UNE LANGUE EN ÉVOLUTION TRADUCTEURS FICTIFS - LE MAGAZINE D'INFORMATION DES LANGAGIERS
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LE MAGAZINE D’INFORMATION DES LANGAGIERS Numéro 96 • été 2007 www.ottiaq.org U N E L A N G U E E N É VO L U T I O N TRADUCTEURS FICTI FS Envoi de publication canadienne convention numéro 1537393
POUR COMMENCER N O 96 ÉTÉ 2007 Une langue et un comité Dossier 5 de rédaction en évolution Circuit s’attaque ici à un vaste dossier, celui de l’évolution de la langue. Étant donné l’ampleur de la tâche, nos collaborateurs Michel Buttiens, trad. a. se sont, pour le moment, concentrés principalement sur le français. I l y a longtemps que le dossier que nous vous proposons dans ce numéro faisait partie de nos projets. Le voici enfin ! Et quel dos- sier ! Solange Lapierre et Éric Poirier ont réussi le tour le force d’ob- Sur le vif 18 Des collègues fictifs. Les Jeux tenir la seule entrevue qu’Alain Rey ait accordée à un magazine qué- de la traduction. Notes et contre- bécois lors de son passage au Québec en mars dernier. C’est un honneur pour notes. Échappées sur le futur. Circuit et un délice que je vous souhaite d’apprécier à sa juste valeur. Nous vous présentons dans cette livraison des extraits de cette entrevue, mais envisageons d’en afficher le texte intégral sur le site Internet de l’Ordre au cours des prochaines Des revues 21 semaines. N’oubliez donc pas d’aller consulter régulièrement la page Contrer le faible niveau de littéracie ; le jargon politique www.ottiaq.org/publications/circuit_fr. php ; c’est une bonne habitude à prendre… argentin ; l’interprétation Mais le dossier ne s’arrête bien sûr pas à cette entrevue. Pour en connaître les faits médicale ; le moment idéal pour entrer sur le marché. saillants, je vous invite à lire l’introduction signée par nos deux collègues en page 5. Du côté des chroniques, une mention spéciale cette fois-ci à Sur le vif, dans la- quelle un collaborateur d’Eve Renaud a réuni des portraits de traducteurs dans la Des livres 23 littérature, résultat d’une idée lancée sur le forum de discussion de l’OTTIAQ. Eve Un portrait des traducteurs litté- a également sollicité la contribution d’un des organisateurs des Jeux de la traduc- raires anglophones du Canada. Les nouveautés. tion, confrontation amicale entre étudiants de plusieurs universités canadiennes- françaises, en plus de nous livrer son habituel billet dans Notes et contrenotes. Il faut que je vous parle de la chronique Nouveautés livres, où deux nouvelles collaboratrices, Anouk Jaccarini, traductrice agréée depuis peu, et Barbara Pages d’histoire 26 McClintock, trad. a., donnent désormais un coup de main à Solange Lapierre. Ekaterina Karavelova, traductrice Ensemble, elles remplacent AnneMarie Taravella, trad. a., qui a récemment quitté bulgare, également enseignante, femme de lettres et combattante le comité après quelques années de collaboration à Nouveautés livres et à Des cam- pour de nombreuses causes. pus. Merci à AnneMarie et bienvenue au sein du comité à Anouk et Barbara. Dans nos prochains numéros, nous aborderons les thèmes suivants : nos pro- fessions en français aux États-Unis, tout d’abord, puis les langues de spécialité et Curiosités 28 les cabinets de traduction, avant de publier un numéro spécial anniversaire pour Arumbaya et marollien… les vingt-cinq ans de Circuit. Si les dossiers sur le français aux États-Unis et les langues de spécialité sont bien avancés, nos collaborateurs Anouk Jaccarini et Éric Poirier sont ouverts aux suggestions d’articles pour le numéro sur les cabinets de Des techniques 29 traduction. Les avantages de la traduction Tout le comité vous souhaite une bonne lecture et une merveilleuse fin d’été. assistée par ordinateur. Des mots 30 Faut-il toujours traduire Canadians par « Canadiens »?
2021, avenue Union, bureau 1108 Publié quatre fois l’an par l’Ordre des traducteurs, Montréal (Québec) H3A 2S9 terminologues et interprètes agréés du Québec Tél. : 514 845-4411, Téléc. : 514 845-9903 Courriel : circuit@ottiaq.org Site Web : www.ottiaq.org Un bon tour d’horizon Vice-présidente, Communications — OTTIAQ Nunzia Iavarone Direction Publicité Catherine Guillemette-Bédard, OTTIAQ Tél. : 514 845-4411, poste 225 • Téléc. : 514 845-9903 J e voudrais vous faire part de ma grande satisfaction à la lecture du numéro de Circuit consacré à la traduction juri- Michel Buttiens Avis aux auteurs : Veuillez envoyer votre article à l’atten- Rédactrice en chef tion de Circuit, sous format RTF, sur CD-Rom ou par cour- dique (numéro 95, printemps 2007). Gloria Kearns rier électronique. J’ai grandement apprécié les divers Droits de reproduction Rédaction Toutes les demandes de reproduction doivent être ache- articles, et le tour d’horizon était Yolande Amzallag, Philippe Caignon, Brigitte Charest minées à Copibec (reproduction papier) franchement très réussi... et pourtant, (Des revues), Pierre Cloutier (Pages d’histoire), Tél. : 514 288-1664 • 1 800 717-2022 je suis un traducteur technique spé- Marie-Pierre Hétu (Des techniques), Anouk Jaccarinni, licenses@copibec.qc.ca Didier Lafond (Curiosités), Solange Lapierre (Des livres), cialisé en mécanique aviation. Néan- La rédaction est responsable du choix des textes publiés, mais les opi- Barbara McClintock, Éric Poirier, Eve Renaud (Sur le vif) nions exprimées n’engagent que les auteurs. L’éditeur n’assume aucune moins, la qualité et l’intérêt des arti- Dossier responsabilité en ce qui concerne les annonces paraissant dans Circuit. Solange Lapierre et Éric Poirier cles m'ont réjoui. © OTTIAQ Ont collaboré à ce numéro Dépôt légal - 3e trimestre 2007 Circuit s’améliore d’année en année Tina Célestin, Annie Desnoyers, Michel Fournier, Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada grâce à son personnel permanent et à Yves Garnier, Margaret Jackson, François Lavallée, John Lejderman, Patricia Maire, André Racicot, ISSN 0821-1876 ses nombreux collaborateurs. Félicita- Louis-Jean Rousseau, Raymond Roy, Tarif d’abonnement tions et merci à tous et à toutes ! Marie Vrinat-Nikolov Membres de l’OTTIAQ : abonnement gratuit André Senécal, trad. a., réd. a. Direction artistique, éditique, prépresse et impression Non-membres : 1 an, 40,26 $ ; 2 ans, 74,77 $. Étudiants ins- Mardigrafe crits à l’OTTIAQ : 28,76 $. À l’extérieur du Canada : 1 an, 46,01 $ ; 2 ans, 86,27 $. Toutes les taxes sont comprises. Chèque ou mandat-poste à l’ordre de « Circuit OTTIAQ » (voir adresse ci-dessus). Cartes de crédit American Express, Mas- Nous aimons vous lire. tercard, Visa : www.ottiaq.org/publications/circuit_fr.php Écrivez-nous pour nous faire part Deux fois lauréat du Prix de la meilleure de vos commentaires. publication nationale en traduction de la Fédération internationale des traducteurs. 