Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse
Études rurales
                          181 | 2008
                          Modèles et contre-modèles sociaux. Amérique latine

Propriété privative et régulation du paysage en
Suisse
Private Property and the Regulation of the Landscape in Switzerland

Stéphane Nahrath

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8713
DOI : 10.4000/etudesrurales.8713
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 24 novembre 2008
Pagination : 163-180

Référence électronique
Stéphane Nahrath, « Propriété privative et régulation du paysage en Suisse », Études rurales [En ligne],
181 | 2008, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 12 février 2020. URL : http://
journals.openedition.org/etudesrurales/8713 ; DOI : 10.4000/etudesrurales.8713

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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETRU&ID_NUMPUBLIE=ETRU_181&ID_ARTICLE=ETRU_181_0163

Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

par Stéphane NAHRATH

| Editions de l’EHESS | Études rurales

           2008/1 - 181
           ISSN 0014-2182 | ISBN 9782713221767 | pages 163 à 180

Pour citer cet article :
— Nahrath S., Propriété privative et régulation du paysage en Suisse, Études rurales 2008/1, 181, p. 163-180.

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PROPRIÉTÉ PRIVATIVE                                            Stéphane Nahrath

ET RÉGULATION
DU PAYSAGE
EN SUISSE
                                                               culièrement la biologie) en matière de défini-
                                                               tion de la « valeur » des espaces naturels ;
                                                               ● la « mercantilisation », touristique et publi-
                                                               citaire, du paysage comme prolongement du
                                                               processus historique d’industrialisation des
                                                               modes d’exploitation économiques de l’envi-
                                                               ronnement.
                                                                   Prenant pour référence François Walter
                                                               [2004], dont les travaux portent sur le rôle
                                                               des « figures paysagères » dans les processus
                                                               de construction des identités nationales euro-
                                                               péennes entre les XVIe et XXe siècles, j’émets,
                                                               pour ma part, l’hypothèse, pour la période

T
       OUT SE PASSE COMME SI,       depuis une
       trentaine d’années environ, dans les pays               contemporaine, d’une relative dé-nationalisation
       occidentaux en général, et en Suisse                    des enjeux paysagers au profit de la montée
en particulier, nous assistions à un processus
socioéconomique et politique de re-découverte                  1. Je propose de considérer le « paysage » comme une
des usages, matériels et immatériels, que nous                 création « socionaturelle » résultant de la rencontre entre,
faisons de ce que nous nommons, de manière                     d’une part, des configurations topographiques et écosys-
parfois imprécise, le « paysage » 1.                           témiques spécifiques combinant différentes ressources
                                                               « primaires » (eau, sol, air, forêt, patrimoine bâti, etc.)
                                                               et, d’autre part, des schèmes de perception – insépara-
La re-découverte du paysage                                    blement esthétiques et politiques [Walter 2004] – de
durant la seconde moitié du XXe siècle 2                       l’environnement « naturel » fondés sur des valeurs, des
                                                               normes et des règles socialement construites et variant
Cette re-découverte peut probablement s’ex-                    dans le temps. Le paysage est donc envisagé ici comme
pliquer par la conjonction de plusieurs phéno-                 « quelque chose de plus » que la somme des parties qui
                                                               le composent. Il représente une ressource composée ou,
mènes tels que :
                                                               en quelque sorte, « de deuxième degré » [Gerber 2006].
● l’existence d’une proximité conceptuelle                     Il est à la fois un « objet » (physique) et sa « représenta-
entre l’approche holistique du développe-                      tion » (sociale et politique).
ment durable, d’une part, et le caractère inter-               2. Les réflexions présentées prolongent les recherches
sectoriel et englobant du paysage envisagé                     menées dans le cadre du projet intitulé « Vergleichende
comme une forme de relecture à la fois cultu-                  Analyse der Genese und Auswirkungen institutionneller
relle et écosystémique du territoire (régional,                Ressourcenregime », financé par le Fonds national suisse
national, international), d’autre part ;                       de la recherche scientifique et dirigé par P. Knoepfel,
                                                               I. Kissling-Naef et F. Varone. Pour une présentation
● un rééquilibrage entre les critères esthé-
                                                               plus complète de ce projet, voir I. Kissling-Naef et
tiques (artistiques), touristiques et écosysté-                F. Varone eds. [2000] ; K. Bisang et al. [2000] ;
miques, débouchant sur une remise en cause                     P. Knoepfel et al. eds. [2001 et 2003] ; S. Nahrath
du monopole des sciences naturelles (parti-                    [2003] ; P. Knoepfel, S. Nahrath et F. Varone [2007].

