De l'impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l'effritement des limites From the body unthinkable to its updating: Plastic ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Document generated on 03/10/2020 9:46 a.m. Lien social et Politiques De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des limites From the body unthinkable to its updating: Plastic surgery and the disappearance of boundaries Louise Vandelac Corps et politiques : entre l’individuel et le collectif Article abstract Number 59, printemps 2008 In a world of general remodelling of the living, where plastic surgery is only a symptom of the wave of reification and instrumentalisation of the human URI: https://id.erudit.org/iderudit/018819ar body, how can we understand these transformations of the body, the rock of DOI: https://doi.org/10.7202/018819ar reality, the crucible of sexual metaphors and the living manifestation of the One and the Other? How can we understand the increasing resort to prostheses, liposuction, face-lifts and so on that pretend to allow the body to See table of contents ward off the effects of time, to create added identity value and to escape from itself ? When these interventions take place in the context of converging technologies and the rise of tissue-culture engineering, how can one not be Publisher(s) worried about the state’s silence about this market for remodelling bodies and its fall-out? Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (print) 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Vandelac, L. (2008). De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des limites. Lien social et Politiques, (59), 125–137. https://doi.org/10.7202/018819ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2008 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 125 De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des limites Louise Vandelac C’est dans l’étrange univers de mettait de s’échapper ainsi de soi- phie, de la psychanalyse et de la pensée du posthumanisme et du même ? † biologie, de l’histoire sociopoli- transhumanisme, qui ont l’ambi- tique des sciences et de divers tion d’affranchir les humains de La sociologie peut sans doute courants de la sociologie. leurs limites biologiques, pour servir de creuset pour explorer ces Empruntant d’étonnants chemins reprendre la formule de Fukuyama questions qui se situent à la fron- de traverse au cœur des disci- (Robitaille, 2007), que s’inscrivent, tière de l’anthropologie, de la bio- plines et entre les disciplines, elle par touches successives, dans nos logie et de la philosophie. Mais à suit les fils inspirants de la pensée paysages mentaux, ces désirs condition, comme le souligne avec de certains auteurs, parmi lesquels troubles de se « faire faire la † ironie l’anthropologue Margaret on retrouve Beaune (1989), Le peau… » 1. Comment penser ces † † M. Lock (1980), que la sociologie Breton (1999), Robert-Dufour velléités de remodelage corporel, sache échapper aux pièges de la (2003), Salomon (2006 ; 2007), † allant des interventions légères, « quantification et objectivation † Séralini (2004), Sfez (1995), flirtant avec un maquillage plus (qui) sont les outils principaux Testart (2006), Tibon-Cornillot ou moins sophistiqué, jusqu’au grâce auxquels on espère maîtri- (1992) et Vacquin (1999 ; 2002), † génie tissulaire et aux proposi- ser la complexité de l’homme en pour ne nommer qu’eux. tions d’implants en tout genre, où tant qu’animal social et biolo- le silicone s’apprête bientôt à faire gique ». En fait, la réflexion cri- † Presque tous s’entendent pour place à d’étonnants alliages de tique qui suit et qui porte sur constater que le corps, en cette puces électroniques intégrant l’incessant mouvement de remo- période marquée par la désymbo- nanotechnologies 2 et biotechnolo- † delage corporel dépasse large- lisation, constitue, pour reprendre gies ? Comment appréhender cette † ment la question du corps les mots de Lemarchand, un nouvelle trame du biopolitique et individuel pour témoigner des ultime rempart du sujet après les des technologies convergentes où fantasmes traversant l’inconscient frontières, les murs, la politique et s’inscrivent ces désirs, parfois de notre époque. Une telle ana- la morale, qui devient à son tour obsessionnels, de vouloir se libérer lyse a besoin de puiser à la fois perméable […]. Comme si ce corps de son corps, comme si cela per- dans les registres de la philoso- perdait lui aussi son intégrité, d’une Lien social et Politiques, 59, Corps et politiques : entre l’individuel et le collectif. Printemps 2008, pages 125 à 137.