2021, avenue Union, bureau 1108 Montréal (Québec) H3A 2S9 Tél. : 514 845-4411 Téléc. : 514 845-9903 100 % PC Courriel : circuit@ottiaq.org Imprimé sur papier recyclé 30 % postconsommation (couverture) Site Web : www.ottiaq.org et 100 % postconsommation (pages intérieures), fabriqué avec des fibres désencrées sans chlore, à partir d’une énergie récupérée, le biogaz. N E RESTEZ PAS Consultez notre site Web au www.ottiaq.org/publications/circuit_fr.php 1 an, 4 numéros : 40,26 $ 2 ans, 8 numéros : 74,77 $ Extérieur du Canada : 1 an, 4 numéros : 46,01 $ 2 ans, 8 numéros : 86,27 $ Étudiants inscrits à l’OTTIAQ : 1 an, 4 numéros : 28,76 $ LES TAXES SONT INCLUSES DANS LES PRIX M. Mme nom prénom adresse code postal courriel téléphone télécopieur Circuit Ordre des traducteurs, terminologues date signature (No TPS : R132564493, No TVQ : 1013734514) et interprètes agréés du Québec Paiement par carte de crédit : American Express MasterCard Visa 2021, avenue Union, bureau 1108 Montréal (Québec) H3A 2S9 No de la carte : Date d’expiration : Télécopieur : 514 845-9903 Chèque ou mandat poste à l’ordre de : OTTIAQ, 2021, avenue Union, bureau 1108, Montréal (Québec) H3A 2S9 • Télécopieur : 514 845-9903
DOSSIER UNE LANGUE EN ÉVOLUTION La langue, elle aussi, elle bouge… F aire le point sur l’évolution de la langue, quel projet passionnant, et en fait nécessaire pour nous tous, lan- gagiers, mais quel immense projet… trop vaste peut- être. Nous avons pourtant tenté de faire un certain tour de la question en interrogeant quelques-unes des personnes qui jouent un rôle dans cette sphère. Nous avons ainsi eu le bon- heur de rencontrer le grand lexicographe Alain Rey, de passage à Montréal pour recevoir le prix de l’Ordre des francophones d’Amérique, grâce au concours de Marie-Éva de Villers. Espé- rons que cette passionnante entrevue vous procurera autant d’intérêt et de plaisir qu’à nous. Comme les dictionnaires Larousse jouent aussi un grand rôle en matière de néologie et de lexicographie, nous avons proposé à Yves Garnier, directeur du Petit Larousse, de nous parler des néologismes et des régionalismes. Ses propos devraient ré- pondre à bien des questions que chacun se pose sur les ten- dances actuelles du français. De notre côté de l’Atlantique, l’Office québécois de la langue française joue un rôle clé depuis maintenant plus de trente ans, tant en néologie qu’en terminolo- gie, et deux membres de l’Office nous font part des avancées dans ces deux domaines. Les chercheurs qui observent l’évolution de la langue sont par ailleurs très nom- breux, aussi avons-nous fait appel à deux d’entre eux, au Bureau de la traduction et à Par Solange Lapierre et Éric Poirier, trad. a. l’Université de Montréal. Ils examinent ce qui se déroule sous nos yeux en matière de langue parlée et de toponymie, par exemple. D’ailleurs, dans la vague de la mondiali- sation, thème omniprésent, il semble que la comptabilité soit elle aussi appelée à évoluer, et des groupes de travail suisses, belges, français et québécois collaborent à l’élaboration de nouvelles normes. Pour mieux se comprendre entre francophones ! Par ailleurs, chaque jour, une langue particulière parvient à nos yeux et à nos oreilles : c’est la langue des médias, en perpétuel mouvement, soit à l’écoute des changements sociaux, politiques, etc., soit à l’avant-scène de tous ces changements. Nous avons donc donné un petit coup de sonde du côté de La Presse et de Radio- Canada. Nous aurions aimé bien sûr faire écho aux nombreux changements que connaissent les langues anglaises, mais ce sera pour une autre fois... Espérons que vous trouverez matière à réflexion dans ces pages. Circuit • Été 2007 5
DOSSIER L’ É V O L U T I O N DE LA LANGUE Les réflexions d’un grand lexicographe A lain Rey a reçu en mars dernier l’Ordre des fran- cophones d’Amérique, en reconnaissance de la place de choix qu’il a toujours réservée au français C. : Et la question des noms propres ? A. R. : Les noms propres font bel et bien partie de la langue, parce qu’on en a besoin pour s’exprimer. Ce Le savoir-faire d’Amérique dans ses ouvrages et pour le coup de sont des entités, des signes qui ne s’appliquent qu’à d’un éminent main qu’il a donné à l’élaboration de la stratégie de un seul objet. Quand ils s’appliquent à plusieurs promotion du français au Québec. Il nous a aimable- objets, c’est une homonymie. Vous avez peut-être à lexicographe sur ment accordé une très longue entrevue, dont voici Montréal 200 000 Louis et vous avez certainement le traitement des quelques extraits. 