PARADOXES DU COMÉDIEN - Dossier Guy Nadon - JEU Revue de théâtre
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R E V UE DE T HÉ ÂT R E 1 6 1 Dossier PARADOXES DU COMÉDIEN Guy Nadon Violette Chauveau Éric Robidoux Sophie Cadieux CARTE BLANCHE Patrice Dubois et Alain Farah PROFIL Les Biches Pensives DANSE Dana Michel 2016.4 no 161 16 $
La saison du Théâtre français se poursuit en beauté ! LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE HUIT 1 au 4 février à 20 h er Supplémentaire le 4 février à 15 h Texte MANI SOLEYMANLOU avec la collaboration d’EMMANUEL SCHWARTZ et la complicité des interprètes Mise en scène MANI SOLEYMANLOU Production ORANGE NOYÉE LA BONNE ÂME DU SE-TCHOUAN 1er au 4 mars à 19 h 30 Texte BERTOLT BRECHT Texte français NORMAND CANAC-MARQUIS Mise en scène LORRAINE PINTAL Production THÉÂTRE DU NOUVEAU MONDE LA FUREUR DE CE QUE JE PENSE 24 au 27 mai à 19 h 30 Textes (collages) NELLY ARCAN Adaptation et mise en scène MARIE BRASSARD Création originale ESPACE GO Production INFRAROUGE DEHORS 29 mars au 1er avril à 20 h Texte GILLES POULIN-DENIS Mise en scène PHILIPPE DUCROS Production HÔTEL-MOTEL Photso © Caroline Laberge cna-nac.ca/tf
JEU 161 ÉDITORIAL | 1 2016.4 Responsable du dossier Gilbert Turp Directrice de production Patricia Belzil Comité de lecture Patricia Belzil + Michelle Chanonat + Gilbert Turp DE L’ACTEUR Recherche iconographique Patricia Belzil Correction d’épreuves Françoise Major Graphisme et mise en pages folio&garetti Rédacteur en chef et directeur Christian Saint-Pierre Rédaction Patricia Belzil + Raymond Bertin + Mélanie Carpentier (stagiaire) + Michelle Chanonat + Sara Dion + Myriam Stéphanie Perraton-Lambert (stagiaire) + Sophie Pouliot + Samuel Pradier + Gilbert Turp + Michel Vaïs (rédacteur émérite) Conseil d’administration Michelle Chanonat (présidente) + Patricia Belzil + Raymond Bertin + Sara Dion + Louise Lapointe (Casteliers) + Charles Pitre (Ssense) + Gilbert Turp + Michel Vaïs + Sophie Vanier (Banque Nationale) Édimestre Michelle Chanonat Responsable de l’administration Josée Laplace Calibration des photos Photosynthèse Impression Marquis Imprimeur Édition Cahiers de théâtre Jeu inc. 4067, boul. Saint-Laurent, bureau 200 Montréal (Québec) H2W 1Y7 514-875-2549 / info@revuejeu.org www.revuejeu.org Abonnements (versions papier et numérique) SODEP (JEU revue de théâtre) C.P. 160, succ. Place d’Armes Montréal (Québec) H2Y 3E9 514-397-8670 / abonnement@sodep.qc.ca Paiement à l’ordre de SODEP (JEU revue de théâtre) Abonnez-vous en ligne : www.sodep.qc.ca Prix avant taxes au Canada (4 numéros) Canada : 42 $ (ind.), 35 $ (étud.), 60 $ (inst.), 41 $ (num.) © David Ospina Étranger : 74 $ (ind.), 66 $ (étud.), 92 $ (inst.), 41 $ (num.) J’ Publiée quatre fois par année, en formats papier et numérique, la revue est en vente en librairies et écris ces mots au lendemain du leur pratique. | Je venais tout juste d’avoir dans les kiosques à journaux. 24 octobre, encore sous le coup de 16 ans quand j’ai « rencontré » Guy Nadon Consultez les archives numériques la grande joie que m’a procurée cette pour la première fois. C’était au Théâtre Denise- de la revue sur Érudit : www.erudit.org Diffusion au Canada soirée qui célébrait à l’Usine C les 40 ans Pelletier. Alors que j’attendais fébrilement que Gallimard Ltée de Jeu. Collègues, collaborateurs, lecteurs, la pièce commence – L’Illusion comique de 3700A, boul. Saint-Laurent, Montréal (Québec) H2X 2V4 abonnés et autres amis de la revue, vous Corneille dans une mise en scène d’André info@gallimard.qc.ca avez été nombreux au rendez-vous, et cela Brassard –, le comédien, qui venait d’être Distribution au Canada Socadis nous est allé droit au cœur. nommé directeur artistique 420, rue Stinson, Saint-Laurent (Québec) H4N 3L7 Vos rires, vos sourires, vos Ce jour-là, j’ai eu la piqûre, de la Nouvelle Compagnie socinfo@socadis.com applaudissements et votre Théâtrale, est soudainement Distribution en France j’ai senti que le théâtre Distribution du Nouveau Monde enthousiasme, tout cela a apparu à l’avant-scène, 30, rue Gay-Lussac, F-75005 Paris rendu la fête mémorable. était entré dans ma vie dans les habits d’Alcandre, le dnm@librairieduquebec.fr Vos nombreuses réactions magicien, celui qui démontre pour de bon [...]