                                  Études rurales, janvier-juin 2008, 181 : 163-180

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Stéphane Nahrath

...   en puissance des usages économiques, tou-                      pair avec des droits de propriété clairement
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      ristiques, environnementaux et récréatifs de                   définis et attribués de façon cohérente aux
      cette ressource. La diffusion de ces nouveaux                  différents groupes d’usagers, les questions qui
      critères de perception et d’évaluation du pay-                 se posent, dans le cas d’une ressource aussi
      sage, et les usages qui en découlent, ont, me                  complexe que le paysage, portent plus parti-
      semble-t-il, contribué à l’émergence de nou-                   culièrement sur la nature, les caractéristiques,
      velles rivalités autour des processus d’exploi-                les modalités de création et de distribution
      tation et de protection du paysage 3.                          ainsi que sur la portée juridique et symbolique
          Il est en effet intéressant de noter que,                  des droits de propriété régulant ses usages.
      pour le paysage plus encore peut-être que                          Ces questions sont d’autant plus impor-
      pour d’autres ressources, ce sont surtout la                   tantes que les analyses juridiques [Leimbacher
      déprédation et la destruction de la ressource                  et Perler 2000] ont précisément montré qu’il
      qui ont influé sur le processus historique de                  n’existait pas – et ne pouvait juridiquement
      construction sociale et politique du paysage,                  exister – dans les régimes de propriété (fon-
      « ressource » qui, en appelant l’application                   cière) libéraux contemporains, de droits de
      des principes de protection de l’environne-                    propriété formelle sur le paysage, ce dernier
      ment, puis, plus récemment, du développe-                      étant considéré comme un res communes inap-
      ment durable, a contraint l’État à mettre en                   propriable ; en vertu notamment du fait qu’il
      œuvre des dispositifs de régulation suscep-                    ne constitue pas un « objet » au sens juridique
      tibles de garantir son exploitation durable. On                du terme, à savoir une chose finie, matérielle-
      peut ainsi observer, tout au long du XXe siècle,               ment saisissable et contrôlable.
      un lien assez clair entre la multiplication des                    Notre article tente d’apporter quelques élé-
      rivalités entre les divers groupes sociaux                     ments de réponse, encore bien modestes, à ces
      (acteurs politiques) qui revendiquent de cette                 importantes questions des droits de propriété
      ressource des usages toujours plus hétéro-                     sur le paysage. Pour commencer, nous propo-
      gènes et potentiellement conflictuels, l’augmen-               serons un petit survol historique du dévelop-
      tation de la dégradation des espaces paysagers,                pement des régulations étatiques du paysage
      tant quantitative (en termes de surface) que                   en Suisse. Dans un deuxième temps, nous
      qualitative (en termes de biodiversité, d’esthé-               tenterons de mettre en lumière les principaux
      tique, de référents culturels), et, enfin, le                  problèmes qui traversent l’histoire de cette
      nombre croissant des interventions de l’État
      sous la forme de politiques de protection et                   3. Très schématiquement, les principaux usages contem-
      d’exploitation visant à réguler ces rivalités                  porains du paysage sont : la protection des espaces natu-
      d’usage afin d’en réduire les répercussions.                   rels et des milieux vitaux indispensables à la conservation
          Si on accepte le postulat central de l’éco-                du patrimoine génétique (biodiversité), géomorphologique
      nomie institutionnelle des ressources [Coase                   et géologique ; la fourniture d’espaces propices aux acti-
                                                                     vités touristiques, de détente et de loisirs ; la conservation
      1960 ; Ostrom 1990 ; Bromley 1991 ; Devlin                     des composants physiques et symboliques du patrimoine
      et Grafton 1998] qui veut que la régulation                    culturel servant de support à la construction des identités
      efficace et durable d’une ressource aille de                   collectives et à la jouissance de sensations esthétiques.

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

mise en place des régulations du paysage et                    cela soit pendant l’une ou l’autre des deux
                                                                                                                             ...
                                                                                                                             165
qui sont autant d’obstacles à leur efficacité.                 guerres mondiales ou, plus particulièrement
Enfin seront esquissées quelques réflexions                    encore, pendant la période dite de la « défense
prospectives en matière de droits de propriété                 spirituelle » 4, le paysage national est une
sur le paysage, fondées sur les enseignements                  pièce importante de la stratégie politique de
majeurs qu’aura apportés l’analyse historique                  renforcement de l’unité nationale.
des modalités de régulation des usages du                         On retrouve ce processus de « nationalisa-
paysage.                                                       tion » de la nature en général, et du paysage
                                                               en particulier, au sein des stratégies de protec-
                                                               tion et de définition des objets retenus : créa-
Les principales étapes de la mise en place
                                                               tion de l’entité « Parc national » en 1912,
des régulations du paysage
                                                               protection et/ou réintroduction des espèces
L’étude, sur plus d’un siècle (de 1874 à                       faunistiques et floristiques typiques, protec-
2000), de la mise en place progressive des                     tion de monuments naturels témoins du passé
différentes modalités de régulation des pay-                   historique du pays tels que blocs erratiques,
sages, naturels et culturels, en Suisse [Bisang                arbres centenaires, bâtiments témoignant du
et al. 2000], ainsi que celle d’un certain                     génie helvétique, signalisation des champs de
nombre de travaux consacrés aux rapports                       bataille, etc.
sociaux et politiques qui ont accompagné                          Cette « nationalisation » du paysage s’ac-
cette histoire de l’environnement [Walter 1990                 compagne d’un certain nombre de disposi-
et 2004 ; Le Dinh 1992 ; Munz et al. 1996 ;                    tions législatives qui attribuent aux autorités
Bachmann 1999 ; Miller 1999 ; Delort et                        fédérales à la fois des compétences et des
Walter 2001], permet de repérer quatre grandes                 devoirs : surveillance des eaux et de la forêt,
étapes.                                                        protection de la faune et de la flore, confir-
    Entre la fin du XIXe siècle et les années                  mation de la régale de l’État en matière de
1960, on assiste à la mise en place d’une                      chasse et de pêche, expropriation éventuelle
régulation du paysage, fondée sur la protec-                   afin de protéger des sites paysagers, naturels
tion d’éléments ponctuels (tant naturels que                   ou culturels, obligation pour la Confédération
culturels) participant de la constitution d’une
sorte de « paysage national ». Cette première
                                                               4. Le concept de « défense spirituelle » constitue le
mobilisation en faveur de la protection du                     volet culturel et identitaire de la stratégie de résistance
paysage sera marquée par une opposition                        idéologique au fascisme développée durant l’entre-
entre les tenants des critères scientifiques                   deux-guerres par le « bloc bourgeois » (rassemblant les
(sciences naturelles) et les tenants des critères              libéraux, les catholiques conservateurs et les agrariens).
                                                               Il s’agit, par l’intermédiaire d’un travail de refondation
esthétiques (sciences de la culture, histoire
                                                               des « valeurs nationales », auquel le paysage participe,
de l’art, etc.), ces divergences étant souvent                 de renforcer l’intégration et l’unité nationales et de lut-
adoucies par le nationalisme ambiant qui                       ter contre le « fossé culturel » entre Romands et Aléma-
structure le rapport au paysage. En effet, que                 niques résultant de la Première Guerre mondiale.