30 000 Gagnon. Et on compte de par le monde une vingtaine de Paris, dont environ une douzaine aux usages non Circuit : Que pensez-vous de la notion de prototype États-Unis. Curieusement, c’est complètement fonc- conventionnels conceptuel en lexicographie et en sémantique et du rôle qu’elle est appelée à jouer dans l’évolution des tion de l’histoire. On est frappé, quand on est de la France, en regardant un annuaire de téléphone québé- du français et dictionnaires ? cois, de la fréquence de certains noms. Il y a moins de Alain Rey : Aristote savait très bien que, quand on noms différents que dans l’annuaire d’une grande ville sur les risques disait le mot grec pour « oiseau », on incluait un en- en France. que présentent semble de choses que les savants connaissaient pour O être communes, mais que, dans le langage ordinaire, les anglicismes les connotations du mot s’appliquaient mieux à cer- tains aspects du mot scientifique que d’autres. J’ai n a dit, au xviiie siècle, une petite théorie, utilisée dans tous les dictionnaires Propos recueillis par Solange dont je m’occupe, c’est que le même mot peut très qu’une science n’est jamais Lapierre et Éric Poirier, trad. a. bien avoir une valeur scientifique, avec une définition qu’une langue bien faite. terminologique, qui ne coïncide pas forcément avec le Ce n’est pas faux, mais, en prototype de la forme. Prenez un mot comme « étoile » : par expérience même temps, la science est quotidienne, c’est simplement un point lumineux dans un combat contre la langue le ciel, qui peut être une étoile au sens scientifique ou courante, parce que celle-ci une planète, ou encore une météorite — on dit « étoile filante ». On continue à le dire bien qu’on sache que ce est remplie de choses n’est pas une étoile. Quand vous vous promenez vers extrascientifiques ou anti- les îles de la Madeleine et que vous voyez certains ani- maux de grande taille qui ont l’air d’être des poissons, scientifiques, mais qui font mais qui n’en sont pas parce que ce sont des mammi- partie de notre expérience. fères, vous allez toujours dire que ce sont des ba- leines. Or, pour un zoologiste, ça peut être des rorquals, des cachalots, ou d’autres espèces. La quali- Dans un dictionnaire de noms propres, les critères fication de baleine a deux valeurs, suivant que l’on est de sélection ne sont pas du tout les mêmes que dans spécialiste ou que l’on est dans le langage courant. un dictionnaire de langue : pour la langue, c’est un cri- On a dit, au XVIIIe siècle, qu’une science n’est tère de fréquence ; pour les noms propres, c’est un cri- jamais qu’une langue bien faite. Ce n’est pas faux, tère de notoriété et d’importance culturelle. Si un mais, en même temps, la science est un combat contre dictionnaire correspondait à la fréquence de l’appari- la langue courante, parce que celle-ci est remplie de tion des noms propres dans les journaux, on aurait choses extrascientifiques ou anti-scientifiques, mais tous les joueurs de hockey et de tennis, et pas les phi- qui font partie de notre expérience. C’est tout à fait losophes grecs ni les musiciens autrichiens du normal, parce que l’épistémologie se construit par XVIIe siècle ! C’est une sélection qui a une valeur d’affir- l’histoire des sciences, d’une part, et elle est obligée mation culturelle. de vivre à l’intérieur d’un système de pensée qui, lui, Quand on fait une encyclopédie, on a le choix des est commandé par le langage et la raison, en même entrées. Quand on fait un dictionnaire de langue, c’est temps, et qui peut très bien être basé, pour des rai- la langue qui fait le choix et on est obligé de s’y plier, Circuit • Été 2007 sons historiques, sur des connaissances fausses. Si sinon, le bouquin est inutilisable. Dans une encyclopé- vous avez un dictionnaire très savant, à l’intérieur die, si vous parlez de la fabrication du miel, vous d’une science, à chaque terme correspond une signifi- pouvez mettre ça sous l’entrée abeille, ruche, miel, ou cation, et une seule, pour que la langue colle à la des- apiculture. Mais, si vous faites un dictionnaire de cription du réel qu’a fait la science en question. langue, vous êtes obligé de mettre tous ces mots-là et 6
de faire des renvois réciproques. Si vous faites une Le plus grand risque, pour la francophonie euro- encyclopédie, vous pouvez n’en mettre qu’un seul et péenne, c’est que la majorité des Français ont l’air de aussi expliquer la fabrication du miel et son utilisation penser qu’ils sont en prise directe sur la réalité. sociale, et le fait qu’on l’utilisait avant de savoir élever La langue est une sorte de rideau entre les choses et les abeilles sous forme de prélèvement des ruches des le cerveau. On a tendance à l’oublier. Du coup, abeilles sauvages et en faire l’histoire, etc. Ça part la langue est en danger. Qui défend le français ? Qui dans tous les sens. En plus, une encyclopédie a une invente la francophonie ? C’est Norodom Sihanouk, caractéristique propre, elle peut être traduite. Ces dif- Césaire, Senghor. Jamais le président de la République férences sont telles qu’on est étonné qu’elles soient française !! neutralisées par la plupart des publications. C. : Par rapport à ce risque, mais aussi par rapport à Un dictionnaire de langue ne peut pas être une la situation du Québec, comment les dictionnaires photographie de la langue. C’est une cartographie. Et doivent-ils s’adapter ? une cartographie correspond à des choix : il y a des A. R. : On en est à un stade intermédiaire. On types d’objets qu’on va décrire et d’autres qu’on va commence à ouvrir les portes aux mots qui ne sont abandonner. On ne mettra pas les terrains géolo- pas employés en France, mais on ne le fait, évidem- giques dans une carte routière, ni les routes dans une ment, que d’une manière insuffisante par rapport carte géologique. On aurait un objet inutilisable. C’est aux équilibres démographiques. Il y a une chose très un peu la même chose. Une langue, c’est un système curieuse que j’aime bien dire d’expression et de communication qui est valable pour au Québec, ou n’importe où en un groupe qui peut très bien être multiple, qui peut francophonie, c’est que, si on très bien s’incarner dans des populations qui ne se se plaint qu’il n’y a pas assez rencontreront jamais. Je pense aux différences entre de belgicismes, d’helvétismes, les diverses époques. Le français est parlé depuis de canadianismes, d’antilla- mille ans. Il est parlé sur les cinq