ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : DANS L'EXPOSITION LE RÉCIT - Confluences 41 - ICOM France
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Journée professionnelle 2017 au musée des 41 Confluences La lettre du Comité national français de l’ICOM ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION
ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION 29 SEPTEMBRE 2017 MUSÉE DES CONFLUENCES, LYON
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Sommaire Editorial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.5 Juliette Raoul-Duval, présidente d’ICOM France OUVERTURES OFFICIELLES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.7 Loïc Graber, adjoint au maire de Lyon, délégué à la Culture Marie-Christine Labourdette, directrice chargée des musées de France, Ministère de la Culture CONFÉRENCE INAUGURALE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.13 Le musée, un hyper-lieu ? Michel Lussault, géographe SESSION 1 - ARTICULATION CONTENU / CONTENANT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.21 Le récit du musée, le récit au musée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.22 Dominique de Font-Réaulx, directrice du musée national Eugène-Delacroix Le nouveau musée de Pont-Aven : un récit revisité dans un équipement modernisé. . . . . . . . . . . . . p.26 Estelle Guille des Buttes, directrice du musée de Pont-Aven Une architecture de la diversité culturelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.30 Roger Mayou, directeur du musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge - Genève SESSION 2 - L’ÉVÉNEMENT EST DANS LE PERMANENT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.35 Le Musée d’arts de Nantes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.36 Sophie Lévy, directrice du Musée d’arts de Nantes Numérique et musées : médiation et évolution des pratiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.42 Christophe Courtin, responsable du service des projets numériques du château des ducs de Bretagne - musée d’histoire de Nantes Le nouveau musée national Picasso-Paris : un « musée-moviment » à l’image de la création picassienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.48 Laurent Le Bon, président du musée national Picasso-Paris
SESSION 3 - LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION, ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS. . . . . . . . . . . . . . . p.51 Le récit dans un environnement pluridisciplinaire Le musée des Confluences : du récit au public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.52 Hélène Lafont-Couturier, directrice du musée des Confluences La question du récit dans la conception des expositions des musées de la Ville de Paris . . . . . . . . . p.58 Delphine Lévy, directrice générale de Paris Musées Avec ou sans objet, le récit porteur d’échanges entre le visiteur, le médiateur et le commissaire Le récit et l’objet dans les musées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.64 Hélène Orain, directrice générale de l’Etablissement public du Palais de la Porte Dorée, Musée national de l’histoire de l’immigration - Aquarium tropical Entre collections et publics : le récit dans l’exposition. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.68 Bruno Maquart, président d’Universcience Par le récit, apprivoiser la complexité du monde sensoriel, contemporain et international du visiteur La musique et les beaux-arts. Quelle scène au musée ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.72 Nathalie Bondil, directrice-générale et conservateur en chef du Musée des beaux-arts de Montréal et Eric de Visscher, Andrew W. Mellon Visiting Professor au Victoria & Albert Museum de Londres, ancien directeur du Musée de la musique à Paris Présentation des intervenants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.76 Informations pratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.78
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Edito Juliette Raoul-Duval, présidente d’ICOM France A près une année de débats riches de onze responsables ou directeurs de grands et denses sur le « musée du XXIe musées français et étrangers. Au nom de l’équipe siècle », très largement consa- d’ICOM France, je les en remercie, ainsi que les crés à la question des publics, trois modérateurs, responsables de musées et arrêtons-nous un temps sur les administrateurs d’ICOM France. collections et ce qui fait lien entre collections et publics. Déjà en 2016, lors de la journée professionnelle organisée au Sénat, il était frappant de constater Comment rendre les collections des musées aussi que nos membres attendaient de nos rencontres vivantes et attractives que les événements qui qu’elles soient des espaces de réflexion. En répon- les entourent ? Comment « animer » l’objet et le dant nombreux à nos invitations tout au long de rendre familier et intelligible à tous ? La narration l’année 2017, les membres d’ICOM France ont rend vivant et accessible l’objet dans ses murs, et ainsi manifesté leur aspiration à participer au débat elle interagit avec les connaissances et le profil sur le devenir de leurs métiers, de leurs institutions du visiteur. Le