. Dépôts légaux positives à nos réalisations que la vie est un théâtre et Bibliothèque et Archives Canada mettent du vent dans nos voiles. C’est bien le monde, une scène. Je me rappelle avoir Bibliothèque et Archives nationales du Québec 4e trimestre 2016 simple, nos manches sont déjà retroussées trouvé admirable que Nadon, même s’il © JEU Revue de théâtre pour la suite. | Je vous encourage à tenait un rôle dans la pièce, prenne le temps ISSN : 0382-0335 ISBN PDF : 978-2-924356-16-6 fréquenter le nouveau site Internet de la revue, de s’adresser ainsi aux jeunes esprits afin Tous droits de reproduction et de traduction réservés. à vous abonner à notre infolettre, à lire nos de faciliter leur entrée dans l’un des chefs Jeu est une publication trimestrielle subventionnée : entrevues et nos critiques, à visionner les d’œuvre du XVIIe siècle. Ce jour-là, j’ai eu portraits vidéo du JEU des 40, un travail la piqûre, j’ai senti que le théâtre était entré sensible, qui rend justice aux artistes qui sont dans ma vie pour de bon, j’ai eu l’intuition entrés dans le confessionnal du réalisateur que j’allais en devenir un observateur attentif Jérémie Battaglia. Vous y découvrirez et passionné. Ai-je besoin de vous dire que 40 créateurs(trices) : 10 auteur(e)s, 10 co- de voir à la une de Jeu Guy Nadon, grand Les textes publiés dans JEU sont assumés médiens(ennes), 10 concepteurs(trices) et comédien et précieux passeur, me comble de par les auteurs et n’engagent pas la responsabilité 10 metteur(e)s en scène de 40 ans et bonheur ? | Bonne lecture ! de la rédaction. JEU est membre de la Société de développement des moins qui sont, selon nous, au cœur de périodiques culturels québécois (SODEP). Christian Saint-Pierre RÉDACTEUR EN CHEF
2 | SOMMAIRE JEU 161 161 no DOSSIER PARADOXES DU COMÉDIEN Violette Chauveau (Dorine) et Benoît Brière (Orgon) dans Tartuffe, mis en scène par Denis Marleau (TNM, 2016). © Yves Renaud EN COUVERTURE Guy Nadon. © Cindy Boyce ÉDITORIAL 01Jeu de l’acteur Christian Saint-Pierre Le 24 octobre, à l’Usine C, on célébrait les 40 ans de Jeu. Collègues, collaborateurs, lecteurs, abonnés et autres amis de la revue ont été nombreux à prendre part à cette soirée mémorable. CHRONIQUES 04 King Dave couronné Patricia Belzil Dans son passage de la scène à l’écran, King Dave 12 PRÉSENTATION 26 LELOUPE n’a perdu ni son souffle ni son mordant, mais a MASQUE : UNE réussi un beau doublé : une prouesse technique et une interprétation remarquables. Gilbert Turp SUR LA VÉRITÉ Élément primordial du théâtre, le jeu Suzanne Lantagne est pourtant difficile à cerner. Est-ce « Le masque ne déguise pas l’interprète, une exécution ou une création ? il le révèle », dit l’auteure, professeure de Comment jouons-nous aujourd’hui ? théâtre, dans cette fine analyse du jeu La pratique du jeu a-t-elle évolué ? masqué. Objet sacré, accessoire unique, Toutes ces questions, et bien d’autres, le masque est un catalyseur d’énergie sont abordées dans ce dossier. pour le comédien qui le porte. 07 Quand les artistes prennent la plume 14 ÇAUN COMMENCE DIALOGUE PAR 31BÊTES DE SCÈNE Sara Dion Guy Nadon En entrevue, Kathleen Fortin et Raymond Bertin Qu’est-ce que l’art de l’acteur ? En Emmanuel Schwartz se risquent Présentation des ouvrages de trois metteures en scène, évoquant ses souvenirs, Guy Nadon à expliquer l’inexplicable et à décrire Martine Beaulne, Lorraine Pintal et Brigitte Haentjens, livre une réflexion personnelle sur un l’indescriptible : l’art de jouer. Du texte et de celui d’un acteur, Jean-François Casabonne, qui métier qui lui a permis de se découvrir aux répétitions, puis à la représentation, portent un regard, parfois fracassant, sur leur pratique et de devenir qui il est… Avec le trac, ils racontent ce qui se définit en eux. de l’art. 36 AVANCE VERS TOI ! la pression et le plaisir ! 20 JOUER L’AUTRE OU Éric Robidoux COUP DE GUEULE JOUER DE SOI Être acteur, qu’est-ce que c’est ? 11 Et nous ne verrons pas notre théâtre Gabriel Plante Comment vivre de son métier Anne-Marie Cousineau Jouer l’autre, le personnage, avec soi, Pour Éric Robidoux, comédien incandescent, c’est porter un texte jusqu’au cœur du spectateur, acteur. Une interaction délicate, illustrée dans un milieu artistique en en habitant l’espace, en pensant la par les propos de Gilbert Sicotte et de sous-financement chronique ? matière, en se livrant corps et âme… Sophie Cadieux. Un cri du cœur pour que notre théâtre se donne les moyens de ses ambitions.
