Quand tu bois de l'eau, pense à la source - DE L'UNESCO 2019 : Année internationale des langues autochtones
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Courrier LE D E L’ U N E S CO janvier-mars 2019 2019 : Année internationale des langues autochtones Quand tu bois de l'eau, pense à la source Idées : un inédit de W. H. Auden
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Courrier LE D E L’ U N E S C O Éditorial « Nous souhaitons rédiger notre encyclopédie sur les choses de l’eau. Pouvez-vous nous aider ? » C’est avec cette requête qu’une délégation de la communauté mayangna, qui vit dans la forêt tropicale de Bosawas, au Nicaragua, s’est rendue à l’UNESCO, vers le milieu des années 2000. Connue également sous le nom de Cœur du couloir biologique mésoaméricain, leur forêt avait rejoint le Réseau mondial des réserves de Ces savoirs, qui abritent des informations Il n’en reste pas moins que les peuples biosphère de l’UNESCO en 1997. En 2002, essentielles sur la subsistance, la santé autochtones ont encore un long l’Organisation avait lancé le programme et l’utilisation durable des ressources chemin à parcourir avant de sortir de Systèmes de savoirs locaux et autochtones naturelles, sont véhiculés et transmis par la marginalisation et de surmonter les (LINKS). Le moment était donc propice un seul moyen : la langue. C’est pourquoi nombreux obstacles auxquels ils doivent pour initier un projet innovant : enregistrer la sauvegarde des langues autochtones, faire face. Un tiers des personnes qui la parole des détenteurs des savoirs dont un nombre croissant s’avère vivent dans l’extrême pauvreté à travers le autochtones en vue de publier l’ensemble aujourd’hui menacé, est cruciale non monde appartiennent à des communautés des connaissances mayangna sur les seulement pour le maintien de la diversité autochtones, de même que dans un bon poissons et les tortues. Un ouvrage de plus linguistique, mais aussi de la diversité nombre de pays, les législations en faveur de 450 pages, en deux volumes et en deux culturelle et biologique du monde. des peuples autochtones demeurent langues (mayangna et espagnol), fut publié incompatibles avec d’autres lois qui traitent S’ils ne forment que 5 % de la population en 2010, marquant l’aboutissement de la notamment de l’agriculture, de la terre, de mondiale, les peuples autochtones première étape d’un projet plus vaste sur la conservation et des industries forestières parlent la majorité des 7000 langues les savoirs mayangna relatifs à la nature ou minières, selon Victoria Tauli-Corpuz, qui existent au monde et « détiennent, en général. Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur occupent ou utilisent 22 % des terres les droits des peuples autochtones. Les Mayangna le savaient : s’ils ne mondiales, qui elles-mêmes abritent consignaient pas d’urgence leurs 80 % de la biodiversité mondiale », selon Le dossier Grand angle de ce numéro du connaissances dans un livre, celles-ci l’ouvrage Résister à l’incertitude, publié par Courrier leur est consacré. Il emprunte son allaient progressivement disparaître, au l’UNESCO en 2012. titre au proverbe chinois : « Quand tu bois même rythme que disparaissait leur forêt de l’eau, pense à la source », pour rappeler Avec la désignation de 2019 comme Année sous la pression de l’abattage illégal des que les savoirs autochtones, source de tous internationale des langues autochtones arbres et du développement de l’agriculture les savoirs, méritent une place prééminente (IYIL2019), lancée officiellement à l’UNESCO intensive. Ces deux méthodes d’exploitation dans la modernité. Il s’associe également à le 28 janvier, la communauté internationale de la nature sont à l’opposé du mode de vie la célébration de la Journée internationale réaffirme sa volonté de soutenir les peuples traditionnel des peuples autochtones de de la langue maternelle, le 21 février. autochtones dans leurs efforts de préserver la réserve de Bosawas, fondé sur la chasse, leurs savoirs et de jouir de leurs droits. la pêche, la récolte de fruits et légumes, et Vincent Defourny et Jasmina Šopova Depuis l’adoption de la Déclaration sur un élevage destiné à l’autosubsistance. les droits des peuples autochtones, par L’UNESCO les a aidés à sauvegarder leurs l’Assemblée générale des Nations Unies, savoirs, afin de pouvoir les transmettre le 13 septembre 2007, des avancées aux générations futures, mais aussi les considérables ont été faites dans ce sens. mettre à disposition de la communauté scientifique internationale. C’est un des rôles principaux de LINKS qui vise notamment à assurer une place équitable aux savoirs autochtones dans l’éducation formelle et informelle et à les intégrer aux débats et politiques scientifiques. Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 |3
Sommaire GRAND ANGLE 7 Langues autochtones, savoirs et espoirs Minnie Degawan 6-29 9 Ndejama cuia chi ini zaza Aracely Torres Morales 10 Manon Barbeau, caméra au cœur Propos recueillis par Saturnin Gómez 13 Rapa Nui : il y a péril en la demeure Propos recueillis par Jasmina Šopova et Carolina Rollán Ortega 16 La radio, un moyen de survie Avexnim Cojti et Agnes Portalewska 18 Hindou Oumarou Ibrahim plaide pour les droits des Mbororos Propos recueillis par Domitille Roux 20 High-tech Siku Joel Heath et Lucassie Arragutainaq 23 Le cordon ombilical Kirituia Tumarae-Teka et James Doherty 24 Du riz, des poissons, des canards et des hommes Dai Rong et Xue Dayuan 26 Les Samis de Jokkmokk au défi de la modernité Marie Roué 28 Retour aux îles Lau, toutes voiles dehors Fuluna Tikoidelaimakotu Tuimoce 30-37 ZOOM Au pays des fleuves fous Photos : Sarker Protick Texte : Katerina Markelova 4 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