récit, spectacle changeant dans un et d’intervenir sur d’importantes transformations parcours durable, estompe le clivage entre événe- en cours dans les musées. Les adhérents d’ICOM mentiel et permanent qu’il actualise et désacra- France sont issus de tous les corps de métier lise. À tout moment, il peut s’adapter aux publics des musées, de toutes les strates hiérarchiques dans leur diversité d’âge, de langue, d’origine et d’établissements de toutes tailles répartis sur géographique ou sociale... et s’enrichir au rythme l’ensemble du territoire. C’est une incontestable des connaissances scientifiques nouvelles. En représentativité et c’est en leur nom à tous que cela, l’approche par le récit est une réponse à la nous avons participé, en décembre 2017, à l’invi- recherche de démocratisation du musée, à l’opposé tation du ministère de la Culture aux Assises des d’une vision d’élitisme et d’immobilisme qu’on métiers des musées. lui prête parfois. L’ICOM est un réseau de musées répartis dans Ce thème, que l’on a choisi de débattre lors de 136 pays dont ICOM France est un des tous la journée professionnelle 2017 d’ICOM France, premiers contributeurs ; cela légitime une fierté, ne pouvait mieux trouver sa place qu’au musée mais surtout cela nous oblige. Avec cette journée des Confluences à Lyon, qui s’attache à raconter professionnelle, nous contribuons ensemble à la « vibration du monde ». Parce qu’il rassemble tracer les contours du musée que nous voulons des collections issues de multiples provenances, pour demain. le musée des Confluences devait construire entre elles un cheminement lisible, en faire l’histoire et permettre au visiteur d’avancer dans un parcours créatif avec des clés de lecture accessibles. Construire ce récit a inspiré le projet architectural et a déterminé son cahier des charges. L’architecture du bâtiment et son emplacement entre deux eaux contribuent à ce récit, le musée des Confluences s’inscrivant ainsi dans un « paysage culturel » qu’il participe à transformer. L’attractivité de cette journée ne s’est pas démentie : 420 inscrits, attirés par la pertinence du thème mais aussi par l’exceptionnel panel 5
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Loïc Graber, adjoint au maire de Lyon, délégué à la Culture C’ est un honneur pour moi Nous avons eu l’honneur de recevoir cet hiver d’accueillir à Lyon la Journée Mme la Ministre de la Culture, au Musée des professionnelle et l’assemblée Beaux-Arts, à l’occasion de la remise du rapport générale de l’ICOM France. de la mission « Musées du XXIe siècle ». Ce fut Au nom de M. Georges pour nous une belle expression de la reconnais- Képénékian, maire de Lyon et sance de l’engagement de notre ville en faveur du président du musée des Confluences, et de M. David monde muséal. Les musées jouent un rôle déter- Kimelfeld, président de la Métropole, je vous minant dans notre cité et dans notre métropole, remercie d’avoir organisé ici cette manifestation. avec une forte volonté d’innovation, d’excel- lence scientifique, d’écoute des attentes du public J’ai connu l’ICOM il y a une quinzaine d’années. et de modernisation de leur projet. Nos musées Pour l’étudiant dans le domaine du patrimoine agissent en direction des publics les plus divers, culturel que j’étais alors, l’ICOM représentait le en liaison avec les associations locales ; ils ont réseau professionnel par excellence ; c’est pour lancé des programmes numériques innovants ; ils moi une fierté d’être parmi vous ce matin. s’exportent en Chine, au Japon, aux États-Unis, au Mexique, et le Musée des Beaux-Arts, où C’est une ville riche de ses professionnels de la vous serez ce soir, accueillera à la fin de l’année culture qui vous accueille aujourd’hui, une ville une exposition exceptionnelle, Los Modernos, dont les nombreux musées, portés par la municipa- construite avec nos amis mexicains. lité et la métropole, retracent l’histoire de la cité – le monde gallo-romain, l’histoire de l’imprimerie, Nos musées savent aussi innover dans leurs de l’automobile, du cinéma, de la Résistance… relations au monde de l’entreprise. Le rapport La richesse de ses institutions culturelles n’est consacré aux « Musées du XXIe siècle » souligne pas moindre : je pense au Musée des Beaux-Arts, toutes les pistes d’ouverture : musée collabo- au Musée d’Art Contemporain, et, ici-même, aux ratif, musée numérique, musée « agora » : les collections relatives aux sociétés, aux sciences et thèmes sont nombreux. Nous avons besoin de aux techniques. nos musées, qui portent en eux l’histoire de notre identité, de la cité et, plus largement, de nos Notre ville, très fière de ses musées, apporte un sociétés. Mais si la culture est un héritage, c’est soutien substantiel à leur fonctionnement, au aussi un projet. Nous devons donc penser l’évo- développement de leurs collections et à leur lution de nos institutions tout en rappelant leur rayonnement : la ville et la métropole de Lyon leur rôle majeur au sein de la cité. Les contraintes consacrent chaque année plusieurs dizaines de budgétaires ne sont pas le seul phénomène millions d’euros et se félicitent des succès publics qui provoque des évolutions : nous travail- constatés. Ainsi le Musée des Beaux-Arts de Lyon lons à de nouveaux modes d’organisation, de a été classé premier musée des métropoles par le nouveaux projets d’établissement, de nouvelles Journal des Arts ; on notera encore l’exception- dynamiques partenariales. C’est pourquoi nous nelle fréquentation du Musée des Confluences, avons notamment œuvré au rapprochement de aujourd’hui premier musée de France en dehors nos trois musées d’histoire et c’est pourquoi de Paris. nous travaillons à des partenariats nouveaux 8