JEU 161 SOMMAIRE | 3 CARTE BLANCHE PROFILS 57 Le Déclin... à l’ère du cellulaire Patrice Dubois et Alain Farah 80 Les Biches Pensives : créer avec panache Sophie Pouliot L’adaptation au théâtre du célèbre film Le Déclin Annie Darisse et Dominique Leclerc, les têtes de l’empire américain, transposé à notre époque, pensantes des Biches Pensives, expliquent le est ici racontée par ses deux concepteurs : fonctionnement de leur compagnie, qui s’apprête à un dialogue artistique. produire Gamètes, un texte de Rébecca Déraspe. ENJEUX 60 Jouer à te déjouer Anne-Marie Guilmaine Projets inachevés, avez-vous donc une âme ? Dans une lettre ouverte à la performeuse Claudine Robillard, sa partenaire de Système Kangourou, Anne-Marie Guilmaine, parle de leur spectacle Non Finito, qui prendra l’affiche en avril 2017 au Théâtre Aux Écuries. 84 Lele théâtre dramaturge peut-il rendre meilleur ? Michelle Chanonat En entrevue, Daniel Loayza, conseiller artistique au Théâtre de l’Odéon à Paris et dramaturge de Georges Lavaudant, parle de la fonction de dramaturge, prise dans le sens de conseiller dramaturgique. DANSE 64 Le songe d’Hamlet Michelle Chanonat Le Songe d’une nuit d’été avec acrobates et 88 Dana Michel ou la beauté toute crue Véronique danseurs en janvier à Québec, et un Hamlet Hudon 41 en solo avec capture de mouvement en avril Danseuse et choré- DE LA DÉSOBÉISSANCE à Montréal : du cirque à la technologie, deux graphe, Dana Michel est LYRIQUE propositions décapantes et relectures audacieuses une artiste hors norme. Violette Chauveau des grands classiques du vieux Will. Sa démarche repose Jouer, c’est résister. Résister aux modes, en grande partie sur la aux politiques, au temps. Résister encore, quand l’horreur s’invite en salle de répétition. Résister pour revendiquer 68 Théâtres franco-ontariens et outaouais, terrains d’exploration performance qu’elle livre en direct. Son spectacle Mercurial George, créé la beauté du jeu, la beauté du geste. Maud Cucchi au FTA, est programmé à l’Usine C en février 2017. 46 STANISLAVSKI À L’HEURE Des nouvelles des voisins ! Des théâtres en rénovation aux nouvelles initiatives, l’auteure DES DRAMATURGIES dresse un état des lieux actualisé de la scène ÉCLATÉES francophone ontarienne. Jean-Claude Côté CIRQUE Le second système de la méthode Stanislavski, moins connu que le premier, AILLEURS 90 Au fil de la corde Samuel Pradier privilégie la mise en action physique, une approche du personnage ancrée dans le corps de l’acteur. Une pratique courante 72 Joël Pommerat, metteur en scène révolutionnaire ? Michelle Chanonat Le Français Fragan Gehlker fait avec Le Vide le plein de questions métaphysiques sur son art et sa pratique, en s’inspirant du Mythe de Sisyphe sur les scènes actuelles. Au lieu de metteur en scène, Joël Pommerat d’Albert Camus. se dit « écrivain de plateau ». Une démarche 50 NOTES SUR LE PARADOXE ET LA MUTUALITÉ artistique singulière, qui implique volonté, temps et financement, qu’il a su mettre en place au sein MÉMOIRE Gilbert Turp Le paradoxe du comédien, cet équilibre de sa compagnie. 93 Unle théâtre monument d’amour pour parisien fragile entre réalité et fiction, fait du jeu un état instable mais essentiel pour permettre la rencontre intime entre l’acteur et son 76 Alessandro Sciarroni : de la danse comme ready-made Mélanie Carpentier Hans-Jürgen Greif Journaliste politique et directeur de la rédaction de L’Express, Christophe Barbier est un passionné de personnage. Quand cela survient, c’est Portrait du chorégraphe et performeur italien, qui théâtre, et son Dictionnaire amoureux du théâtre, un moment de grâce et de liberté, pour présente sa plus récente création, Folk-s / Will you paru en 2015, un véritable bijou d’érudition, dont l’acteur comme pour le spectateur. still love me tomorrow?, à l’Usine C en février 2017. la lecture est aussi utile qu’agréable.
4 | CHRONIQUES JEU 161 KING DAVE COURONNÉ Patricia Belzil La théâtralité de l’œuvre source est restée au cœur de l’adaptation de King Dave au cinéma. Plutôt que de gommer ou de déconstruire le monologue, Daniel Grou (Podz) et Alexandre Goyette l’ont magnifié en laissant l’acteur à dialogues : tout défilait, là, avec une puissance l’avant-plan, l’univers évocatrice étonnante, dans le halo lumineux isolant l’acteur, devant un décor bien inutile du personnage se tant le texte suffisait à tout montrer. déployant autour de lui Dans une sorte de conte urbain halluciné, grâce aux possibilités ce jeune homme qui s’attarde dans l’adolescence, forgé par la peur de l’enfance du septième art. qui s’est muée en rage, tombe de Charybde en Scylla, plus prosaïquement de Montréal- Nord à Laval, enfilant les mauvais choix et les mauvaises rencontres comme autant Au de perles sur le fil d’un karma désastreux. début du film de Daniel Résumons : dans un party où il ne connaît Grou, Dave (Alexandre personne, King Contact, comme il se Goyette) revit, sur le quai du surnomme lui-même, est tout fier de métro, le taxage qu’il a subi fumer avec un « black » chef de bande, qui à cet endroit au début de l’adolescence. Ce lui propose de commettre plusieurs vols souvenir douloureux fait ressurgir l’histoire de radios d’autos – il comprend vite qu’il qu’il va raconter en un long flashback d’une l’intime plutôt à accepter le contrat. Le heure trente, remontant au début de sa jeune blanc-bec affolé, qui n’a jamais fait vingtaine alors que l’ex-enfant roux victime cela de sa vie, parvient néanmoins à livrer la d’intimidation, devenu un jeune homme en marchandise. Heureux d’avoir des dollars quête d’approbation, a été amené à frayer en poche, il invite ses amis dans un bar où avec une bande de jeunes criminels. sa copine flirte avec un autre. S’ensuit sa CREVER L’ÉCRAN dégringolade, toujours plus bas dans la nuit Un cinéaste aurait pu être tenté de se Seul sur la scène de la Licorne en 20071, de Montréal : orgueil viril, soif de vengeance, reposer sur ce monde foisonnant, convoqué Alexandre Goyette, tel un habile conteur, peur et désir d’affirmation composent le uniquement par la narration, en se contentant faisait apparaître l’univers de ce jeune adulte en cocktail explosif qui, d’ailleurs, lui pétera de le mettre en images – le nombre d’épisodes, mal d’identité. Les lieux, les personnages, les en pleine gueule. Victime avant tout de sa d’espaces et de personnages colorés rendait propre violence et de sa rage, se croyant apte la chose facile – et en plaçant le protagoniste 1. Reprise du spectacle de la compagnie L.I.F:T, créé au Prospero en à jouer les durs, le king poursuivra sa chute dans la scène, de façon classique. Mais 2005 dans une mise en scène de Christian Fortin. libre jusqu’en enfer. Grou et Goyette ont plutôt choisi de
