Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones

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Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Courrier
          LE

          D E L’ U N E S CO             janvier-mars 2019

2019 : Année internationale des langues autochtones

                                 Quand tu bois
                                 de l'eau, pense
                                 à la source

           Idées : un inédit
            de W. H. Auden
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
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la science et la culture. Il promeut les idéaux de            Production numérique :                            © UNESCO 2019
l’Organisation, en diffusant des échanges d’idées sur des     Denis Pitzalis, architecte Web/développeur        ISSN 2220-2269 • e-ISSN 2220-2277
thèmes de portée internationale en lien avec son mandat.
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Anglais : Shiraz Sidhva                                                                                         terms-use-ccbysa-fr). La présente licence s’applique
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Espagnol : William Navarrete                                   Co-éditions :
Français : Gabriel Casajus, correcteur                         Portugais : Ana Lúcia Guimarães                 Les désignations employées dans cette publication et
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Iconographie : Danica Bijeljac                                   Sicilien : David Paleino
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Veronika Fedorchenko                                                                                            publication sont celles des auteurs ; elles ne reflètent
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                                                                                                             D E L’ U N E S C O

Éditorial
« Nous souhaitons rédiger notre
encyclopédie sur les choses de l’eau.
Pouvez-vous nous aider ? » C’est avec
cette requête qu’une délégation de la
communauté mayangna, qui vit dans la
forêt tropicale de Bosawas, au Nicaragua,
s’est rendue à l’UNESCO, vers le milieu
des années 2000. Connue également sous
le nom de Cœur du couloir biologique
mésoaméricain, leur forêt avait rejoint
le Réseau mondial des réserves de                 Ces savoirs, qui abritent des informations       Il n’en reste pas moins que les peuples
biosphère de l’UNESCO en 1997. En 2002,           essentielles sur la subsistance, la santé        autochtones ont encore un long
l’Organisation avait lancé le programme           et l’utilisation durable des ressources          chemin à parcourir avant de sortir de
Systèmes de savoirs locaux et autochtones         naturelles, sont véhiculés et transmis par       la marginalisation et de surmonter les
(LINKS). Le moment était donc propice             un seul moyen : la langue. C’est pourquoi        nombreux obstacles auxquels ils doivent
pour initier un projet innovant : enregistrer     la sauvegarde des langues autochtones,           faire face. Un tiers des personnes qui
la parole des détenteurs des savoirs              dont un nombre croissant s’avère                 vivent dans l’extrême pauvreté à travers le
autochtones en vue de publier l’ensemble          aujourd’hui menacé, est cruciale non             monde appartiennent à des communautés
des connaissances mayangna sur les                seulement pour le maintien de la diversité       autochtones, de même que dans un bon
poissons et les tortues. Un ouvrage de plus       linguistique, mais aussi de la diversité         nombre de pays, les législations en faveur
de 450 pages, en deux volumes et en deux          culturelle et biologique du monde.               des peuples autochtones demeurent
langues (mayangna et espagnol), fut publié                                                         incompatibles avec d’autres lois qui traitent
                                                  S’ils ne forment que 5 % de la population
en 2010, marquant l’aboutissement de la                                                            notamment de l’agriculture, de la terre, de
                                                  mondiale, les peuples autochtones
première étape d’un projet plus vaste sur                                                          la conservation et des industries forestières
                                                  parlent la majorité des 7000 langues
les savoirs mayangna relatifs à la nature                                                          ou minières, selon Victoria Tauli-Corpuz,
                                                  qui existent au monde et « détiennent,
en général.                                                                                        Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur
                                                  occupent ou utilisent 22 % des terres
                                                                                                   les droits des peuples autochtones.
Les Mayangna le savaient : s’ils ne               mondiales, qui elles-mêmes abritent
consignaient pas d’urgence leurs                  80 % de la biodiversité mondiale », selon        Le dossier Grand angle de ce numéro du
connaissances dans un livre, celles-ci            l’ouvrage Résister à l’incertitude, publié par   Courrier leur est consacré. Il emprunte son
allaient progressivement disparaître, au          l’UNESCO en 2012.                                titre au proverbe chinois : « Quand tu bois
même rythme que disparaissait leur forêt                                                           de l’eau, pense à la source », pour rappeler
                                                  Avec la désignation de 2019 comme Année
sous la pression de l’abattage illégal des                                                         que les savoirs autochtones, source de tous
                                                  internationale des langues autochtones
arbres et du développement de l’agriculture                                                        les savoirs, méritent une place prééminente
                                                  (IYIL2019), lancée officiellement à l’UNESCO
intensive. Ces deux méthodes d’exploitation                                                        dans la modernité. Il s’associe également à
                                                  le 28 janvier, la communauté internationale
de la nature sont à l’opposé du mode de vie                                                        la célébration de la Journée internationale
                                                  réaffirme sa volonté de soutenir les peuples
traditionnel des peuples autochtones de                                                            de la langue maternelle, le 21 février.
                                                  autochtones dans leurs efforts de préserver
la réserve de Bosawas, fondé sur la chasse,
                                                  leurs savoirs et de jouir de leurs droits.
la pêche, la récolte de fruits et légumes, et                                                      Vincent Defourny et Jasmina Šopova
                                                  Depuis l’adoption de la Déclaration sur
un élevage destiné à l’autosubsistance.
                                                  les droits des peuples autochtones, par
L’UNESCO les a aidés à sauvegarder leurs          l’Assemblée générale des Nations Unies,
savoirs, afin de pouvoir les transmettre          le 13 septembre 2007, des avancées
aux générations futures, mais aussi les           considérables ont été faites dans ce sens.
mettre à disposition de la communauté
scientifique internationale. C’est un des rôles
principaux de LINKS qui vise notamment
à assurer une place équitable aux savoirs
autochtones dans l’éducation formelle et
informelle et à les intégrer aux débats et
politiques scientifiques.