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 126 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 santé parfaite en annonçant la pos- gique véritable, par le biais de ces sibilité d’effacer la souffrance, de corps lisses, refaits et surfaits, incar- De l’impensé du corps à sa mise en joue : redynamiser la vie et de gommer la chirurgies esthétiques ou l’effritement des nant en quelque sorte la formula- limites douleur. […] Comme si on assistait tion prémonitoire de la à un étrange mariage des deux types de fantasmes qui dominent « production des marchandises par † ce monde. des marchandises » de l’économiste † Piero Sraffa (1977). D’un côté, celui des valeurs faus- tiennes de santé, de beauté, d’im- À travers ce miroir grossissant mortalité et de jeunesse, [qui] des chirurgies dites esthétiques, semblent aujourd’hui présider aux on peut donc observer comment représentations que les citoyens s’insinue et s’installe, pour des sociétés occidentales se font au 126 sujet de leur capacité à agir sur le reprendre Bibeau, la pensée cours de la vie, à créer toujours plus magique selon laquelle il serait part dans la déconstruction symbo- de santé et à faire reculer le plus désormais « réalisable d’accéder à † lique induite par la recherche loin possible la souffrance. l’idéal du bien-être complet et du médicale qui le réifie et le réduit à (Bibeau : 2006 : 82) bonheur auquel les êtres humains un ensemble d’éléments primaires ont aspiré depuis les temps les Alors même, ajoute Bibeau, identifiables, d’autre part dans la plus anciens » (Bibeau, 2006 : 82). perspective qui nous est offerte de que le sanctuaire que représente † † le corps se fissure de toutes Et nous pourrions ajouter, com- l’appréhender comme une forme d’assemblage de pièces détachées. parts… Et, pourrions-nous ajou- ment se distille également cette (Lemarchand, 2007 : 192) ter, dans un contexte où ce corps idée, selon laquelle cet idéal de commun et vital des écosystèmes santé, voire ici de beauté, exige- Dans cet effritement des limites de la planète s’effrite également à rait aussi d’effacer toute trace de qui caractérise l’époque cyberné- son tour au point de ne plus pou- flétrissement et d’outrage du tique, tout semble en effet se voir assumer ses fonctions de sup- temps, comme si dans un tel uni- réduire désormais non plus à de port, d’approvisionnement et de vers, où l’emprise de la vitesse simples pièces détachées, mais à des régulation. avale passé et futur, la jeunesse flux d’informations. Comme si tout, incarnait l’instantanéité des des plantes à l’embryon, en passant D’un autre côté, ces valeurs faus- échanges et la fluidité séductrice par les vaches ou l’intelligence, tiennes de santé parfaite semblent de l’Homo œconomicus. n’était plus que signes échan- se marier à ce fantasme opéra- geables, que monnaie vivante pour toire qu’est l’Homo œconomicus. Certes, il y a un monde entre de les marchés virtuels des puissants Rappelons que cette icône abs- tels fantasmes et la réalité. Et jeux de combinatoires du numé- traite et inengendrée, dont les rela- comme le souligne Bibeau, si raire, de la génétique et de l’infor- tions instrumentales aux autres ne matique. N’est-ce pas d’ailleurs servent qu’à alimenter ses propres le désir de la santé parfaite semble cette nouvelle configuration qui satisfactions narcissiques, s’inscrit avoir imprégné de part en part permet à certains de bricoler les dans cette conception des sociétés l’imaginaire de nos contemporains, êtres et les espèces en recodant industrialisées et « consommation- † ceux-ci sont néanmoins confrontés à un formidable paradoxe, à savoir ainsi le monde à leur profit et selon naires », où l’être humain serait † une demande sans cesse croissante leur fantaisie, au nom d’une bien réduit à un corps producteur et pour toujours plus de bien-être, de étrange conception de la santé des consommateur de marchandises, sécurité et de soins pendant que la individus assimilée à celle de l’éco- voire où il serait presque absorbé qualité de vie se dégrade chez une nomie de marché ? † tout entier par ce corps-marchan- proportion importante de la popu- dise. Comme si, dans cet étrange lation et que les environnements Manifestement, ces univers dopé à l’illusion de crois- dans lesquels ils évoluent se révè- performances biotechnologiques sance infinie, la société pouvait se lent souvent pathogènes. (Bibeau, (viennent) nourrir le mythe de la reproduire, sans ancrage généalo- 2006 : 82)
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 127 Cette quête de « santé parfaite » † † Ajoutons qu’avec les innom- Au moment où l’érosion envi- s’avère d’autant plus paradoxale brables bricolages des technolo- ronnementale de notre véhicule quand on constate l’assourdis- gies de reproduction et des terrestre est de plus en plus évi- sante inaction collective devant nouvelles acrobaties de la filiation dente, nous semblons encore igno- les menaces criantes que font peser qu’elles inaugurent, c’est même la rer les effets pernicieux de cette les effets combinés de la dégrada- conception des enfants, véritable quête incessante d’un corps éter- tion accélérée de la biodiversité et mise en chair et mise en sens leur nellement jeune. Pourtant, l’incar- de la montée en puissance des permettant de naître dans le nation de ces fantasmes n’est-elle changements climatiques, sur les double sens d’advenir au monde et pas l’antichambre idéologique des capacités de régénération et de à la pensée, qui n’est plus absolu- technologies convergentes suscep- résilience de plus de 60 % des éco- † ment garantie à nos descendants. tibles de remodeler beaucoup plus systèmes de la biosphère. Sous les radicalement cet autre véhicule de effets en cascades du canniba- C’est dans ce contexte d’implo- l’existence humaine partagée 127 lisme du marché et de l’hypercon- sion et de pulvérisation des limites qu’est le corps humain, cette sommation débridée, alimentée