"Soif", d'Amélie Nothomb, analysé Daniel
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“Soif”, d’Amélie Nothomb, analysé par le théologien Daniel Marguerat Faut-il ou ne faut-il pas? Faut-il emprunter le “je” de Jésus ou ne faut-il pas tenter de percer le mystère? Amélie Nothomb n’hésite pas devant ce que les auteurs des évangiles canoniques n’ont pas fait: déployer la vie intérieure de Jésus, ses hésitations, ses colères, ses doutes, ses peurs et ses espoirs. Rarissimes sont les moments où le lecteur des évangiles a accès à l’intériorité de Jésus. Seul l’évangéliste Marc nous indique sa colère (Mc 1,43) ou Jean sa tristesse (Jn 11,35). Il est vrai que les évangélistes se conforment aux auteurs des biographies du Ier siècle, qui se taisent sur les sentiments intérieurs de leurs personnages. La psychologie n’était pas encore de mode. Faire parler Jésus Faire parler Jésus n’est, à vrai dire, pas nouveau. On se rappelle de la Vie de Jésus de François Mauriac (Flammarion, 1936), de l’admirable livre de Nikos Kazantzakis La Dernière Tentation du Christ (Plon, 1959) ou encore de L’Évangile selon Jésus-Christ de José Saramago (Seuil, 1993). Le risque ne date pas d’aujourd’hui. Il l’est encore moins si l’on prend en considération les évangiles apocryphes, ces écrits qui se sont multipliés entre la fin du Ier et du VIe siècles: L’Évangile de Thomas, L’Évangile de Judas, L’Évangile de Marie, L’Évangile arabe de l’enfance… Tous ces textes font parler le Jésus enfant ou le Jésus ressuscité, avec des scènes ou des propos inventés au gré de la spiritualité de leurs auteurs.
Il y a gros à parier que les lecteurs d’Amélie Nothomb sont poussés par le même intérêt que les passionnés de la littérature apocryphe: découvrir une vérité sur Jésus autrement que par les quatre textes “officiels”. Un accès libre, non contrôlé, non dogmatisé, impertinent s’il le faut. Ainsi, s’amuse-t-on à lire dans Soif, le moment où Jésus et ses disciples sont un peu saouls au mariage de Cana, sa déclaration faite au bon larron: “Je ne lui ai pas dit qu’il était sauvé.” Ou bien encore sa consolation aux femmes de Jérusalem lors de la Passion: “Ce n’est qu’au mauvais moment à passer.” On est attendri devant les multiples évocations de son amour pour Marie-Madeleine ou de sa tendresse pour sa mère. Mais ce livre nous offre surtout, et essentiellement, une longue méditation sur le sens de la croix et sur la nécessité ou non de la mort de Jésus. Amélie Nothomb se bat avec énergie et use de toutes ses ressources d’auteure pour contrer l’idée d’un sacrifice nécessaire au salut de l’humanité. “Aucune souffrance humaine ne fera l’objet d’une aussi colossale glorification… Je suis responsable du plus grand contresens de l’histoire, et du plus délétère.” Le cœur de son Jésus se dévoile ici: souffrir est une aberration, et ce Dieu qui “met en scène la punition la plus hideuse” qui se puisse imaginer aurait dû le savoir… Le sens de la croix Nous voici au centre de son propos. Amélie Nothomb réfléchit à ce qui fait le cœur même de la doctrine chrétienne du salut: le sens de la croix. Jésus devait-il mourir? et pourquoi? Mais à quel Jésus l’auteure se confronte-t-elle? À celui des évangiles? Certainement pas. Certes, Soif emprunte un peu le scénario de la Passion. Mais elle se réduit à l’audience devant Pilate, à la flagellation et à la crucifixion. Au passage, on glane des erreurs historiques. Non, Jésus n’a pas eu d’“avocat commis d’office” pour son procès devant Pilate. Non, il n’a pas dû porter sa croix, puisque l’on sait que le condamné ne portait que la poutre transversale. Non, il ne fut pas cloué aux mains et aux pieds, mais aux poignets et aux chevilles. Il y a plus grave. Toute la dramatique de la condamnation devant le sanhédrin pour cause messianique a disparu. La dimension proprement religieuse du procès de Jésus est occultée. Les contestations de l’autorité du Nazaréen se réduisent aux protestations et à l’ingratitude des malades guéris, qui doivent affronter leur vie de personnes soignées (encore de l’humour, réussi en l’occurrence). Mais la protestation juive “en quel nom fais-tu cela?” ne résonne pas dans le livre. Seul
Dieu qui envoie son fils à la mort parce qu’il ne sait pas ce que c’est qu’aimer, seul Dieu est responsable de la mort du Fils. Incontestablement, c’est Dieu qu’Amélie Nothomb met en procès. Le Jésus auquel se confronte la romancière n’est pas celui des évangiles, mais le Jésus de la dogmatique catholique traditionaliste et de la foi populaire. Probablement celui de son enfance, mais je ne saurais dire plus. Le Dieu qui inflige l’atroce supplice par un calcul froid. Le Dieu qui se lave les mains des souffrances qu’il inflige. Les scènes de la foi populaire, mais non évangéliques, abondent. Liberté de l’auteure? En tant que théologien, j’ai envie de dire qu’il est bon d’exhumer Jésus par-deçà des siècles d’une dogmatique figée. Mais par quels moyens? Recourir au seul imaginaire de la romancière est un peu court. Revenons au grand Nikos Kazantzakis. Sa Dernière Tentation raconte Jésus assailli par le désir de s’échapper de la croix, de prendre femme et enfant et de vivre paisiblement. Après avoir essuyé les reproches amers des disciples qui l’accusent de déloyauté, Jésus accepte son sort et endosse la perspective de la mort par fidélité à son Dieu. Cette intrigue est une fiction, mais elle s’inscrit dans une intuition que l’évangéliste Luc a esquissée en écrivant après le récit des trois tentations au désert: “Le diable s’écarta de lui jusqu’au moment fixé.” (Lc 4,13) En un mot, la fiction de l’écrivain grec est crédible. On brandira, pour me contredire, la liberté de l’auteur romanesque. Or, l’objet de la fiction est un personnage historique. Si une biographie romancée de Napoléon Bonaparte lui prêtait une harangue pour la paix ou un manifeste contre le réchauffement climatique, on traiterait cette histoire d’absurdité. Pourquoi, dans le cas de Jésus, l’imaginaire le plus incontrôlé produit-il un succès de librairie? Retenons le besoin de redécouvrir Jésus hors des sentiers rebattus, un Jésus lavé de l’imagerie d’Épinal trop souvent ressassée dans des prédications insipides. Mais, de grâce, on se souhaite pour cela des écrivains mieux inspirés. Daniel Marguerat est théologien, professeur émérite de théologie protestante de l’université de Lausanne.