JEU 161 CHRONIQUES | 5 Alexandre Goyette dans King Dave, réalisé par Daniel Grou (Podz) (Go Films, 2016). © Yann Turcotte laisser Dave narrer sa propre histoire, au libératrice qui est l’essence même de la Il ne restait « aux gars des vues » (une équipe centre ou à l’avant-plan, tandis qu’autour pièce. Fuyant le réalisme – la plate enfilade de plus de 200 personnes) qu’à faire surgir de lui se mettent en place les scènes qu’il d’épisodes aurait été au cinéma d’une grande autour de Dave les événements qu’il raconte. décrit en s’adressant à la caméra. Surtout, lourdeur, le réalisateur et le scénariste l’ont Ce qui se déploie alors à l’écran est une sorte le réalisateur a fait le pari fou de tourner ce vite compris –, ils ont choisi de garder la de ballet fluide passant d’un lieu à un autre récit, qui commence après la scène initiale vivacité du monologue, qui permet, en une ou du monologue à une interaction avec un du taxage, en un seul plan-séquence d’une phrase, de se retrouver à Laval ou de sauter personnage qui a surgi dans le cadre, et donc heure trente-quatre, conservant ainsi le flot d’un party à un lendemain de veille. glissant sans cesse du récit à son illustration : ininterrompu de la parole, cette logorrhée travellings, déplacements en voiture, en métro,
6 | CHRONIQUES JEU 161 astuce de décors qui tournent, ouvrent sur le cinéma s’avère effroyablement réaliste Mylène St-Sauveur et Alexandre Goyette dans King Dave un autre espace, changements de costumes quand il s’agit de montrer la mort : lors du (Go Films, 2016). © Yann Turcotte à vue et, au besoin, quelques effets spéciaux meurtre commis par Dave, l’horreur de la (maquillage de visage tuméfié qui apparaît broche de cintre plantée accidentellement et disparaît sur un simple mouvement de dans l’œil de l’homme dont il s’apprêtait à L’enfant autrefois terrifié a certes maintenant tête). Mais quelques effets seulement, car voler la voiture et qu’il décide d’achever en un corps d’homme, mais il n’est pas disparu : l’ensemble est pure magie ! lui frappant la tête sur le ciment est d’un « Dave rage et David pleure », confie réalisme difficilement soutenable. Mais l’antihéros, dont les choix ahurissants sont J’ai été éblouie de voir l’acteur, au milieu de les conséquences des actes du personnage motivés par le besoin constant d’inspirer le ce maelström étourdissant de machinistes nous saisissent plus, peut-être, qu’elles ne respect (au cœur du credo des gangs de rue, (on imagine), nous tenir bien arrimés aux l’avaient fait au théâtre. on le sait). souvenirs tour à tour durs, touchants ou navrants de Dave, dans les replis de sa Sur neuf kilomètres, dans l’est de Montréal, Bien sûr, le jeune Alexandre Goyette de mémoire, suivant les à-coups de sa colère, en extérieur, dans le métro et dans des 2005 a vieilli. Mais peu importe. L’astuce a de sa naïveté, de ses espoirs vains, de ses décors construits, on a tourné l’ensemble été fort simple : c’est un Dave plus âgé qui décisions incongrues... jusqu’à l’apaisement cinq fois, cinq soirs d’affilée, en retenant raconte, rétrospectivement, les malheureux final. J’ai retrouvé Dave, entier, poignant, la dernière prise (voir la Carte blanche à événements de ces quelques jours. Un Dave tel que je l’avais connu sur scène. La Alexandre Goyette dans Jeu 159). Outre repenti, qui a purgé sa peine en prison et qui a réalisation se fait complice des émotions du l’immense défi technique et de mise en scène, assumé ses actes, alors que personne n’aurait personnage. La scène où celui-ci marche en ce choix audacieux a permis de préserver la cru ça possible de sa part – pas même lui. compagnie d’Isabelle (une étoile dans sa nuit musicalité du monologue de Dave, une sorte cauchemardesque, campée par la lumineuse de rap haletant, drôle, pathétique, épique. D’autres ont perdu, voire vendu, leur âme Mylène St-Sauveur) est enchanteresse, le D’ailleurs, c’est au rythme du hip-hop en passant de la scène à l’écran. L’âme de chemin qui mène à la maison de la jeune que le petit David, qui en a assez d’avoir King Dave, quant à elle, est en quelque sorte femme étant soudainement éclairé de petites peur, scande sa révolte, tandis que le grand devenue immortelle. • lumières blanches de Noël. Par opposition, Dave l’accompagne en gestes et en paroles.
JEU 161 CHRONIQUES | 7 QUAND LES ARTISTES PRENNENT LA PLUME Les écrits de créateurs « La mémoire, en art, se loge dans les saisissements retracés, théorique ; la comédienne, viscérale, portée par l’émotion, a aussi développé une de théâtre réfléchissant issus de l’enfance. » Martine Beaulne, Voir de l’intérieur réflexion fine sur son travail d’interprète. Leurs échanges se complètent, se relancent, sur leur pratique, trop se répondent. N’évitant pas les zones rares, éclairent de L’une des premières à s’être livrée dans un délicates, sujets tabous et anecdotes troublantes, chacune avoue ses frustrations l’intérieur un art qui, ouvrage fort pertinent, Martine Beaulne a publié Le Passeur d’âmes. Genèse et et ravissements, mettant des mots sur l’indicible, le sublime, la magie naissant par nature, scintille métaphysique d’une écriture scénique d’actions bien concrètes, essais et erreurs sous les projecteurs et (Leméac, 2004), essai éclairant dans lequel elle revoit son parcours du jeu à la mise en étant inhérents à la création artistique. le regard des autres. scène, portant un regard analytique sur sa pratique. Huit ans plus tard, elle récidive La relation entre le paraître