continents. Il y a une nismes ou d’africanismes, c’est multiplicité d’usages, même à l’intérieur de la même bien pire pour les régiona- époque et du même lieu. À Montréal, on ne peut pas lismes français à l’intérieur de dire que l’usage du français soit homogène. Parce l’Hexagone. Le premier diction- Photo : Rita Zizka qu’il y a des couches sociales, des couches d’éduca- naire qui intègre des régiona- tion, des gens qui ont reçu une éducation suivie, et il y lismes en français employés a tous les gens qui arrivent avec une langue mater- par 10 % de la population — il nelle différente, et qui sont obligés d’avoir affaire au faut des critères objectifs —, Alain Rey en compagnie de Solange Lapierre et d’Éric Poirier français, et qui vont avoir des usages que les diction- c’est mon Dictionnaire culturel. naires ne décriront jamais. C. : Dans la dernière édition du Petit Robert, on Il faut bien distinguer l’emploi normal d’une langue, trouve des mots comme meuf, keuf… disons l’anglais en France, qui est quand même complè- A. R. : J’ai toujours été très ouvert aux variantes, à tement exceptionnel, ou l’invasion d’éléments lexicaux à condition qu’elles soient diffusées. Je n’ai jamais laissé l’intérieur d’une phrase. Si vous prenez un texte normal passer un mot des cités ou des banlieues qui n’était et spontané — un paysan à la campagne ou un artisan connu que dans ce milieu. En revanche, je l’inclus dans une petite ville —, ou si vous comptez les mots quand il a commencé à être connu, comme ripoux, par d’un journal comme Le Monde ou Le Figaro, vous verrez un film, qu’il est utilisé dans les cours d’école et que les que le pourcentage dégringole de 10 % à 1 %. gamins de tous les milieux en France le connaissent. C. : Justement, quel est l’avenir de cette fréquenta- C. : Pour ce qui est des rectifications de l’ortho- tion de l’anglais, surtout sur le plan de la lexicogra- graphe, malgré les efforts des lobbys en ce sens, on phie, puisque, dans les faits, l’anglais est constate, qu’il n’y a pas pénétration dans la langue omniprésent ? réelle. A. R. : Les anglicismes au Québec et les angli- A. R. : Pas même dans les dictionnaires. Nous cismes en France sont souvent très divergents. Et sur- avons beaucoup de réticences. Comme on se veut tout, un anglicisme au Québec, avec l’histoire et avec plus observateurs que prescripteurs, on a dans un la réalité géographique et économique, c’est-à-dire le premier temps accepté toutes les propositions de contact des langues, ça n’a pas du tout la même signifi- changement d’orthographe, en se disant que cer- cation. En France, c’est ennuyeux, mais ce n’est pas du taines allaient passer, mais on s’est aperçu que ça ne tout le même type de danger. C’est plutôt un danger marchait pas du tout. Elles ne sont pas assez géné- culturel, une sorte d’imprégnation par la télévision, par rales. Et elles le seraient qu’elles ne passeraient pas la publicité... Mais il y a une sorte de digestion qui se du tout. Ce serait une véritable révolution. Même en Circuit • Été 2007 fait, qui fait que le mot anglais se transforme et est ce qui a trait aux participes passés. Il y a trop d’atta- prononcé de telle manière qu’il n’est plus compréhen- chement aux difficultés héritées. Il y aurait le lobby sible par un anglophone, ce qui est une sorte de dé- des professeurs, une partie d’entre eux en tout cas, fense. C’est assez curieux. Et les anciens anglicismes des imprimeurs, des correcteurs. Les correcteurs, c’est intégrés ne sont plus des anglicismes. leur raison d’être : ils se battent pour un trait d’union 7
DOSSIER L’ É V O L U T I O N DE LA LANGUE et une majuscule. Depuis quarante ans, je veux qu’on de l’orthographe, j’avais déclaré : « La réforme de écrive Moyen âge sans trait d’union avec un petit a, l’orthographe vers plus de phonétisme est une né- mais j’ai cédé. Ça a si peu d’importance… cessité intellectuelle et une impossibilité sociale ! » C. : En anglais, surtout aux États-Unis, les change- Joseph Hanse avait fait une sorte de réunion régu- ments de l’orthographe sont très facilement accep- lière au Conseil international de la langue française tés. Pourquoi l’attitude des francophones est-elle si et il avait imposé à l’Académie française un certain différente ? nombre de modifications, qui simplifiaient un peu. A. R. : Il y a un blocage, qui demeurera tant qu’on L’Académie les a imprimées dans les premiers fasci- n’aura pas une révolution culturelle dans ce domaine- cules de son dictionnaire. Quand est venu le temps là. C’est possible que ça finisse par changer à cause de faire paraître un volume, les académiciens les d’Internet, à cause de l’usage de l’écran, avec le goût ont toutes supprimées pour revenir à l’orthographe de la modernité, le goût du jeu. Prenons les SMS. Je ne traditionnelle, tellement ils avaient été critiqués par peux pas faire une entrevue en France sans qu’on me les plus conservateurs d’entre eux. pose la question des messages SMS. Les SMS, ça peut C. : Par contre, les nouveaux correcteurs orthogra- perturber quand on est en cours d’apprentissage de phiques ne font-ils pas maintenant office de norme ? l’écriture. Mais c’est tellement différent de la norme. Et, en prime, ils intègrent pour la plupart la réforme C’est des rébus, des jeux de mots, du jeu sur la de l’orthographe. langue. Les enfants qui ont une bonne orthographe, ils A. R. : Ça rejoint ce que je vous disais. Si ça évolue, jouent et ils reviennent à la bonne orthographe. Pour ce sera grâce à l’informatique. De toute façon, l’infor- ceux qui ont une mauvaise orthographe, c’est plus matique va apporter des modifications qu’on ne peut problématique. Elle empirera parce qu’il y aura interfé- entrevoir pour le moment en ce qui a trait au livre ou à rence entre les deux codes. Mais ce n’est pas ça qui va la presse écrite, qui va complètement changer la dégrader l’orthographe française. De toute façon, elle nature des