que s’accélère l’étonnante fuite en matrice unique et commune qui est par la boulimie des technos- avant d’un tel bioremodelage des pourtant si différente d’un être à ciences, nous avons même réussi, êtres et du monde, marqué par l’autre ? Ce corps, pour reprendre † en quelques générations à peine, une emprise technoscientifique Dany Robert-Dufour (2003), qui l’étonnant tour de force d’amor- inégalée sur le corps individuel et permet, à travers le flot incessant cer la sixième grande extinction social, voire sur le corps même de des générations, de se construire des espèces de la planète, comme la pensée, au point d’affecter non comme individu. Ce corps, dont le souligne l’un des rapports sur seulement les repères psychiques l’étymologie rappelle le caractère l’évaluation des écosystèmes pour des individus, mais les fondements indivis et dont l’unicité fait la per- le millénaire (PNUE, 2005 : 4) et † mêmes de la symbolisation et de sonne et permet de se penser et de comme l’admet celui du Global la culture. concevoir l’Autre et le Monde. Environment Outlook 4 (GEO-4) Alors même que nous commen- Au moment où la préservation (PNUE, 2007 : 160). † çons à comprendre que notre sur- du monde vivant exige le respect Ainsi, d’un côté, à la faveur de vie commune dépend de nos des équilibres biophysiques, l’accélération des impacts des aptitudes à préserver les capacités sociaux, économiques et culturels changements climatiques, on com- de régénération de la biodiversité, impliquant la réduction de notre promet les équilibres vitaux et les ce socle vital de la planète, nous emprise et de notre empreinte biens communs, érodant au pas- semblons oublier les fonctions écologique, bon nombre de per- sage les paramètres biologiques heuristiques de la diversité sonnes semblent croire que la humaine, tout aussi essentielles à liberté consiste à se démarquer, des milieux de vie et des vivants au la vitalité des liens sociaux. voire à s’abstraire de la nature au point de menacer sérieusement la Encore habités par les fantômes point de se délester de son corps sécurité biologique de la planète, eugénistes du siècle dernier et par ou de le remodeler, dans l’illusion et la nôtre. De l’autre, on multiplie les horizons troubles du posthu- de se réinventer. les chirurgies et autres interven- tions esthétiques de ce corps, para- main, nous semblons tiraillés C’est dans l’étrange climat de doxal miroir social, alors même entre deux tendances contradic- cette époque qu’on peut percevoir que, à la suite de l’intrusion des toires, celle de l’homogénéisation l’envoûtement qu’exerce la chi- technologies convergentes, notam- des corps répondant à d’étranges rurgie esthétique. Cet ensemble ment des biotechnologies et des effets de modes et celle d’une flou, allant de la chirurgie plas- neurosciences, la permanence du quête absolue de différentiation, tique aux prolongements poten- corps humain n’est plus garantie à toutes deux souvent surfaites et tiels du génie tissulaire, s’ouvre ceux qui vont venir, comme le sou- refaites à coups de Botox, de mar- désormais sur une panoplie d’in- ligne avec justesse le philosophe quage (piercing et tatouage) ou de terventions plus ou moins lourdes, Dany Robert-Dufour (2003). bistouri. invasives, répétitives et parfois ris-
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 128 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 sabilités, en plus de masquer les mais vers un univers de remode- fondements socioculturels d’un tel lage du vivant, comme en témoi- De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des remodelage corporel. gnent certaines chirurgies limites esthétiques et comme l’illustrent, En fait, la chirurgie esthétique sur un autre plan, les technologies est à la fois le symptôme et l’outil de conception artificielle, qui, telle d’un mouvement beaucoup plus la fécondation in vitro, conduisent profond de réification et d’instru- à produire des embryons en séries, mentalisation du corps centré sur dont certains sont destinés à « sa mise en valeur », dans une naître et d’autres à n’être qu’ob- † † quête paradoxale et aliénée de jets de laboratoire, faisant ainsi reconnaissance de la part de d’un pan de la médecine une l’autre qui exigerait qu’on remo- 128 « fabrique de vivants » (Vandelac, † † dèle son corps jusqu’à devenir 1996). Malgré leurs profondes dif- parfois méconnaissable dans l’es- férences, ces domaines de la quées, dont les développements poir trouble d’être ainsi reconnu. conception artificielle et du façon- ont été fulgurants au cours des En ce sens, les développements nement de l’image corporelle dernières années, tant en nombre de la chirurgie esthétique sont au contribuent tous deux à élargir les d’interventions qu’en termes confluent de quatre grands phé- contours de la médecine dite « du † d’élargissement des types et des désir ». Or, ces pratiques, aux nomènes qui tenaillent notre † registres de pratiques. confins de la demande médicale époque. Ils s’inscrivent en effet C’est souvent le caractère de dans le redéploiement d’un pan de soins et parfois même aux convenance de la chirurgie esthé- de la médecine qui, ayant changé confins d’interventions justifiées tique qui, aux frontières de la de registre et de finalité, ouvre la par des indications médicales — médecine, du système public de boîte de Pandore de la médecine d’où notamment leur prise en soins et d’un réel encadrement de du désir. Ils contribuent à l’infla- charge partielle ou totale par le l’État, semble a priori poser pro- tion d’une « esthétique » mar- † † secteur privé —, ont des impacts blème. Or, il est à se demander si chande, fort lucrative, malléable à sur l’évolution des pratiques de cet élargissement constant des souhait. Ils participent au remode- soins et sur les ressources demandes et des clientèles ne lage inusité des paramètres biolo- humaines et matérielles du sec- tient pas à la nature équivoque, giques