38-45 IDÉES Réflexions sur la liberté et l’art Wystan Hugh Auden 46-49 NOTRE INVITÉ Abdullahi Ahmed An-Na’im : Droits de l’homme, État séculier et charia aujourd’hui Propos recueillis par Shiraz Sidhva ACTUALITÉS 51 Hovhannès Toumanian ou la passion du récit 50-58 Krikor Beledian 54 Norouz : les germes du jour nouveau Salvatore D’Onofrio 56 Gérer l’incertitude : la sécurité de l’eau en question Howard S. Wheater Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 |5
Quand tu bois de l’eau, pense à la source Grand angle Portrait de Zinda, surnommée « la noyade », de la Série walé 2e Regard, 2015, du photographe français Patrick Willocq. Zinda est une walé (mère allaitante primipare) qui, selon la tradition des Ekondas (RDC), doit vivre en réclusion après la naissance de l’enfant. Chaque jour, les walés se livrent à une toilette élaborée en vue d’attirer l’attention sur elles. © Patrick Willocq
Grand angle Langues autochtones : savoirs et espoirs Minnie Degawan Quelles menaces ? Aux Philippines, par exemple, le gouvernement promeut l’usage des Pour les peuples autochtones, La principale menace sur la survie des langues maternelles à l’école, mais il ne peuples autochtones vient du changement finance ni les enseignants ni les matériels la langue est non seulement climatique, qui porte gravement atteinte qui permettraient aux enfants autochtones un marqueur d’identité et à leurs économies de subsistance. De plus, d’apprendre dans leur langue. Résultat, ils d’appartenance au groupe, mais les projets dits « de développement » finissent par maîtriser une autre langue et aussi le véhicule de leurs valeurs – barrages, plantations, mines et autres par perdre la leur. activités extractives – font des ravages, éthiques. Elles sont la trame des systèmes de savoirs grâce tout comme les politiques combattant la diversité et encourageant l’homogénéité. Valeurs perdues auxquels ils ne font qu’un avec la Les États ont une propension croissante Après de longues années de discrimination, à criminaliser toute voix discordante, et de nombreux parents autochtones ont terre et qui se sont avérés cruciaux la violation des droits s’intensifie : nous fini par favoriser la communication et pour leur survie. L’avenir de leur sommes témoins d’une hausse sans l’éducation de leurs enfants dans les jeunesse en dépend. précédent du nombre d’autochtones langues dominantes, afin de leur créer des harcelés, arrêtés, emprisonnés, voire conditions optimales de réussite sociale. exécutés sommairement pour avoir osé Leur langue maternelle étant réservée aux défendre leurs territoires. échanges entre personnes âgées, les petits- enfants ne peuvent plus communiquer avec La situation des langues autochtones Mais ce qu’on oublie souvent, lorsqu’on leurs grand-parents. est le reflet de celle de leurs locuteurs. évoque ces menaces, c’est leur impact sur Dans bien des régions du monde, elles les cultures et les valeurs autochtones. Chez les Igorot, par exemple, le concept sont sur le point de disparaître. En cause, Les peuples autochtones puisent leur d’inayan prescrit fondamentalement quel d’abord, les politiques des États. Certains identité, leurs valeurs et leurs systèmes comportement adopter dans diverses gouvernements ont cherché délibérément à de savoirs dans leur interaction avec leur circonstances. Il résume la relation de les rayer de la carte en pénalisant leur usage, milieu, mers ou forêts. Leurs langues sont l’individu avec sa communauté et ses comme dans les Amériques aux premiers le produit de cet environnement, car leurs ancêtres. Il ne se contente pas d’inciter jours du colonialisme, par exemple. Certains façons de décrire ce qui les entoure font à bien faire : il prévient que « les esprits pays, aujourd’hui encore, nient l’existence de leurs spécificités linguistiques. Lorsque ce ou les ancêtres n’approuveront pas » un populations autochtones sur leur territoire : milieu est modifié, la culture et la langue comportement fautif. Comme beaucoup leurs langues sont considérées comme des sont affectées. de jeunes ignorent désormais leur langue dialectes et dévalorisées par rapport aux maternelle, cette valeur traditionnelle Les Inuits, par exemple, ont une langues nationales, ce qui les condamne se perd. L’absence de dialogue entre les cinquantaine de termes pour décrire la à une mort certaine. jeunes et leurs aînés a des conséquences neige dans ses différents états. Celle-ci étant désastreuses, non seulement pour la Mais la première raison de la situation leur principal élément naturel, ils en ont langue, mais aussi pour les principes dramatique dans laquelle se trouvent les acquis une connaissance intime. Il en est de éthiques ancestraux. langues autochtones est la menace qui pèse même pour les Igorot des cordillères des sur l’existence même de leurs locuteurs. Philippines lorsqu’ils parlent du riz – de l’état de semence à celui d’épillets mûrs pour la Maintenir les langues récolte, ou de l’aspect des grains