et l’être, la quête de la présence vivante, la retenue et De récents ouvrages en duo avec la comédienne Sylvie Drapeau. l’outrance, les liens ambigus entre l’actrice et d’acteurs et de metteurs De La Locandiera de Goldoni (TNM, 1993) à Avaler la mer et les poissons, écrit et joué son personnage, avec les partenaires de jeu et le public font partie des questions soulevées. en scène offrent de par Drapeau et Isabelle Vincent (La Licorne, 2005), en passant par Albertine, en cinq Sans évacuer les sujets plus terre à terre : le travail avec les concepteurs, le temps captivantes réflexions temps de Tremblay (Espace GO, 1995), les de répétition insuffisant, les impératifs de sur leur métier. deux artistes ont développé une complicité durable. Voir de l’intérieur (Dramaturges production obligeant les artistes à tenir un rythme d’enfer, devant se lancer sur la scène Éditeurs, 2012) consiste en un dialogue où certains soirs de première sans être arrivés au Raymond Bertin « celle qui regarde » et « celle qui est vue » bout du processus. Sylvie Drapeau dénonce tentent justement d’exprimer leur vision ce fast-théâtre : « Il faut redonner le temps intérieure de cet art de la représentation, de au théâtre, et du coup, sa valeur profonde, sa l’expression de soi, pour chacune une façon puissance. Le public a soif de profondeur, il d’être au monde. La metteure en scène, ne demande qu’à s’arrêter, car ça va trop vite plus cérébrale, s’inscrit dans une démarche pour lui aussi. » (p. 100)
8 | CHRONIQUES JEU 161 « Le sentiment de l’élève impuissant devant une autorité incompétente est le moteur de cet ouvrage… » – Jean-François Casabonne DIRE L’INDICIBLE ET LE CONCRET Dans De corps, de chair et de cœur. Ma vie et le théâtre (PUQ, 2016), ouvrage costaud « Le théâtre est un art qui semble éphémère, destiné aux amateurs de théâtre, notamment mais il est la mère de toutes les mémoires. aux jeunes, Lorraine Pintal fait un retour sur […] L’acteur est un pont créateur un engagement théâtral de plus de 40 ans et de mémoire vive. » livre ses réflexions sur les différentes facettes Jean-François Casabonne, Du je au jeu de cet art. La première partie, l’Acte 1, concerne ses années d’apprentissage pour Acteur intense à la démarche atypique, devenir une « archéologue de l’âme » : sa Jean-François Casabonne a aussi quelques découverte de la poésie à l’adolescence, sa recueils de poèmes à son actif. La poésie formation de comédienne au Conservatoire n’est pas loin dans ce court essai sur sa d’art dramatique de Montréal, ses années de pratique intitulé Du je au jeu (Somme création au sein de la Rallonge, compagnie toute, 2014). Sollicité pour enseigner, le qu’elle a cofondée, enfin le choix de la mise comédien a senti le besoin de mettre sur en scène en 1981, après plusieurs expériences papier la matière issue de son expérience, comme comédienne et réalisatrice à la afin de pouvoir faire œuvre de transmission télévision. Le spectacle Madame Louis 14 d’une façon respectueuse. Évoquant ses marquera un tournant dans sa carrière. Ses années de formation, où il connut de bons propos, souvent didactiques, permettent de et de mauvais professeurs, il écrit : « Le mieux saisir les enjeux des nombreux défis sentiment de l’élève impuissant devant une qu’elle a dû relever. autorité incompétente est le moteur de cet ouvrage… » (p. 11) Ainsi plonge-t-il dans À l’Acte 2, intitulé « Regards sur le théâtre », le laboratoire du comédien avec ferveur, elle fait ressortir l’importance de l’écriture multipliant réflexions philosophiques et théâtrale québécoise à travers ses grands commentaires sentis sur le travail concret, auteurs, notamment l’immense Gauvreau, à voire technique, qui permet à la magie de propos duquel elle écrit : « C’est une parole de naître. Dans de courts chapitres, parfois conquête et de liberté qui pourrait résonner d’un paragraphe, comme un poème, il sur toutes les scènes du monde, un appel à se développe sa pensée, prenant son expérience débarrasser de toutes ses peurs. Aussi, pour à témoin pour définir la présence, distinguer moi, monter Gauvreau aujourd’hui, c’est la réussite artistique du vedettariat, dire encore combattre ses propres peurs devant l’importance et sa passion de la langue l’ampleur de l’œuvre et du cri. » (p. 154) du théâtre, rappeler les fondements de Elle s’attarde ensuite aux grands rôles du l’indispensable rapport à l’autre. répertoire, et elle consacre les deux derniers chapitres aux liens entre « théâtre, société et pouvoirs publics » et à une ouverture au croisement des arts, théâtre de demain. « [...] monter Gauvreau aujourd’hui, c’est encore combattre ses propres peurs devant l’ampleur de l’œuvre et du cri. » – Lorraine Pintal
JEU 161 CHRONIQUES | 9 AUDACE ET LIBERTÉ DE PAROLE « Les spectacles qui nous violentent ont un impact plus profond que ceux qui nous séduisent. » Brigitte Haentjens, Un regard qui te fracasse Un regard qui te fracasse. Propos sur le théâtre et la mise en scène (Boréal, 2014) : sous ce titre sans compromis, Brigitte Haentjens ne fait pas les choses à moitié. Issu d’entretiens avec Mélanie Dumont, ce livre contient des pages incandescentes, confidences et cris du cœur qu’il fait bon entendre. On le sait, la metteure en scène n’a pas froid aux yeux, et l’audace marque chacune de ses réalisations. En lisant ses propos sur sa jeunesse, où elle a dû se rebiffer contre l’autorité paternelle, son apprentissage raté à l’école de Jacques Lecoq, où elle perdit le goût de jouer, son choix de l’exil pour se libérer, on comprend mieux sa détermination. Son point de vue radical sur le théâtre s’est raffermi d’expériences difficiles, comme son passage à la direction artistique de la Nouvelle Compagnie Théâtrale, où elle fut muselée par une administration « où la bigoterie et le conservatisme servaient de fondement à une vision hypocrite et édifiante de l’art et de l’éducation des jeunes ». De quoi nourrir un état de rébellion persistant. Seule la fondation de sa compagnie, Sibyllines, lui procurera la liberté artistique : « La liberté a un prix. La voix que j’ai choisie est marquée par l’exigence et la solitude. » Le regard de Brigitte Haentjens sur son propre parcours, sa complicité avec les acteurs et les concepteurs qui l’ont « La liberté a un prix. accompagnée, sur la place que les femmes doivent prendre dans le métier, sur les La voix que j’ai choisie est marquée par grands rôles et les œuvres majeures qui l’ont allumée, reste passionné, et sa l’exigence et la solitude. » franchise lui fait honneur. Cet ouvrage et les autres abordés ici regorgent de réflexions – Brigitte Haentjens édifiantes, instructives, inspirantes sur le métier du théâtre, par celles et ceux qui le font, le vivent au plus proche. •