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Stéphane Nahrath

...   de protéger les paysages lors de la mise en                    ● un certain nombre de dispositions de droit
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      place d’infrastructures.                                       privé (inscrites dans le CC) sont susceptibles
          Il est intéressant de noter que le travail                 de limiter la propriété privée 6.
      d’inventaire et de protection des objets, sites                   La période qui s’étend du début des années
      et monuments, n’est pas le fait des autorités                  1960 à la fin des années 1970 représente un
      publiques mais celui d’organisations privées                   moment fondateur de la « grandeur juridique »
      telles que la Ligue suisse pour la protection                  du paysage [Leimbacher et Perler 2000 : 171].
      de la nature (créatrice du Parc national) et le                Ce n’est désormais plus le paysage qui est au
      Heimatschutz. Mais les actions de ces organi-                  service de la nation mais la nation qui prend
      sations sont soutenues politiquement et sou-
      vent subventionnées par la Confédération.
          Pour ce qui est des droits de propriété,                   5. Avant cette date, il n’existe pas de Code civil natio-
      pour la première fois on attribue, timidement,                 nal. Les règles de droit privé sont définies dans les
                                                                     différents codes civils cantonaux, ces derniers se diffé-
      certes, aux différents acteurs publics et privés
                                                                     renciant, à l’époque, du point de vue, notamment, de la
      qui viennent d’être mentionnés, des droits                     définition de l’institution de la propriété : alors que les
      de protection et d’exploitation du paysage.                    codes civils de la Suisse occidentale (y compris le can-
      Cependant, cette période est avant tout mar-                   ton de Berne), plus fortement influencés par la Révolu-
      quée par la confirmation, avec l’entrée en                     tion française puis par le Code Napoléon, ont repris la
      vigueur du Code civil suisse (CC) en 1912,                     définition privative de la propriété privée, les cantons
      de l’hégémonie politique et juridique de la                    alpins (par exemple le Valais) et ceux de la Suisse
                                                                     orientale ont souvent maintenu des éléments de pro-
      propriété privée (et privative), notamment en                  priété collective (commune), ce dont témoigne la plus
      matière de foncier 5.                                          grande résistance historique, dans ces cantons, des insti-
          Pour ce qui est du paysage, voici énumé-                   tutions de gestion communautaire telles que les bour-
      rées les principales caractéristiques pertinentes              geoisies, les consortages (d’alpages et de bisses), les
      de cette définition privative de la propriété                  affermages (de chasse), les corporations (de digues), etc.
      foncière :                                                     6. Les limitations les plus significatives sont : le prin-
      ● le principe d’accession attribue au pro-                     cipe du libre accès aux prairies, pâturages et forêts,
      priétaire d’un bien-fonds la propriété sur                     publics comme privés (art. 699 CC) ; la possibilité de
      l’ensemble des choses (au sens juridique)                      restrictions publiques à la propriété foncière pour cause
                                                                     d’améliorations foncières ou de mesures de conserva-
      situées sur ledit bien-fonds (ainsi qu’au-                     tion des sites (art. 702 CC) ; l’interdiction de la pro-
      dessus et en dessous de celui-ci) ;                            priété privée sur certaines portions du territoire en
      ● la toute-puissance de la propriété foncière                  fonction de leurs caractéristiques naturelles (régions
      privée peut être cependant limitée par les dis-                impropres à la culture, pierriers, glaciers, sources princi-
      positions du droit public ;                                    pales d’un cours d’eau, etc.) (art. 664 CC). Il convient
      ● lorsque ces limitations des droits d’usage
                                                                     de noter ici toute l’importance que revêtent ces pre-
                                                                     mières limitations de la toute puissance de la propriété
      sont importantes et qu’elles sont assimilables à               – les articles 699 et 702 constituant même des formes
      une « expropriation matérielle » [Moor 1982,                   d’« inversion du principe d’accession » – dans la per-
      2002], le propriétaire foncier a droit à une                   spective de la régulation des usages, notamment touris-
      indemnisation ;                                                tiques, du paysage.

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

conscience de ce que l’intérêt collectif est de                privés 8) de ces charges d’inventaire et de
                                                                                                                              ...
                                                                                                                              167
protéger le paysage.                                           classement, ces opérations correspondant sou-
    L’augmentation considérable des différentes                vent de facto à un processus de définition du
pressions qu’exercent les activités humaines                   « stock national » de la ressource.
sur le paysage depuis les années 1950 [Pfister                     Finalement, les objectifs de protection du
1996] 7 et la difficulté évidente qu’il y a                    paysage ont également joué un rôle central
à contrer la tendance à la privatisation de                    dans la mise en place, dans les années 1970,
l’« accès au paysage » (rives de lacs et de                    de la politique d’aménagement du territoire,
rivières, espaces ruraux périurbanisés, lieux de               dont les principaux objectifs paysagers sont
promenades et de repos) à l’aide du seul article               la limitation de l’étalement urbain, la lutte
699 CC vont contraindre les autorités fédérales,               contre le mitage du paysage par les construc-
poussées par les organisations de protection du                tions, la protection des rives des lacs et des
paysage, à mettre en place une véritable poli-                 zones sensibles en matière de paysage (col-
tique fédérale de protection du paysage. Ce qui                lines, crêtes, orées de bois, vignobles, panora-
débouchera sur l’inscription, en 1962, dans la                 mas) 9. À cet égard, l’un des apports majeurs
Constitution fédérale, de l’article 24sexies,                  de l’aménagement du territoire en termes de
concrétisé par la « loi sur la protection de la                droits de propriété sur le paysage a certaine-
nature et du paysage » (LPN) de 1966.                          ment consisté en l’affaiblissement de la pro-
    Cette loi attribue aux États fédérés (can-                 tection de la propriété foncière qui a suivi le
tons) un certain nombre de compétences en                      durcissement, dans la jurisprudence fédérale,
matière de protection des objets et des sites                  des critères de définition de l’expropriation
paysagers dignes d’intérêt, et ce au moyen de                  matérielle, et par la même occasion, d’obten-
procédures d’inventaire et de classement. Et,                  tion des indemnisations pour les proprié-
dans le cadre de son activité de protection, la                taires fonciers sujets aux restrictions de droit
Confédération dispose d’instruments tels que                   public [Caviezel 1974 ; Moor 1982 et 2002 ;
la subvention, la contractualisation, l’achat de               Nahrath 2003].
terrains, voire, dans des cas très sensibles,
l’expropriation.                                               7. Notamment l’industrialisation, la consommation éner-
    En termes de droits de propriété, la LPN                   gétique, les voitures, les déchets, la construction de bar-
attribue ainsi à la Confédération, et surtout                  rages hydroélectriques, d’ouvrages militaires, d’autoroutes
aux cantons, d’importants droits/obligations                   et de lignes ferroviaires, le développement de l’agriculture
                                                               intensive, du tourisme, de la spéculation foncière, de la
de protection du paysage qui se concrétisent                   périurbanisation, etc.
par la mise à la disposition des autorités
                                                               8. Essentiellement les organisations de protection de
publiques de capacités juridiquement fondées
                                                               la nature et du paysage telles que Pro Natura, Heimat-
de limitations significatives des droits d’usage               schutz, etc.
des propriétaires fonciers. Mais, outre ce
                                                               9. Voir la législation mise en place par la Confédération
pouvoir « matériel », c’est d’une importante                   au début des années 1970, soit l’Arrêté fédéral de mars
puissance symbolique que sont investis les                     1972 instituant des mesures urgentes en matière d’amé-
détenteurs (généralement publics, parfois                      nagement du territoire (RO 1972 652).