                                                                                                    Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   |3
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Sommaire
            GRAND ANGLE
 7                     Langues autochtones,
                           savoirs et espoirs
                            Minnie Degawan
                                                    6-29
 9                  Ndejama cuia chi ini zaza
                       Aracely Torres Morales
 10       Manon Barbeau, caméra au cœur
         Propos recueillis par Saturnin Gómez
 13     Rapa Nui : il y a péril en la demeure
      Propos recueillis par Jasmina Šopova et
                        Carolina Rollán Ortega
 16           La radio, un moyen de survie
          Avexnim Cojti et Agnes Portalewska
 18             Hindou Oumarou Ibrahim
       plaide pour les droits des Mbororos
         Propos recueillis par Domitille Roux
 20                           High-tech Siku
          Joel Heath et Lucassie Arragutainaq
 23                      Le cordon ombilical
      Kirituia Tumarae-Teka et James Doherty
 24                     Du riz, des poissons,
                 des canards et des hommes
                      Dai Rong et Xue Dayuan
 26                  Les Samis de Jokkmokk
                     au défi de la modernité
                                   Marie Roué
 28                      Retour aux îles Lau,
                        toutes voiles dehors
            Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce

                                                           30-37   ZOOM
                                                                   Au pays des fleuves fous
                                                                   Photos : Sarker Protick
                                                                   Texte : Katerina Markelova

4 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
38-45
                                                         IDÉES
                                                         Réflexions sur la liberté et l’art
                                                         Wystan Hugh Auden

                                                                                     46-49
                                                         NOTRE INVITÉ
                                                         Abdullahi Ahmed An-Na’im :
                                                         Droits de l’homme, État séculier et
                                                         charia aujourd’hui
                                                         Propos recueillis par Shiraz Sidhva

          ACTUALITÉS
51           Hovhannès Toumanian
              ou la passion du récit
                                         50-58
                     Krikor Beledian

54                         Norouz :
        les germes du jour nouveau
                 Salvatore D’Onofrio

56               Gérer l’incertitude :
     la sécurité de l’eau en question
                   Howard S. Wheater

                                                          Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   |5
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Quand tu bois de l’eau,
                  pense à la source
Grand angle

                                       Portrait de Zinda, surnommée
                                        « la noyade », de la Série walé
                                   2e Regard, 2015, du photographe
                             français Patrick Willocq. Zinda est une
                               walé (mère allaitante primipare) qui,
                               selon la tradition des Ekondas (RDC),
                           doit vivre en réclusion après la naissance
                                   de l’enfant. Chaque jour, les walés
                            se livrent à une toilette élaborée en vue
                                          d’attirer l’attention sur elles.
                                                          © Patrick Willocq
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Grand angle

                Langues autochtones :

savoirs et espoirs
Minnie Degawan
                                                  Quelles menaces ?                                   Aux Philippines, par exemple, le
                                                                                                      gouvernement promeut l’usage des
Pour les peuples autochtones,                     La principale menace sur la survie des              langues maternelles à l’école, mais il ne
                                                  peuples autochtones vient du changement             finance ni les enseignants ni les matériels
la langue est non seulement                       climatique, qui porte gravement atteinte            qui permettraient aux enfants autochtones
un marqueur d’identité et                         à leurs économies de subsistance. De plus,          d’apprendre dans leur langue. Résultat, ils
d’appartenance au groupe, mais                    les projets dits « de développement »               finissent par maîtriser une autre langue et
aussi le véhicule de leurs valeurs                – barrages, plantations, mines et autres            par perdre la leur.
                                                  activités extractives – font des ravages,
éthiques. Elles sont la trame
des systèmes de savoirs grâce
                                                  tout comme les politiques combattant la
                                                  diversité et encourageant l’homogénéité.
                                                                                                      Valeurs perdues
auxquels ils ne font qu’un avec la                Les États ont une propension croissante             Après de longues années de discrimination,
                                                  à criminaliser toute voix discordante, et           de nombreux parents autochtones ont
terre et qui se sont avérés cruciaux
                                                  la violation des droits s’intensifie : nous         fini par favoriser la communication et
pour leur survie. L’avenir de leur                sommes témoins d’une hausse sans                    l’éducation de leurs enfants dans les
jeunesse en dépend.                               précédent du nombre d’autochtones                   langues dominantes, afin de leur créer des
                                                  harcelés, arrêtés, emprisonnés, voire               conditions optimales de réussite sociale.
                                                  exécutés sommairement pour avoir osé                Leur langue maternelle étant réservée aux
                                                  défendre leurs territoires.                         échanges entre personnes âgées, les petits-
                                                                                                      enfants ne peuvent plus communiquer avec
La situation des langues autochtones              Mais ce qu’on oublie souvent, lorsqu’on
                                                                                                      leurs grand-parents.
est le reflet de celle de leurs locuteurs.        évoque ces menaces, c’est leur impact sur
Dans bien des régions du monde, elles             les cultures et les valeurs autochtones.            Chez les Igorot, par exemple, le concept
sont sur le point de disparaître. En cause,       Les peuples autochtones puisent leur                d’inayan prescrit fondamentalement quel
d’abord, les politiques des États. Certains       identité, leurs valeurs et leurs systèmes           comportement adopter dans diverses
gouvernements ont cherché délibérément à          de savoirs dans leur interaction avec leur          circonstances. Il résume la relation de
les rayer de la carte en pénalisant leur usage,   milieu, mers ou forêts. Leurs langues sont          l’individu avec sa communauté et ses
comme dans les Amériques aux premiers             le produit de cet environnement, car leurs          ancêtres. Il ne se contente pas d’inciter
jours du colonialisme, par exemple. Certains      façons de décrire ce qui les entoure font           à bien faire : il prévient que « les esprits
pays, aujourd’hui encore, nient l’existence de    leurs spécificités linguistiques. Lorsque ce        ou les ancêtres n’approuveront pas » un
populations autochtones sur leur territoire :     milieu est modifié, la culture et la langue         comportement fautif. Comme beaucoup
leurs langues sont considérées comme des          sont affectées.                                     de jeunes ignorent désormais leur langue
dialectes et dévalorisées par rapport aux                                                             maternelle, cette valeur traditionnelle
                                                  Les Inuits, par exemple, ont une
langues nationales, ce qui les condamne                                                               se perd. L’absence de dialogue entre les
                                                  cinquantaine de termes pour décrire la
à une mort certaine.                                                                                  jeunes et leurs aînés a des conséquences
                                                  neige dans ses différents états. Celle-ci étant
                                                                                                      désastreuses, non seulement pour la
Mais la première raison de la situation           leur principal élément naturel, ils en ont
                                                                                                      langue, mais aussi pour les principes
dramatique dans laquelle se trouvent les          acquis une connaissance intime. Il en est de
                                                                                                      éthiques ancestraux.
langues autochtones est la menace qui pèse        même pour les Igorot des cordillères des
sur l’existence même de leurs locuteurs.          Philippines lorsqu’ils parlent du riz – de l’état
                                                  de semence à celui d’épillets mûrs pour la          Maintenir les langues
                                                  récolte, ou de l’aspect des grains juste cuits
                                                  et prêts à la consommation à l’alcool que
                                                                                                      en vie
                                                  l’on en tire.                                       Néanmoins, la reconnaissance croissante, au
                                                  Les nouvelles technologies de l’information         niveau mondial, des systèmes de savoirs des
                                                  et de la communication pourraient                   peuples autochtones nous redonne l’espoir
                                                  contribuer à améliorer le processus                 de voir nos langues revitalisées et diffusées,
                                                  d’apprentissage et devenir un outil de              aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. De nombreuses
                                                  préservation des langues vernaculaires.             communautés autochtones ont déjà
                                                  Ce n’est malheureusement pas le cas. Les            instauré elles-mêmes des dispositifs pour les
                                                  peuples autochtones étant perçus comme              faire renaître. Les Aïnous, au Japon, ont créé
                                                  minoritaires, leurs langues sont souvent            un système d’apprentissage où les anciens
                                                  oubliées dans les politiques de préservation        enseignent leur langue aux plus jeunes.
                                                  linguistique des États.