Le fabuleux destin d’Amélie… Nothomb 9 juillet 1966: naissance à Etterbeek (Belgique). 1992: publication de son premier roman, Hygiène de l’assassin. 1999: première nomination pour le prix Goncourt avec Stupeur et tremblements. Elle ne l’aura pas, mais recevra le grand prix du roman de l’Académie française pour cette autofiction, à la fois drôle et dramatique. 2007: deuxième nomination pour le Goncourt avec Ni d’Ève ni d’Adam. Nouvelle déception, mais le prix de Flore lui sera attribué pour ce roman largement inspiré d’une histoire d’amour qu’elle a vécue au Japon. 2019: elle est retenue pour la troisième fois au Goncourt avec Soif, où elle se glisse dans la peau de Jésus pour raconter ses derniers instants avant sa crucifixion. Le prix revient à Jean-Paul Dubois, pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Une histoire de fils de pasteur qui commence en prison. Mais Soif est déjà un succès avec près de 150 000 exemplaires vendus depuis sa sortie en août. L’écrivaine a reçu une dizaine de prix littéraires et de nombreux hommages, dont certains très originaux… 2005: Amélie Nothomb entre au musée Grévin. 2006: l’Union astronomique internationale donne son nom à un astéroïde. 2014: les rosiéristes de la société Georges Delbard créent un rosier Amélie Nothomb. Claire Bernole À lire: Vie et destin de Jésus de Nazareth Daniel Marguerat, Seuil (2019), 416 p., 23 €. Soif Amélie Nothomb, Albin Michel (2019), 162 p., 17,90 €.
À lire également : l’analyse du théologien Bruno Gaudelet Méditation sur Luc 21,5-19 : Pas un cheveu ne se perdra Mais pourquoi Jésus s’enflamme-t-il subitement après une simple remarque sur les pierres du temple de Jérusalem ? Rappelons que juste avant cette remarque, il venait de louer l’offrande d’une veuve qui, à l’entrée du temple, avait déposé une petite pièce dans le trésor du temple : “Cette pauvre veuve a mis plus que tous… Elle a mis de son manque, tout ce qu’elle avait pour vivre.” (Luc 21,4) Cette fois, c’est trop : certes, le temple de Jérusalem est orné de belles pierres et de beaux objets d’offrandes, et alors ? Est-ce que Dieu attend de l’être humain qu’il mette toute son énergie et son argent dans la construction de beaux lieux de culte et qu’il admire pendant des siècles la beauté de ces constructions ? De toute manière, le temps aura raison de ces ouvrages et, tôt ou tard, “il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée”. L’urgence est du côté du témoignage et de la foi. L’urgence est du côté de la Parole partagée et de la persévérance pour sauvegarder son âme, littéralement “posséder son âme”. En lisant le long discours apocalyptique de Jésus, le lecteur peut y retrouver toutes les grandes misères de l’histoire : les pestes et les famines, les guerres et les désordres, les persécutions, les trahisons de la part de ses proches.