                1410$$   DE10   24-07-2008 10:41:40   Imprimerie CHIRAT
Stéphane Nahrath

...       Les années 1980 correspondent à la mon-                     supposent qu’il existe (implicitement du moins)
168
      tée en puissance des politiques environne-                      une valeur collectivement reconnue – et, d’une
      mentales, qui s’accompagnent de ce que l’on                     certaine manière, des droits de propriété – du
      pourrait nommer un « tournant écosysté-                         (sur le) paysage, valeur que les individus ou
      mique » dans la conception de la nature et du                   groupes qui y portent atteinte doivent compen-
      paysage. Durant cette période, la protection                    ser, c’est-à-dire, en quelque sorte, « rembour-
      paysagère va se concentrer sur la question                      ser » au propriétaire collectif de la ressource.
      des biotopes, le paysage étant désormais essen-                     L’obligation d’études d’impacts sur l’envi-
      tiellement perçu (redéfini) comme un ensemble                   ronnement (EIE), l’affaiblissement du principe
      d’écosystèmes interdépendants. La mise sous                     de la « pesée des intérêts » entre protection et
      protection des « sites marécageux » consé-                      exploitation en faveur de la première et, enfin,
      cutive à l’initiative populaire dite de Rothen-                 la définition de valeurs limites d’immissions
      thurm, acceptée en 1987, est l’exemple le plus                  (VLI) 10 de type écocentrées dans la LPE,
      emblématique de cette (nouvelle) conception                     toutes ces mesures participent d’une même
      de la ressource. Ce tournant écosystémique                      tendance à privilégier l’intérêt collectif au
      correspond également à une dé-nationalisa-                      détriment des droits d’usage privés. Ce dont
      tion du paysage dans la mesure où les critères                  témoignent le nombre et la virulence des
      de redéfinition de la (valeur de la) ressource                  conflits, notamment dans les périmètres des
      ne renvoient plus à l’idée (de la recherche)                    « sites marécageux » nouvellement protégés,
      d’une « typicité » ou d’une « représentati-                     entre détenteurs des droits de protection (État
      vité » nationale, mais, à l’inverse, au prin-                   et organisation de protection de la nature, de
      cipe de « l’universalité » de la valeur éco-                    l’environnement ou du patrimoine) et usagers,
      systémique des paysages.                                        plus ou moins récents, de ces espaces 11.
          Les instruments classiques de la politique
      de protection de la nature (inventaires, classe-
      ments et subventions) et de l’aménagement                       10. Par « valeurs limites d’immissions » on entend un
      du territoire (planification et zonage) sont                    jugement sur la qualité minimale (désirée) d’un milieu
                                                                      écologique particulier exprimé en termes de « concen-
      complétés par l’introduction, dans la nouvelle                  tration moyenne maximale admise » pour une substance
      « loi sur la protection de l’environnement »                    polluante (ou pour toute autre atteinte) pendant une
      (LPE) de 1983, du « principe du pollueur                        période donnée. Dans le cas du paysage, ces « valeurs
      payeur » (PPP), principe qui implique que soit                  limites » sont formulées de façon beaucoup plus vague,
      compensée, en nature ou financièrement,                         par exemple paysage « digne de protection » ou « d’im-
      toute atteinte portée aux écosystèmes et, par-                  portance nationale », « site exceptionnel », etc.
      tant, aux paysages.                                             11. Ces conflits concernent de moins en moins les pro-
          Ces deux principes marquent une étape                       priétaires fonciers et de plus en plus les usagers de ces
      supplémentaire dans la définition du paysage                    espaces (baigneurs, promeneurs, pêcheurs, propriétaires
                                                                      de petits chalets plus ou moins légaux), qui s’opposent
      comme ressource ou comme bien commun                            aux nouvelles restrictions en mobilisant l’argument des
      pour lequel il existe un intérêt collectif au ren-              « droits acquis ». À cet égard les conflits dans les
      forcement de sa protection. En effet, les prin-                 régions de la Grande Cariçaie (lac de Neuchâtel) ou des
      cipes mêmes du PPP et de la compensation                        Grangettes (lac Léman) sont emblématiques.