entre les musées et le monde de l’entreprise, du deuxième forum culturel franco-chinois – qui ne concernent pas uniquement le mécénat. recevant une délégation chinoise forte de plus Le musée, comme d’autres structures cultu- de 300 personnes – et du sommet franco-ita- relles, doit être ouvert à tous les acteurs de la lien, en présence du président de la République cité, et ces passerelles sont de réelles pistes française et des membres des gouvernements des d’innovation. deux pays. La qualité de l’accueil, unanimement saluée, traduit le professionnalisme des équipes Il nous faut répondre aux attentes actuelles et et la capacité des institutions à faire rayonner futures des publics et être à la hauteur de l’héri- notre ville et notre métropole. Je les en remercie. tage qui nous a été confié mais aussi prendre la mesure de l’évolution du monde et de la À vous, je souhaite de fructueux échanges. compétition internationale entre les musées et entre les métropoles. Tout en restant fidèle aux missions premières des musées, nous devons avoir le courage de réfléchir différemment car il n’est plus ni grande ville ni grande métropole sans politique muséale forte et repensée, sans initiatives nouvelles, sans mobilisation quoti- dienne des musées de la cité au plus près des habitants, et sans projets internationaux impor- tants et dynamiques. Ces considérations sont au cœur de vos préoccupations et je salue la perti- nence de vos Journées professionnelles, temps d’échanges, de retours d’expériences et de prise de recul sur les pratiques. Puisque votre venue à Lyon a lieu pendant la 14ème édition de la Biennale d’art contemporain, vous constaterez ce qui fait une des forces de notre ville : la mobilisation de tous les acteurs désireux de travailler ensemble autour de l’art contempo- rain – je parle des musées bien sûr, mais aussi des galeries, des écoles d’art et de l’Institut d’Art Contemporain – et la réalisation de programmes au plus près des habitants, Veduta par exemple. Je ne saurais conclure sans remercier l’équipe de Mme la Directrice et celle du Musée des Confluences qui vous accueille aujourd’hui après avoir été le théâtre, en une semaine, 9
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Marie-Christine Labourdette, directrice chargée des musées de France, Ministère de la Culture J e suis heureuse d’être parmi vous cet et réalité, il faut pouvoir retravailler ces éléments. après-midi, après avoir été empêchée de participer à vos travaux pendant une Notre réflexion se poursuivra jusqu’à la fin de matinée que je sais avoir été passion- l’année, en 2018 encore, et au-delà. Les musées nante. Il faut dire que vous aviez sont au nombre des institutions les plus présentes mis la barre très haut, chère Hélène sur notre sol ; alors que Mme Françoise Nyssen, Lafont-Couturier, chère Juliette Raoul-Duval, en notre nouvelle Ministre, a annoncé avoir pour conviant nombre de remarquables professionnels priorité de développer la culture au plus près des à se prononcer sur un sujet essentiel, le récit dans territoires, les musées sont, avec les bibliothèques, les collections, qui pourrait être la bonne manière le réseau le plus signifiant, le plus porteur pour qui de régler la complexe dialectique des collections veut développer sens et compréhension dans nos permanentes et des expositions temporaires. sociétés. Une exposition temporaire raconte toujours une histoire ; les collections permanentes en racontent Les musées n’existent aussi que grâce à vous, d’autres, sous-jacentes et donc moins visibles. On professionnels. Je salue tous les adhérents du se rend compte que l’on peut, par le récit, traiter Comité national français d’ICOM, section remar- des nombreuses questions que pose un musée : quablement active et dynamique de l’ICOM. Il celle du bâtiment proprement dit, qui raconte est extrêmement important pour nous de pouvoir lui-même une histoire, et celles du public qui compter sur la qualité de votre réflexion, sur votre vient chercher des récits différents et des manières éthique et votre engagement. nouvelles d’appréhender le monde. Dans le droit fil de l’une des conclusions du Je ne doute pas que vous avez tous pris connais- rapport consacré aux musées du XXIe siècle, nous sance des quatre pages du supplément consacré organiserons du 18 au 20 décembre prochain, des aux musées dans le journal Le Monde paru hier. rencontres pendant trois jours consacrées aux Vous y aurez lu de beaux articles sur les musées professionnels des musées, entendus au sens large. que vous représentez et que vous incarnez. Je De l’image quelque peu caricaturale associant remercie tous ceux qui, personnellement ou par au XIXème siècle, conservateurs