Et le lecteur peut rester à distance, n’étant pas directement concerné par ce discours. Mais il se pourrait que ce discours apocalyptique soit aussi prophétique au sens où il dit le malheur de nos vies. Garder courage Peu importe l’énumération des événements, ce qui compte c’est tout ce qui peut menacer la vie humaine au point que la confiance en Dieu s’effondre ou soit réduite à néant. Et ce n’est pas l’attachement aux vieilles pierres, fussent-elles richement ornementées qui pourrait être d’un quelconque secours dans ces malheurs de la vie. Lorsqu’on est atteint d’une rage de dents ou d’une douleur profonde, les meilleures paroles et les plus belles merveilles du monde ne sont d’aucun secours ! Seule l’action du médecin est attendue. Au terme de ce discours prophétique, quelques promesses du thérapeute : “Je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister. […] Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête […]. Par votre persévérance, vous sauvegarderez vos âmes.” À l’opposé du temple bâti par la main des hommes qui finira par disparaître, Jésus annonce la fidélité inaliénable de Dieu. Dieu veille à ce qu’aucun cheveu de la tête de ses enfants ne se perde. Une image pour affirmer que rien ne peut vraiment atteindre ni détruire la vie que Dieu donne à l’homme parce que Dieu en reste le seul maître. L’apôtre Paul le dira autrement (dans sa 2e lettre aux Corinthiens) avec une très belle formule : “Ne perdons pas courage et même si, en nous, l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour […] car si notre demeure terrestre, qui n’est qu’une tente, se détruit, nous avons un édifice, œuvre de Dieu, une demeure éternelle dans les cieux qui n’est pas faite de main d’homme.” (2 Corinthiens 4,16–5,1). L’évangile du dimanche 17 novembre Comme quelques-uns disaient du temple qu’il était orné de belles pierres et d’objets apportés en offrandes, Jésus dit : Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée. Ils lui
demandèrent : Maître, quand donc cela arrivera-t-il, et quel sera le signe annonçant ces événements ? Jésus répondit : Prenez garde d’être séduits. Car beaucoup viendront sous mon nom et diront : C’est moi, et le temps est proche. Ne les suivez pas. Quand vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne vous effrayez pas, car cela doit arriver premièrement. Mais ce ne sera pas tout de suite la fin. Alors il leur dit : Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume, il y aura de grands tremblements de terre, (…) ; il y aura des (phénomènes) terribles et de grands signes dans le ciel. Mais, avant tout cela, on portera les mains sur vous et l’on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues, on vous jettera en prison (…) à cause de mon nom. Cela vous donnera l’occasion de rendre témoignage. (Extrait de TOB) Expliquer ses paroles plutôt que les justifier Difficile, ces dernières semaines, de passer au travers de cette nébuleuse formée d’articles, d’interviews, de vidéos explicatives et fort bien réalisées (notamment sur la laïcité) concernant ce fait divers du 11 octobre 2019. Alors qu’une maman accompagne son fils en sortie scolaire, elle est prise à partie par un conseiller régional qui lui demande au nom du respect de la laïcité, de retirer son voile ou à défaut, de se retirer elle-même. Qu’il est donc bien commode de prononcer des injonctions au nom de quelques institutions sacralisées dans une république laïque et sécularisée que l’on défend corps et âme !
Résultat de cette histoire, pas moins de 85 débats sur le sujet, montés dans l’urgence, dans la huitaine de jours qui ont suivi l’affaire, des prises de position politiques, religieuses, sociales, parentales… Entre ceux qui revendiquent la liberté et ceux qui proclament le respect de la loi comme garantie de cette même liberté, entre ceux qui affirment que le voile n’est rien d’autre qu’un témoin de religiosité et celles qui le portent par conviction, entre ceux qui critiquent une position ou l’autre, manifestement la question passionne. Et voilà que c’est au tour de tous les grands mots d’être de sortie : islamophobie, discrimination, laïcité, liberté (d’être, de croire, de pratiquer, de critiquer) et ce, sans veto. Réappropriation politique pour certains, tentative d’infiltration chafouine pour d’autres, les avis et les prises de position dépassent largement l’histoire d’un enfant chagriné de voir sa maman désapprouvée. Au nom de Dieu, vraiment ? Au-delà de ce fait divers qui n’a certainement nul besoin d’être commenté une fois de plus, je me demande s’il n’est pas aujourd’hui l’excellent révélateur d’une tendance bien humaine et péniblement récurrente du besoin de se justifier au nom d’un principe, d’une loi ou de Dieu. Quelle que soit la provenance politique, religieuse ou journalistique de la parole prononcée, chacun expose sa pensée propre, généralement bien construite et joliment étayée pour, en théorie, permettre à l’autre de le comprendre. Certes, l’ensemble des réactions diverses donne accès à un champ de connaissances élargies et témoigne, bien involontairement, que ces sujets de société sont bien plus complexes que les seuls mots “diversité, religion, intégration” (toujours tristes à entendre quand ils désignent des Français). Pour autant, l’impression qui se dégage de ce débordement d’opinions est que nous sommes face à une juxtaposition d’exposés unidimensionnels et essentialistes dont le résultat conduit à justifier bien plus qu’à expliquer. L’humain est-il à ce point incertain qu’il lui faille sans cesse se démontrer, se prouver sinon aux autres, au moins à lui-même qu’il est dans le juste ? Au contraire, est-il à ce point suffisant et arrogant qu’il s’attache méticuleusement à manifester le fond de sa pensée, quitte à ce qu’elle s’exprime au détriment d’autrui ? Faire appliquer la loi, ce qui est du ressort de l’État est une chose, revendiquer la loi à l’aune de nos valeurs et la laisser drainer des devoirs “auto-