juste cuits et prêts à la consommation à l’alcool que en vie l’on en tire. Néanmoins, la reconnaissance croissante, au Les nouvelles technologies de l’information niveau mondial, des systèmes de savoirs des et de la communication pourraient peuples autochtones nous redonne l’espoir contribuer à améliorer le processus de voir nos langues revitalisées et diffusées, d’apprentissage et devenir un outil de aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. De nombreuses préservation des langues vernaculaires. communautés autochtones ont déjà Ce n’est malheureusement pas le cas. Les instauré elles-mêmes des dispositifs pour les peuples autochtones étant perçus comme faire renaître. Les Aïnous, au Japon, ont créé minoritaires, leurs langues sont souvent un système d’apprentissage où les anciens oubliées dans les politiques de préservation enseignent leur langue aux plus jeunes. linguistique des États. Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 |7
Grand angle Savoirs autochtones et changement climatique Les savoirs autochtones sont une source d’information inépuisable sur les façons dont on observe traditionnellement l’évolution du climat dans le monde et sur les mesures d’adaptation au changement climatique que divers peuples ont inventées au fil du temps. Comment les mettre à profit dans les débats à propos des menaces qui pèsent actuellement sur nous ? Cette question est au cœur de l’ouvrage Indigenous Knowledge for Climate Change Assessment and Adaptation, co-publié par l’UNESCO et Cambridge University Press en 2018 (en anglais). Il souligne la nécessité d’un dialogue entre climatologues et détenteurs de savoirs traditionnels pour une meilleure compréhension de notre environnement en vue d’un développement durable. En se fondant sur des documents de recherche et des rapports d’experts, l’ouvrage fait le tour du monde de la question, à commencer par les pratiques environnementales saisonnières en Mélanésie et les connaissances relatives au climat en Micronésie, au nord-ouest de l’Amazonie et au Chiapas (Mexique). Ensuite, il se tourne vers la façon dont les peuples autochtones font face au changement climatique dans la Blue Mud Bay en Australie, dans l’est de la © Jacob Maentz Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans le sud-ouest de la Chine, dans les Andes boliviennes et sur la côte du Kenya. L’ouvrage livre également des témoignages sur les façons d’affronter les événements Célébrations de la fin de la récolte dans climatiques extrêmes des peuples les rizières des cordillères des Philippines, autochtones dans le sud-ouest des États- site du patrimoine mondial de l’UNESCO. Unis et sur la côte caraïbe du Nicaragua, Les écoles de la tradition vivante, ainsi que des éleveurs, allant de l’Arctique ouvertes dans différentes communautés aux terres semi-désertiques du sud-ouest autochtones des Philippines, maintiennent de l’Éthiopie et du Soudan du Sud. en vie, elles aussi, les langues et d’autres Appartenant au peuple Igorot, du groupe vecteurs culturels permettant la On peut y trouver des exemples sur la kakanaey, dans les cordillères philippines, transmission aux générations futures des façon dont le changement climatique Minnie Degawan dirige le programme valeurs traditionnelles. affecte les petits États insulaires, les Peuples indigènes et traditionnels de paysans des Andes amazoniennes et les Ce numéro du Courrier contribue de Conservation International en Virginie Iñupiat d’Alaska, ainsi que sur la capacité manière substantielle aux efforts déployés (États-Unis). Elle plaide depuis de longues de résilience des Samis du nord de au niveau mondial pour accorder une années pour la reconnaissance et le respect la Suède (p. 26). plus grande attention aux langues des des droits des peuples autochtones, et a peuples autochtones. Il est un précieux participé à divers processus décisionnels, Cette publication transdisciplinaire complément à l’ouvrage publié en 2018, dont la rédaction de la Déclaration des est le fruit d’une collaboration entre le par l’UNESCO et Cambridge University Nations Unies sur les droits des peuples programme de l’UNESCO sur les systèmes Press, sous le titre Indigenous Knowledge for autochtones (DNUDPA). de savoirs locaux et autochtones (LINKS), Climate Change Assessment and Adaptation l’Initiative sur les savoirs traditionnels (Savoir autochtones pour l’évaluation et de l’université des Nations Unies et le l’adaptation au changement climatique), Groupe intergouvernemental d’experts sur qui souligne le caractère crucial des savoirs l’évolution du climat (GIEC). autochtones pour affronter les nouveaux défis planétaires. 