et gardiens de leurs contributions, ont participé à la réflexion du musée, on est passé à un écosystème d’une grande ministère sur les musées du XXIe siècle, et je salue complexité qui entrecroisent les compétences la qualité de la contribution du Comité national de grands professionnels dans la conservation, français d’ICOM. Ces neuf mois d’échanges et de la valorisation et la restauration des collections dialogues avec 700 professionnels nous ont permis mais aussi celles des métiers de la médiation, de de mieux comprendre quels sont les publics des l’interface et de l’articulation avec la société et musées, quelles sont leurs attentes et quelle image de la production des ressources propres indispen- ils ont et espèrent pour une institution qui a traversé sables à nos musées. Les « Assises des métiers deux siècles d’histoire de France. La mission des des musées » seront consacrées à ces différents musées du XXIe siècle a exprimé aussi l’appé- aspects. Un élément important en sera le dialogue tence de nos contemporains pour des récits vrais entre les différents statuts des professionnels et réels. Les musées croisant en permanence vérité de musée – fonction publique d’État, fonction 10
publique territoriale, contractuels, chargés de mission de droit privé. Je remercie le Comité national français d’ICOM, qui animera les travaux pendant une demi-journée, de s’être mobilisé à ce sujet. Nous espérons tirer de ces réflexions, des conclusions opérationnelles qui nous permettront de tracer une feuille de route à proposer à la Ministre dans le futur. Vos travaux d’aujourd’hui sont donc essentiels. Notre droit établit les deux grands principes que sont l’inaliénabilité des œuvres d’art des musées de France et l’imprescriptibilité de leur propriété. De ce fait, les collections muséales doivent en permanence être réinterrogées au regard du contemporain : les récits que nous en faisons aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier et diffèrent de ce qu’ils seront demain. Cette exigence de l’actualité du regard sur l’éternité des collections qualifie les musées dans le rapport au présent et au monde. Je vous remercie tous pour le travail que vous accomplissez. Je remercie nos partenaires, et je remercie le Comité français de l’ICOM d’avoir choisi un aussi beau thème de réflexion et de mener les travaux de manière aussi exigeante. Je lirai les actes de cette journée avec un grand intérêt. 11
CONFÉRENCE INAUGURALE
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Le musée, un hyper-lieu ?* Michel Lussault, géographe, professeur à l’Université de Lyon, membre du laboratoire de recherche Environ- nement, villes, sociétés (UMR 5600 CNRS/université de Lyon), directeur de l’École urbaine de Lyon J e vous remercie de m’avoir invité Grasset et qui développe une hypothèse posée à introduire votre journée profes- dans L’Homme spatial), forme un ensemble sionnelle. Je traiterai du thème que cohérent dans lequel je me suis appliqué à forger vous avez choisi à travers le prisme mes propres concepts à partir de mes analyses. de la recherche du géographe – un Lecteur du livre Qu’est-ce que la Philosophie de géographe qui, depuis un peu plus Gilles Deleuze et Félix Guattari (publié en 1991 de vingt-cinq ans, travaille à des questions aux éditions de Minuit), je suis en effet convaincu qui peuvent paraître assez éloignées de vos que pratiquer les sciences sociales, à l’instar de préoccupations mais qui s’efforcera de montrer ce que nos auteurs disaient de la philosophie, que l’on peut mettre en perspective le musée consiste à produire des concepts ; je m’y attache contemporain à partir de propositions issues de donc et je m’efforce de créer des mots aussi la géographie politique, sociale et culturelle. précis que possible pour parler de mon travail. Pour ne pas déroger à cet exercice conceptuel, je Je tente depuis le début des années 2000 de proposerai une définition rapide de la mondiali- comprendre l’évolution des espaces des sociétés sation avant de chercher à déterminer si le monde mondiales en réfléchissant à la relation entre les est ou n’est pas de plus en plus uniforme, puis je êtres humains et leurs nouveaux cadres maté- cernerai le concept d’hyper-lieu pour apprécier si riels et idéels de vie. Cette réflexion s’est maté- le musée est un hyper-lieu. rialisée par une suite de trois ouvrages publiés aux éditions du Seuil : L’Homme spatial en Sans doute parce que je suis francophone, je fais 2007, L’Avènement du Monde en 2013 et Les partie des chercheurs qui refusent d’assimiler Hyper-lieux en 2017. L’Homme spatial, traite mondialisation et globalisation – cela pose un de la question à l’échelle de l’individu ; L’Avè- problème aux anglophones puisque ces deux mots nement du Monde s’attache à comprendre la se traduisent par le même terme en anglais alors contemporanéité en partant d’une hypothèse que que, selon moi, les notions diffèrent. La globali- je rappellerai succinctement ; enfin, dans Les sation – souvent décrite comme la mondialisation, (*) Ce texte est Hyper-lieux, je traite des nouvelles géographies ce qui est selon moi une erreur – est un processus une transcription de la mondialisation à l’échelon intermédiaire d’évolution des systèmes de production de valeur de l’intervention entre le Monde et l’individu. Ce millier de pages, économique à l’échelle de la planète. En vérité, la du 29 septembre, (auquel on peut ajouter un texte, De la lutte des mondialisation est un processus plus ample, dont vérifiée par l’auteur classes à la lutte des places, paru en 2009 chez la temporalité historique et géographique est diffé- 14