normes” (norme que l’on édicterait soi-même) en est une autre. Et c’est bien là le danger de se cacher derrière la loi. Ainsi réappropriée, elle n’est plus la garante des libertés, mais elle est le moyen que certains se donnent pour affirmer leur autorité, leur pouvoir et leur maîtrise sur l’existence d’autrui. Je pense à ce passage de l’évangile de Luc (chap. 18) où deux hommes prient. L’un est pharisien, l’autre collecteur d’impôts ; le premier se félicitant dans sa prière de ne pas être comme le second. Et Jésus de conclure : “Toute personne qui s’élève sera abaissée, et celle qui s’abaisse sera élevée.” La loi est juste, bonne et nécessaire parce qu’elle nous conduit à remarquer combien il est difficile de vivre selon ses préceptes. Elle nous conduit à regarder notre humanité avec humilité et, de fait, nous exhorte à la responsabilité. Si nous avons des opinions, ayons le courage de les prononcer en notre nom. Série “La justice” (5/6): La peine pour qui et pour quoi ? Qu’il s’agisse de l’auteur d’une seule infraction pénale grave ou d’une personne inscrite dans la délinquance, l’enquête, le procès, puis la peine vont constituer des moments particuliers dans sa vie : soit une courte parenthèse, soit toute une partie de vie accrochée au système judiciaire pénal. Selon les situations, ces périodes perturbent plus ou moins durablement la vie sociale, professionnelle, familiale et affective, voire, l’affectent définitivement. Quatre étapes schématiques pour en arriver à la peine : une faute pénale – qui
engage la responsabilité – fondement de la déclaration de culpabilité qu’accompagne une peine avec sa durée et sa dureté. Mais que va faire la personne de cet épisode difficile qui fera désormais partie de sa vie ? La peine doit-elle servir à se relever, à tourner la page, à reprendre une place “normale” dans la société ? La peine, par son aspect punitif, est-elle destinée à marquer durablement la personne ? La peine a-t-elle plutôt pour vocation de servir d’exemple à la société, voire de respecter les intérêts de la victime ? La loi (article 130-1 du Code pénal) lui assigne toutes ces finalités. Passage intentionnel Aujourd’hui, quelles sont les attentes de notre société ? Certes, l’aspect punitif, institutionnellement inhérent à la sanction, est revendiqué par une partie du corps social, notamment au moment de faits horribles, même lors des procès. Certes, le critère de l’ordre public, rétabli par une peine rendue publique, apparaît parfois. Certes, l’émoi des victimes ou la peine pour permettre le deuil, survient parfois étrangement. Cependant, je crois que notre société ne comprend pas le passage intentionnel à l’acte délictueux ou criminel, en raison de son horreur, de sa nuisance collective ou encore de son irrationnelle stupidité. Notre société attend surtout que l’auteur des faits les cesse et ne commette plus d’infraction. Cette attente se retrouve, par exemple, en matière d’infractions sexuelles, de violences conjugales, mais aussi pour les cambrioleurs patentés ou les conducteurs alcoolisés. La possibilité d’une récidive est considérée comme injustifiable. Alors, comment assigner à une peine un processus de relèvement d’une personne abattue par sa culpabilité ou par la douleur, ou, ce qui arrive aussi, indifférente, voire fière ? Sera-ce la dureté de la peine, sa lourdeur et son caractère carcéral ? Ou son critère pédagogique et démonstratif ? Ou encore cela se fera-t-il par les modalités d’accompagnement en vue d’une insertion ? Nulle réponse unique à des situations factuelles et humaines différentes. Le judiciaire et le droit Dans un système judiciaire pénal balisé par le droit, et non pas arbitraire, dans
une société fondamentalement attachée à l’égalité, on pourrait légitimement se demander si la peine doit s’adapter à l’individu ou si, au contraire, celui-ci doit se soumettre à une règle commune clairement établie et exprimée, qui permettrait à tout citoyen de bien prévoir les conséquences d’une faute pénale et une stricte égalité devant la loi et la justice. Car enfin, faut-il vraiment que la peine ou ses modalités soient fonction de la personnalité du coupable, de ses aveux, de son discours, de son évolution durant l’exécution de la peine ? Dans la délinquance grave, on décèle rarement chez l’auteur une profonde réflexion qui ferait de l’exemplarité ou de la prévisibilité de la peine un obstacle au passage à l’acte. Dès lors que les faits sont commis, il est judicieux de tenter de donner une utilité sociale et personnelle à la peine. C’est la raison pour laquelle, sur la base de peines encourues prévues par les textes, notre système pénal repose sur le principe de l’individualisation de la sanction au moment de la condamnation, mais aussi sur l’adaptation de cette peine selon l’évolution de la personne condamnée, soit durant sa détention, soit durant son suivi de remise en liberté, plus ou moins restreinte. Parcours de vie Le système judiciaire pénal intervient sur des parcours de vie afin de faire cesser l’infraction ou la dérive dans la délinquance, c’est-à-dire d’obtenir de la personne qu’elle respecte les règles basiques de vie en société. Compte tenu du principe de liberté de chaque citoyen, le maniement, par les acteurs judiciaires, de la privation de liberté (garde à vue, prison) ou de sa restriction (contrôle et suivi par la justice, interdiction et obligation diverses), balance sans cesse entre les signes encourageants de la sortie de la délinquance d’un individu et le constat inquiétant d’une rechute dans de nouvelles infractions. Les praticiens ont des difficultés à donner du sens et de l’utilité aux peines. Il ne suffit pas d’en appeler solennellement à la responsabilité de l’individu face à ses mauvais choix qu’il doit assumer. Il ne suffit pas, non plus, d’en appeler à la responsabilité collective de la société dans le “phénomène” de la délinquance qui lui est inhérent et qui l’oblige à