8 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle La principale menace sur la survie des peuples autochtones vient du changement climatique Ndejama veut dire changement, et le sens de cuia est polyvalent : l’expression est employée aussi bien pour désigner le passage d’un mois à un autre, d’une année à une autre ou d’une saison à une autre. Quant à l’expression ini zaza, elle désigne l’une des quatre catégories de chaleur (ini) que distingue la langue mixtèque : lo´o (faible), keva kandeinio (supportable), kini (grande), zaza (insupportable). On entend de plus en plus souvent parler d’ini zaza, phénomène autrefois exceptionnel. C’est pourquoi les paysans l’associent aujourd’hui au changement climatique. Ce que les experts appellent « variabilité climatique », Ndejama cuia chi ini zaza les Mixtèques l’ont toujours appelé ndejama cuia. Les Mixtèques du Mexique savent Les Mixtèques ont toujours été à l’écoute de la nature. Aujourd’hui, comme hier, ils parler la langue de la nature interprètent les signes qu’elle leur envoie pour prendre les bonnes décisions. Leur Les Mixtèques du Mexique savent depuis Quant à savoir quel est le moment propice langue contient une quantité d’informations longtemps repérer les signes avant- pour semer le maïs, les paysans se fient qui sont autant de pistes vers des solutions coureurs des caprices de la météo dans au genévrier. S’ils voient que ses feuilles aux problèmes soulevés par le changement le comportement des oiseaux et des commencent à produire de la poussière, climatique aujourd’hui. plantes. Ils entendent, par exemple, dans c’est que la saison des pluies aura du Le programme de l’UNESCO relatif aux le premier chant grave et triste des oiseaux retard et qu’il faudra repousser la semence systèmes de savoirs locaux et autochtones, chicucu, l’annonce de la fin de la saison des peut‑être jusqu’à la mi-juin, voire plus LINKS, publiera au cours de 2019 un pluies. Tant que les chicucu chanteront, les tard encore. glossaire des expressions mixtèques liées agriculteurs sauront que la saison sèche En effet, la saison des pluies, qui se prolonge aux événements climatiques de la région n’est pas près de se terminer et que l’heure habituellement du mois de mai au mois de la Mixteca Baja, afin de faciliter le n’est pas encore venue de semer les haricots d’août, dans la région de la Mixteca Baja, dialogue entre experts et détenteurs de et les courges. se fait de plus en plus désirer ces dernières savoirs traditionnels. décennies et on entend de plus en plus souvent les paysans prononcer ces mots : Aracely Torres Morales, ndejama cuia chi ini zaza. linguiste mexicaine d’origine mixtèque Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 |9
Grand angle Manon Barbeau, caméra au cœur Propos recueillis par Saturnin Gómez On a dit de Manon Barbeau qu’elle porte la caméra au cœur comme d’autres la portent au poing. Depuis une quinzaine d’années, elle investit tout son enthousiasme et son savoir-faire au service du Wapikoni, un projet qui met à la disposition des jeunes des communautés autochtones des outils mobiles de production audiovisuelle. Plus de mille documentaires ont ainsi été réalisés, donnant de la visibilité à ces communautés stigmatisées. Mais les acquis du Wapikoni vont bien au-delà du cinéma… et au-delà du Canada. Comment en êtes-vous venue à l’idée d’aller Racontez-nous cette première expérience. à la rencontre des peuples autochtones J’avais décidé d’écrire le scénario d’un film, du Canada ? La fin du mépris, avec une quinzaine de Elle remonte à ma jeunesse. Je crois que je jeunes Atikamekws de Wemotaci, réserve tiens de mon père l’intérêt pour l’image, et située entre Manawan et Obedjiwan, en de ma mère, l’esprit de militantisme. Mon Haute-Mauricie (Québec). J’étais admirative père était peintre et il fut l’un des seize de leur talent et, en même temps, je signataires du manifeste du « Refus global » découvrais les blessures qu’ils portaient en en 1948, qui s’opposaient à l’influence du eux comme autant de parts d’un douloureux clergé au Québec et prônaient la liberté sur héritage qui se transmet de génération le plan social. Mes parents se sont séparés. en génération. Ma mère est partie aux États-Unis, où elle Parmi les jeunes scénaristes, une fille s’est engagée en faveur des droits des Noirs. se distinguait par son intelligence, son Des années plus tard, je me suis intéressée dynamisme, sa générosité. Elle était une à ce qu’étaient devenus les enfants de cette figure de proue dans sa communauté. Son génération et j’ai réalisé le film Les enfants nom était Wapikoni Awashish. Un jour, sa de Refus global. Cette expérience m’a permis voiture a heurté un camion forestier sur de me rendre compte à quel point l’art, et la route. Sa vie a été fauchée par ceux-là en particulier le cinéma, avait un pouvoir mêmes qui abattaient les arbres de sa terre. transformateur : quand on s’investit dans un Elle avait vingt ans. Ce fut un choc terrible ! film comme je l’ai fait, on n’est pas la même En sa mémoire, nous avons conçu l’idée d’un personne au début et à la fin du tournage. lieu de rassemblement et de création pour les jeunes. C’est l’origine du projet Wapikoni, J’ai souhaité partager cette sensation de qui allait être mis en place en 2004 par la transformation avec ceux qui en ont sans communauté autochtone elle-même, avec doute le plus besoin : les marginalisés. J’ai le soutien de l’Office national du film et donné la parole aux jeunes de la rue, comme divers partenaires publics et privés. aux prisonniers, en leur tendant un miroir qui, au lieu de leur renvoyer l’image des Depuis cette date, des caravanes préjugés et des peurs, leur permettait de transformées en studios sillonnent voir au-delà. le Canada. Comment cela se passe-t-il sur le terrain ? Puis, au début des années 2000, je suis allée à la rencontre des marginalisés En effet, nous avions créé notre première parmi les marginalisés : les communautés unité mobile de production audiovisuelle, autochtones du Canada. Wapikoni mobile, dans une roulotte de 10 mètres