                                                                                                       Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   |7
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Grand angle

Savoirs autochtones et
changement climatique
Les savoirs autochtones sont une source
d’information inépuisable sur les façons
dont on observe traditionnellement
l’évolution du climat dans le monde et sur
les mesures d’adaptation au changement
climatique que divers peuples ont
inventées au fil du temps. Comment les
mettre à profit dans les débats à propos
des menaces qui pèsent actuellement
sur nous ?
Cette question est au cœur de l’ouvrage
Indigenous Knowledge for Climate
Change Assessment and Adaptation,
co-publié par l’UNESCO et Cambridge
University Press en 2018 (en anglais).
Il souligne la nécessité d’un dialogue
entre climatologues et détenteurs de
savoirs traditionnels pour une meilleure
compréhension de notre environnement
en vue d’un développement durable.
En se fondant sur des documents de
recherche et des rapports d’experts,
l’ouvrage fait le tour du monde de la
question, à commencer par les pratiques
environnementales saisonnières en
Mélanésie et les connaissances relatives
au climat en Micronésie, au nord-ouest de
l’Amazonie et au Chiapas (Mexique).
Ensuite, il se tourne vers la façon dont
les peuples autochtones font face au
changement climatique dans la Blue
Mud Bay en Australie, dans l’est de la
                                                      © Jacob Maentz

Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans le
sud-ouest de la Chine, dans les Andes
boliviennes et sur la côte du Kenya.
L’ouvrage livre également des témoignages
sur les façons d’affronter les événements                                                                               Célébrations de la fin de la récolte dans
climatiques extrêmes des peuples                                                                                       les rizières des cordillères des Philippines,
autochtones dans le sud-ouest des États-                                                                               site du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Unis et sur la côte caraïbe du Nicaragua,                              Les écoles de la tradition vivante,
ainsi que des éleveurs, allant de l’Arctique                           ouvertes dans différentes communautés
aux terres semi-désertiques du sud-ouest                               autochtones des Philippines, maintiennent
de l’Éthiopie et du Soudan du Sud.                                     en vie, elles aussi, les langues et d’autres
                                                                                                                       Appartenant au peuple Igorot, du groupe
                                                                       vecteurs culturels permettant la
On peut y trouver des exemples sur la                                                                                  kakanaey, dans les cordillères philippines,
                                                                       transmission aux générations futures des
façon dont le changement climatique                                                                                    Minnie Degawan dirige le programme
                                                                       valeurs traditionnelles.
affecte les petits États insulaires, les                                                                               Peuples indigènes et traditionnels de
paysans des Andes amazoniennes et les                                  Ce numéro du Courrier contribue de              Conservation International en Virginie
Iñupiat d’Alaska, ainsi que sur la capacité                            manière substantielle aux efforts déployés      (États-Unis). Elle plaide depuis de longues
de résilience des Samis du nord de                                     au niveau mondial pour accorder une             années pour la reconnaissance et le respect
la Suède (p. 26).                                                      plus grande attention aux langues des           des droits des peuples autochtones, et a
                                                                       peuples autochtones. Il est un précieux         participé à divers processus décisionnels,
Cette publication transdisciplinaire                                   complément à l’ouvrage publié en 2018,          dont la rédaction de la Déclaration des
est le fruit d’une collaboration entre le                              par l’UNESCO et Cambridge University            Nations Unies sur les droits des peuples
programme de l’UNESCO sur les systèmes                                 Press, sous le titre Indigenous Knowledge for   autochtones (DNUDPA).
de savoirs locaux et autochtones (LINKS),                              Climate Change Assessment and Adaptation
l’Initiative sur les savoirs traditionnels                             (Savoir autochtones pour l’évaluation et
de l’université des Nations Unies et le                                l’adaptation au changement climatique),
Groupe intergouvernemental d’experts sur                               qui souligne le caractère crucial des savoirs
l’évolution du climat (GIEC).                                          autochtones pour affronter les nouveaux
                                                                       défis planétaires.