rente ; elle procède de l’urbanisation généralisée phase de fin de l’urbanisation planétaire mais, en des sociétés. Mon hypothèse est que ce que nous un siècle à peine – de 1950 à 2050 – l’histoire de appelons « mondialisation » consiste en l’urbanisa- l’humanité aura connu une mutation prodigieuse. tion généralisée de toutes les sociétés, à toutes leurs échelles de fonctionnement, depuis celle de l’indi- En effet, pendant des millénaires, l’histoire de vidu - et même infra-individuelle : j’ai ainsi étudié l’habitation humaine de la planète a été l’histoire dans L’Homme spatial, le virus du SRAS comme d’une habitation discrète, légère et rurale. Des acteur spatial mondial, jusqu’à l’échelle globale dizaines de millénaires se sont écoulés avant qu’il — au moins celle de la planète anthropisée. L’urba- y ait un milliard d’êtres humains sur Terre, aux nisation transforme les individus et les sociétés de alentours de 1800 ? En 1900, la planète compte fond en comble. Cette mutation touche tout et tout 1,6 milliard d’habitants, dont environ 250 millions le monde. Elle n’est pas plus réductible à la seule d’urbains. En 2050, il y aura dix milliards de transformation économique qu’à la seule transfor- Terriens, soit six fois plus qu’en 1900, dont près mation des espaces et des paysages. L’urbanisation de sept milliards d’urbains, un nombre multiplié a pour caractéristique de trans- par presque 35. former les « formes de vie », si bien que l’on peut être un urbain mondialisé même quand on a le La « mondia- Cette révolution anthropolo- gique majeure est si vaste et sentiment d’habiter un espace présentant les aspects extérieurs lisation » d’une brutalité telle qu’elle devrait être le préambule à de la campagne ou/et de la nature. consiste en toutes nos réflexions. Certains de nos collègues américains considèrent la « révolu- Si l’on considère les choses l’urbanisation tion urbaine » comme aussi sérieusement, on se rend importante que le furent la compte que le système-Monde généralisée révolution néolithique et la urbain ne laisse pratiquement révolution industrielle – si plus un espace planétaire dans de toutes les ce n’est qu’elle se déroule de un angle mort. Mieux encore, manière synchrone et systé- ce système spatial mondial sociétés. mique dans tous les espaces dépasse aujourd’hui la planète et avec une ampleur que nul — le « global » humanisé qui n’avait pressentie. Souli- nous entoure est plus grand que la Terre : les gnons-le au passage, il est extrêmement compliqué satellites en orbite à 30 000 kilomètres de la Terre de « faire monde » à sept et bientôt dix milliards font partie du système-monde, et les êtres humains d’êtres humains, dont sept milliards vivront dans ont réussi à composer un écoumène (terme qui des ensembles urbains. La problématique de l’an- dénote l’espace habité par l’Homme) dépassant thropocène ne dit pas autre chose, soulignant les les limites de la planète d’origine. Nous n’avions conséquences de cette situation en termes d’orga- nullement été amenés à penser cette situation qui nisation des espaces et des sociétés, et de réflexion modifie la manière de considérer les choses. sur les ressources que l’on peut découvrir et affecter à cette organisation. Les statistiques montrent la puissance, la rapidité et l’ampleur de la mondialisation urbaine depuis En résumé, je vous propose de définir la mondia- 1950, date de ce que je considère, un peu arbi- lisation comme l’urbanisation généralisée trairement, lancer le processus de construction de toutes les sociétés humaines, à toutes les du Monde – la capitale initiale au mot « Monde » échelles en même temps, de l’individu à l’écou- n’étant pas une coquetterie typographique mais la mène global. Tous les continents s’urbanisent, traduction d’un statut conceptuel. Entre 2005 et mais j’insiste sur le fait que, au cours des trente 2010, on passe le seuil au-delà duquel la moitié prochaines années, c’est sur le continent africain de la population de la planète devient urbaine. Ce que le phénomène sera le plus marqué. En 2050, mouvement, qui se poursuit de manière accélérée, il y aura deux milliards d’habitants en Afrique – conduira à ce qu’en 2050 environ 70 % de la popu- c’est le continent qui connaît la plus forte expan- lation mondiale seront statistiquement urbanisés, sion démographique –, dont plus d’un milliard si bien que 100 % de la population du Monde sera d’urbains. Nous devons tenir compte dès mainte- de facto insérée dans des fonctionnements et des nant de cette donnée, trop peu mise en avant dans dynamiques urbaines. Nous sommes donc dans la les discussions. 15