de long : la chambre est devenue salle de montage et la douche, studio de son. 10 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle Nous en avons cinq aujourd’hui. Elles De quoi nous parlent donc ces jeunes interviennent dans les communautés à dans leurs films ? leur invitation. Le travail est encadré par De tout ! Amour, famille, nature, des cinéastes formateurs, des éducateurs territoire… Beaucoup parlent de spécialisés dans le travail avec les jeunes en traditions, de leur identité, du difficulté, et des coordonnateurs locaux qui déchirement entre tradition et modernité. programment notre arrivée. Mais ils réalisent aussi des créations Nous restons au sein de la communauté contemporaines, par exemple des pendant un mois. En moyenne, cinq courts vidéoclips pour les chanteurs de la métrages sont produits pendant ce laps de communauté, en langue autochtone très temps, sur des sujets choisis par les jeunes souvent. Les aînés en profitent aussi pour eux-mêmes. À la fin, les films sont projetés transmettre leur savoir devant la caméra, devant les membres de la communauté. en toute confiance, car ce sont souvent Par la suite, la diffusion de ces films lors de leurs petits-enfants qui les interviewent centaines d’événements et festivals à travers et les filment. le monde contribue au rayonnement de Atelier d’initiation à la prise de vue cette culture riche et souvent méconnue. organisé en 2017 pour de jeunes autochtones de Lac-Simon (Canada). © Michael Dupont Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 | 11
Grand angle © Véronique Lanoix Photo prise lors du tournage du film Peut-on dire que les jeunes sont transformés Nous avons aussi travaillé avec les Sami Madezin réalisé par par cette expérience ? [voir notre article p. 26] en Norvège, et plus Édouard Poucachiche de récemment, je me suis rendue à Budapest la Nation anishnabe de Lac-Simon. Certainement. En général, cela contribue pour développer un projet visant à rompre à l’affirmation de leur fierté identitaire, l’ostracisme dans lequel se trouvent les de leur culture. Renaît aussi l’espoir de jeunes Roms. trouver une place dans la société, autre que celle d’un consommateur. Il y a aussi ceux D’autres populations vulnérables Scénariste et réalisatrice canadienne de qui se découvrent une vocation pour le ont également été intégrées à notre films documentaires, Manon Barbeau cinéma ou la musique et qui poursuivent programme, comme des réfugiés syriens, a cofondé le Wapikoni en 2004, avec le leur formation. en Turquie, ou des communautés Conseil de la nation atikamekw, le Conseil bédouines dans les Territoires palestiniens des jeunes des Premières Nations et le Le Wapikoni, c’est aussi un projet et en Jordanie. En 2014, le Wapikoni a soutien de l’Office national du film du d’intervention éducative. L’équipe travaille fondé le Réseau international de création Canada. Elle a reçu de nombreux prix en relation avec les ressources locales audiovisuelle autochtone (RICAA) avec pour son œuvre cinématographique et de la communauté afin de prévenir le l’objectif d’échanger des expériences et de son engagement auprès des populations décrochage scolaire, la toxicomanie et le développer des co-créations. autochtones notamment. Le 16 novembre suicide, en développant l’estime de soi et l’autonomie. Selon vous, qui vous investissez depuis 2018, elle s’est vu décerner le Prix UNESCO- longtemps dans le Wapikoni, qu’aura-t-il Madanjeet Singh pour la promotion de la Cette démarche est-elle reproductible dans tolérance et de la non-violence. permis d’accomplir, concrètement ? d’autres communautés à travers le monde? Sur le plan individuel, il aura servi à sauver Elle l’est, nous en avons plus d’une preuve. quelques vies. Ce n’est pas moi qui le dis, ce Notre méthode pédagogique consistant à sont ceux qui s’estiment sauvés qui le disent. apprendre en créant s’est avérée applicable Sur le plan collectif, cela aura contribué à ailleurs dans le monde, moyennant des redonner de l’espoir aux communautés adaptations aux conditions locales. autochtones, à leur redonner confiance en Nous avons établi des partenariats en eux, à les mettre en valeur et à les rendre Amérique du Sud (Bolivie, Pérou, Colombie, plus visibles sur la scène internationale. Panama, Chili). Enfin, je vois aussi le Wapikoni comme une caravane qui s’avance lentement mais sûrement vers la réalisation d’un rêve que je caresse depuis longtemps : la naissance d’un cinéma autochtone. 12 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle Rapa Nui : il y a péril en la demeure Propos recueillis par Jasmina Šopova et Carolina Rollan Ortega Isolés au milieu de l’océan Pacifique, à mi-chemin entre les côtes chiliennes et Tahiti, les jeunes de Rapa Nui (île de Pâques) se connectent au monde en espagnol. Ils ont quasiment perdu l’usage de leur langue maternelle d’origine polynésienne, le rapanui. Seuls 10 % d’entre eux la maîtrisent aujourd’hui, alors qu’ils étaient 76 % il y a quarante ans. María Virginia Haoa, de l’Académie rapanui, tire la sonnette d’alarme. Pourquoi la disparition d’une langue pose-t-elle problème ? La langue est indissociable de notre manière d’être, de nos pensées, de nos sentiments, de nos joies et de bien davantage. C’est à travers notre langue que nous montrons qui nous sommes. Si notre langue disparaît, c’est tout le fondement