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JEU 161 COUP DE GUEULE | 11 ET NOUS NE VERRONS PAS NOTRE THÉÂTRE D epuis ma sortie de l’École nationale, il Ce qui me met hors de moi quand on me dit y a une chose que j’entends presque que je ne peux pas vivre du théâtre, ce n’est quotidiennement : « On ne peut plus pas tant l’énoncé en tant que tel, mais que, vivre du théâtre. Oublie ça, c’est fini. » même s’il y a eu des états généraux, les Après cet énoncé, la plupart du temps, on chiale artistes ne connaissent pas avec précision le sur le manque de subventions et sur la précarité fonctionnement du système. On ne connaît de nos institutions, prétextant à tout coup : pas le portrait économique global. On ne sait « Y a pas de money-money. » La situation est pas combien d’argent issu des subventions implacable et cette idée s’est tellement implantée du CALQ et du CAC se perd en redevances dans l’esprit des artistes que c’en est devenu et en frais administratifs au lieu de financer un paradigme. La seule institution nationale en l’artistique. On ne sait pas qui est payé théâtre au Québec, c’est le sous-financement. combien. Si on le savait, peut-être alors qu’on se rendrait compte que nous sommes loin de Ça me gêne, comme si je traînais des briques l’équité salariale ou bien qu’il y a de la marge dans mon sac à dos. Ce que ça gêne surtout, pour négocier nos contrats dans les théâtres. c’est ma démarche. Mais ça ne me gêne pas au On ne sait pas non plus la somme d’argent qui sens où je baisserais les yeux si on me posait des n’est pas distribué par des jurys. Si on étudiait questions sur la tradition théâtrale de l’endroit en profondeur l’économie du théâtre, il y aurait d’où je viens. Les Lepage, Mouawad, Marleau, peut-être des révélations-chocs : un lien entre Maheu, Brassard (Marie) n’ont absolument rien Gabriel Plante. © Jean-Philippe Baril Guérard la mafia, le parti libéral et la rénovation de à envier aux Ostermeier, Castellucci, Fabre et certains théâtres, par exemple ! Vienne. On tape tellement sur le clou du sous- saison complète. Un no-show général. L’objectif : financement, qu’il est entré dans ma tête et dans demander un réinvestissement gargantuesque. On sait tous qu’il faut réinvestir en culture, celle des artistes de mon âge au point où on On est encore loin de faire des piquets de grève mais on ne sait ni combien ni comment. C’est n’ose presque plus se comparer à ces artistes. devant les théâtres, parce que de toute manière pourquoi on n’a aucune base pour imaginer C’est une autre game, point final. Une autre personne n’a le coussin financier pour le faire, une pratique en santé. C’est dommage, parce game, comme en France ou en Allemagne. mais il n’y a rien de plus cathartique que de qu’en attendant qu’on ait identifié clairement le l’imaginer. problème et qu’on puisse chiffrer une solution, il Quel type de jeu émergerait de mes spectacles y a des artistes qui sont dans l’antichambre de si, moi aussi, j’avais cinq mois à temps plein Sauf qu’au premier jour de la grève, est-ce que leur théâtre. Ce qui m’écœure quand on chiale pour travailler avec des acteurs ? Quel type de les gens le remarqueraient ? Peut-être pas. Ça sur le sous-financement, c’est que notre lieu théâtre ça donnerait si Félix-Antoine Boutin, aurait le mérite d’être clair. Alors on aurait eu commun soit : « On ne peut plus vivre du théâtre. Solène Paré, Philippe Cyr, Alix Dufresne, raison de sous-financer le théâtre, la question Oublie ça, c’est fini », alors qu’il devrait être : Philippe Boutin, Jocelyn Pelletier et Castel Blast serait réglée. On rentrerait à la maison la queue « Ce qu’il nous faudrait, c’est tant de millions, avaient plus que mille piasses pour faire leurs entre les jambes pour faire ce qu’on peut avec dans un système comme celui-ci… » Ce qui spectacles ? Quels seraient nos spectacles ce qu’on a devant un public en déclin... m’écœure, c’est qu’on n’a pas ces mots-là.• si on avait une scène plus grande que quatre praticables pourris dans une salle qui nous Je vais risquer un peu de jovialisme. Imaginons Gabriel Plante coûte 7 000 piasses ? que la grande majorité des gens nous appuient. Qu’ils nous disent : « C’est vrai ! Ça n’a pas On passe collectivement à côté de notre théâtre, d’allure ce que vous vivez. Descendez dans les Gabriel Plante a terminé en 2015 sa et ça m’écœure. Faudrait que quelque chose rues, on va vous suivre. » Fabulons complè- formation en écriture à l’École nationale arrive. Faudrait se présenter à la bataille. tement et imaginons que les industries de la de théâtre. Il est le récipiendaire du prix Faudrait se défendre nous-mêmes. Dans tous télévision et du cinéma emboîtent le pas, elles Gratien-Gélinas 2016 pour son texte les autres secteurs de l’activité humaine, quand aussi. Ce serait la grève la plus médiatisée de Histoire populaire et sensationnelle. le travail ne permet pas aux travailleurs de vivre l’histoire, et on peut imaginer qu’on aurait un Sa plus récente création, Plyball, décemment, on appelle ça de l’exploitation, avantage certain dans le rapport de force avec le soutenue par le CEAD et LA SERRE – et avant longtemps les gens se révoltent, font pouvoir public… Mais qu’est-ce qu’on en ferait ? arts vivants, a été récemment présentée la grève. Ce qu’ils faudrait faire, c’est déclarer Tout le monde plaide pour un réinvestissement à la Chapelle. unilatéralement la grève générale. Annuler une massif, mais de quel ordre serait-il ?