  8 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Grand angle

                                                                                                         La principale
                                                                                                         menace
                                                                                                         sur la survie
                                                                                                         des peuples
                                                                                                         autochtones
                                                                                                         vient du
                                                                                                         changement
                                                                                                         climatique

                                                                                                  Ndejama veut dire changement, et le
                                                                                                  sens de cuia est polyvalent : l’expression
                                                                                                  est employée aussi bien pour désigner le
                                                                                                  passage d’un mois à un autre, d’une année à
                                                                                                  une autre ou d’une saison à une autre.
                                                                                                  Quant à l’expression ini zaza, elle désigne
                                                                                                  l’une des quatre catégories de chaleur (ini)
                                                                                                  que distingue la langue mixtèque : lo´o
                                                                                                  (faible), keva kandeinio (supportable), kini
                                                                                                  (grande), zaza (insupportable). On entend
                                                                                                  de plus en plus souvent parler d’ini zaza,
                                                                                                  phénomène autrefois exceptionnel. C’est
                                                                                                  pourquoi les paysans l’associent aujourd’hui
                                                                                                  au changement climatique. Ce que les
                                                                                                  experts appellent « variabilité climatique »,
Ndejama cuia chi ini zaza                                                                         les Mixtèques l’ont toujours appelé
                                                                                                  ndejama cuia.

Les Mixtèques du Mexique savent                                                                   Les Mixtèques ont toujours été à l’écoute
                                                                                                  de la nature. Aujourd’hui, comme hier, ils
parler la langue de la nature                                                                     interprètent les signes qu’elle leur envoie
                                                                                                  pour prendre les bonnes décisions. Leur
Les Mixtèques du Mexique savent depuis          Quant à savoir quel est le moment propice         langue contient une quantité d’informations
longtemps repérer les signes avant-             pour semer le maïs, les paysans se fient          qui sont autant de pistes vers des solutions
coureurs des caprices de la météo dans          au genévrier. S’ils voient que ses feuilles       aux problèmes soulevés par le changement
le comportement des oiseaux et des              commencent à produire de la poussière,            climatique aujourd’hui.
plantes. Ils entendent, par exemple, dans       c’est que la saison des pluies aura du
                                                                                                  Le programme de l’UNESCO relatif aux
le premier chant grave et triste des oiseaux    retard et qu’il faudra repousser la semence
                                                                                                  systèmes de savoirs locaux et autochtones,
chicucu, l’annonce de la fin de la saison des   peut‑être jusqu’à la mi-juin, voire plus
                                                                                                  LINKS, publiera au cours de 2019 un
pluies. Tant que les chicucu chanteront, les    tard encore.
                                                                                                  glossaire des expressions mixtèques liées
agriculteurs sauront que la saison sèche
                                                En effet, la saison des pluies, qui se prolonge   aux événements climatiques de la région
n’est pas près de se terminer et que l’heure
                                                habituellement du mois de mai au mois             de la Mixteca Baja, afin de faciliter le
n’est pas encore venue de semer les haricots
                                                d’août, dans la région de la Mixteca Baja,        dialogue entre experts et détenteurs de
et les courges.
                                                se fait de plus en plus désirer ces dernières     savoirs traditionnels.
                                                décennies et on entend de plus en plus
                                                souvent les paysans prononcer ces mots :          Aracely Torres Morales,
                                                ndejama cuia chi ini zaza.                        linguiste mexicaine d’origine mixtèque

                                                                                                   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   |9
Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
Grand angle

                             Manon Barbeau,

caméra au cœur
 Propos recueillis par Saturnin Gómez

 On a dit de Manon Barbeau qu’elle porte la caméra au cœur comme
 d’autres la portent au poing. Depuis une quinzaine d’années, elle investit
 tout son enthousiasme et son savoir-faire au service du Wapikoni,
 un projet qui met à la disposition des jeunes des communautés
 autochtones des outils mobiles de production audiovisuelle. Plus de
 mille documentaires ont ainsi été réalisés, donnant de la visibilité
 à ces communautés stigmatisées. Mais les acquis du Wapikoni vont
 bien au-delà du cinéma… et au-delà du Canada.

 Comment en êtes-vous venue à l’idée d’aller          Racontez-nous cette première expérience.
 à la rencontre des peuples autochtones
                                                      J’avais décidé d’écrire le scénario d’un film,
 du Canada ?
                                                      La fin du mépris, avec une quinzaine de
 Elle remonte à ma jeunesse. Je crois que je          jeunes Atikamekws de Wemotaci, réserve
 tiens de mon père l’intérêt pour l’image, et         située entre Manawan et Obedjiwan, en
 de ma mère, l’esprit de militantisme. Mon            Haute-Mauricie (Québec). J’étais admirative
 père était peintre et il fut l’un des seize          de leur talent et, en même temps, je
 signataires du manifeste du « Refus global »         découvrais les blessures qu’ils portaient en
 en 1948, qui s’opposaient à l’influence du           eux comme autant de parts d’un douloureux
 clergé au Québec et prônaient la liberté sur         héritage qui se transmet de génération
 le plan social. Mes parents se sont séparés.         en génération.
 Ma mère est partie aux États-Unis, où elle
                                                      Parmi les jeunes scénaristes, une fille
 s’est engagée en faveur des droits des Noirs.
                                                      se distinguait par son intelligence, son
 Des années plus tard, je me suis intéressée          dynamisme, sa générosité. Elle était une
 à ce qu’étaient devenus les enfants de cette         figure de proue dans sa communauté. Son
 génération et j’ai réalisé le film Les enfants       nom était Wapikoni Awashish. Un jour, sa
 de Refus global. Cette expérience m’a permis         voiture a heurté un camion forestier sur
 de me rendre compte à quel point l’art, et           la route. Sa vie a été fauchée par ceux-là
 en particulier le cinéma, avait un pouvoir           mêmes qui abattaient les arbres de sa terre.
 transformateur : quand on s’investit dans un         Elle avait vingt ans. Ce fut un choc terrible !
 film comme je l’ai fait, on n’est pas la même        En sa mémoire, nous avons conçu l’idée d’un
 personne au début et à la fin du tournage.           lieu de rassemblement et de création pour
                                                      les jeunes. C’est l’origine du projet Wapikoni,
 J’ai souhaité partager cette sensation de
                                                      qui allait être mis en place en 2004 par la
 transformation avec ceux qui en ont sans
                                                      communauté autochtone elle-même, avec
 doute le plus besoin : les marginalisés. J’ai
                                                      le soutien de l’Office national du film et
 donné la parole aux jeunes de la rue, comme
                                                      divers partenaires publics et privés.
 aux prisonniers, en leur tendant un miroir
 qui, au lieu de leur renvoyer l’image des            Depuis cette date, des caravanes
 préjugés et des peurs, leur permettait de            transformées en studios sillonnent
 voir au-delà.                                        le Canada. Comment cela se passe-t-il
                                                      sur le terrain ?
 Puis, au début des années 2000, je suis
 allée à la rencontre des marginalisés                En effet, nous avions créé notre première
 parmi les marginalisés : les communautés             unité mobile de production audiovisuelle,
 autochtones du Canada.                               Wapikoni mobile, dans une roulotte de
                                                      10 mètres de long : la chambre est devenue
                                                      salle de montage et la douche, studio de son.