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION Comment caractériser le processus d’urbanisa- de musées que vous êtes sont évidemment tion généralisée en cours ? Un des débats les plus confrontés à cette question, puisque depuis au fréquents, outre celui sur l’impact de ce processus moins une quarantaine d’années, les musées sur l’environnement, porte sur la question de savoir participent pleinement eux aussi du fonction- si la mondialisation urbaine uniformise et standar- nement de ce que certains appellent la « star- dise la planète. L’Américain Thomas Friedman a architecture », ce qui fait que le musée devient en écrit à ce sujet un ouvrage au titre explicite, large- soi un enjeu en termes de formes architecturales. ment commenté dans les milieux intellectuels Certains musées sont d’ailleurs entraînés prati- aux États-Unis : The World is flat (La Terre est quement contre leur gré dans un débat qui les plate)1. Il traite de « l’aplatissement du monde » dépasse. L’anthropologue et architecte Franco La et de tous les processus qui y contribuent, les Cecla, dans son livre Contro l’architettura2, décrit « forces d’aplanissement », flatteners en anglais. comment, avec ce système, le contenu et le projet Ce concept est aussi une métaphore : aplatir (muséographique ou quel qu’il soit) deviennent le monde, c’est le lisser, araser les différences seconds, voire secondaires, par rapport à l’affir- géographiques, historiques, sociales et culturelles. mation architecturale du bâtiment. Aplatir le monde, c’est faire de l’espace habité une étendue homogène maîtrisée par les acteurs de Pour Thomas Friedman, l’urbanisation généra- délocalisation de la production de la valeur écono- lisée tend donc à aplatir le monde. Á mon sens, mique et de la logistique. cette idée est exacte mais insuffisante. Des facteurs En effet, la grande mutation de l’économie très puissants de standardisation et d’uniformisa- globalisée, c’est la délocalisation : la production tion du monde existent incontestablement, qui de valeur n’est plus forcément assignée au local concernent les organisations, les systèmes et les comme elle l’était à l’époque industrielle, dans le modes de pilotage politique. Ah, le New public cadre du développement de l’usine. Le dégrou- management ! Ah, les indicateurs ! Ah, certaines page des systèmes productifs permet aux entre- conceptions des ressources humaines ! De tout preneurs de choisir où localiser la production cela, universitaires et spécialistes des musées de valeur indépendamment des caractéristiques pourraient parler savamment… Mais il y a aussi propres à un lieu, exception faite du coût de des standardisations des pratiques individuelles production et de la connexion de l’endroit choisi et même des pratiques culturelles. Ainsi, aller au à une logistique indispensable au fonctionnement musée est également devenu une pratique urbaine de l’économie globalisée. mondialisée portée par des groupes sociaux qui ont été les vecteurs de l’aplanissement ou, en tout Voilà qui explique la grande désinvolture des cas, des véhicules des forces d’aplanissement. Je entreprises à l’égard de leur environnement ne suis pas critique mais constatif : je fais partie local. Quand une usine ferme et que les ouvriers de ces groupes et j’en jouis, comme beaucoup, clament que l’on y produisait depuis 50, 60, voire mais cela ne doit pas empêcher l’analyse. 100 ou 120 ans, deux narrations s’opposent : un récit d’historicisation d’un lieu et un récit de Standardisation et uniformisation sont incon- spatialisation immédiate de la nécessité produc- testables. Mais si Thomas Friedman a en tive qui fait que l’on peut se délier du « lien au quelque sorte porté témoignage de l’évolution lieu » que l’économie de production industrielle due au succès du thatchérisme, du reaganisme, entretenait jadis. Il faut garder cela à l’esprit du néolibéralisme financiers et des politiques quand on réfléchit au rôle que le musée peut jouer d’ajustement structurel prônées et soutenues par en certaines de ces circonstances, puisqu’il peut le FMI et les banques centrales, le géographe que être appelé en renfort pour continuer d’arrimer je suis constate aussi un regain d’intérêt pour la Thomas L Friedman, (1) un récit à une histoire productive locale, à un lieu différentiation des lieux, manifeste depuis une The World is Flat. A Brief déserté par le système de production. quinzaine d’années. Partout, les lieux font retour History of the Twenty et dressent des singularités, des saillances dans First Century, New York, On peut aussi mettre en avant, au nombre des la géographie mondiale. Mes recherches et les Picador/Farrar, Straus and grands aplanisseurs du monde, les dispositifs observations que j’en ai tirées m’ont conduit à Giroux, 2007 (première numériques (que Friedman étudie précisément), essayer de montrer qu’il ne convient toutefois pas édition 2005) mais aussi, au demeurant (ce que Friedman pour d’opposer standardisation et différentiation par le coup ne signale pas assez), tous les métiers, la localisation. Il faut s’extraire de ce mode de (2) Traduction en Français, procédures et technologies de la maîtrise penser binaire et s’attacher plutôt à comprendre Contre l’architecture, d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage qui imposent les mécanismes existants entre ces deux mouve- Paris, Arlea, 2010 des formes architecturales et paysagères standar- ments qui font système car ils sont en tension — (éd. italienne 2008) disées, partout dans le Monde. Les responsables au sens énergétique du terme. 16