de l’ensemble des vivants teur public de la santé qui ne sont voire changeante de l’esthétique qui exigent d’abord de remodeler nullement négligeables. et aux enjeux commerciaux de les représentations et les cadres Dans le cas de la chirurgie telles pratiques, souvent à la de pensée pour pouvoir remode- esthétique, rappelons qu’elle s’ins- frange du médical. Il est aussi à se ler les chairs. Et enfin, objets de crit dans le vaste domaine de la demander si cela ne tient pas éga- pratiques privées fort peu enca- chirurgie plastique, du mot grec lement aux discours selon lesquels drées, ces pratiques de conve- nance semblent signer l’abandon plastikos, signifiant remodeler et ces chirurgies relèveraient du seul reconstruire, comme le souligne la en douce par l’État de certaines « choix » des individus. Des indivi- † † Fédération des médecins spécia- de ses responsabilités… dus transformés, pour l’occasion listes du Québec (site Internet). La en objets de leurs propres pul- chirurgie plastique couvre donc un Remodelage de l’objet et de la sions consuméristes, comme si large éventail d’indications allant finalité de pans entiers de la tout se jouait entre eux-mêmes et des problèmes de malformation médecine l’image prescrite qu’ils souhaitent congénitale et de développement, en donner. Une telle approche Dans son registre traditionnel, aux reconstructions postcancer et centrée sur ces « consommateurs » † † la médecine était centrée sur le post-traumatiques, et allant des occulte dès lors les enjeux structu- soin, le soulagement de la douleur problèmes de recouvrement de rels de ce lucratif marché, tout en et l’allongement de la vie. Or, une peau à la chirurgie de la main… dédouanant l’État de ses respon- partie de la médecine glisse désor- jusqu’à la chirurgie esthétique, qui
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 129 inclut à elle seule plusieurs soit 47 % chez les 35-50 ans, 21 % † † In providing the patients with dizaines de types d’interventions. chez les 19-34 ans, et 2 % chez les † honest and thorough information Or, si la pertinence de chirurgies moins de 18 ans, selon les données as to the effects that the operation de 2007. Comme me le confiait can have on their feelings of self- plastiques sur de grands brûlés, esteem and self-confidence, on the sur des blessés de la route ou récemment un ex-abonné à ces quality of their lives, and on their encore en raison des malforma- chirurgies esthétiques : « À 40 ans, † † body image, while dealing with any tions sévères s’impose d’évidence, après mon second lifting, j’étais psychological problems they may tout comme dans les cas d’at- ravi d’avoir l’air 10 ans plus jeune, have, the surgeon probably also teintes esthétiques majeures aux mais à 50 ans, j’ai l’impression supplies them with the information effets psychologiques marqués, qu’on m’a volé une partie de ma that will be crucial in promoting the c’est davantage la montée en puis- vie… comme si je n’arrivais plus à credibility and legitimacy of cosme- vieillir… ». tic surgery both now and in years to sance des interventions esthé- † come. (Vindigni et al., 2002) tiques dites de convenance, 129 Dans une perspective de santé comme les chirurgies de rajeunis- Bien qu’on puisse comprendre publique, la multiplication de sement du visage, d’augmentation les enjeux de compétition et de telles interventions visant non pas ou de redrapage mammaire, qui répartition des clientèles entre à atténuer une pathologie, une posent question. différents types de profession- dysfonction ou un handicap, mais nels, néanmoins, l’âge de plus en Selon les données de à refaçonner le corps, est d’autant plus hâtif de ces interventions, l’American Society for Aesthetic plus inquiétante qu’elle est de souvent à répétition et non sans Plastic Surgery (2008), près de plus en plus banalisée. Et comme risques, constituent autant de fac- 11 700 000 d’interventions esthé- ces interventions traduisent sou- teurs qui devraient inciter à faire tiques ont été pratiquées en 2007, vent l’espoir illusoire d’en finir passer la santé de ces personnes, dont 91 % chez des femmes, soit ainsi avec ses insatisfactions et ses † souvent vulnérables, avant la une augmentation de 457 % depuis complexes, au rythme changeant † gourmandise financière de cer- 1997. En 2007, les Américains de ses désirs, de ses moyens finan- tains professionnels. auraient dépensé plus de 13 mil- ciers et des diktats de la mode, liards USD pour ces interventions elles seront souvent refaites à Au Québec, quelle est l’am- cosmétiques, soit 8,3 milliards répétition. Et cela sera d’autant pleur de ce déplacement croissant USD pour les interventions chirur- plus facile que la chirurgie esthé- de l’offre et de la demande d’in- gicales et 4,7 milliards USD pour tique, qui prétend répondre aux terventions, souvent si discutables, les interventions non chirurgicales, désirs de « se refaire une beauté », † † comme ces interventions pour sommes qui n’incluent pas les de « se rajeunir », de « se mettre en † † † pose de prothèses mammaires dépenses afférentes (congés de valeur », voire même de « se réin- † † pour des adolescentes de 15 ou 16 maladies et absentéisme, compli- venter », à la pièce, est propulsée † ans, pratique que la Food and cations et effets iatrogènes 3, etc.). † par d’importants enjeux sociopro- Drug Administration des États- En tête de liste de toutes les inter- fessionnels et notamment écono- Unis propose désormais d’inter- ventions esthétiques chirurgicales miques. Ainsi, certaines études, dire avant l’âge de 22 ans (US et non chirurgicales chez les après avoir mis en évidence la FDA, site Internet) ? Paradoxale- † Américains, les liposuccions proportion significative des clien- ment, il est encore impossible de étaient estimées, en 2007, à tèles souffrant de problèmes documenter l’état des pratiques et 456 828, auxquelles s’ajoutent les d’anxiété, de troubles obsession- de leur évolution avec précision. 2 775 176 interventions avec nels et de problèmes émotifs, invi- On sait qu’une centaine des 7 494 Botox. tent les chirurgiens plastiques à médecins spécialistes en exercice, user de discernement, et à refuser en 2005, dans le cadre de la Régie Contrairement à l’image de certaines interventions tant pour de l’assurance maladie du Québec fontaine de jouvence accolée à ce éviter d’aggraver certains cas que (RAMQ), pratique en chirurgie remodelage esthétique, 70 % des† pour éviter de compromettre la plastique et esthétique (soit deux interventions ont été pratiquées crédibilité de leur profession fois plus qu’en gériatrie et autant chez des gens de moins de 50 ans, (Vindigni et al., 2002). qu’en médecine d’urgence), mais