 10 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle

Nous en avons cinq aujourd’hui. Elles             De quoi nous parlent donc ces jeunes
interviennent dans les communautés à              dans leurs films ?
leur invitation. Le travail est encadré par
                                                  De tout ! Amour, famille, nature,
des cinéastes formateurs, des éducateurs
                                                  territoire… Beaucoup parlent de
spécialisés dans le travail avec les jeunes en
                                                  traditions, de leur identité, du
difficulté, et des coordonnateurs locaux qui
                                                  déchirement entre tradition et modernité.
programment notre arrivée.
                                                  Mais ils réalisent aussi des créations
Nous restons au sein de la communauté             contemporaines, par exemple des
pendant un mois. En moyenne, cinq courts          vidéoclips pour les chanteurs de la
métrages sont produits pendant ce laps de         communauté, en langue autochtone très
temps, sur des sujets choisis par les jeunes      souvent. Les aînés en profitent aussi pour
eux-mêmes. À la fin, les films sont projetés      transmettre leur savoir devant la caméra,
devant les membres de la communauté.              en toute confiance, car ce sont souvent
Par la suite, la diffusion de ces films lors de   leurs petits-enfants qui les interviewent
centaines d’événements et festivals à travers     et les filment.
le monde contribue au rayonnement de                                                                 Atelier d’initiation à la prise de vue
cette culture riche et souvent méconnue.                                                              organisé en 2017 pour de jeunes
                                                                                                    autochtones de Lac-Simon (Canada).

                                                                                                                                                    © Michael Dupont

                                                                                               Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   | 11
Grand angle

                                                                                                                                                      © Véronique Lanoix
                                                                                                         Photo prise lors du tournage du film
 Peut-on dire que les jeunes sont transformés         Nous avons aussi travaillé avec les Sami                   Madezin réalisé par
 par cette expérience ?                               [voir notre article p. 26] en Norvège, et plus          Édouard Poucachiche de
                                                      récemment, je me suis rendue à Budapest            la Nation anishnabe de Lac-Simon.
 Certainement. En général, cela contribue
                                                      pour développer un projet visant à rompre
 à l’affirmation de leur fierté identitaire,
                                                      l’ostracisme dans lequel se trouvent les
 de leur culture. Renaît aussi l’espoir de
                                                      jeunes Roms.
 trouver une place dans la société, autre que
 celle d’un consommateur. Il y a aussi ceux           D’autres populations vulnérables                 Scénariste et réalisatrice canadienne de
 qui se découvrent une vocation pour le               ont également été intégrées à notre              films documentaires, Manon Barbeau
 cinéma ou la musique et qui poursuivent              programme, comme des réfugiés syriens,           a cofondé le Wapikoni en 2004, avec le
 leur formation.                                      en Turquie, ou des communautés                   Conseil de la nation atikamekw, le Conseil
                                                      bédouines dans les Territoires palestiniens      des jeunes des Premières Nations et le
 Le Wapikoni, c’est aussi un projet
                                                      et en Jordanie. En 2014, le Wapikoni a           soutien de l’Office national du film du
 d’intervention éducative. L’équipe travaille
                                                      fondé le Réseau international de création        Canada. Elle a reçu de nombreux prix
 en relation avec les ressources locales
                                                      audiovisuelle autochtone (RICAA) avec            pour son œuvre cinématographique et
 de la communauté afin de prévenir le
                                                      l’objectif d’échanger des expériences et de      son engagement auprès des populations
 décrochage scolaire, la toxicomanie et le
                                                      développer des co-créations.                     autochtones notamment. Le 16 novembre
 suicide, en développant l’estime de soi
 et l’autonomie.                                      Selon vous, qui vous investissez depuis          2018, elle s’est vu décerner le Prix UNESCO-
                                                      longtemps dans le Wapikoni, qu’aura-t-il         Madanjeet Singh pour la promotion de la
 Cette démarche est-elle reproductible dans                                                            tolérance et de la non-violence.
                                                      permis d’accomplir, concrètement ?
 d’autres communautés à travers le monde?
                                                      Sur le plan individuel, il aura servi à sauver
 Elle l’est, nous en avons plus d’une preuve.
                                                      quelques vies. Ce n’est pas moi qui le dis, ce
 Notre méthode pédagogique consistant à
                                                      sont ceux qui s’estiment sauvés qui le disent.
 apprendre en créant s’est avérée applicable
                                                      Sur le plan collectif, cela aura contribué à
 ailleurs dans le monde, moyennant des
                                                      redonner de l’espoir aux communautés
 adaptations aux conditions locales.
                                                      autochtones, à leur redonner confiance en
 Nous avons établi des partenariats en                eux, à les mettre en valeur et à les rendre
 Amérique du Sud (Bolivie, Pérou, Colombie,           plus visibles sur la scène internationale.
 Panama, Chili).                                      Enfin, je vois aussi le Wapikoni comme
                                                      une caravane qui s’avance lentement mais
                                                      sûrement vers la réalisation d’un rêve que je
                                                      caresse depuis longtemps : la naissance d’un
                                                      cinéma autochtone.

 12 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle

               Rapa Nui :
                                                 il y a péril en la demeure

Propos recueillis par Jasmina Šopova
et Carolina Rollan Ortega

Isolés au milieu de l’océan
Pacifique, à mi-chemin entre
les côtes chiliennes et Tahiti, les
jeunes de Rapa Nui (île de Pâques)
se connectent au monde en
espagnol. Ils ont quasiment perdu
l’usage de leur langue maternelle
d’origine polynésienne, le
rapanui. Seuls 10 % d’entre eux la
maîtrisent aujourd’hui, alors qu’ils
étaient 76 % il y a quarante ans.
María Virginia Haoa, de l’Académie
rapanui, tire la sonnette d’alarme.