socioculturel de notre communauté de locuteurs qui est mis en péril. Sur l’île de Pâques, la langue rapanui n’a plus sa place dans le développement socioéconomique de notre communauté. Écartée des services publics et des activités touristiques, cette langue polynésienne est absorbée à une vitesse vertigineuse par l’espagnol, avec d’importantes conséquences néfastes sur les valeurs de © Eric Lafforgue la communauté. Ainsi, l’agriculture familiale a été délaissée au profit de la consommation de produits nationaux et transnationaux, dont on Jeux de plein air lors du festival traditionnel ignore par ailleurs la provenance et le mode Tapati Rapa Nui, une des plus grandes de fabrication. Autrefois, les agriculteurs manifestations culturelles du Pacifique observaient les phases de la lune pour qui met à l’honneur les musiques et déterminer les plantations. Aujourd’hui, les danses autochtones. c’est un art oublié. Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 | 13
Grand angle Sur l’île de Pâques, la langue rapanui n’a plus sa place dans le développement socioéconomique de notre communauté Des pratiques comme le partage des Avec le soutien de la CONADI [organisme produits entre familles et voisins, forme chargé du développement autochtone traditionnelle de solidarité et d’interaction, au sein du ministère du Développement ont disparu, alors que le dialogue social] et du ministère de l’Éducation, nous intergénérationnel s’estompe. Les jeunes avons produit, avec les enseignants rapanui passent leur temps aux jeux vidéos et sur de l’école, des textes pour l’enseignement les réseaux sociaux, ce qui réduit le temps primaire en sciences naturelles, en histoire et consacré aux rencontres avec leurs aînés. en mathématiques et pour l’apprentissage Parfois, ce sont les parents qui, trop occupés de la lecture et de l’écriture. à travailler pour améliorer leur confort Depuis sa création en 2004, l’Académie matériel, négligent le plus important : rapanui a créé du matériel didactique l’éducation de leurs fils et filles, qui englobe préprimaire et réédité des textes de lecture leur propre culture. et d’écriture pour les deux premières années Quel est l’état de vitalité du rapanui ? du primaire. Elle a produit aussi deux CD interactifs présentant les concepts de Selon une enquête sociolinguistique réalisée culture, de mathématiques et de géométrie. en 2016 par le ministère de l’Éducation du Chili (MINEDUC) et l’UNESCO, la moitié des L’Académie rapanui a consacré l’année locuteurs rapanui se trouve concentrée chez 2011 à réaliser une enquête en vue de les plus de 40 ans. s’implanter dans trois autres établissements scolaires et un jardin d’enfants public de Dans la tranche d’âge entre 20 et 39 ans, l’île. En 2012, elle a participé à l’évaluation Moai du lac Rano Raruku. Le Parc national seuls 35 % environ parlent rapanui. La de la loi adoptée en 2011 visant à créer un de Rapa Nui, site du patrimoine mondial grande majorité, lorsqu’ils sont parents, ne secteur de la langue autochtone (SLI) dans de l’UNESCO, possède environ 900 moai, transmettent pas la langue vernaculaire toutes les écoles fréquentées par des élèves gigantesques statues sculptées à leurs enfants. En général, la langue des peuples autochtones du Chili. entre le Xe et le XVIe siècle. quotidienne dans les familles de couples mixtes (rapanui et autre) est l’espagnol. Quelle est la situation de la langue sur le plan éducatif ? Quant aux locuteurs de moins de 18 ans, ils se font de plus en plus rares. En 1976, Lorsque l’enseignement formel a été mis en Huit décennies plus tard, un seul lorsque l’enseignement de la langue a place sur l’île, en 1934, le rapanui n’en faisait établissement scolaire, Lorenzo Baeza Vega, été introduit comme matière dans le pas partie. Les élèves apprenaient tout par dispose d’un programme d’immersion programme scolaire, 76 % des écoliers cœur, en espagnol, sans rien comprendre. en rapanui, qui va de l’enseignement parlaient rapanui. En 1997, ils n’étaient que Cela ne faisait aucun sens pour eux. De plus, préprimaire à la quatrième année de 23 %. En 2016, ils étaient réduits à 10 %. ils devaient apprendre des contenus qui primaire (de 5 à 9 ans). Au cours de ses Chiffre alarmant pour tous ceux d’entre nous leur étaient totalement étrangers. Pour ne 18 ans d’existence, ce programme a connu qui s’inquiètent de l’avenir de notre langue prendre qu’un exemple, quand on entendait des hauts et des bas, selon les modifications et de notre culture. la phrase : « le soleil se lève sur la cordillère », dans le nombre d’heures dévolues à on ne pouvait pas savoir de quoi il était l’enseignement du rapanui. La direction des Qu’avez-vous fait pour préserver question, car aucun d’entre nous n’avait vu écoles étant obnubilée par les bons résultats le patrimoine linguistique ? ni entendu parler de la cordillère. des élèves au SIMCE (test d’envergure En 1990, nous avons créé, au sein de nationale), elle a ajouté des heures l’établissement scolaire Lorenzo Baeza d’espagnol en mathématiques, en langue et Vega, le Département de langue et de en éducation physique. culture rapanui. 14 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