12 | DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN JEU 161 D ans Jeu, ce qui alimente le plus À l’heure où l’on réduit volontiers les heures souvent la réflexion est le texte ou de répétitions pour des raisons de budget et la mise en scène, ce qu’on pourrait où l’on demande parfois aux acteurs d’être appeler « le lisible ». Le jeu, lui, parce eux-mêmes et de ne surtout pas jouer, où l’on qu’il est plus manifeste que lisible, se dérobe à compense le manque d’approfondissement la description écrite et brouille l’analyse. Or, par le culte de la spontanéité (non comme cet élément primordial et difficile à cerner style assumé, mais comme résignation face du théâtre est, paradoxalement, le moteur de au manque de temps ou de moyens), de ce qui fait la force de l’art dramatique : son nombreux comédiens ont l’impression qu’on pouvoir de saisissement. leur suggère de jouer pauvre. Ils ont à tort ou à raison le sentiment que leur métier se Nous décrivons souvent le jeu à l’aide dévalue et perd en exigence. On peut alors d’un lexique qui n’a guère changé depuis s’interroger sur les circonstances qui font du 50 ans. Critiques comme praticiens en usent jeu d’acteur une exécution ou une création, comme s’il allait de soi. Pourtant, personne une obéissance ou une liberté, un métier ou ne semble s’entendre précisément sur ce un art. qu’on veut dire par le jeu stanislavskien, par exemple, ou par la Méthode de l’Actors Le masque, l’improvisation, la formation, Studio, la distanciation brechtienne, la le travail sur soi, la validité, l’affirmation, cruauté d’Artaud, le jeu postdramatique ou le goût de ruer dans les brancards, la le non-jeu, si cher au regretté Robert Gravel. reconnaissance mutuelle, la rencontre, toutes De même, on peut réfléchir en boucle aux ces dimensions inhérentes à la pratique du notions d’action dramatique, de mémoire jeu sont abordées dans ce dossier par Guy affective, de niveaux, de degrés et de couches Nadon, Sophie Cadieux, Gilbert Sicotte, de jeu, d’objectif, de sous-texte et d’intention. Anne-Marie Cousineau, Éric Robidoux, On peut discuter sans fin sur le geste et le Suzanne Lantagne, Jean-Claude Côté, mouvement, le souffle et la respiration, et sur Emmanuel Schwartz, Kathleen Fortin, Sara le phénomène de la présence. Dion et moi-même. Nous ne prétendons pas, bien sûr, établir l’état des lieux du jeu aujourd’hui (dix dossiers n’y suffiraient pas), mais les voix qui se croisent et se font écho ici, si intimement Où en sommes-nous avec le jeu aujourd’hui ? chevillées à l’expérience, nous aideront Jouons-nous comme il y a 40 ans, au moment à pressentir ce qu’espèrent les acteurs et actrices de leur métier, à entrevoir d’où vient de la mise à niveau de notre modernité théâtrale ? leur désir de jouer, toujours vif et intact, et à cerner quelque chose de la vitalité de l’art du La formation et la pratique du jeu ont-elles comédien et de ses paradoxes. • changé ? Si oui, avons-nous progressé ou régressé ? Sommes-nous meilleurs, moins bons, pareils, différents ? PARADOXES Gilbert Turp Guy Nadon. © Cindy Boyce
JEU 161 DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN | 13 DU COMÉDIEN
14 | DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN JEU 161 Pour bien des comédiens, lorsqu’il est question de leur pratique, savoir et connaître, ce n’est pas la même chose. Certains acteurs diront que, plus ils connaissent leur métier, moins il en savent sur lui. ÇA COMMENCE PAR UN Guy Nadon, qui nous livre ici le superbe récit d’un parcours de comédien, DIALOGUE nous dirait peut-être que pour raconter des histoires, il faut en avoir une... Guy Nadon CONVERSATION TÉLÉPHONIQUE ENTRE C’est une manie chez moi. Depuis 42 ans, LA REVUE JEU (GILBERT TURP) c’est toujours la même histoire. Et elle ET LUI (MOI) recommence tout le temps : dire oui au JEU : L’art de l’acteur ? désir de l’Autre, rencontrer des inconnus et travailler avec eux dans le but de m’adresser LUI : Plus je vieillis, plus je comprends rien à ça. à d’autres inconnus à telle heure, à telle date, à tel endroit. JEU : T’es le premier à nous dire ça. Ça nous intéresse. On peut faire une entrevue ? Ou Dans quel but ? Quel que soit le projet, il veux-tu nous faire un papier ? Ton choix. s’agit de passer un bon moment ensemble. Parfois, quand les meilleures conditions sont LUI : Je vais écrire. C’est pour quand ? réunies, j’ai l’occasion d’entrer dans le cœur et l’esprit de mes contemporains, je leur pince (Pause. Temps. Silence.) le nerf ou je les fais rire ou je leur arrache le cœur. Peu importe comment la rencontre se Dès ce moment-là, je me suis senti mal. Un fait entre l’acteur et le spectateur (au théâtre, genre de trac. à la télé, au cinéma, sur iPad ou autour d’un feu dans la grotte de Lascaux), celui-ci dit La page blanche. La scène vide. Ou la toujours la même chose : « Je t’écoute, mais première lecture. C’est du pareil au même ne m’ennuie pas. Fais-moi passer un bon et c’est toujours pareil. Ça me fout le trac. moment. J’ai ma journée dans le corps. »
JEU 161 DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN | 15 Guy Nadon et Johanne-Marie Tremblay dans Tu te souviendras de moi de François Archambault, mis en scène par Fernand Rainville (Théâtre de la Manufacture, 2014). © Suzane O’Neill