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 130 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 Pourtant, ne serait-il pas impor- Botox sur 50 000 patientes. Elles tant qu’un registre, un organisme sont suivies des injections au col- De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des d’accréditation et de surveillance lagène sur 42 000 patientes, soit limites ainsi que des outils de recherche une hausse de 23 % depuis 2002, † adéquats permettent d’évaluer alors que les interventions non rigoureusement ces interventions chirurgicales de rajeunissement et leur évolution ? Ne serait-il pas † du visage, au nombre de 17 628, logique d’offrir une information sont celles qui ont le plus aug- complète sur ces pratiques, sur menté, ce qui n’est sans doute pas leurs risques, tout en assurant la étranger à la hausse de 325 % du † sécurité des personnes qui y nombre de praticiens au Canada. recourent ? Ne serait-il pas tout † 130 aussi pertinent d’éviter les dérives Plus de 42 % de l’ensemble de † en cascade de ces interventions ces interventions cosmétiques souvent pratiquées en série et qui, auraient été pratiqués en Ontario, il est difficile de documenter leurs 26 % en Colombie-Britannique, fort coûteuses, tant pour les indivi- † types de pratiques et la propor- 11 % en Alberta et 20 % dans les dus que pour le système public, † † tion des diverses interventions autres provinces du Canada conduisent à banaliser l’idée esthétiques effectuées. On ignore (Medicard Finance). Si bien que même d’un corps marchandise, également l’importance des actes malléable et corvéable à merci ? le nombre d’interventions au † pratiqués dans le secteur privé qui Québec serait, du moins selon ne sont pas pris en compte dans Parmi les rares données dont cette source, relativement limité. les statistiques de la RAMQ. nous disposions au Canada, celles Mais quelle est la fiabilité de ces de Medicard Finance, une entre- statistiques qui datent, en outre, Or, pour reprendre les termes prise de financement de traite- de quelques années déjà ? Le site du médecin légiste, Jacques † ments médicaux, datent de Web produit par Medicard Ramsay (Krol, 2006), affecté au 2002-2003 (Medicard Finance, site Finance est très avare d’informa- dossier de Micheline Charest, Internet). Elles indiquent que plus tions, se limitant à souligner que décédée à la suite d’une chirurgie de 302 000 interventions chirurgi- 5 000 questionnaires ont été expé- esthétique, la chirurgie privée se cales et non chirurgicales furent diés à des chirurgiens plastiques, pratique au Québec « dans un † pratiquées au Canada en 2003, dermatologues et autres méde- flou juridique en constante évolu- soit une augmentation de 25 % † cins offrant ces services, sans tion ». Comme plusieurs chirurgies † par rapport à 2002. Parmi l’en- mentionner les taux de réponse, exigeant l’anesthésie ont été res- semble de ces interventions, dont ni les profils sociodémogra- ponsables, depuis six ans, de 85,5 % sont pratiquées sur des † phiques, ni la distribution géogra- quatre décès au Québec (Krol, femmes, les interventions chirurgi- phique détaillée. Ces quelques 2006), ne conviendrait-il pas de cales seraient passées de 86 207 en données canadiennes sont donc lever ce « flou juridique » impo- † † 2002, à plus de 100 569 en 2003, bien incomplètes, sujettes à cau- sant depuis des années la loi du pour des dépenses de plus de tion et ne permettent aucune- fait accompli ? Certes, les cliniques 500 000 000 $. En 2003, les 24 337 ment, dans le cas du Québec, de † † de chirurgie esthétique devraient liposuccions représentaient les savoir quelle est l’évolution de bientôt faire l’objet d’un règle- chirurgies les plus courantes avec ces pratiques. ment pour ensuite disposer de 24 % du marché, (comparative- † trois ans pour obtenir leur agré- ment à 16 % en 2002), suivies des † Dans une perspective d’évalua- ment. Toutefois, au moment de 16 973 augmentations mam- tion des pratiques et des tech- boucler cet article, on ignore tou- maires, représentant 17 % des † niques biomédicales 4, il serait † jours la teneur précise d’un tel interventions. Selon cette même pourtant essentiel, tant au règlement, on ignore son chemi- source, les interventions non chi- Canada qu’au Québec, d’avoir nement, et même s’il fera ou non rurgicales remportent la palme, des données complètes et précises l’objet d’un débat public. avec plus de 100 000 injections de sur les types de pratique, leurs
