing                     dans plusieurs régions du monde4.
                 se superposent, la différence principale                       Le rapport de 2017 rendu à la Direction
                 entre les deux formes de travail étant la                      générale des politiques internes du
                 taille et la complexité des tâches, ainsi                      Parlement Européen5 affirme qu’entre 1 et
                 que la rémunération proposée2. Au niveau                       5% de la population européenne a eu accès
                 international, les plateformes de micro-                       à un revenu sur une plateforme de travail.
                 travail attirent des effectifs relativement                    Les niveaux de rémunération sur l’ensemble
                 jeunes (environ 70% des usagers auraient                       des plateformes sont nettement inférieurs
                 moins de 35 ans) ayant déjà une occupation                     aux salaires minimums nationaux. Plus
                 principale, et généralement un bon niveau                      spécifiquement, ce rapport montre que les
                 d’études. Les micro-travailleurs seraient                      travailleurs opérant sur des plateformes
                 davantage mus par le besoin d’avoir un                         de micro-travail gagnent en moyenne entre
                                                                                43 et 62% moins que le salaire minimum
         2
           Kuek S., Paradi-Guilford C.M., Fayomi T., Imaizumi S. et Ipeirotis
         P. (2015). The global opportunity in online outsourcing. Rapport,
                                                                                en vigueur dans leur pays. En France, cet
         Washington, D.C., World Bank Group. URL: .
                                                                                travailleurs seraient économiquement
                                                                                dépendants des plateformes, tirant une plus
         3
             Kueket al. (2015), cit. .
                                                                                grande partie de leurs revenus personnels
         4
          O’Farrell R. et Montagnier P. (2019). Measuring Platform Mediated     de micro-tâches sans autre emploi rémunéré.
         Workers. OECD Digital Economy Papers No. 282, Paris, OECD
         Publishing. URL:                                                        Un autre rapport plus récent du BIT (2018)
         < https://www.oecd-ilibrary.org/science-and-technology/measuring-
         platform-mediated-workers_170a14d9-en >
                                                                                se concentre sur les conditions de travail des
                                                                                usagers de 5 plateformes internationales
           Forde C., Stuart M. Joyce S., Oliver L., Valizade D., Alberti G.,
                                                                                de micro-travail, lesquelles recrutent des
         5

         Hardy K., Trappmann V., Umney C. et Carson C. (2017). The Social
         Protection of Workers in the Collaborative Economy, Rapport            effectifs en 75 pays6. La moyenne d’âge des
         pour la Commission Emploi et Affaires Sociales du Parlement
         Européen. URL : .                         les asymétries en fonction du genre sont
         6
           Berg J., Furrer M., Harmon E., Rani U. et Silberman M.S. (2018).     particulièrement importantes. Dans les pays
         Digital labour platforms and the future of work: Towards decent
         work in the online world, Geneva, BIT. URL: .             travailleuses et micro-travailleurs est de 1 à
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                    17

            5. L’enquête révèle que les micro-travailleurs   travail est la principale source de revenu. La
            ne gagnent effectivement que 3,31 dollars        protection sociale de ces micro-travailleurs
            de l’heure, et que dans les pays plus riches,    est particulièrement faible. A peine la moitié
            ils gagnent moins que le salaire minimum         d’entre eux sont couverts par une assurance
            national. La plupart des travailleurs de         maladie (provenant d’un emploi principal),
            plateformes dépendent financièrement des         et seuls 35% sont affiliés à un régime de
            revenus qu’ils tirent de leurs micro-tâches.     retraite.
            Pour presque 32% d’entre eux, le micro-

     Les micros-travailleurs, partie immergée
     de l’Intelligence Artificielle
           Moins visible que les chauffeurs Uber ou          calibrer et améliorer des solutions intelli-
           les livreurs de Deliveroo, cette micro-main-      gentes. Reconnaissance d’images, assistants
           d’œuvre est pourtant un atout essentiel           virtuels, algorithmes apprenants, véhi-
                                  pour innover dans le       cules autonomes : autant de technologies
                                  monde à venir.             qui se basent sur l’Intelligence Artificielle,
             À travers des À travers des plate-              laquelle à son tour repose sur l’activité de
    plateformes de mise formes de mise en                    myriades de micro-travailleurs.
     en relation avec des relation           avec des
                                  entreprises clientes
                                                             En effectuant des centaines, voire des
                                                             milliers de micro-tâches par jour, ils parti-
     entreprises clientes souvent engagées                   cipent de plus en plus souvent à la produc-
       souvent engagées dans de vastes plans                 tion de ces technologies. Ils enseignent aux
    dans de vastes plans de « transformation                 dispositifs de reconnaissance vocale ou vi-
                                  numérique », les mi-       suelle à interpréter des sons et des images.
    de « transformation cro-travailleurs se                  Ils nettoient les données et les enrichissent
         numérique », les retrouvent à être les              pour qu’elles puissent être utilisées dans
    micro-travailleurs se artisans invisibles                l’apprentissage profond. Ils retranscrivent
    retrouvent à être les mais           nécessaires de
                                  l’automatisation.
                                                             des textes à partir d’images floues ou de
                                                             mauvaise qualité. Voilà bien d’activités qui,
      artisans invisibles De manière de plus                 selon la doxa courante, sont appelées à être
     mais nécessaires de en plus marquée,                    automatisées. Or, pour que l’intelligence
        l’automatisation. les plateformes se                 artificielle soit capable de les effectuer par
                                  servent des micro-         elle-même, elle a encore besoin d’être nour-
                                  travailleurs     pour      rie et entraînée par l’intelligence humaine...

     Verbaliser et formaliser le micro-travail
            Les travaux existants ne fournissent pas en-     sur les plateformes de micro-travail an-
            core d’éléments permettant de situer l’état      glophones, qui recrutent majoritairement
            du micro-travail en France. Sauf quelques        leurs effectifs entre les États-Unis et l’Asie.
            rares exceptions, les sources à notre dis-       Qui sont les acteurs de l’économie du
            position se sont penchées principalement         micro-travail ? À quoi ressemble une
LE MICRO-TRAVAIL EN FRANCE – RAPPORT DIPLAB                                                                   18

            plateforme qui opère dans le contexte           point de vue quantitatif et qualitatif la force
            français ? Comment cette nouvelle forme         de micro-travail en France. Non seulement
            de travail atypique se répartit-elle sur le     allons-nous dresser le profil socio-démogra-
            territoire national, de même qu’en termes       phique de ces travailleurs, mais nous allons
            de couches sociales, de genre, de catégories    également faire entendre leurs voix, en ra-
            professionnelles ? Quel est le portrait-robot   contant leurs histoires et en recueillant leurs
            de cette nouvelle catégorie de travailleurs ?   propos. Nous passerons ensuite en revue
            Quelles raisons poussent les particuliers       les conséquences psycho-sociales de ce type
            à « vendre » quelques minutes, quelques         d’activité. Nous conclurons enfin par un ap-
            heures, quelques journées de leur temps ?       profondissement du rôle des micro-travail-
            Nous allons d’abord procéder à une carto-       leuses et micro-travailleurs français dans
            graphie des plateformes françaises et des       la préparation, la validation, et (parfois) la
            plateformes internationales dans lesquelles     simulation d’intelligences artificielles.
            sont enregistrés des micro-travailleurs fran-
            çais. Ensuite, nous caractériserons d’un
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