                       1410$$   DE10   24-07-2008 10:41:40   Imprimerie CHIRAT
Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

    Le développement, à partir du milieu des                   documents de travail de l’Office fédéral de
                                                                                                                              ...
                                                                                                                              169
années 1990, des programmes de subvention                      l’environnement, de la forêt et du paysage
des prestations écologiques agricoles, justifiés               (OFEFP) 12 – à une redéfinition du concept de
notamment par la « nécessité d’entretenir le                   paysage dans une perspective très globalisante
paysage » et de contrecarrer les effets de la                  et intégrative visant à garantir un développe-
déprise agricole, correspond-il à une nouvelle                 ment et une exploitation durables du paysage.
inflexion dans la définition de la ressource                       On le voit, cette conception émergente est
« paysage » ? En effet, rompant avec la                        en totale adéquation (elle en est le produit)
logique du zonage (paysages définis spatiale-                  avec le vaste processus de redéfinition de la
ment et classés en zones protégées), c’est                     place et de l’importance des questions envi-
désormais l’ensemble du territoire qui est sus-                ronnementales – donc des politiques de l’en-
ceptible de devenir un « espace paysager »                     vironnement – face aux questions sociales et
digne d’une prise en charge publique.                          aux intérêts économiques que recouvre la
    De même, la définition des espaces natu-                   notion de développement durable 13.
rels à protéger ne procède plus d’une logique                      Il est cependant intéressant, du point de
de la seule accumulation, souvent désordon-                    vue des droits de propriété, de relever cette
née, de zones protégées en vertu de leurs                      amorce d’articulation, ou plutôt d’imbrica-
caractéristiques naturelles. Elle relève, au                   tion, entre intérêts privés et intérêts publics,
contraire, d’une logique de mise en réseau des
espaces protégés, la valeur d’un espace paysa-
                                                               12. Voir « Le paysage entre hier et demain. Principes
ger ne dépendant plus uniquement de ses                        de base de la conception “paysage suisse” (CPS) »,
caractéristiques intrinsèques mais, également,                 1998. Voir aussi « Paysage 2020 : commentaires et pro-
de sa localisation au sein d’un réseau national,               gramme. Synthèse réalisée pour les principes directeurs
voire continental, ainsi que de sa contribution                “Nature et paysage” de l’OFEFP », 2003.
à la cohérence de ce même réseau.                              13. Notons que ces développements en direction d’une
    Cet élargissement considérable du péri-                    politique de développement durable du paysage sont
mètre de validité de la notion de paysage s’ac-                confrontés, ces derniers temps, à une résistance poli-
compagne d’une sorte de « re-dilatation » de                   tique accrue de la part des milieux économiques et néo-
sa signification, à travers la réintégration de                libéraux ainsi que de la part des élites politiques des
                                                               cantons alpins. Cette résistance s’est notamment mani-
sa dimension culturelle : le fait que des pres-                festée à travers leur refus de ratifier des protocoles addi-
tations d’intérêt public soient subventionnées                 tionnels à la Convention alpine (la protection des
par le secteur agricole ne s’explique plus seu-                paysages), à travers la réduction du budget de l’Office
lement par le souci de ce secteur de maintenir                 fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage, du
la biodiversité des paysages ruraux mais, éga-                 gel du projet de modification de la loi fédérale sur la
lement, par la contribution de ce dernier au                   protection de la nature et du paysage visant à la création
                                                               de parcs naturels régionaux, ou, encore, à travers des
maintien de la vie économique et du patri-                     attaques lancées par une partie de la droite et de l’ex-
moine culturel des régions rurales du pays.                    trême-droite parlementaires, et par les milieux écono-
    Tout se passe donc comme si on assistait                   miques, contre le droit de recours des organisations de
aujourd’hui – ce que laissent entrevoir les                    protection de l’environnement. Voir H. Rentsch [2003].

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Stéphane Nahrath

...   propriété privée et propriété publique, dont                   réajuste-t-elle à mesure que s’ajoutent les dif-
170
      est porteur le système de subvention des                       férentes dispositions législatives, dispositions
      surfaces de compensation écologique, par                       qui ne sont pas toujours cohérentes ou compa-
      exemple. Comment ne pas voir que cette                         tibles entre elles. On assiste ainsi, au cours de
      reconnaissance de la contribution des proprié-                 ce processus, à des tensions entre la concep-
      taires fonciers privés à la gestion durable d’un               tion « naturaliste » et la conception « cultu-
      bien ou d’un patrimoine collectif (le paysage                  relle » du paysage.
      naturel et culturel) porte la reconnaissance,                      Alors que la conception naturaliste, portée
      exactement inverse, de l’intérêt collectif, donc               essentiellement par les biologistes, envisage le
      public, au cœur de la propriété privée ?                       paysage comme un ensemble d’écosystèmes
          Il n’est pas absurde de se demander                        interdépendants, la conception culturelle, por-
      aujourd’hui dans quelle mesure on n’assiste                    tée par des artistes (peintres, photographes,
      pas à une redéfinition, certes très lente,                     etc.) et des spécialistes des sciences sociales
      ou, éventuellement, à une relativisation, elle-                et culturelles (historiens et sociologues de
      même toute relative, de la doctrine de la pro-                 l’art, ethnologues, conservateurs de musée,
      priété privative, en raison des tensions tou-                  etc.), envisage le paysage comme un produit
      jours plus nombreuses qui existent entre la                    de l’histoire humaine, soit l’inscription, dans
      protection du paysage, la propriété foncière et                le territoire, d’un ensemble de témoignages,
      les usages ou appropriations « sauvages » du                   de « restes » [Crettaz 1993] ou de traces des
      paysage.
                                                                     productions culturelles d’une société, qui
                                                                     contribuent à durablement structurer, physi-
      Les tensions inhérentes à la régulation                        quement et esthétiquement, l’environnement,
      du paysage                                                     construit et naturel.
      Cette brève analyse historique permet de                           Cette tension renvoie également aux enjeux
      montrer comment, au cours du long processus                    de découpage des périmètres de protection.
      de leur développement, les régulations paysa-                  Alors que certains objectifs de protection,
      gères ont été successivement traversées, et                    notamment culturels, intéressent précisément
      finalement structurées, par un certain nombre                  des composants matériels clairement circons-
      de tensions.                                                   crits (éléments architecturaux, quartiers histo-
                                                                     riques, arbres centenaires, blocs erratiques),
                                                                     l’approche écosystémique implique, elle, des
      TENSIONS AUTOUR DE LA CONCEPTION MÊME
                                                                     périmètres beaucoup plus étendus et que
      DU PAYSAGE
                                                                     les développements récents des politiques
      Le développement des dispositifs de régula-                    publiques de protection de la nature et du
      tion et la distribution des droits de propriété                paysage contribuent à encore élargir à travers
      (protection et exploitation) est étroitement lié               leur mise en réseau.
      à la re-définition de la ressource. Aussi la                       Il convient de remarquer que cette nou-
      conception du paysage se modifie-t-elle et se                  velle logique intervient également dans la