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 131 coûts et leurs effets directs et Dans un contexte nord-améri- trielles, la configuration même de indirects. Sans de tels outils, com- cain de hausse fulgurante de ces cette esthétique, malléable à sou- ment peut-on estimer l’évolution pratiques, ces éléments mérite- hait, évolue au fil des innovations de la nature et des types d’inter- raient d’être sérieusement exami- techniques. Ces désirs de trans- ventions réalisées et les coûts nés par les pouvoirs publics et par formations corporelles, aux afférents ? Comment évaluer le † des chercheurs indépendants, en enjeux anthropologiques pro- nombre et la fréquence de ces plus de donner lieu à des analyses fonds (Le Breton, 1999), dépen- interventions ? Comment mesurer † longitudinales de types quantita- dent certes des moyens financiers, le recours à ces chirurgies par les tives et qualitatives permettant de mais relèvent aussi de la pré- mêmes personnes ? Comment † mieux cerner les enjeux, les gnance des discours promotion- dégager les profils sociodémogra- impacts, les coûts et les représen- nels, véhiculés notamment par phiques (sexe, âge, statut, revenus, tations à l’œuvre. Ajoutons qu’un des émissions de télévision de occupations, etc.) des clientèles ? † tel registre n’a de signification « chirurgie-réalité », comme The † † 131 Comment cerner l’évolution de la réelle que si, comme le suggère Swan (Fox) et Extreme Makeover fourchette des coûts selon les fortement la Fédération des infir- (ABC) (Perron, 2004), types interventions ? Comment estimer † mières et infirmiers du Québec d’émissions repris par certaines les revenus détaillés et globaux (FIIQ) 5, les cliniques privées † chaînes québécoises. Si l’inflation du domaine, selon les types d’in- effectuant ces actes chirurgicaux de la demande tient, entre autres, terventions ainsi que la réparti- sont soumises à un système d’ins- à un tel enrobage publicitaire, pection visant à garantir la sécu- s’ajoute alors la nécessité d’un tion des ressources humaines et rité des patients et leur assurer la encadrement et d’une sur- des conditions de travail ? † qualité des soins. Ce travail pour- veillance accrue de la publicité Dans la même veine, il serait rait être mené dans le cadre d’un dans le domaine. Cela implique également important de docu- carrefour de recherche transdisci- l’élaboration et la diffusion menter quels sont les dispositifs plinaire multipartite et novateur, auprès du public, par des res- d’évaluation indépendants prédif- ouvert à la réflexion théorique, à sources indépendantes, d’infor- fusion et postdiffusion de ces l’analyse critique et à la cocons- mations et de données précises et diverses pratiques, prothèses, pro- truction des connaissances. Le complètes portant sur les risques, cédures et technologies afférentes. financement conjoint d’un tel les effets secondaires, les types de Il faudrait y ajouter les taux de centre de recherche par des orga- produits utilisés, etc. Toutefois, réussite des interventions et leurs nismes subventionnaires, des une approche consumériste plus modalités d’évaluation, tout en ministères et des organismes de responsable et un meilleur enca- tenant compte des bénéfices per- santé publique pourrait non seule- drement public ne peuvent suffire à çus à moyen et à long terme par ment s’avérer moins coûteux que modifier radicalement les ressorts les patients ainsi que les ratés, les les frais associés aux problèmes mêmes de la construction sociale problèmes ressentis et les effets iatrogènes et aux coûts indirects de cette demande croissante. iatrogènes des interventions pour de santé liés au recours à ces chi- rurgies esthétiques, mais il pour- Pour que flambent ces désirs de les individus d’abord, mais aussi chirurgie et qu’ils se transforment rait même contribuer à réduire selon les praticiens. Il serait égale- en mots, en images et en rêves suf- ces coûts. ment pertinent d’évaluer les coûts fisamment puissants pour réussir directs et indirects pour les indivi- à gommer de la pensée les craintes Remodeler l’esthétique ou se dus concernés (jours de travail de douleurs et d’échecs, il faut en faire remodeler au nom d’une perdus, handicap, poursuites, etc.), effet que ces personnes y voient « esthétique » changeante ? ainsi que les coûts directs et indi- une « solution incontournable ». † † rects pour le système public (pro- De telles recherches sont d’au- Mais une « solution » à quoi ? À † † † blèmes iatrogènes, coûts et effets tant plus importantes que l’esthé- quel problème ? Comment ce pro- † des déplacements des ressources tique du corps relève largement blème est-il formulé ? Quels en † humaines vers ces pratiques pri- d’un construit socioculturel. Or, sont les enjeux inconscients ? Sans † vées, etc.). dans les sociétés postindus- doute l’ouverture d’un espace de
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 132 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 dez-vous au salon de coiffure, on amoureux ou professionnel ne finit par croire qu’il n’y a ni dou- tient qu’à un certain « look », † † De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des leur, ni coûts indirects, ni effets comment résister à vouloir limites secondaires… La problématique s’« améliorer » ou se « rajeunir » ? † † † † † semble alors être moins celle du Et comment éviter, dans un recours éventuel et ponctuel à de contexte de pornographie galo- telles pratiques, que celle de la pante, que de plus en plus d’indi- prégnance sociale d’un discours vidus veuillent se conformer à idéologique de la chirurgie esthé- ces prétendus standards ainsi tique qui finit, dans certains médiatisés ? Surtout quand non † milieux, par s’imposer comme une seulement aucune frontière nouvelle norme incontournable, socioculturelle, ni aucun contre- 132 au point d’inciter certaines per- discours n’invite à plus de sonnes à multiplier ces recours au réflexion, mais qu’au contraire, rythme de l’élargissement de cette mise en chair de modèles parole permettrait, dans certains l’éventail des interventions et des prescrits, voire de fantasmes, se cas, d’éviter de discutables recours années qui filent. fait au nom du « libre-choix », de † † chirurgicaux en série, car c’est l’« émancipation », voire du † † bien du rapport à soi et à l’Autre, C’est ainsi qu’à corps défendant « droit de disposer totalement de † de représentations du corps, de la ou parfois à corps perdu, certaines son corps ». Comme si on ignorait † sexualité, du sentiment amoureux femmes tentent — désespérément encore les effets pervers de telles et du vieillissement dont il est