Pourquoi la disparition d’une langue
pose-t-elle problème ?
La langue est indissociable de notre manière
d’être, de nos pensées, de nos sentiments,
de nos joies et de bien davantage. C’est à
travers notre langue que nous montrons
qui nous sommes. Si notre langue disparaît,
c’est tout le fondement socioculturel de
notre communauté de locuteurs qui est mis
en péril.
Sur l’île de Pâques, la langue rapanui n’a
plus sa place dans le développement
socioéconomique de notre communauté.
Écartée des services publics et des activités
touristiques, cette langue polynésienne
est absorbée à une vitesse vertigineuse
par l’espagnol, avec d’importantes
conséquences néfastes sur les valeurs de
                                                 © Eric Lafforgue

la communauté.
Ainsi, l’agriculture familiale a été délaissée
au profit de la consommation de produits
nationaux et transnationaux, dont on                                Jeux de plein air lors du festival traditionnel
ignore par ailleurs la provenance et le mode                          Tapati Rapa Nui, une des plus grandes
de fabrication. Autrefois, les agriculteurs                           manifestations culturelles du Pacifique
observaient les phases de la lune pour                                 qui met à l’honneur les musiques et
déterminer les plantations. Aujourd’hui,                                      les danses autochtones.
c’est un art oublié.

                                                                                                                      Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   | 13
Grand angle

 Sur l’île de Pâques, la langue
 rapanui n’a plus sa place
 dans le développement
 socioéconomique
 de notre communauté

 Des pratiques comme le partage des                   Avec le soutien de la CONADI [organisme
 produits entre familles et voisins, forme            chargé du développement autochtone
 traditionnelle de solidarité et d’interaction,       au sein du ministère du Développement
 ont disparu, alors que le dialogue                   social] et du ministère de l’Éducation, nous
 intergénérationnel s’estompe. Les jeunes             avons produit, avec les enseignants rapanui
 passent leur temps aux jeux vidéos et sur            de l’école, des textes pour l’enseignement
 les réseaux sociaux, ce qui réduit le temps          primaire en sciences naturelles, en histoire et
 consacré aux rencontres avec leurs aînés.            en mathématiques et pour l’apprentissage
 Parfois, ce sont les parents qui, trop occupés       de la lecture et de l’écriture.
 à travailler pour améliorer leur confort
                                                      Depuis sa création en 2004, l’Académie
 matériel, négligent le plus important :
                                                      rapanui a créé du matériel didactique
 l’éducation de leurs fils et filles, qui englobe
                                                      préprimaire et réédité des textes de lecture
 leur propre culture.
                                                      et d’écriture pour les deux premières années
 Quel est l’état de vitalité du rapanui ?             du primaire. Elle a produit aussi deux CD
                                                      interactifs présentant les concepts de
 Selon une enquête sociolinguistique réalisée
                                                      culture, de mathématiques et de géométrie.
 en 2016 par le ministère de l’Éducation du
 Chili (MINEDUC) et l’UNESCO, la moitié des           L’Académie rapanui a consacré l’année
 locuteurs rapanui se trouve concentrée chez          2011 à réaliser une enquête en vue de
 les plus de 40 ans.                                  s’implanter dans trois autres établissements
                                                      scolaires et un jardin d’enfants public de
 Dans la tranche d’âge entre 20 et 39 ans,
                                                      l’île. En 2012, elle a participé à l’évaluation          Moai du lac Rano Raruku. Le Parc national
 seuls 35 % environ parlent rapanui. La
                                                      de la loi adoptée en 2011 visant à créer un              de Rapa Nui, site du patrimoine mondial
 grande majorité, lorsqu’ils sont parents, ne
                                                      secteur de la langue autochtone (SLI) dans               de l’UNESCO, possède environ 900 moai,
 transmettent pas la langue vernaculaire
                                                      toutes les écoles fréquentées par des élèves                  gigantesques statues sculptées
 à leurs enfants. En général, la langue
                                                      des peuples autochtones du Chili.                                entre le Xe et le XVIe siècle.
 quotidienne dans les familles de couples
 mixtes (rapanui et autre) est l’espagnol.            Quelle est la situation de la langue sur
                                                      le plan éducatif ?
 Quant aux locuteurs de moins de 18 ans,
 ils se font de plus en plus rares. En 1976,          Lorsque l’enseignement formel a été mis en             Huit décennies plus tard, un seul
 lorsque l’enseignement de la langue a                place sur l’île, en 1934, le rapanui n’en faisait      établissement scolaire, Lorenzo Baeza Vega,
 été introduit comme matière dans le                  pas partie. Les élèves apprenaient tout par            dispose d’un programme d’immersion
 programme scolaire, 76 % des écoliers                cœur, en espagnol, sans rien comprendre.               en rapanui, qui va de l’enseignement
 parlaient rapanui. En 1997, ils n’étaient que        Cela ne faisait aucun sens pour eux. De plus,          préprimaire à la quatrième année de
 23 %. En 2016, ils étaient réduits à 10 %.           ils devaient apprendre des contenus qui                primaire (de 5 à 9 ans). Au cours de ses
 Chiffre alarmant pour tous ceux d’entre nous         leur étaient totalement étrangers. Pour ne             18 ans d’existence, ce programme a connu
 qui s’inquiètent de l’avenir de notre langue         prendre qu’un exemple, quand on entendait              des hauts et des bas, selon les modifications
 et de notre culture.                                 la phrase : « le soleil se lève sur la cordillère »,   dans le nombre d’heures dévolues à
                                                      on ne pouvait pas savoir de quoi il était              l’enseignement du rapanui. La direction des
 Qu’avez-vous fait pour préserver
                                                      question, car aucun d’entre nous n’avait vu            écoles étant obnubilée par les bons résultats
 le patrimoine linguistique ?
                                                      ni entendu parler de la cordillère.                    des élèves au SIMCE (test d’envergure
 En 1990, nous avons créé, au sein de                                                                        nationale), elle a ajouté des heures
 l’établissement scolaire Lorenzo Baeza                                                                      d’espagnol en mathématiques, en langue et
 Vega, le Département de langue et de                                                                        en éducation physique.
 culture rapanui.