dictionnaires. Pour le moment, les diction- sera toujours dégradée parce qu’elle est trop com- naires sur papier se vendent beaucoup plus que les plexe, et la situation ne s’améliorera pas tant qu’on produits de type CD-Rom, mais le CD-Rom, c’est un in- n’acceptera pas de la rendre un peu plus phonétique. termédiaire. C’est un peu comme le passage de la ca- C. : L’avenir du français ne serait-il pas dans la sim- sette vidéo au DVD. plification de l’orthographe, à l’instar de l’espagnol ? A. R. : C’est mon avis, mais ça ne s’impose pas. Au moment où il y a eu un petit effort de modification Les dictionnaires Larousse dans la francophonie Par Solange Lapierre et Éric Poirier, trad. a. C omme on trouve un Petit Larousse dans chaque maison ou presque, il importait de connaître la position de ce grand éditeur de dictionnaires, et en Les régionalismes de la France sont souvent propo- sés par nos collaborateurs (nombreux à être originaires de la province, à l’instar de beaucoup de Parisiens). Les particulier celle d’Yves Garnier, directeur du Petit créolismes (Antilles françaises, La Réunion, Polynésie Larousse, face aux questions qui se posent aujour- française ou Nouvelle-Calédonie) sont sélectionnés d’hui à la langue française devant l’afflux des néolo- dans nos diverses références (dictionnaires locaux, gismes techniques marqués par l’anglais, l’intérêt sites Internet) et désormais vérifiés avec des corres- croissant en faveur des régionalismes et l’envahisse- pondants sur place. Les mots venus des pays de la ment de l’oral dans l’écrit, et qui, bien sûr, touchent francophonie autres que la France nous sont proposés les francophones de partout. par des correspondants, en général des linguistes, natifs de la Belgique, de la Suisse, du Québec ou de Circuit : Quelle place faites-vous aux régionalismes divers pays africains. En effet, eux seuls peuvent déter- et aux québécismes ? miner ce qui fait partie de la « langue partagée » dans Yves Garnier : Le Petit Larousse s’attache à repré- leur communauté respective. Circuit • Été 2007 senter le français dans toute sa diversité, car c’est elle C. : Et quels sont vos critères de choix ? qui fait la richesse de la langue. C’est pourquoi il ac- Y. G. : Schématiquement, on peut dire que les cueille dans ses pages des régionalismes, mots régionalismes témoignent d’une langue figée, alors que propres aux diverses régions de France, et des mots le lexique de la francophonie représente une langue tou- du français « extra-hexagonal ». jours en évolution, extrêmement vivante et dynamique. 8
Les critères de sélection des dialectes franco- commencée à l’été 2002. L’ombre du 11 septembre 2001 phones sont donc subtils : il faut à la fois attiser la cu- était encore très prégnante… riosité du lecteur français, premier public de l’ouvrage, Enfin, on préfère les néologismes pérennes, c’est- et rester utile et crédible vis-à-vis des publics belge, à-dire destinés à rester longtemps dans l’ouvrage, aux suisse, québécois ou africain, auxquels l’ouvrage est néologismes éphémères, perçus comme représentant également destiné. Cela consiste avant tout à ne pas un effet de mode. Enfin, sont systématiquement reje- accueillir des mots donnant une vision caricaturale de tés des termes jugés dérangeants, notamment par les leurs pays respectifs et implique d’introduire chaque connotations qui leur sont attachées (mots racistes ou année de véritables néologismes venus de ces pays, orduriers), quelle que soit leur fréquence d’emploi. car ce sont eux qui montrent le dynamisme du français C. : Et qu’en est-il des anglicismes ? parlé hors de la France. Y. G. : Parler des anglicismes Par ailleurs, si un mot est employé dans plusieurs selon qu’on est Français ou Qué- régions de la France, il est cité. Un régionalisme peut bécois revient pratiquement à ne aussi être employé dans un pays francophone limi- pas parler du même sujet. En trophe de la région française où ce régionalisme a effet, le problème ne peut pas cours (le nord de la France et la Belgique, par être abordé de la même façon par exemple). Le régionalisme peut encore avoir essaimé un locuteur québécois dont la dans un pays autrefois colonisé par la France, par le langue est ressentie comme mi- jeu des migrations (l’ouest de la France et le Québec noritaire dans un pays à majorité ont ainsi un lexique commun assez important : citons, anglophone et par un locuteur dans les mots récemment introduits, la « chocolatine » français qui ressent sa langue [le pain au chocolat], et « mouillasser » [bruiner]). comme celle de tout le pays et Yves Garnier C. : Comment intégrez-vous la néologie ? même, en partie, celle de plu- Y. G. : La partie des noms communs du Petit sieurs pays limitrophes. Larousse, dont la nomenclature annonce 59 000 mots Pour les Québécois, défendre la langue française et leurs sens, est enrichie chaque année d’environ est un combat quotidien. Il s’agit pour eux d’une ques- 150 néologismes, considérés comme particulièrement tion identitaire et politique, donc d’un problème cru- représentatifs de la « langue partagée », celle qui est cial. Les Français dans leur ensemble ne se sentent comprise et utilisée par la majorité des locuteurs pas menacés dans leur langue. Ils s’inquiètent plus de francophones. l’appauvrissement du français en général que de l’en- Pour nos rédacteurs, est un néologisme tout fait vahissement de l’anglais, même si des voix s’élèvent langagier qui présente une divergence par rapport à régulièrement pour dénoncer le « franglais ». D’où ce qui figure déjà dans l’ouvrage. Il peut s’agir d’un parfois une relative incompréhension entre Québécois mot nouveau (mot de langue ou de terminologie), et Français sur ce thème. d’un sens nouveau d’un mot déjà présent dans la no- Les Français, réputés peu doués pour les langues, menclature, d’une locution nouvelle de langue (ex- adorent en revanche employer des mots anglais ! Les pression