ici parfois — de se mouler aux pré- illusions, et sans réaliser qu’un question. Autrement dit, si la mise tendus canons de beauté pour tel prétendu droit de propriété en marché d’un tel désir de remo- conjurer les signes du temps, ceux- sur son corps s’ouvre désormais delage corporel exige d’ouvrir les là mêmes qui ont déjà été des sur son éventuelle mise en pièce têtes avant d’ouvrir les corps, sans signes de maturité. Comme si les et sur sa totale mise en marché. doute faudrait-il ouvrir la parole prothèses, liposuccions, liftings, sur ces questions afin de per- traitements au Botox, débridage Il importe en effet de ne pas mettre, du moins dans certains cas, des yeux, blanchiment de la peau confondre sa liberté d’expression de troquer les mots pour le bis- — pratiques trop souvent habitées et de mouvement des personnes, touri et d’éviter l’escalade des chi- par l’imaginaire d’un corps et ainsi que la protection de sa rurgies multiples. d’une pensée unique — permet- liberté contre les atteintes, taient, grâce à ce corps modèle et contraintes, attaques, agressions Il ne s’agit pas ici d’objections ou expérimentations menaçant dupliqué d’une féminité prescrite, morales à tout recours à la chirur- l’intégrité de notre corps et de de se défaire du mal insidieux de gie esthétique. Certes, en termes notre être, avec un prétendu droit la mésestime, d’échapper aux d’éthique de l’allocation des res- de propriété absolu sur son aléas de la vie ou d’étancher sa sources humaines et matérielles, propre corps. En effet, refuser que quête de plénitude. Pour certaines les milliards investis en lifting de d’autres disposent de notre corps personnes, ces interventions tous genres pourraient sans doute ne signifie pas pour autant que esthétiques, véritables plus-values être mieux employés ailleurs. nous sommes totalement en droit identitaires, permettraient de se Néanmoins, peut-on totalement d’en disposer comme bon nous recomposer, morceau par mor- s’opposer à l’idée de vouloir se semble. Car un tel droit signifie- ceau, dans tous les rôles de com- faire réduire les cuisses par lipo- rait alors la possibilité, par position qu’autorise désormais succion, de se faire « remonter » exemple, de le cloner, de le modi- l’infinie plasticité de ces chirurgies † † les seins ou « redraper » le ventre ? fier génétiquement ou d’en faire à l’esthétique changeante. † † † D’autant plus qu’à force de voir une œuvre d’art, comme cette les magazines et la télévision Bref, quand on finit par croire artiste exhibant ses innombrables banaliser ces interventions que la séduction se réduit au seul chirurgies plastiques faciales. Cela comme si c’était un simple ren- attrait physique et que le succès signifierait aussi de pouvoir le
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 133 mettre en pièces, voire de le saux, allant du génie génétique niques, le marché de la chirurgie vendre, partie par partie, organes, aux sciences de l’information et esthétique risque fort de s’élargir gamètes et fonctions. Comme on des nanotechnologies aux sciences considérablement et de se modi- le voit déjà dans certains pays cognitives, technologies conver- fier profondément au cours des avec la vente de sang ou la vente gentes, mieux connues sous le prochaines années. Déjà, les inter- de reins. Et comme on le voit nom de NBIC (Nanotechnologie, ventions esthétiques, plus ou désormais avec la mise en marché, Biotechnologie, Information et moins étendues — allant de la institutionnelle ou commerciale, Cognition) (Vandelac, 2006a). blépharoplastie (paupières) au des fonctions d’engendrement : † lifting du visage et des bras, jus- Certes, fixer des limites à la chi- vente de sperme, d’ovocytes, qu’aux nombreuses techniques de rurgie esthétique est sans doute contrats d’enfantement, de gesta- mésothérapie (injections intra- une tâche délicate et périlleuse, tion, voire d’embryons, qui modi- dermiques), d’implants, de com- mais est-ce une raison pour s’in- fient radicalement la conception blement et d’injection des lèvres, 133 terdire de penser ces questions des enfants, des générations à des pommettes et du contour du dans toute leur ampleur et toute venir et de la suite du monde visage, sans oublier la rhinoplastie leur complexité ? D’autant plus † (Vandelac, 2004). (nez), les diverses réductions, aug- qu’en l’absence d’un travail de mentations et redrapages du Décrire ainsi les deux extrêmes fond sur les représentations cultu- ventre, des seins ou des fesses –, de ce long continuum d’interven- relles et sur le sens des limites, se diversifient et se multiplient tions biotechniques et mar- comment pourrions-nous alors sans cesse. chandes sur le corps peut éviter de devenir à la fois les com- évidemment laisser perplexe, car manditaires, les otages et les Cependant, la culture de tissus recourir à une chirurgie esthé- témoins souvent impuissants des vivants risque de modifier profon- tique ne signifie pas, tant s’en faut, dérives du marché et des faits dément, au cours des prochaines qu’on veuille pour autant vendre accomplis d’applications technos- décennies, la nature même de la un rein, ses ovules ou devenir cientifiques débridées qui nous chirurgie esthétique. Ainsi, les tra- mère porteuse… Si nous soule- transforment littéralement en vaux de recherche actuels en vons cette question, c’est pour objets sidérés d’insatiables désirs, génie tissulaire portant sur la cul- souligner à quel point, ces chirur- au point de nous consumer à nous ture de tissus, de valves, de liga- gies esthétiques — utilisées, mani- consommer ainsi. ments et même d’os, laissent festement, pour tenter de rayer entrevoir des possibilités de régé- dans la chair vive, certaines diffi- Réification et nération et de reconstruction fas- cultés et frustrations de la vie — instrumentalisation du corps : cinantes, notamment pour de s’inscrivent dans un mouvement pour qui ? pourquoi ? jusqu’où ? grands brûlés, des