En 2017, nous avons créé l’ONG Nid rapanui, Y a-t-il suffisamment de personnes capables Enfin, on devrait convaincre une université © Eric Lafforgue qui accueille une vingtaine d’enfants d’enseigner en rapanui ? chilienne d’accepter de former des âgés de 2 à 3 ans. Elle est autonome, mais enseignants rapanui à distance grâce aux Non. Nous avons associé plusieurs sages nous recevons un soutien des institutions cours en ligne. de la communauté et fait appel à des gouvernementales pour payer les éducateurs traditionnels. Chacun d’eux éducatrices et améliorer nos infrastructures. apporte le savoir-faire acquis au sein En 2018, nous avons aussi bénéficié d’un Cofondatrice, en 2004, de l’Académie de sa famille. Et c’est précieux. Mais ils soutien de la Communauté autochtone rapanui qu’elle a dirigée jusqu’en 2010, ont besoin d’être formés en matière de polynésienne Ma’u Henua, qui a facilité María Virginia Haoa est présidente planification et de méthodologie, en vue le paiement des salaires du personnel de l’ONG Nid rapanui. Ses efforts pour d’améliorer l’enseignement des contenus enseignant. Cette association a été fondée la revitalisation du rapanui ont été culturels rapanui. en juillet 2016 dans le but d’établir un récompensés par l’ordre du mérite nouveau système d’administration du parc Pour remédier à la pénurie d’enseignants, « Gabriela Mistral » en 2004. Elle est aussi national de Rapa Nui, site du patrimoine il faudrait, à mon avis, motiver les jeunes connue sous le nom de Viki Haoa Cardinali. mondial de l’UNESCO. à faire des études d’enseignement et les encourager, en multipliant les bourses, Nous sommes en train de mettre sur à s’inscrire dans des universités comme pied un programme pédagogique pour celle de Waikato, en Aotearoa (Nouvelle- le Nid rapanui, qui incorpore des lignes Zélande) ou d’Hawaï, à Hilo, qui ont une philosophiques propres à la culture locale, grande expérience dans l’enseignement l’objectif de l’ONG étant de se projeter dans des langues polynésiennes. une école où les cours seront entièrement assurés dans la langue vernaculaire. Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 | 15
Grand angle La radio, un moyen Avexnim Cojti et Agnes Portalewska de survie Médias privilégiés pour la défense des droits des peuples Dans son Rapport soumis à la trente- neuvième session du Conseil des droits de Le rôle de la radio autochtones, les radios l’homme (10-28 septembre 2018), elle a Les radios communautaires autochtones communautaires ne sont pas écrit : « À cela s’ajoute la multiplication des défendent le droit à la liberté d’expression forcément faciles d’accès, cas donnant lieu à l’ouverture de poursuites des peuples autochtones. Elles constituent le en dépit des engagements pénales, qui se compteraient par centaines, meilleur moyen de diffuser l’information sur contre des chefs autochtones et des les enjeux qui touchent les communautés. des États. De nombreuses radios membres de communautés autochtones au Elles révèlent aussi la violence qui les frappe. autochtones se voient forcées Guatemala. Des entités privées réclament Premières à diffuser des informations sur d’exercer dans l’illégalité. énergiquement l’ouverture de poursuites les incidents, les radios communautaires pénales, ce qui donne à penser que, dans diffusent des interviews avec les dirigeants certains cas, les procureurs et les juges sont communautaires qui donnent leur opinion Il est des endroits dans le monde où prendre de connivence avec les entreprises et les sur ces actes de violence. le micro peut vous faire sombrer dans propriétaires fonciers ». l’illégalité, tout comme défendre vos droits de personne autochtone peut vous coûter la vie. Le 21 septembre, Juana Ramírez Santiago, de la communauté maya Ixil, est devenue la vingt-et-unième militante autochtone des droits de l’homme à être assassinée au Guatemala en 2018. Elle faisait partie de ces leaders qui ont une vision politique et une volonté de changer la société pour assurer une vie meilleure à leurs familles et leurs communautés. Selon la plupart des Guatémaltèques, son meurtre, ainsi que bien d’autres, restera impuni. Victoria Tauli-Corpuz, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui s’est rendue officiellement au Guatemala à deux reprises au cours de la même année, s’est dite préoccupée par la violence, les expulsions forcées et la criminalisation des peuples autochtones qui défendent leurs droits et leurs terres. Évoquant l’assassinat de sept leaders communautaires en mai et en juin 2018 [ils seront onze en juillet de la même année], elle a déclaré : « Tous étaient des représentants de deux organisations d’agriculteurs autochtones qui revendiquent le respect de leurs droits fonciers et leur participation à la vie politique. Ces meurtres ont été commis dans un contexte national plus général de rétrécissement pernicieux de l’espace dévolu à la société civile ». La communauté maya Ixil défend activement son identité culturelle et linguistique. 16 | Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019