nouvelle, par exemple) ou de terminologie, anglicismes sont particulièrement nombreux dans les d’une variante graphique ou d’un changement de ca- médias, et la publicité en raffole. Parmi les introduc- tégorie grammaticale. tions récentes, on peut citer le best of (la compilation Une base de données informatisée a été créée dès des titres d’un chanteur), le making of d’un film (les 1988 pour la veille néologique. Véritable observatoire coulisses du tournage), le casting (la distribution d’un de la langue, elle met à notre disposition un nombre film ou d’un spectacle). L’informatique, le marketing, considérable de nouveautés lexicales. Les grands la gestion, sont aussi des domaines où les anglicismes quotidiens et magazines nationaux sont régulière- pullulent. ment dépouillés, et d’autres publications sont lues Les Québécois ont été les premiers à prendre périodiquement. conscience de l’enjeu que constituait la Toile et ils ont Les principaux critères retenus dans la sélection des beaucoup œuvré pour qu’Internet ne donne pas accès néologismes sont des critères objectifs : la fréquence, qu’à des sites de langue anglaise. On admire aussi leur associée à l’ancrage dans la réalité et à la multiplicité ingéniosité à proposer des équivalents français face à la des supports (essentiellement la presse écrite) dans déferlante des néologismes anglais liés à l’émergence lesquels le néologisme est apparu, et parfois l’urgence. des technologies nouvelles. On se souvient d’avoir été Par exemple, dans le Petit Larousse 2007, le terme conquis par le québécisme « courriel », qui, vite adopté, « chikungunya » (virus transmis par un moustique et a perdu son marqueur « Québec » dans le Petit qui venait de toucher massivement La Réunion) a été in- Larousse, par le « clavardage » et, plus récemment, par troduit parce qu’il répondait très exactement à tous ces la « baladodiffusion » (l’équivalent de podcasting). Circuit • Été 2007 critères. Parfois, ce critère d’urgence supplante celui de S’il arrive à la France d’adopter des québécismes fréquence : quand le terme « bioterrorisme » est apparu remplaçant avec pertinence certains anglicismes, il dans le Petit Larousse en 2003, peu de fiches le repré- faut cependant mentionner le travail remarquable de sentaient dans la base de données, mais il avait été sé- la Commission générale de terminologie et de néolo- lectionné au cours de la campagne de mise à jour gie, qui dépend du ministère de la Culture et de la 9
DOSSIER L’ É V O L U T I O N DE LA LANGUE Communication, de proposition de termes français C. : Enfin, comment traitez-vous les rectifications dans des secteurs d’activité très variés (notamment les orthographiques ? sciences et les techniques). Ces termes doivent rece- Y. G. : Les rectifications de l’orthographe française voir l’approbation de l’Académie française avant d’être ont été adoptées en 1990 par le Conseil supérieur de publiés dans le Journal officiel de la République fran- la langue française et approuvées par l’Académie fran- çaise. Leur emploi s’impose alors à l’administration. çaise. Peu après, celle-ci a précisé que ce document Q Le Petit Larousse se fait le ne contenait « aucune disposition de caractère obliga- relais de ces recommanda- toire » et a souhaité « que ces simplifications ou unifi- uant à l’avenir de tions officielles car celles-ci cations soient soumises à l’épreuve du temps ». Elle contribuent à l’enrichisse- concluait qu’« aucune de ces deux graphies ne [pou- l’influence de l’anglais, ment de la langue française. vait] être tenue pour fautive ». il s’agit d’une langue La recommandation officielle, Dans sa nomenclature, le Petit Larousse, diction- « pratique », très employée quand elle existe, est indi- naire d’usage, ne prend en compte que les graphies quée après la définition de que cet usage a entérinées, sachant qu’un consensus partout dans le monde, l’anglicisme (ex. : ferry-boat ne s’est pas établi sur toutes les rectifications propo- on le sait, et dans tous n.m. […]. Recomm. off. : sées en 1990. Celles-ci ont leurs partisans, mais aussi les domaines. On voit mal [navire] transbordeur). Notons leurs détracteurs. Plus de quinze ans après leur adop- au passage que la recomman- tion, on peut donc faire le constat suivant : près de comment son influence dation officielle ne correspond 40 % des graphies de la nouvelle orthographe sont pourrait s’infléchir dans pas forcément au mot français mentionnées dans le Petit Larousse. La nouvelle gra- les prochaines années. employé au Québec (en l’oc- phie peut être l’unique graphie retenue dans l’ouvrage currence, « traversier »). Le (c’est le cas quand elle a effectivement supplanté la cas idéal est celui de la re- graphie traditionnelle dans l’usage : « portemine » au commandation officielle si lieu de « porte-mine »). Quand les deux graphies se bien entrée dans l’usage rencontrent l’une comme l’autre dans les textes, qu’elle en fait oublier jusqu’à conformément à la règle de la fréquence d’usage, l’existence du terme anglais initial. Dans le prochain c’est soit la graphie rectifiée (« grigri » ou « gri-gri »), millésime, la locution « centre d’appel » sera définie soit la graphie traditionnelle (« crémerie » ou « crème- dans le Petit Larousse sans qu’il ne soit fait mention rie ») qui est proposée en première graphie. du call center dont elle est l’équivalent français (et Bien qu’il soit difficile de généraliser, on peut toute- même l’exacte traduction, sans qu’on puisse dans ce fois observer certaines tendances : les propositions qui cas parler de calque) ! sont entrées le plus facilement dans la langue sont Quant à l’avenir de l’influence de l’anglais, il s’agit celles qui allaient dans le sens du « bon sens » et qui d’une langue « pratique », très employée partout dans suivaient le mouvement naturel de la langue, qui est en le monde, on le sait, et dans tous les domaines. On général celui de la simplification