victimes d’acci- beaucoup plus vaste de « biologi- † dents sévères ou des malades car- Cela nous amène au troisième sation » du discours social diaques. Ces travaux peuvent grand phénomène qui tenaille † (Achard et al., 1977). Un mouve- donc avoir des impacts bénéfiques notre époque et qui permet de ment où le corps, considéré fort significatifs. Toutefois, ce mar- mieux saisir le sens et la portée de comme source de tout problème ché, déjà estimé en l’an 2000 à ce qui se joue dans ce recours personnel et social, appellerait plus de 80 millions USD par croissant aux chirurgies esthé- donc sa transformation, présentée année, aux États-Unis seulement, tiques, à savoir leur inscription comme ultime solution : une risque fort de voir augmenter le dans un fort courant de remode- † conception biologisante, pour le nombre de demandes, relevant lage et de mise en marché de l’en- moins glissante, dont l’histoire moins d’indications médicales que semble du vivant sur cette nous a bien montré les périls… de désirs d’ordre purement planète : végétal, animal et † D’autant plus que cela s’inscrit « esthétiques ». En outre, le déve- humain. † † dans un contexte de remodelage loppement du génie tissulaire et généralisé du vivant disposant Ces questions sont d’autant de la médecine régénérative, qui désormais d’un arsenal et d’inves- plus pressantes que, sous l’impact flirte parfois avec l’univers des tissements économiques colos- des transformations sociotech- nanotechnologies, s’inscrit dans
LSP 59-15 29/05/08 10:31 Page 134 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES, 59 d’étiquetage de ces composés et qu’ils n’inondent les marchés. produits « nano ». Or, quand cer- † † (Baril, 2006 ; Testart, 2006 ; † † De l’impensé du corps à sa mise en joue : chirurgies esthétiques ou l’effritement des tains composés « nano » traver- † † Salomon, 2006 ; Vandelac, 2001). † limites sent les barrières pulmonaires, En fait, la question des risques celles du cerveau, et même du immédiats pour la santé décou- placenta, la vigilance des pou- lant des chirurgies esthétiques ne voirs publics ne devrait-elle pas, doit pas être escamotée. Mais ce logiquement, s’imposer avant qui pose encore davantage pro- toute commercialisation, surtout blème, c’est que ces pratiques pour des produits en contact s’inscrivent dans un contexte direct avec la peau ? Ne serait-il † d’offre technoscientifique aux pas essentiel d’exiger également possibilités quasi infinies et 134 l’instauration d’un rigoureux dis- jouent alors un véritable rôle de positif de recherche et d’exper- « chasse-neige » idéologique, en tise indépendante, doublé de † † un marché fort compétitif et dans présentant comme désirable, normes et de suivis attentifs ? Et † un contexte socioculturel valori- voire banal, le projet de « changer ne serait-il pas pertinent d’exiger † sant le remodelage du vivant. Or, de nez, de seins et parfois même le retrait de produits de beauté comme certains évoquent déjà, de sexe et de corps ». « nano », et un moratoire sur leur † † † sans la moindre gêne d’ailleurs, diffusion d’ici à ce que leur inno- En moins de 10 ans, nous avons l’« amélioration » eugéniste de † † cuité ait été parfaitement démon- vu comment, sous l’empire du l’espèce humaine et appellent de trée ? D’ailleurs, cela ne devrait-il † marché, d’une conception réduc- leurs vœux de passer de l’humain pas être la règle habituelle pour trice du génie génétique et dans au posthumain, ces questions ne l’introduction de toute nouvelle un contexte de déréglementation doivent aucunement être prises à technologie ayant un impact et de collusion, a pu s’amorcer un la légère. potentiel aussi colossal sur la étonnant remodelage génétique Il importe en effet de saisir que santé et l’environnement ? † des espèces et des règnes (cul- ces transformations passent par tures transgéniques ou OGM, Dans ce domaine des interven- différents dispositifs sociotech- animaux clonés, poissons transgé- tions esthétiques, il importe donc niques dont la chirurgie esthé- niques, etc.). Or, cela risque de de prendre rapidement la pleine tique n’est qu’un élément. Ainsi, compromettre la diversité des mesure des tendances lourdes et parmi les centaines de produits cultures et la biodiversité, en plus des développements en cours issus des nanotechnologies déjà de menacer, par le biais du pour amorcer un réel travail de sur le marché, on remarque des contrôle de multinationales prospective. Il ne s’agit nullement cosmétiques et des crèmes comme Monsanto, sur 90 % des † de rejeter en bloc toute innova- solaires. Cette diffusion nationale semences OGM brevetées, la tion technologique prometteuse, et internationale de produits non sécurité alimentaire de popula- mais simplement de mettre en étiquetés, faite avec l’aval des tions entières (Parent et œuvre le principe de précaution et pouvoirs publics, sans travail Vandelac, 1999 ; Séralini, 2004 ; † † celui de démocratisation des tech- Robin, 2008). préalable de contre-expertise nosciences permettant à la popu- indépendante, sans évaluation lation et aux scientifiques de C’est dans ce contexte global, stratégique permettant aux toutes disciplines de discuter de ici à peine évoqué, que les mille et citoyens de discuter du bien- leur pertinence, de leurs enjeux et une manifestations de réification, fondé, de la pertinence, des de leurs impacts, des dispositifs de technicisation et d’instrumen- conditions de développement, d’évaluation requis, des questions talisation du corps et de l’être des risques, de l’imputabilité et d’imputabilité, de fardeau de la humain, risquent de nous bouter du fardeau de la preuve à établir preuve et des stratégies d’enca- hors de nous-mêmes (Vandelac, en cas de dommage se fait à l’insu drement, dès l’amont ou du moins 2001), ou du moins hors de ce des populations, vu l’absence dès l’amorce de ces projets, avant corps et de cette humanité tels
Vous pouvez aussi lire