 14 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
En 2017, nous avons créé l’ONG Nid rapanui,     Y a-t-il suffisamment de personnes capables   Enfin, on devrait convaincre une université          © Eric Lafforgue
qui accueille une vingtaine d’enfants           d’enseigner en rapanui ?                      chilienne d’accepter de former des
âgés de 2 à 3 ans. Elle est autonome, mais                                                    enseignants rapanui à distance grâce aux
                                                Non. Nous avons associé plusieurs sages
nous recevons un soutien des institutions                                                     cours en ligne.
                                                de la communauté et fait appel à des
gouvernementales pour payer les
                                                éducateurs traditionnels. Chacun d’eux
éducatrices et améliorer nos infrastructures.
                                                apporte le savoir-faire acquis au sein
En 2018, nous avons aussi bénéficié d’un                                                         Cofondatrice, en 2004, de l’Académie
                                                de sa famille. Et c’est précieux. Mais ils
soutien de la Communauté autochtone                                                              rapanui qu’elle a dirigée jusqu’en 2010,
                                                ont besoin d’être formés en matière de
polynésienne Ma’u Henua, qui a facilité                                                          María Virginia Haoa est présidente
                                                planification et de méthodologie, en vue
le paiement des salaires du personnel                                                            de l’ONG Nid rapanui. Ses efforts pour
                                                d’améliorer l’enseignement des contenus
enseignant. Cette association a été fondée                                                       la revitalisation du rapanui ont été
                                                culturels rapanui.
en juillet 2016 dans le but d’établir un                                                         récompensés par l’ordre du mérite
nouveau système d’administration du parc        Pour remédier à la pénurie d’enseignants,        « Gabriela Mistral » en 2004. Elle est aussi
national de Rapa Nui, site du patrimoine        il faudrait, à mon avis, motiver les jeunes      connue sous le nom de Viki Haoa Cardinali.
mondial de l’UNESCO.                            à faire des études d’enseignement et les
                                                encourager, en multipliant les bourses,
Nous sommes en train de mettre sur
                                                à s’inscrire dans des universités comme
pied un programme pédagogique pour
                                                celle de Waikato, en Aotearoa (Nouvelle-
le Nid rapanui, qui incorpore des lignes
                                                Zélande) ou d’Hawaï, à Hilo, qui ont une
philosophiques propres à la culture locale,
                                                grande expérience dans l’enseignement
l’objectif de l’ONG étant de se projeter dans
                                                des langues polynésiennes.
une école où les cours seront entièrement
assurés dans la langue vernaculaire.

                                                                                              Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   | 15
Grand angle

 La radio,                                un moyen
 Avexnim Cojti et Agnes Portalewska
                                             de survie
 Médias privilégiés pour la
 défense des droits des peuples                       Dans son Rapport soumis à la trente-
                                                      neuvième session du Conseil des droits de
                                                                                                        Le rôle de la radio
 autochtones, les radios
                                                      l’homme (10-28 septembre 2018), elle a            Les radios communautaires autochtones
 communautaires ne sont pas                           écrit : « À cela s’ajoute la multiplication des   défendent le droit à la liberté d’expression
 forcément faciles d’accès,                           cas donnant lieu à l’ouverture de poursuites      des peuples autochtones. Elles constituent le
 en dépit des engagements                             pénales, qui se compteraient par centaines,       meilleur moyen de diffuser l’information sur
                                                      contre des chefs autochtones et des               les enjeux qui touchent les communautés.
 des États. De nombreuses radios
                                                      membres de communautés autochtones au             Elles révèlent aussi la violence qui les frappe.
 autochtones se voient forcées                        Guatemala. Des entités privées réclament          Premières à diffuser des informations sur
 d’exercer dans l’illégalité.                         énergiquement l’ouverture de poursuites           les incidents, les radios communautaires
                                                      pénales, ce qui donne à penser que, dans          diffusent des interviews avec les dirigeants
                                                      certains cas, les procureurs et les juges sont    communautaires qui donnent leur opinion
 Il est des endroits dans le monde où prendre         de connivence avec les entreprises et les         sur ces actes de violence.
 le micro peut vous faire sombrer dans                propriétaires fonciers ».
 l’illégalité, tout comme défendre vos droits
 de personne autochtone peut vous coûter
 la vie. Le 21 septembre, Juana Ramírez
 Santiago, de la communauté maya Ixil,
 est devenue la vingt-et-unième militante
 autochtone des droits de l’homme à être
 assassinée au Guatemala en 2018. Elle
 faisait partie de ces leaders qui ont une
 vision politique et une volonté de changer
 la société pour assurer une vie meilleure à
 leurs familles et leurs communautés. Selon
 la plupart des Guatémaltèques, son meurtre,
 ainsi que bien d’autres, restera impuni.
 Victoria Tauli-Corpuz, rapporteuse spéciale
 des Nations Unies sur les droits des peuples
 autochtones, qui s’est rendue officiellement
 au Guatemala à deux reprises au cours
 de la même année, s’est dite préoccupée
 par la violence, les expulsions forcées et la
 criminalisation des peuples autochtones qui
 défendent leurs droits et leurs terres. Évoquant
 l’assassinat de sept leaders communautaires en
 mai et en juin 2018 [ils seront onze en juillet de
 la même année], elle a déclaré : « Tous étaient
 des représentants de deux organisations
 d’agriculteurs autochtones qui revendiquent
 le respect de leurs droits fonciers et leur
 participation à la vie politique. Ces meurtres
 ont été commis dans un contexte national
 plus général de rétrécissement pernicieux de
 l’espace dévolu à la société civile ».

    La communauté maya Ixil défend activement
        son identité culturelle et linguistique.