et de l’harmonisation. voit mal comment son influence pourrait s’infléchir On citera la soudure (ou agglutination) des noms com- dans les prochaines années. posés par la suppression du trait d’union (« porte- C. : Quel est l’avenir du français à vos yeux ? mine » devenu « portemine ») ; la rationalisation du Y. G. : Le français est parlé sur les cinq continents pluriel des noms composés sur le modèle de celui des et, par le jeu de l’évolution démographique, par plus mots simples (les mots composés du type « pèse- de locuteurs qu’au XVIIe siècle. Mais là encore, qu’est- lettre[s] », par exemple, prennent de plus en plus fré- ce qui importe vraiment ? Le nombre de locuteurs qui quemment un « s » au pluriel à la fin du deuxième parlent français ou la qualité du français qu’ils élément) ; la mise en conformité des graphies avec la parlent ? prononciation (les graphies rectifiées « asséner », « évé- Car ce qui menace plus directement notre nement » et « crèmerie » illustrent ce cas de figure). langue, c’est le terrible appauvrissement général du Enfin, signalons le cas des mots étrangers, dont la trans- lexique employé par les jeunes : les mots qu’ils com- cription suit de plus en plus naturellement la règle des prennent, mais surtout ceux qu’ils emploient. Com- mots français pour l’accentuation (un allégretto, par ment exprimer avec exactitude sa pensée sans un exemple) et le pluriel (des scénarios, des médias, etc.). minimum de vocabulaire ? La déliquescence de la Depuis le 12 avril 2007, une note du Bulletin offi- syntaxe est peut-être plus préoccupante encore. La ciel du ministère de l’Éducation nationale, de l’ensei- conjugaison des verbes s’est considérablement sim- gnement supérieur et de la recherche indique plifiée ces dernières années : elle ignore désormais explicitement que l’orthographe rectifiée est destinée le subjonctif (même le présent de ce mode), connaît à être enseignée. La question de la mise en conformité à peine le conditionnel et ne conserve de l’indicatif des ouvrages dictionnairiques, notamment des ou- Circuit • Été 2007 que le présent, l’imparfait et le passé composé. Et la vrages pédagogiques, avec la nouvelle orthographe, fameuse concordance des temps est passée aux ou- se pose donc désormais de façon différente. bliettes. Certes, cela concerne surtout les jeunes gé- Yve s G a r n i e r, l e x i c o g ra p h e , a r é p o n d u a u x q u e s t i o n s d e nérations, mais l’avenir de la langue passe en partie S o l a n g e L a p i e r re e t d ’ É r i c P o i r i e r a ve c l ’ a i m a b l e c o l l a b o ra - par elles. t i o n d e Pa t r i c i a M a i re . 10
L’évolution des toponymes : le cas particulier des villes I maginons l’acheteur du premier Larousse, en 1905, qui feuillette l’édition de 2007… Quelles surprises ! Bien sûr, les noms de pays ont changé, surtout en phonétiquement dans la langue d’arrivée, selon des règles propres à cette dernière. Par exemple, Tianjin s’écrivait T’ien-Tsin. En 1992, la Chine a demandé aux Afrique, mais parions qu’il sera encore plus intrigué Nations Unies — où le chinois est langue officielle — Qui parle encore par ceux de villes. Par exemple, en Russie, il y a plus d’adopter le système de transcription pin yin qui prévoit de Saigon ou de d’un siècle, l’empire tsariste s’effondre dans le mael- une graphie uniformisée des noms chinois dans les ström dantesque de la Première Guerre mondiale. La langues s’écrivant en caractères latins. C’est ce qui Petrograd ? Les Révolution bolchévique amène le régime soviétique qui fait table rase de la famille impériale et d’une explique la transformation de Pékin en Beijing, de Canton en Guangzhou et de Nankin en Nanjing. Chan- noms de pays, grande part de la toponymie. À la mort du fondateur gements spectaculaires qui ont aussi touché le nom de villes ou de de l’URSS, l’ancienne capitale impériale prend le nom de personnages comme Mao Tsé-Toung (Mao Zedong) de Leningrad, Sverdlovsk remplace Iekaterinbourg, ou le philosophe Lao-tseu (Laozi). régions subissent tandis que Gorki supplante Nijni Novgorod. L’avène- les fluctuations ment du stalinisme fait lui aussi une victime : Tsaritsine « Pureté linguistique » de la politique, est renommée Stalingrad en l’honneur du dictateur et décolonisation soviétique jusqu’en 1961, à la fin du stalinisme, quand la ville devient Volgograd. Toute l’Asie a été le théâtre de changements inspi- qu’il s’agisse de Les cas de l’Ukraine et du Bélarus (ancienne Biélo- rés par la décolonisation et le retour aux toponymes vé- changements de russie) sont à la frontière de la politique et de la lin- ritables. Rangoon, capitale du Myanmar (ex-Birmanie), guistique. Ces pays sont fortement russifiés : le nom est devenu Yangon, plus près de la prononciation régime ou de la des capitales, Kiev et Minsk, sont bel et bien russes dans un dialecte birman. Au Japon, à l’ère Meiji, en décolonisation, alors que, dans les deux langues nationales, elles se 1868, la modernisation du pays entraîne l’adoption nomment plutôt Kyïv et Mensk. De même, la centrale d’un nouveau nom pour la capitale Edo, qui cède la mais aussi de la de Tchernobyl, en Ukraine, porte en réalité le nom de Tchornobyl. Le désir des deux pays de promouvoir place à Tokyo. Et en Indonésie, Jakarta est la nouvelle graphie de la capitale, où le d initial a disparu. modernisation le nom véritable de leur capitale sur la scène internatio- La recherche de « pureté linguistique » s’est aussi des langues. nale s’explique à la fois par une volonté d’émancipation fait sentir en Inde. Calcutta, Bombay, Madras s’effa- vis-à-vis de la Russie, mais aussi par le désir de mettre cent peu à peu devant Kolkatta, Mumbai et Chennai. Par André Racicot l’ukrainien et le bélarussien (ou biélorusse) en valeur. Peu à peu, car résistance il y a. Si le cas de Pékin est On observe le même phénomène dans la Moldova de loin le plus manifeste, d’autres toponymes gardent