Cette approche est d’ailleurs celle des anthropolo- savoir que c’est le lieu le plus fréquenté au monde gues de la culture mondialisée, dont le savoir n’est par les touristes, mais c’est ainsi. Vous reconnaî- sans doute pas suffisamment utilisé dans le milieu trez aussi l’aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle, des musées en France. Il l’est bien davantage dans l’aéroport constituant un genre d’hyper-lieu les pays anglophones et germanophones – ce qui emblématique. Une autre photo montre la sortie s’explique : ces chercheurs sont pratiquement tous de la gare de Shibuya, à Tokyo, où se trouve le anglophones. Homi Bhabha et Arjun Appadurai passage piéton le plus emprunté au monde ; qui ne par exemple convergent vers l’idée du philo- l’a pas vu ignore ce qu’est la fascination pour une sophe Kwame Anthony Appiah, que je reprends foule urbaine ! Les gares, les aéroports, les Shop- à mon compte, selon laquelle la mondialisa- ping Malls sont des hyper-lieux ubiquitaires parti- tion peut être cause d’homogénéité mais qu’elle culièrement saisissants. Mais j’ai aussi analysé le est aussi une menace pour « campement éphémère » de la cette homogénéité. Oui ! les Puerta del Sol à Madrid installé musées participent, dans une La mondia- par le mouvement des Indignados certaine mesure, de l’homo- en 2011, la Jungle de Calais ou généisation du monde : on peut être un touriste inter- lisation peut encore la ZAD de Notre-Dame- des-Landes. national ou un travailleur mobile en allant de musée être cause Mais j’en viens maintenant, pour en musée, d’aéroport en aéroport, de plage en plage, d’homogénéité entrer dans mon propos plus en profondeur, à la photographie de de resort en resort, de shop- ping mall en shopping mall, mais elle Times Square que vous avez sous les yeux. Les traditionnelles festi- de réunion en réunion, d’uni- versité en université… Mais, est aussi vités du Nouvel an battent leur plein, le feu d’artifice commence dans le même temps, vos musées font souvent lieu, et une menace minuit sonné, les confetti tombent et une foule de quelques deux de manière décisive. Comme les autres espaces que je viens pour cette millions de personnes se presse sur la place et ses alentours. Il est inté- d’évoquer, ils sont à la fois ressant de constater que la place, ubiquitaires et génériques homogénéité. assez ramassée, est très banale sur (on les retrouve partout et ils le plan architectural ; elle n’a rien de se ressemblent) et spécifiques et distinguables. monumental, hormis les écrans géants qui montent jusqu’au vingtième étage des immeubles. Á partir Une fois ce constat établi de la mise en tension du cas d’école qu’est Times Square, j’ai formalisé ce de l’homogénéisation et de la différentiation, qu’est l’hyper-lieu et j’en ai défini les cinq caracté- j’ai donc formulé l’hypothèse que cette tension ristiques – dont chacune peut s’appliquer au moins s’observait au mieux dans ce que je nomme des en partie aux musées, ce dont je vais tenter de vous hypers-lieux, qui constituent des points d’obser- convaincre en quelques minutes. vation privilégiés de la dynamique de l’urbani- sation mondialisé et mondialisante où l’on peut Les hyper-lieux ont pour première caractéristique en particulier saisir ce qu’il en est de la relation l’intensité urbaine, due à la variété des réalités spatialisée des individus au Monde. J’ai tenté de sociales assemblées et à la nature et au nombre dépeindre les hyper-lieux dans toute leur variété, des interactions entre elles. C’est particulièrement en usant pour cela d’une description « épaisse » net dans les grands lieux urbains ubiquitaires et à ou « dense » – thick description, selon les mots Time Square, mais les musées sont, à leur manière, de l’anthropologue de la culture Clifford Geertz, souvent des lieux d’intensité à la fois absolue et et je me suis attaché à trouver les critères me relative. L’intensité ne sera pas la même selon que permettant de proposer un concept solide d’hy- l’on est dans un petit musée situé dans un espace per-lieu. Les quelques photos qui figurent dans le peu métropolisé ou au centre du Louvre le jour du diaporama que vous voyez actuellement montrent vernissage d’une grande exposition ; néanmoins, quelques hyper-lieux que j’étudie dans mon livre. le musée sera souvent un espace d’intensité des Le premier cliché montre le lieu le plus visité du pratiques et des interactions relativement à l’es- monde, qui n’est pas un musée mais le centre pace où il se trouve. commercial (shopping Mall) de Dubaï. Il reçoit plus de 90 millions de personnes par an ; je ne Deuxième caractéristique : les hyper-lieux sais pas s’il est particulièrement encourageant de n’existent que parce qu’ils sont connectés 17