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

modification de la politique de mise en                        nuancer cette assertion car les usages indirects
                                                                                                                   ...
                                                                                                                   171
valeur et de protection des biens culturels. On                sont également susceptibles de l’endommager
assiste donc, depuis un certain temps déjà, à                  en favorisant la fréquentation, notamment
l’émergence de mises en réseau des biens                       touristique, des sites.
patrimoniaux via la création de « parcours »                       On pointe ici toute l’ambiguïté qui existe
thématiques régionaux, nationaux voire inter-                  entre protection et exploitation. Les usages
nationaux, tels les corpus d’églises romanes                   d’exploitation sont indissociables des usages
ou gothiques, ou les corpus de châteaux, les                   de protection et vice versa. En effet, pour
routes de vignobles, les passeports-musées et                  qu’il y ait exploitation touristique du paysage,
autres parcours architecturaux. Comme si la                    il faut absolument que le paysage ne soit pas
logique de la mise en réseau de périmètres                     « trop » détruit. Dans le même sens, les mises
ou d’objets protégés reconfigurait notre rap-                  sous protection sont couramment justifiées
port, donc notre définition du paysage, mais                   par l’exploitation possible du « capital » pay-
par le biais cette fois d’un mode opératoire                   sager. Ce qu’illustrent parfaitement les sites
commun aux deux dimensions de la res-                          classés au patrimoine mondial de l’UNESCO.
source, à savoir sa dimension naturelle et sa
dimension culturelle.                                          TENSIONS ENTRE INTÉRÊTS PRIVÉS
                                                               ET INTÉRÊTS COLLECTIFS
TENSIONS ENTRE USAGES D’EXPLOITATION                           Ces tensions accompagnent l’émergence de
ET USAGES DE PROTECTION
                                                               toute régulation des usages du paysage dans
Les conflits entre exploitation et protection                  la mesure où les dispositions de protection
sont au cœur de tout processus de régulation                   forment une « couche » de régulations qui
des usages anthropiques des ressources natu-                   viennent se superposer au découpage parcel-
relles. Dans le cas du paysage, on voit                        laire, le plus souvent de manière concurrente
s’opposer les manifestations matérielles du                    car contradictoire aux droits d’usage que
développement des sociétés industrielles (infra-               confèrent la propriété foncière (art. 641 CC),
structures, urbanisation, tourisme, déprise agri-              le principe du droit d’accession (art. 642 CC),
cole) aux diverses mesures de protection et/ou                 le principe du libre accès à l’espace rural et
de restauration des espaces paysagers menacés                  forestier et l’interdiction de clôturer (art. 799
ou abîmés.                                                     CC), ou encore les « droits acquis » des pro-
    Il convient toutefois de noter que les                     meneurs, baigneurs, campeurs, etc.
usages du paysage ne lui sont pas tous préju-                      L’enjeu principal résultant de cette situa-
diciables de la même manière et dans les                       tion renvoie aux conditions et aux effets de
mêmes proportions : les usages symboliques                     cette articulation entre dispositions de droit
et esthétiques (photographie, peinture, contem-                public et de droit privé ; la question étant de
plation, identification collective) sont a priori              savoir dans quelle mesure les dispositions de
moins destructeurs que les interventions phy-                  protection du paysage mises en place par les
siques lourdes. Nous nous devons cependant de                  politiques publiques peuvent « pénétrer » et

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Stéphane Nahrath

...   redéfinir (limiter) le contenu substantiel de la                    On retrouve des conflits similaires entre
172
      propriété foncière au niveau des parcelles                      autochtones et touristes, les organisations ayant
      individuelles. Alors, quels conflits peuvent                    respectivement pour objectif de défendre les
      découler de ces interventions et comment                        intérêts de ces derniers (Club alpin suisse,
      peut-on les gérer ?                                             Touring club suisse, etc.), autour de la défini-
          Des études empiriques, passées ou pré-                      tion des usages légitimes du paysage. Très
      sentes, indiquent que la mise en œuvre effec-                   souvent, le potentiel conflictuel de ces riva-
      tive des mesures de protection a souvent                        lités entre locaux et « étrangers » se trouve
      nécessité une judiciarisation des processus                     décuplé par les enjeux identitaires que ces
      de mise en œuvre des politiques publiques,                      rivalités véhiculent : les sociétés locales (notam-
      qu’il s’agisse de l’aménagement du territoire                   ment leurs élites politiques et économiques)
      [Nahrath 2003] ou de la protection de la                        apprécient rarement de se voir dépossédées
      nature et du paysage [Caviezel 1974 ; Rode-                     de leur monopole en matière de gestion et
      wald et Knoepfel eds. 2005 ; Gerber 2006].                      d’usage de « leur » environnement naturel et
      Le recours à la jurisprudence du Tribunal                       culturel 14.
      fédéral en matière d’expropriation matérielle
      atteste les contradictions structurelles qui exis-              TENSIONS ENTRE USAGES PRÉSENTS
      tent entre la défense de l’intérêt public (ici                  ET USAGES FUTURS
      la protection du paysage) et l’assurance de                     C’est là, bien évidemment, la tension qui
      garantir la propriété foncière (privée).                        fonde le principe du développement durable.
                                                                      Envisagée sous l’angle des droits de pro-
      TENSIONS ENTRE USAGERS LOCAUX                                   priété, cette tension renvoie aux rapports qui
      ET USAGERS EXTÉRIEURS
                                                                      lient les droits de propriété actuels – en
      Cette quatrième tension est, le plus souvent,                   vigueur – aux droits de propriété futurs – non
      issue d’une combinaison des trois tensions                      encore en vigueur.
      précédentes. L’une des formes paradigma-                            Dans le cas du paysage, outre le problème,
      tiques de cette tension renvoie aux conflits                    somme toute classique, de la représentation
      émergeant fréquemment entre, d’un côté, les                     au présent des intérêts et des droits des géné-
      propriétaires fonciers et les promoteurs locaux                 rations futures, la situation se trouve encore
      (le plus souvent privés) porteurs de projets                    compliquée du fait que les droits de propriété
      de développement (industriels, touristiques,                    contemporains sont déjà largement implicites.
      immobiliers) susceptibles de répercussions pay-                 La question qui se pose alors est de savoir
      sagères problématiques et, d’un autre côté, les                 quelles sont les chances qu’ont les géné-
      organisations étatiques ou privées chargées de                  rations futures de voir leurs droits sur le
      la protection du paysage et dont les interven-
      tions sont contestées en raison d’une implan-
      tation (urbaine) le plus souvent externe au                     14. Pour une illustration de ces phénomènes, voir
      périmètre local.                                                S. Nahrath [1999].