 16 |   Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle

Elles soutiennent publiquement les                                médias est garanti par la Constitution et                 Les médias communautaires autochtones
défenseurs de la terre et des droits de                           l’Accord de paix signé en 1996, au terme                  sont un moyen puissant de décolonisation
l’homme, et sensibilisent le public sur la                        d’une guerre civile qui avait duré trente-                des esprits, qui permet d’édifier un
question de leur criminalisation. C’est le                        six ans. Mais les droits pour l’obtention                 sentiment de fierté culturelle et linguistique.
cas de Radio Xyaab’ Tzuul Taq’a, à El Estor,                      d’une fréquence radio sont si coûteux                     Ils mettent en valeur les musiques et les
par exemple, qui a accompagné plusieurs                           que les radios communautaires à but non                   savoirs ancestraux, ainsi que les formes
personnes accusées arbitrairement et                              lucratif n’ont pas les moyens de les payer.               d’organisation locales qui sont aujourd’hui
emprisonnées par le gouvernement en                               En 2003, il fallait débourser deux millions               menacées par la mondialisation et la vision
raison de leurs activités dans le domaine des                     de quetzales (274 000 dollars), pour une                  du monde imposée par les grands groupes
droits de l’homme et de la terre.                                 fréquence modulée (FM) dans des zones                     médiatiques internationaux.
                                                                  situées en dehors de Guatemala City et
                                                                                                                            La radio communautaire a aussi fait
Un droit contrarié                                                de Quetzaltenango, la deuxième ville du
                                                                  pays. Le coût actuel n’est pas connu, car
                                                                                                                            ses preuves notamment dans les zones
                                                                                                                            reculées de l’Amérique latine, où le
De nombreux États d’Amérique latine                               les enchères publiques ont été arrêtées
                                                                                                                            fléau de l’analphabétisme empêche les
ont inscrit dans la loi le droit des peuples                      ces dernières années, mais les fréquences
                                                                                                                            populations autochtones d’accéder aux
autochtones à disposer de leurs propres                           sont encore vendues illégalement par leurs
                                                                                                                            messages diffusés par voie de presse et où
médias. Mais bien que beaucoup se soient                          propriétaires. Pour les petits agriculteurs,
                                                                                                                            les femmes âgées, qui ne connaissent que
engagés à leur attribuer des fréquences, ce                       ce montant est bien supérieur à ce qu’ils
                                                                                                                            très rarement la langue dominante, sont
n’est souvent pas suivi d’effets. Nombreuses                      peuvent se permettre. Avec un salaire de
                                                                                                                            incapables de s’informer sur les ondes des
sont les radios communautaires                                    80 à 120 dollars par mois, acheter une
                                                                                                                            radios généralistes.
autochtones contraintes de diffuser sans                          fréquence est un rêve inaccessible.
autorisation après avoir déposé une                                                                                         Enfin, la survie des langues autochtones
demande de fréquence comme la loi l’exige,                                                                                  dépend en très grande partie des locuteurs
et qui voient leurs bénévoles poursuivis                          Décoloniser les esprits                                   natifs et de leur capacité à les parler
pour leurs activités radiophoniques.                              La radio s’est avérée capable non seulement               couramment. C’est sur ce plan que les
                                                                  de mobiliser les peuples autochtones,                     médias autochtones doivent et peuvent
Au Guatemala, par exemple, le droit des                                                                                     jouer un rôle décisif.
peuples autochtones à leurs propres                               mais aussi de peser sur les politiques et de
                                                                  demander des comptes aux gouvernements.
                                                                  Par exemple, les stations de radio organisent                Avexnim Cojti, membre de la communauté
                                                                  des audits sociaux sur les dépenses                          K’iche’ (Guatemala) et Agnes Portalewska
                                                                  budgétaires des gouvernements municipaux                     (Pologne) sont respectivement chargées
                                                                  dans les communautés autochtones. Elles                      de la gestion des programmes et de la
                                                                  organisent aussi des campagnes sur le                        communication à Cultural Survival
                                                                  vote conscient. En période électorale, les                   (www.cs.org), une ONG de défense des
                                                                  candidats sont invités à tenir des débats                    droits des peuples autochtones basée à
                                                                  en direct et à répondre aux questions des                    Cambridge, au Massachusetts (États-Unis),
                                                                  auditeurs. Cet espace public où les politiciens              qui soutient depuis 2005 un réseau de
                                                                  sont appelés à rendre des comptes réduit la                  plus de 800 radios autochtones à travers
                                                                  marge de manipulation du vote.                               le monde.

                                                                   L’UNESCO et les radios communautaires autochtones
                                                                   En dépit des progrès réalisés dans la promotion des médias et des droits des peuples
                                                                   autochtones, de nombreux exemples dans le monde confirment que les médias grand
                                                                   public continuent de discriminer les peuples autochtones. Les médias communautaires
                                                                   comblent cette lacune. Produits par et pour les peuples autochtones, ils exigent
                                                                   l’inclusion politique, la transparence et la responsabilisation, ils renforcent la solidarité
                                                                   internationale et posent un regard critique sur les violations des droits de l’homme.
                                                                   Reconnaissant l’importance des radios communautaires autochtones, l’UNESCO
                                                                   a soutenu une trentaine de projets relatifs aux peuples autochtones, depuis
                                                                   2000, financés par son Programme international pour le développement de la
                                                                   communication (PIDC). De plus, l’Organisation soutient en moyenne 50 stations de
                                                                   radio communautaires, au cours de chaque exercice biennal.
                                                                   Le Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh (Cambodge), par exemple, organise et dispense
                                                                   depuis 2007 des formations sur la mise en œuvre de projets de médias communautaires
                                                                   et de programmes de radio en langues autochtones. L’Organisation a également fait don
                                                                   d’équipements radio essentiels et de jeunes producteurs autochtones ont été formés à
                                                                   la conception d’émissions radiophoniques qui sont diffusées quotidiennement pendant
                                                                   une heure par jour dans les langues kreung, tompoun, jarai et brao. En réponse au succès
                                                                   du projet, en mai 2010, un autre partenaire a fait don de plus de 100 récepteurs radio
                                                                   alimentés par batterie solaire aux communautés autochtones, permettant à quelque
                                                © Daniele Volpe

                                                                   400 familles d’accéder aux programmes des radios communautaires et des chaînes
                                                                   nationales sans être obligées d’acheter de piles.
                                                                   Source : Indigenous Peoples and the Information Society, Paris, UNESCO, 2016.

                                                                                                                            Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019   | 17
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