Grand angle Elles soutiennent publiquement les médias est garanti par la Constitution et Les médias communautaires autochtones défenseurs de la terre et des droits de l’Accord de paix signé en 1996, au terme sont un moyen puissant de décolonisation l’homme, et sensibilisent le public sur la d’une guerre civile qui avait duré trente- des esprits, qui permet d’édifier un question de leur criminalisation. C’est le six ans. Mais les droits pour l’obtention sentiment de fierté culturelle et linguistique. cas de Radio Xyaab’ Tzuul Taq’a, à El Estor, d’une fréquence radio sont si coûteux Ils mettent en valeur les musiques et les par exemple, qui a accompagné plusieurs que les radios communautaires à but non savoirs ancestraux, ainsi que les formes personnes accusées arbitrairement et lucratif n’ont pas les moyens de les payer. d’organisation locales qui sont aujourd’hui emprisonnées par le gouvernement en En 2003, il fallait débourser deux millions menacées par la mondialisation et la vision raison de leurs activités dans le domaine des de quetzales (274 000 dollars), pour une du monde imposée par les grands groupes droits de l’homme et de la terre. fréquence modulée (FM) dans des zones médiatiques internationaux. situées en dehors de Guatemala City et La radio communautaire a aussi fait Un droit contrarié de Quetzaltenango, la deuxième ville du pays. Le coût actuel n’est pas connu, car ses preuves notamment dans les zones reculées de l’Amérique latine, où le De nombreux États d’Amérique latine les enchères publiques ont été arrêtées fléau de l’analphabétisme empêche les ont inscrit dans la loi le droit des peuples ces dernières années, mais les fréquences populations autochtones d’accéder aux autochtones à disposer de leurs propres sont encore vendues illégalement par leurs messages diffusés par voie de presse et où médias. Mais bien que beaucoup se soient propriétaires. Pour les petits agriculteurs, les femmes âgées, qui ne connaissent que engagés à leur attribuer des fréquences, ce ce montant est bien supérieur à ce qu’ils très rarement la langue dominante, sont n’est souvent pas suivi d’effets. Nombreuses peuvent se permettre. Avec un salaire de incapables de s’informer sur les ondes des sont les radios communautaires 80 à 120 dollars par mois, acheter une radios généralistes. autochtones contraintes de diffuser sans fréquence est un rêve inaccessible. autorisation après avoir déposé une Enfin, la survie des langues autochtones demande de fréquence comme la loi l’exige, dépend en très grande partie des locuteurs et qui voient leurs bénévoles poursuivis Décoloniser les esprits natifs et de leur capacité à les parler pour leurs activités radiophoniques. La radio s’est avérée capable non seulement couramment. C’est sur ce plan que les de mobiliser les peuples autochtones, médias autochtones doivent et peuvent Au Guatemala, par exemple, le droit des jouer un rôle décisif. peuples autochtones à leurs propres mais aussi de peser sur les politiques et de demander des comptes aux gouvernements. Par exemple, les stations de radio organisent Avexnim Cojti, membre de la communauté des audits sociaux sur les dépenses K’iche’ (Guatemala) et Agnes Portalewska budgétaires des gouvernements municipaux (Pologne) sont respectivement chargées dans les communautés autochtones. Elles de la gestion des programmes et de la organisent aussi des campagnes sur le communication à Cultural Survival vote conscient. En période électorale, les (www.cs.org), une ONG de défense des candidats sont invités à tenir des débats droits des peuples autochtones basée à en direct et à répondre aux questions des Cambridge, au Massachusetts (États-Unis), auditeurs. Cet espace public où les politiciens qui soutient depuis 2005 un réseau de sont appelés à rendre des comptes réduit la plus de 800 radios autochtones à travers marge de manipulation du vote. le monde. L’UNESCO et les radios communautaires autochtones En dépit des progrès réalisés dans la promotion des médias et des droits des peuples autochtones, de nombreux exemples dans le monde confirment que les médias grand public continuent de discriminer les peuples autochtones. Les médias communautaires comblent cette lacune. Produits par et pour les peuples autochtones, ils exigent l’inclusion politique, la transparence et la responsabilisation, ils renforcent la solidarité internationale et posent un regard critique sur les violations des droits de l’homme. Reconnaissant l’importance des radios communautaires autochtones, l’UNESCO a soutenu une trentaine de projets relatifs aux peuples autochtones, depuis 2000, financés par son Programme international pour le développement de la communication (PIDC). De plus, l’Organisation soutient en moyenne 50 stations de radio communautaires, au cours de chaque exercice biennal. Le Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh (Cambodge), par exemple, organise et dispense depuis 2007 des formations sur la mise en œuvre de projets de médias communautaires et de programmes de radio en langues autochtones. L’Organisation a également fait don d’équipements radio essentiels et de jeunes producteurs autochtones ont été formés à la conception d’émissions radiophoniques qui sont diffusées quotidiennement pendant une heure par jour dans les langues kreung, tompoun, jarai et brao. En réponse au succès du projet, en mai 2010, un autre partenaire a fait don de plus de 100 récepteurs radio alimentés par batterie solaire aux communautés autochtones, permettant à quelque © Daniele Volpe 400 familles d’accéder aux programmes des radios communautaires et des chaînes nationales sans être obligées d’acheter de piles. Source : Indigenous Peoples and the Information Society, Paris, UNESCO, 2016. Le Courrier de l’UNESCO • janvier-mars 2019 | 17
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