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

paysage aussi sérieusement envisagés que le                    « patrimoine paysager » défini en fonction de
                                                                                                                     ...
                                                                                                                     173
sont les droits, bien réels et ancrés juridi-                  critères universels, en général mondialement
quement, des propriétaires fonciers contem-                    admis. Du point de vue théorique, la patrimo-
porains.                                                       nialisation vise à faire reconnaître, socialement
                                                               et politiquement, certains paysages comme
Réaménager la propriété privative                              hérités 15, indivis (institués sous forme de res
pour une gestion plus durable du paysage                       communes) et, finalement, irremplaçables [Ost
L’étude succincte des tensions qu’ont fait                     1995 : 310]. Il s’agit donc d’une démarche
naître les politiques de gestion du paysage                    d’interprétation et de réappropriation collec-
montre combien l’un des problèmes majeurs                      tive de ce qui, dans un paysage, mérite d’être
que pose le développement d’une régulation                     sauvegardé.
durable des usages de cette ressource réside                       La « mise en patrimoine » correspond en
en réalité dans l’incapacité du système hégé-                  quelque sorte au processus sociospatial par
monique de la propriété privative à appré-                     lequel une société donne du sens à un terri-
hender la ressource qu’est le paysage. Elle                    toire particulier ainsi qu’aux objets matériels
montre en effet comment les droits d’usage,                    et immatériels qu’il héberge, inscrivant ce
de protection comme d’exploitation, créés par                  lieu dans un double mouvement de qualifica-
les politiques publiques, entrent, souvent,                    tion esthétique et symbolique, d’une part, et
frontalement, en concurrence avec les attri-                   de mémoire collective, d’autre part. Un pay-
buts de la propriété foncière privative, dont le               sage à patrimonialiser se voit ainsi appré-
principe d’accession n’est pas des moindres.                   hendé en fonction de ses spécificités, mais
    En l’état actuel du développement des                      celles-ci se doivent de revêtir toutefois un
modes de régulation, on peut identifier trois                  caractère universel. En outre, la spécificité
stratégies politiques théoriquement possibles,                 d’un paysage doit s’accompagner d’une (abso-
permettant de dépasser les blocages identifiés                 lue) rareté, du moins au yeux de l’instance ad
ci-dessus. Le statut épistémologique des stra-                 hoc. La démarche de patrimonialisation se
                                                               conclura par la création institutionnelle d’un
tégies proposées ici est purement théorique et
                                                               « bien public (d’intérêt) mondial ».
prospectif : celles-ci n’existent pas réellement
                                                                   Il convient également de mentionner que,
en l’état mais constituent des « modélisations »
                                                               même si elle a pour rôle de veiller à la stricte
s’inspirant plus ou moins, dans une logique
                                                               observation, par les exploitants locaux (sou-
proche de la construction d’idéal-types wébé-
                                                               vent les propriétaires fonciers), des critères de
riens, d’arrangements existant dans la réalité
                                                               patrimonialisation, l’instance à laquelle est
empirique.
                                                               attribuée cette charge ne devient pas pour
LA PATRIMONIALISATION                                          autant le propriétaire formel du patrimoine
L’objectif de cette première stratégie est d’ob-
tenir la mise sous protection, par une insti-                  15. Voir « patrimonium » dans le droit romain ou le
tution extérieure au paysage concerné, d’un                    sens de « heritage » dans la langue anglaise.