prendre en charge les personnes délinquantes. Sans perdre de vue l’importance des règles communes à tous, il n’y a pas d’autre solution humainement acceptable que de penser et d’agir selon la réalité concrète de la personne au service de laquelle l’intervenant judiciaire officie. Jean Frasses est magistrat À venir « Justice pour restaurer, punir et guérir. Les sens de la peine en question » samedi 23 novembre, 10 h-18 h Espace protestant Marc Boegner, 27, rue de l’Annonciation, 75016 Paris. Programme complet et inscription (10 €, buffet compris). weezevent.com/7e-convention-du-forum-protestant Paroles de protestants sur les Gafam Gabriel Monet, doyen de la Faculté adventiste de théologie Nous ne pouvons pas nous en tenir à la critique des Gafam car nous contribuons tous à construire le système. Cependant, à chacun de limiter la récupération des
données et l’espionnage qu’induisent les nouvelles technologies. J’ai fait le choix de ne pas être sur Facebook, de désactiver les notifications sur mon smartphone afin de contrôler librement quand je consulte mes messages. Si j’utilise Google, je veille à être déconnecté de mon compte Gmail pour limiter le pistage. C’est une manière d’affirmer sa liberté. Cela implique d’être à certains égards “contre-culturel” sans néanmoins être anticulturel. On peut naviguer dans le système tout en préservant des îlots de résistance. C’est même nécessaire, sauf à laisser le dieu Technologie prendre toute la place, avec toutes les dimensions mercantiles et consuméristes qui y sont indissolublement liées. D’une certaine manière, pour un chrétien, la transparence n’est pas problématique puisque Dieu sait tout et nous n’avons (théoriquement) rien à cacher, mais valoriser l’intime est inhérent à la liberté. Il importe donc de réinventer des espaces de vide, de silence, de non-consommation, d’ouverture à l’intériorité, et préserver une vie qui soit vraiment privée. Fabien Besson, conférencier dans les fédérations évangéliques romandes Avec les Gafam, nous avons évolué vers une société de transparence à l’extrême. On donne des informations sans avoir tout à fait conscience des conséquences. En tant qu’individu, on peut avoir l’impression que les données récupérées ne sont pas très importantes, mais à grande échelle, elles ont beaucoup de valeur. Or, les sociétés privées qui les collectent n’ont que l’éthique qui convient à leurs affaires. Pour autant, ce serait une erreur de rejeter radicalement une avancée impossible à arrêter. Nous avons besoin d’ouvrir la réflexion au plan sociétal et de créer une voix collective qui se positionne sur le sujet. Si nous sommes encore dans une société démocratique, le traitement de ces réalités deviendra bien plus risqué le jour où nous serons profilés pour d’autres raisons. Nous n’en sommes qu’au début de la capacité d’analyse des données mais, à l’avenir, ce sera de plus en plus facile. La priorité serait de ne pas avoir un seul organisme bénéficiant des informations. On pourrait imaginer des centres de données appartenant à tout le monde et non à une société privée.
La Bible peut être source d’inspiration en revenant à ce que Dieu a créé, voulu et considère comme bon. Marc Pernot, pasteur et fondateur de jecherchedieu.ch Google, comme les autres géants du net, n’est pas une entreprise de bienfaisance. Néanmoins, le secret de sa réussite est d’apporter le meilleur service possible à ses clients. En combinant la connaissance qu’ils ont de moi et une intelligence de propositions, les moteurs de recherche m’apportent une réponse personnalisée avec des liens les plus pertinents possible. Ma liberté s’en trouve accrue, car je reçois des propositions qui me correspondent tout en sortant des circuits que je connaissais déjà. C’est un vrai service, précieux. À chacun ensuite d’avoir du discernement quant aux informations et sites proposés. Comme tout outil puissant, il faut apprendre à s’en servir. Ce n’est pas un service réellement gratuit. Quand c’est gratuit, c’est que nous sommes nous-mêmes le produit. C’est vrai, mais je ne vois pas en quoi cela m’aliénerait. En marge de ce service, les moteurs de recherche comme Google vendent de la publicité ciblée. Rien n’oblige à cliquer dessus. Cela aussi s’apprend. Je suis bien plus réticent quant aux réseaux sociaux, comme Facebook, Twitter… à cause de l’ambiance pénible qui y règne souvent, entre critique des autres et narcissisme. Propos recueillis par Claire Bernole
L’anglicanisme, un savant mélange de catholicisme et de protestantisme Pour le chanoine John Gibaut, théologien anglican canadien, l’identité anglicane, se caractérise par ses capacités inclusives. Elle tient du catholicisme, parce qu’elle reconnaît la communion entre les fidèles et aussi car sa communion repose sur la présence du Christ dans la sainte communion. Et elle est réformée en raison de son adhésion aux principes nouveaux de la réforme protestante. Fondée par saint Augustin de Cantorbéry (mort vers 605), l’église d’Angleterre s’est séparée de Rome sous le règne d’Henri VIII. Comme le pape Clément VII refusait de prononcer la nullité de son mariage, le roi se fit proclamer «gouverneur suprême» de son Église, en 1534. Si les anglicans se sont aussi détachés des cardinaux, ils ont conservé le reste de l’organisation du clergé catholique et célèbrent le baptême, la confirmation, le mariage, l’onction des malades et la confession. La place importante de la Vierge Contrairement au calvinisme ou au catholicisme, l’anglicanisme ne se fonde pas sur une doctrine spécifique. Il existe bien 39 articles, mais le dogme tient sur quelques pages. Et alors qu’au XVIe siècle les écritures, la tradition (en particulier les Pères de l’Église) et la raison constituaient les piliers de l’anglicanisme, ces notions caractérisent désormais des accents théologiques distincts. Ainsi, les anglicans évangéliques privilégient les écritures, quand les anglo-catholiques se soucient plus de la tradition… Par ailleurs, l’église anglicane est eucharistique et reliée à la lecture de la Bible. A ce titre, la Vierge occupe une place importante. Mais les anglicans fêtent sa conception et non pas son immaculées conception. Des choix libéraux Une différence majeure entre l’anglicanisme et le catholicisme repose sur le droit des prêtres de se marier et de fonder une famille. Et, dans la plupart des églises anglicanes, les femmes peuvent être ordonnées. Certaines acceptent même que leurs prêtres affichent leur homosexualité. En fait, chaque pays où est pratiqué