16 | DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN JEU 161 Quand je dis que je ne comprends rien à ce métier, je ne dis pas la vérité. Enfin, pas toute la vérité. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Déformation professionnelle, vice de métier, défaut personnel ou instinct de survie ? Un mélange de tout ça, probablement. Mais ça me permet de rester libre par rapport aux attentes : les miennes, celles de la revue Jeu, celles du lecteur. L’angoisse de ne pas être à la hauteur, c’est ça, le trac. Depuis longtemps, quand un ami, un camarade ou un étudiant m’accroche pour me dire qu’il est venu voir le spectacle dans lequel je joue, j’ai une espèce de réflexe de gêne et je dis immanquablement : « Et puis ? Tu ne rougis pas de me connaître, donc ? Tout va bien ? » On rit, on parle un peu du spectacle. On passe à autre chose, et chacun va de son coté. Mais, derrière la légèreté apparente de l’échange il y a cette incertitude, ce besoin d’approbation, cette recherche de validation qui est à la base même du métier. À 22 ans, quand je commence dans le métier, je ne sais rien de tout ça. À 19 ans, quand j’entre à l’École nationale, encore moins. À 18 ans, quand j’abandonne mes études et fais momentanément le désespoir de mon père, je baigne dans l’inconscience, et c’est l’instinct qui me guide. Je joue mon avenir sur un coup de cœur. En rétrospective, c’était pas mal. Mais aujourd’hui, à 64 ans, je peux comprendre mon père. La première fois que je suis monté sur scène, j’avais 17 ans. À l’automne 1969, Le Devoir annonçait que le Théâtre de Quat’Sous faisait passer des auditions pour un spectacle qui Les débuts : Guy Nadon dans Strauss et Pesant allait être joué au printemps suivant. On de Michel Garneau, mis en scène par André Pagé était à la recherche d’un acteur pour jouer le (Théâtre d’Aujourd’hui, 1974). © François Rivard rôle de Mona, le plus jeune des prisonniers, dans Aux yeux des hommes. Je suis allé chercher le texte de la scène au Quat’Sous. Je l’ai appris et je me suis rendu au théâtre à telle heure, à telle date. André Brassard est dans la salle. Il me demande si j’ai quelqu’un pour me donner la réplique. Je n’en ai pas. Brassard demande donc à quelqu’un qui
JEU 161 DOSSIER : PARADOXES DU COMÉDIEN | 17 passe l’audition comme moi de me donner la habiter par des univers qui n’étaient pas réplique. Je fais la scène. Je ne me souviens de les miens, à me laisser ressentir ce que je rien sinon de deux choses : les chaises dont on n’aurais pas senti en faisant un autre métier. se servait pour jouer étaient inconfortables (Si j’avais vendu des fleurs comme mon – ce sont les mêmes que l’on peut voir encore papa, par exemple.) aujourd’hui dans le bar du Quat’Sous –, et aussi de Brassard qui me dit : « Je te prendrai Attiré par le chimérique, je désirais gagner pas mais t’as quelque chose. » C’était comme ma vie en faisant semblant. Papa trouvait ça si je venais de gagner un oscar. Je venais de imprudent. Ma mère, plutôt sympa. Je dois me faire valider d’aplomb. C’est dans ma beaucoup à mes parents. Le sens du travail recherche de validation que j’avais trouvé le et un goût pour la fiction, entre autres. Je courage de faire ce que je venais de faire. Je dois beaucoup à mes frères, aussi. J’étais À 18 ans, quand n’avais parlé de ça à personne de ma famille le plus jeune de trois ; je leur dois un goût ni à aucun de mes amis. Je me souviens du pour la compétition et une aisance avec les j’abandonne mes études soleil en sortant sur l’avenue des Pins. Je suis sentiments mitigés. Naturellement, étant le allé chez Eaton m’acheter des verres fumés. benjamin, j’écoutais beaucoup, je regardais et fais momentanément Je savais maintenant ce que je voulais faire et aller tout ce monde-là. J’ai donc commencé je savais de quoi avait l’air un acteur. J’avais ma vie dans le rôle du spectateur. Avec les le désespoir de mon une mythologie américaine. « Oh oh, yes, I’m années, je suis devenu leur critique à temps the great pretender. » (The Platters, 1956) plein. Comme le font tous les acteurs. père, je baigne dans Mais ça allait se passer en français en Amé- Un acteur est fondamentalement un ancien l’inconscience, et c’est rique. spectateur qui quitte son siège et traverse la salle, puis monte sur scène, fait face à la salle l’instinct qui me guide. et raconte quelque chose à propos de cette DEVENIR QUI J’ÉTAIS salle. Il s’inscrit forcément dans la marge. Je joue mon avenir Que ce soit sur un plan personnel ou collectif, Tout individu change beaucoup jusqu’à on fait ce que l’on peut avec qui on est et 35 ans, et c’est souvent durant ces années de sur un coup de cœur. avec ce que l’on a fait de nous. Personne ne « work in progress » qu’on devient acteur. Ce choisit son lieu de naissance, ni son époque, n’est pas idéal, mais c’est comme ça. Il faut ni ses parents. Ni son héritage génétique, préciser à nos propres yeux qui on est, ce culturel ou social. La vie nous impose un qu’on porte dans le cœur, ce qu’on a à dire. cadre qui définit beaucoup de choses avant Il faut être patient, concentré et discipliné. Il même que l’on naisse. La seule vraie liberté faut se concevoir à la fois comme un piano et que l’on a, c’est de se rendre responsable de un pianiste. Le piano aura besoin d’un seul sa vie. D’en devenir le plus possible l’auteur. pianiste et vice versa. Mais on ne choisira C’est seulement là qu’est la liberté. Il faut pas le piano. Et la musique que l’on jouera en arriver à dire que l’on choisit ce que l’on sera toujours une gracieuseté de la salle. a afin d’en faire quelque chose qui soit à la Comment se rend-on à Carnegie Hall ? En hauteur de notre désir. travaillant fort. Dans ce métier-là, il n’y a pas de prix de présence. Le travail triomphe Essentiellement, je voulais ce que tout le de tout, mais n’assure pas d’être rembauché. monde désire : devenir qui j’étais. Ou du Matière à méditer, mais c’est mieux que de moins celui que je croyais être. En décidant dire que c’est le plus beau métier du monde. de devenir acteur, je faisais le curieux pari que je « deviendrais moi-même » en passant Comment faire semblant sans s’en faire ac- la plus grande partie de mes journées à croire ? « That is the question. » (Will, 1599) être quelqu’un d’autre que moi-même, à construire des personnages, à me laisser
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