                1410$$   DE10   24-07-2008 10:41:41   Imprimerie CHIRAT
Stéphane Nahrath

...   paysager mis sous sa protection. Toutefois                    épineuse la question que pose le fait de géné-
174
      cette mise sous protection représente souvent                 raliser la stratégie de la patrimonialisation,
      une forme d’« expropriation paysagère » du                    au-delà des initiatives librement consenties.
      fait que les propriétaires concernés, soit se
      limitent eux-mêmes dans l’usage qu’ils font                   LA COMMUNAUTARISATION
      de leurs biens immatériels et ressources maté-                Cette deuxième stratégie se distingue de la
      rielles (en demandant par exemple l’inscrip-                  précédente en ce que, cette fois, c’est la
      tion de « leur » paysage au patrimoine de                     communauté des acteurs locaux qui prend
      l’humanité), soit sont contraints de le faire                 l’initiative du processus de régulation du pay-
      après intervention de l’instance ad hoc. En                   sage. La « mise en commun » du paysage
      d’autres termes, c’est l’humanité tout entière                implique que les propriétaires et usagers locaux
      qui, de facto, devient titulaire d’un droit de                hamonisent leurs intérêts pour définir, sur une
      protection du paysage, prérogative qu’elle                    base collective et volontaire, « leur » paysage,
      déléguerait à l’instance idoine 16.                           et en établir les règles de protection et de mise
          Il semble assez évident que ces processus                 en valeur.
      de patrimonialisation ne sauraient être menés                     Selon les économistes institutionnels qui
      à bien sans que les bénéficiaires (externes                   ont analysé l’exploitation locale de ressources
      comme locaux) aient prévu, pour les déten-                    dite communes (common-pool resources), cette
      teurs de droits d’usage (à commencer par les                  gestion auto-organisée offre des garanties indé-
      propriétaires fonciers), un certain nombre de                 niables en termes de durabilité sociale, environ-
      compensations, lesquelles peuvent prendre la                  nementale et économique [Ostrom 1990] ; pour
      forme de dédommagements financiers ou en                      autant toutefois que les usagers soient dépen-
      nature, ou encore consister en l’attribution de               dants, de manière déterminante, de la ressource
      droits d’exploitation sur le label associé à la               ainsi régulée et capables d’élaborer des règles
                                                                    de comportement appropriées [Ostrom 2000] 17.
      patrimonialisation.
          Enfin, il convient de distinguer le proces-
      sus de patrimonialisation qui s’accompagne                    16. Un autre effet significatif du processus de patrimo-
      de la démarche volontaire (de la majorité des                 nialisation est qu’il permet à un nombre, parfois limité,
      propriétaires) d’une collectivité locale, d’une               d’usagers extérieurs au périmètre du paysage de jouir
                                                                    dudit paysage, ne serait-ce que parce qu’ils ont
      procédure imposée par une instance contre                     conscience, grâce à l’action de l’instance concernée, de
      l’avis (de certains) des acteurs locaux. Si le                ce que le patrimoine doit être préservé. Notons que
      premier cas s’apparente à un (néo)paterna-                    l’instance ad hoc ne fixe généralement pas [la réparti-
      lisme paysager, le second laisse poindre le                   tion exacte de] ces droits d’usage, pareille opération
                                                                    relevant de l’initiative des exploitants locaux.
      spectre d’une « dictature paysagère » qui sus-
      citerait de nombreuses oppositions, ne serait-                17. Plusieurs exemples historiques, relevant de contextes
                                                                    géographiques et institutionnels très différents, attestent
      ce qu’au regard du contenu des critères uni-                  ainsi la viabilité à long terme de certains consortages
      versalisants mobilisés pour définir un patri-                 pour la gestion de ressources communes tels les pâtu-
      moine paysager. Ce qui montre combien est                     rages, l’eau d’irrigation, la pêche, etc.

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Propriété privative et régulation du paysage en Suisse

    Dans ce référentiel d’action, la commu-                    générale, le destin commun des consorts
                                                                                                                          ...
                                                                                                                          175
nauté locale établit des critères endogènes                    implique que toute attribution de droits d’ex-
pour définir le paysage, en délimiter le péri-                 ploitation du paysage s’accompagne de facto
mètre – directement lié aux frontières de la                   de certains devoirs d’entretien et de protec-
communauté – et réguler les modalités de son                   tion. Ceux-ci peuvent même signifier l’autoli-
usage conjoint par les acteurs locaux. Un                      mitation de certains droits (liés, par exemple,
« consortage du paysage », qui concrétise                      à la propriété foncière ou intellectuelle) pour-
ce regroupement volontaire et auto-organisé,                   tant ancrés dans le droit civil ou public.
devient ainsi responsable de l’élaboration des                     Cette symétrie entre droits et obligations
normes, de leur application et de la sanction                  semble logique dans la mesure où les béné-
des contrevenants. La communautarisation du                    fices comme les coûts du paysage sont, in
paysage suppose donc, en l’état actuel des                     fine, communautarisés afin que le paysage
choses, que l’État délègue à une communauté                    garde tout son sens en tant que bien commun
locale son monopole de la puissance publique.                  local. Les effets redistributifs d’un tel système
    Pareil renoncement n’apparaît évidemment                   concernent donc en premier lieu, non pas
acceptable d’un point de vue démocratique                      les membres du consortage (qui participent
que si, d’une part, le consortage du paysage                   de façon volontaire), mais plutôt les non-
jouit lui-même d’une certaine légitimité pri-                  membres (qui sont exclus de la négociation
maire – en termes de représentativité des                      des normes mais aussi des droits et devoirs
acteurs locaux, qu’ils soient propriétaires fon-               paysagers).
ciers ou non, et en termes de règles décision-                     La question principale que soulève alors
nelles internes – et si, d’autre part, il favorise             cette stratégie de communautarisation porte
une gestion efficace et durable du paysage, la                 sur les qualités qu’il convient d’afficher pour
qualité de cette gestion paysagère lui confé-
                                                               devenir membre d’un consortage du paysage.
rant une légitimité secondaire. Autrement dit,
                                                               Selon que ces critères d’éligibilité concerne-
l’État assure l’exclusivité de la protection et
                                                               ront le statut de propriétaire foncier, le lieu
de l’exploitation du paysage à un consortage
                                                               d’origine et/ou de résidence, ou encore la
local pour autant que ce dernier entretienne
                                                               nationalité, leurs effets discriminants seront
convenablement cette ressource 18.
                                                               plus ou moins nombreux et plus ou moins
    Dans ce cas de figure également, le
                                                               justifiables.
consortage n’est pas en soi propriétaire du
paysage, mais il réunit l’ensemble des pro-
priétaires (fonciers) et des usagers locaux.
L’octroi ou, au contraire, la limitation de cer-
tains droits individuels s’opère ensuite par des
négociations collectives, débouchant sur des                   18. On peut trouver l’illustration empirique d’un arran-
clés de répartition qui font office de normes                  gement institutionnel de cet ordre sous la forme du sys-
locales, de « règles-en-vigueur » selon l’ex-                  tème d’affermage pratiqué dans le cas de la chasse
pression de Elinor Ostrom. D’une manière                       [Nahrath 2000].

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