roumanophone, qui a remplacé le toponyme russe souvent leur forme antérieure dans les dictionnaires et Kichinev par Chiflinau. les journaux. Le fait qu’un État exige l’adoption d’une graphie, par exemple Mensk au lieu de Minsk, ne si- gnifie pas qu’elle sera adoptée d’emblée. Loin de là. Le Taïpei chinois à l’OMC L’Afrique a elle aussi connu une évolution topony- En Asie, les changements sont clairement motivés mique, motivée par la décolonisation. Kinshasa a rem- par la politique : Saigon, remplacée par Hô Chi Minh- placé Léopoldville, tout comme Salisbury, Gaberones, Ville du nom du leader communiste — selon un chemin Bathurst, Fort-Lamy, ont disparu au profit de Harare, inverse de l’ex-URSS. Toutefois, à propos de Formose, Gaborone, Banjul, N’Djamena. Pourtant, en Somalie, alias Taïwan, la controverse fait rage. Cet État, dernier Mogadiscio fait bande à part avec un nom qui rappelle refuge des opposants au régime communiste de Pékin, la colonisation par l’Italie, bien que la ville possède un a été longtemps le seul représentant du peuple chinois nom somali, Muqdisho. aux Nations Unies. En compagnie de la Chine, il détient un siège à l’Organisation mondiale du commerce, qui L’impact des choix héberge non pas des États, mais des « économies »… des grands dictionnaires Sous la pression de la Chine, qui ne reconnaît pas Taïwan, on parle de Taïpei chinois au sein de cette ou des journaux de prestige organisation. Sur le plan linguistique, une aberration. Dans tous ces changements, il est difficile de trou- Circuit • Été 2007 Imaginez le Madrid espagnol ! ver un fil conducteur. Chez les francophones, beau- L’Asie est un terreau fertile pour les changements coup s’opposent à ce que des États étrangers dictent de noms. Le plus controversé demeure Beijing, à l’ori- la manière d’écrire un nom de ville dans leur langue. gine peu connue : jadis, le chinois était une langue C’est ce qui explique en partie la résistance face au translittérée, c’est-à-dire que les noms étaient transcrits nom Beijing. Conservatisme ? Au fil des siècles, on A n d r é Ra c i c o t e s t t ra d u c t e u r- c o n s e i l a u B u re a u d e l a t ra d u c t i o n , m i n i s t è re d e s A f f a i re s é t ra n g è re s . 11
DOSSIER L’ É V O L U T I O N DE LA LANGUE s’est habitué à lire Kiev dans les textes ; c’est pour- C quoi la graphie Kyïv déroute tant et n’est souvent pas retenue. Si les changements émanant de considérations po- hez les francophones, litiques sont le plus souvent acceptés (Hô Chi Minh- beaucoup s’opposent Ville, Saint-Pétersbourg), ceux d’ordre linguistique le sont moins, comme Beijing ou Mumbai, qui percent à ce que des États difficilement le bouclier des traditions. Pourtant, le étrangers dictent nouveau nom de la capitale moldove, Chiflinau, ne suscite aucune controverse. Pourquoi cet affranchisse- la manière d’écrire ment du russe est-il accepté pour la Moldova, mais un nom de ville pas pour l’Ukraine ou le Bélarus ? dans leur langue. Deux poids, deux mesures, dirait-on. Aucune règle ne gouverne l’acceptation ou le rejet d’un nouveau to- ponyme. L’usage est roi. Mais le phénomène n’est pas spontané : il résulte des décisions que prennent les grands dictionnaires, les journaux de prestige, etc. Peut s’ensuivre cacophonie ou consensus. Chose certaine, les langagiers sont condamnés aux travaux forcés de la vérification perpétuelle et des remises en question. Points de repère Si toute la société fait de la néologie, sur les néologismes l’Office québécois de la langue française O n peut voir les néologismes soit comme le signe d’un bon état de santé d’une langue ou comme celui d’un vide terminologique à combler. Quoi qu’il en joue depuis les soit, la création d’un néologisme est un phénomène années1970 un propre à toute langue vivante qui est, par nature, en constante évolution. Dès 1973, l’Office québécois de la rôle clé à cet égard. langue française (de son nom actuel) mettait sur pied Et sur sa page une équipe expérimentale de néologie. En 1974, il orga- nisait un colloque international sur l’aménagement de la d’accueil, chacun néologie et il créait le Réseau franco-québécois de néo- logie scientifique et technique ainsi que les cahiers de peut lire les Néologie en marche, dont un numéro spécial en 1979 dernières nouvelles consacré à la méthodologie de la recherche néologique. Qui crée des néologismes ? Tant un individu, qu’il du côté de la soit écrivain, journaliste, politicien, artisan, chanteur, néologie. poète, scientifique, technicien, professeur, parent, enfant... que, bien entendu, un langagier, qu’il soit lin- développement des sciences et l’apparition de techno- logies, et il peut se manifester dans la prononciation, guiste, linguiste-terminologue, traducteur, réviseur, etc. la morphologie, la syntaxe et le lexique. On distingue Par Tina Célestin Le néologisme peut ainsi résulter d’une création spon- souvent trois catégories de néologismes : morpholo- tanée ou d’une activité professionnelle sur la langue. giques, sémantiques et d’emprunt. À l’Office, on peut être amené à évaluer un néologisme qui circule à l’écrit ou à l’oral, ou, plus rarement, à créer • Les néologismes morphologiques peuvent se un néologisme s’il y a un vide terminologique. créer : — par dérivation (ex. : cyberjargon : « Langage se Circuit • Été 2007 rapportant à Internet et au cyberespace. ») ; Adéquiste, inondation, — par téléscopage (ex. : téléréalité, mot valise zorb et blogue formé de télévision et de réalité : « Genre télévi- Le néologisme naît tant en langue générale qu’en suel qui consiste à filmer, sur le vif, en temps langue de spécialité, où le besoin reflète souvent le réel, des gens anonymes ou non, dans des 12 Ti n a C é l e s t i n e s t d i re c t r i c e d e s t ra va u x t e r m i n o l o g i q u e s à l ’ O f f i c e q u é b é c o i s d e l a l a n g u e f ra n ç a i s e .
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