l’anglicanisme est autonome. Le temps où le souverain anglais était le chef de file de l’église est révolu. Désormais chaque pays a un représentant. “La Big Tech ne peut se substituer à Dieu” : entretien avec le théologien Brent Waters Professeur d’éthique au séminaire Garrett dans l’Illinois, Brent Waters est l’une des rares théologiens américains à nourrir une réflexion approfondie sur les nouvelles technologies. Certains élus du Congrès et de nombreux citoyens américains dénoncent le monopole des Gafam, allant même jusqu’à demander leur démantèlement. En tant que théologien, que pensez-vous de l’omnipotence de la “Big Tech” ? Brent Waters : L’une des caractéristiques les plus problématiques de cette toute-puissance, c’est le fait que ces compagnies aspirent à posséder une connaissance quasi illimitée de nous, afin d’influencer nos comportements. On l’a vu à travers le scandale Cambridge Analytica qui a révélé que Facebook recueillait et revendait toutes les données personnelles de ses utilisateurs [ à des fins de marketing ciblé, ndlr]. On l’a constaté encore plus récemment avec le développement des technologies de reconnaissance faciale qui permettent à la « Tech » de connaître avec précision les habitudes de consommation des gens en les identifiant dans les supermarchés.
En Chine, la reconnaissance faciale est déjà utilisée comme un outil de surveillance et de contrôle. Les habitudes et les comportements des individus sont consignés dans un registre [qui permet à l’État de récompenser ou de punir les citoyens, ndlr]. Tout cela est absolument contraire au concept de liberté qui est l’un des fondements même de l’éthique chrétienne. La vie privée des gens doit être protégée. Or, Dieu est le seul qui puisse avoir totalement accès à cette connaissance. La Big Tech ne peut prétendre se substituer à lui. Les critiques les plus vives à l’égard de la Big Tech, et de Facebook en particulier, ont commencé à émerger en 2016 lors de la campagne présidentielle. L’algorithme du réseau social a été jugé responsable de la diffusion de fake news, d’avoir polarisé le débat politique et manipulé les esprits. Vous associez-vous à ces critiques ? Je pense que sur cette question, on a attribué une trop grande part de responsabilité aux réseaux sociaux. Bien sûr que les algorithmes ont eu une influence et ont contribué au développement des fausses nouvelles. Mais voilà bien un domaine où l’humain et la société de manière générale ont encore le pouvoir d’agir en exerçant leur esprit critique. On a beaucoup cherché à déresponsabiliser les gens en disant qu’ils n’étaient pas capables de faire la différence entre une vraie information et une fake news. C’est faux. Nous avons une responsabilité individuelle et collective à mieux nous éduquer et à éduquer les autres autour de nous. Que cela soit à la maison, à l’école ou dans nos églises, nous avons le devoir et la capacité de former des consommateurs et des citoyens éclairés capables de ne pas se laisser piéger par une fausse information. Le philosophe chrétien Albert Borgmann estime que les nouvelles technologies nous donnent l’illusion qu’elles sont à notre service. En réalité, elles sont si sophistiquées que nous sommes incapables de comprendre ce qui se passe derrière l’écran. Cette réalité entraîne quels risques ? Je partage ce sentiment d’aliénation exprimé par Albert Borgmann. Sur le long terme, cela risque d’avoir de très lourdes conséquences sur nous, car il arrivera
un moment où nous ne serons plus capables de fonctionner sans l’aide des machines. Nous risquons de devenir totalement dépendants de ces dernières. Peut-on reprendre le contrôle ? L’éthique chrétienne offre-t-elle des clefs pour nous libérer de l’omnipotente Big Tech ? Chacun d’entre nous est déjà libre de tenter de remettre les choses à plat en se posant cette question toute simple : qu’est-ce qu’une bonne vie ? En tant que chrétien, je dirais que c’est une vie dans laquelle je m’épanouis, notamment grâce aux bonnes relations que j’entretiens avec les autres. Ce n’est pas seulement une vie ancrée dans les possessions matérielles. C’est une vie qui accorde une grande place à l’échange, à travers la présence incarnée d’une ou de plusieurs autres personnes. À la différence de la Tech qui a tendance à nous distraire, à nous isoler ou à privilégier des rapports virtuels en nous faisant oublier l’importance de notre propre corps. Cela ne signifie pas qu’il faut complètement se déconnecter, mais il est nécessaire de réévaluer nos priorités. Chaque fois que l’on a recours à une technologie, on peut s’interroger sur son utilité : est-ce que cet outil m’aide à atteindre mes buts ou bien est-il là que pour me distraire ? L’autre manière de reprendre le contrôle est de mettre en place davantage de régulations pour limiter le pouvoir de la Big Tech. Certains réfléchissent à l’idée d’une compensation financière en échange des données privées utilisées par Facebook ou par ses pairs. Les produits des Gafam sont largement utilisés par les Églises aux États- Unis. En 2015, le Washington Post révélait que certaines congrégations avaient recours à la reconnaissance faciale, notamment à des fins de marketing ou pour cibler de potentiels donateurs. Pensez-vous que les chrétiens qui utilisent ces produits ont la responsabilité de se désengager des plateformes de la Big Tech ? Tout dépend de la manière dont les Églises, et les chrétiens en général, utilisent ces outils. S’il s’agit de créer un site Internet basique qui vise à informer les fidèles de l’horaire des offices, c’est une chose. En revanche, l’utilisation de la reconnaissance faciale est beaucoup plus gênante. La prière ne peut pas être traitée comme une marchandise dont on essaye de tirer profit à tout prix. Je remarque toutefois que de plus en plus de familles font le choix de se désengager des réseaux sociaux ou des écrans de manière générale.
Je rencontre de nombreux parents qui se sont débarrassés de leur télévision, qui favorisent les jeux de société en famille et qui ont fortement limité le temps passé sur les réseaux sociaux. Moi-même, je m’en suis totalement déconnecté car que je considère qu’ils ne me permettaient pas de mener une bonne vie. Peu de théologiens chrétiens aux États-Unis semblent s’être penchés en profondeur sur la révolution numérique et sur les problèmes éthiques qu’elle engendre. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce sujet ? Il est vrai que le monde de la théologie aux États-Unis accorde encore assez peu d’importance à ces questions. Pourtant, elles occupent une place grandissante dans le débat public. En ce qui me concerne, je n’ai d’ailleurs pas reçu de double formation théologique et scientifique. La question des technologies s’est en fait imposée à moi un peu par hasard, au début de mon parcours professionnel. Dans les années 1980, j’ai travaillé pendant quelque temps comme aumônier sur le campus d’une école spécialisée dans les sciences et les technologies, dans l’Iowa. J’ai commencé à m’informer et à me former en autodidacte pour pouvoir mieux comprendre les étudiants et avoir la possibilité d’entamer un dialogue plus profond avec eux. Puis, mon intérêt pour ces questions a continué de grandir. Aujourd’hui, la plupart des pasteurs et théologiens qui s’intéressent aux technologies le font principalement à travers le prisme des sciences médicales et surtout de la biotechnologie. Ils font souvent face à des fidèles souffrant, par exemple, de problèmes de fertilité et en quête de solutions. La question des nouvelles technologies apparaît, peut-être encore, comme un problème moins central ou moins concret. Et ce, alors qu’elle a incontestablement un impact bien réel sur nos vies. Propos recueillis par Noémie Taylor-Rosner
Intelligence artificielle vs charte religieuse de bonne conduite Aux États-Unis, le développement des technologies d’intelligence artificielle par les géants du numérique, inquiète de plus en plus le monde religieux. Réseaux sociaux, objets connectés… Ces outils sont toujours plus présents dans le quotidien des fidèles, parfois sans que ces derniers soient conscients des dangers qu’ils peuvent représenter. Au printemps 2019, un groupe d’une soixantaine de pasteurs, universitaires et responsables évangéliques ont publié la première charte religieuse dédiée à l’intelligence artificielle. Une manière de renforcer l’autorité morale de l’humanité face à l’émergence des nouvelles technologies. “Nous sommes conscients que l’intelligence artificielle va nous permettre de réaliser des choses sans précédent, tout en reconnaissant également les risques qu’elle pourrait poser si elle était utilisée sans sagesse et sans précaution”, notent les signataires, parmi lesquels figure Russell Moore, président de la Commission éthique et liberté religieuse de la Convention baptiste du Sud (CBS), qui compte 15 millions de membres. Le document insiste sur l’idée que “la technologie ne doit jamais être utilisée pour usurper ou renverser le pouvoir et la gérance que Dieu a confiés à l’humanité”. Il s’oppose notamment à l’utilisation de l’intelligence artificielle “pour le plaisir sexuel” ou “pour recueillir des données dans un but de manipulation ou de coercition”.
Face aux Gafam, l’Europe reste sur la défensive Son nom ? Margrethe Vestager. Sa fonction ? Commissaire européenne à la Concurrence, pour un second mandat. Cette Danoise de 51 ans est l’épine dans le pied des Gafam. Depuis 2014, elle s’est donné pour mission de lutter contre leurs pratiques anticoncurrentielles et leurs stratégies d’optimisation fiscale. En 2019, Google a ainsi écopé, pour la troisième année consécutive, d’une amende pour abus de position dominante. La firme californienne devra débourser 8,2 milliards d’euros, un peu moins du quart de son bénéfice net de 2018. Apple, elle, a été condamnée en 2016 à verser 12,8 milliards d’euros d’arriérés d’impôts à l’Irlande. Et en juillet 2019, les services de Margrethe Vestager ont ouvert une enquête sur Amazon, soupçonnant la multinationale d’exploiter à son profit les données des vendeurs hébergés sur sa plateforme. Souveraineté nationale La menace est prise au sérieux par les Gafam qui ont accru leurs dépenses en lobbying ces dernières années. Mais faute de l’émergence d’acteurs européens capables de rivaliser avec eux ou leurs équivalents chinois, la politique de l’Union se cantonne à des mesures défensives… quand ses États membres parviennent à s’entendre. La volonté de certains pays, dont la France, de taxer les grandes entreprises du numérique se heurte aux intérêts d’autres capitales comme Dublin, Stockholm ou Copenhague. Cependant, la focalisation de la commission sur les seules questions commerciales et fiscales néglige une facette de la question : la géopolitique. Les révélations d’Edward Snowden, en 2013, sur la surveillance massive des utilisateurs des Gafam par les services de renseignements américains et britanniques, ont changé la donne. Elles ont fait de la localisation des données personnelles un “enjeu de souveraineté nationale et de compétition entre les puissances”, affirment les chercheurs Thomas Gomart, Julien Nocetti et Clément Tonon dans une note de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Dans cette optique, le Conseil économique, social et environnemental (Cese)
préconise de “favoriser l’émergence d’un écosystème numérique conforme aux principes et aux valeurs de l’UE ”. Le projet est ambitieux. Reste aux Européens à surmonter leurs désaccords pour le mettre en œuvre… La Chine, pays de l’Internet sécuritaire Et si la révolution numérique n’était pas source d’émancipation mais d’asservissement ? C’est peu ou prou la thèse avancée par la série télévisée britannique à succès Black Mirror. Dans le monde réel, la Chine est en pointe dans l’utilisation de l’Internet pour surveiller sa population – sur 1,3 milliard d’habitants, le pays compte aujourd’hui 800 millions d’internautes. Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, le président chinois Xi Jinping a entrepris de renforcer la mainmise du pouvoir sur la Toile. Car dès le début, note la chercheuse Aurélie Bayen dans un récent article sur le cybercontrôle en Chine, l’Internet s’est construit autour de deux composantes essentielles : la surveillance et la censure. Censure et autocensure Mis en place en 2000, le Bouclier d’or (ou doré) est un vaste programme centralisé de télésurveillance. À tout instant, les différents services de police peuvent accéder aux dossiers d’identification de chaque citoyen ainsi qu’aux images de dizaines de millions de caméras dotées de logiciels de reconnaissance faciale.
Cette surveillance se déploie également en ligne. Les autorités tiennent à jour une “liste noire” de mots-clés et de sites dont l’accès est interdit. Cette censure étatique se double d’une autocensure de la part des entreprises privées du numérique, qui disposent chacune de leur propre liste noire. Leur zèle a une raison simple : elles sont responsables pénalement des informations diffusées sur leurs sites. Tous les acteurs privés du Net, y compris étrangers, peuvent donc être poursuivis par l’État. Notation sociale Cette emprise du pouvoir sur l’Internet local, couplé à l’immensité du marché intérieur, a permis l’émergence de géants chinois du numérique, qui supplantent les Gafam dans le pays. Qu’il s’agisse d’Alibaba pour le commerce en ligne ou de Tencent avec son réseau social WeChat, ces sociétés ont profité du protectionnisme de l’État. En retour, elles lui ouvrent leurs bases de données personnelles. Or, ces dernières sont au cœur d’un nouveau concept promu par le pouvoir : la “notation sociale ” des citoyens. Comme l’explique la politologue Séverine Arsène, cette idée est partie d’un constat : le développement économique est entravé par le « manque de confiance » au sein de la société – le fait de ne pas honorer ses factures, par exemple. Depuis 2014, une vingtaine de villes et d’entreprises du numérique testent donc un système de “crédit social”, qui doit être généralisé en 2020. Le concept est simple : chaque citoyen dispose d’un même nombre de points ; les bonnes actions sont récompensées, les mauvaises pénalisées. Inciter à l’autocontrôle Respecter les lois, payer ses factures à temps ou faire un don à une œuvre caritative augmente le nombre de points, ce qui donne le droit à de meilleurs taux de crédits ou des facilités d’obtention de visa. En revanche, les “mauvais” citoyens s’exposent à toute une batterie de représailles : certains se voient interdire l’achat de billets de train à grande vitesse ou d’avion, refuser l’obtention d’un prêt ou le droit d’inscrire leur enfant dans une grande école. L’idée, rapporte Aurélie Bayen, est pour le pouvoir d’“ inciter chaque individu à se contrôler soi-même, non pas seulement par la peur d’être sanctionné, mais par
une incitation à adopter un comportement honnête et responsable”. À Shenzen, par exemple, les piétons qui traversent au rouge voient leur visage s’afficher sur des écrans géants placés aux carrefours des rues. Définir le bon et le mal Le crédit social a plutôt bien été accueilli dans la société. Mais la technique, on le sait, n’est jamais infaillible. Et la capacité du Parti de définir ce qui est bon ou mal accroît encore son emprise sur la population. États-Unis : la colère gronde contre les Gafam C’est un matin de mars presque comme tous les autres à San Francisco. Dans le quartier de South of Market, à deux pas du port, des employés de la Tech descendent d’un train et se dirigent à pied vers leur bureau respectif. Sur leur chemin, les voilà qui tombent nez à nez avec une affiche de campagne pour le moins audacieuse : “Break Up Big Tech” (“Démantelez les géants du numérique”, en français), proclame la candidate à la primaire démocrate Elizabeth Warren sur ce grand panneau, un léger sourire aux lèvres. Il y a une dizaine d’années, oser s’attaquer à la toute-puissance des Gafam, en plein cœur de la Silicon Valley, aurait relevé du suicide politique. Aujourd’hui, la stratégie de la sénatrice du Massachusetts est simplement révélatrice de la défiance grandissante des Américains vis-à-vis des géants du Net. Selon un récent sondage YouGov, près des deux tiers de la population soutiendraient le démantèlement de la “Big Tech”.
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