41 - ENTRE COLLECTIONS ET PUBLICS : LE RÉCIT DANS L’EXPOSITION – j’appelle hyper-spatialité ce principe de sager les dispositifs ou les processus de média- connexité généralisée qui installe une rela- tion qui le permettent. tionnalité systématique entre un lieu et tous les autres. Ce sont des espaces de connexion L’hyperscalarité est la troisième caractéristique matérielle, physique et aussi immatérielle. des hyper-lieux, qui jouent à toutes les échelles J’évoque ici tant la connexion au réseau mobi- de temps et d’espace en même temps. L’espace litaire, puisque l’accessibilité physique au de Times Square est intégralement local : qui le lieu est indispensable à son existence, que fréquente est pleinement « ici et maintenant », la connexion au réseau communicationnel. comme il est pleinement « ici et maintenant » Vous observerez qu’à Times Square un mur dans un grand musée – sinon, c’est que quelque d’images fournit continument des informa- chose est raté ! Mais Times Square est en tions, des films, des images même temps un espace et des données de toutes new-yorkais, américain et sortes. Plus encore, des Si l’hyper-lieu global. C’est un des dix sites capteurs enregistrent tout les plus connus au monde, ce qui se passe sur la place. est un espace en dans une « Global City » La connexion au flux imma- qui est elle-même embléma- tériel des données et des tension entre tique de la mondialité – ce connaissances est évidente n’est pas sans raison qu’à – y compris des connais- sances que l’on parvient homogénéisation quelques encablures de là on est venu, le 11 septembre mal à cerner en tant que passant lambda : puisque et différen- 2001, faire tomber les tours du World Trade Center : l’on enregistre tout ce qui se passe, Times Square est ciation, ceux qui ont fait cela visaient un emblème de la un lieu de production de big data, de données urbaines les musées mondialité. Times Square fonctionne donc synchro- en nombre massif, qui sont ensuite traitées par des algo- contemporains niquement à toutes les échelles d’espaces ainsi rithmes pour déterminer le fonctionnement exact du expriment liés par cette synchronicité systématique. Cet hyper-lieu lieu, sans que forcement nous le réalisions. magnifiquement fonctionne aussi à toutes les échelles de temps, indivi- Par connexité généralisée, j’entends enfin la connexion cette tension. duel et social. Le présent, certes, mais aussi le passé, aux imaginations et aux puisque si la place porte imaginaires. Qui pratique un lieu ne pratique ce nom, c’est que le New York Times y avait pas simplement une forme architecturale et installé son siège social à la fin du XIXe siècle urbaine, un cadre matériel, mais enclenche une et que ce sont ses journalistes qui ont instauré, relation personnelle, par le biais de médiations en 1904, la tradition de fêter là le passage au sémiologiques et symboliques, avec des imagi- Nouvel an ; continuer de le faire, chaque année, nations et des imaginaires. En la matière, les institue ipso facto un rapport à l’histoire. Times musées sont des cas particulièrement explicites Square permet aussi un rapport à l’avenir par et vous, muséographes et conservateurs, ne me le biais du très grand nombre d’images proje- démentirez pas, je pense, qui réfléchissez en tées en permanence sur les écrans et qui traitent permanence à connecter par des médiations les des enjeux du futur. Et cette temporalité est arti- visiteurs de vos établissements à des imagi- culée à celle, biographique et idiosyncrasique, nations, des savoirs et des imaginaires. C’est de chaque individu qui éprouve ce qu’il en est bien pourquoi vous vous posez la question de de pratiquer Time Square. la narrativité, c’est-à-dire la capacité de vos musées à installer des dispositifs connectant La double connexion entre des hyper-espaces l’individu à des imaginations sociales et des et des hyper-temps – le fait que l’on soit à la « intrigues » possibles. Faire de l’individu un fois local, national et global, que l’on soit, tous producteur de récit, c’est donner au musée la ensemble et chacun singulièrement, à la fois ici possibilité lui-même d’être un embrayeur des et maintenant, mais aussi hier et demain – me différents récits envisageables et c’est envi- paraît être également caractéristique des musées. 18
Sans doute le musée est-il même l’un des espaces montrer quelque chose, avec une didactique assez où la connexion entre les différentes échelles d’es- élémentaire : il importait de transmettre de manière pace et de temps est la plus sensible, sa dimension linéaire et prescriptive un savoir, une connais- patrimoniale donnant aux échelles de temps une sance assertée par la communauté des savants. La évidence beaucoup plus forte qu’à Times Square logique désormais à l’œuvre est bien davantage ou que dans un centre commercial ; dans l’hy- de mise à disposition ouverte et d’appropriation per-lieu muséal il est logique que vous, profession- par des publics très variés que d’acquisition de nels, réfléchissiez à la relation d’entremêlement connaissance à l’ancienne ; le musée est ce qui rend des métriques de temps et d’espaces. disponible pour une expérience affinitaire momen- tanée des collections et des savoirs dont la valeur L’hyper-lieu a pour quatrième caractéristique est moins intrinsèque que liée à leur capacité de d’être un espace d’expérience partagée. Il permet faire lieu : c’est-à-dire, justement, d’installer des de comprendre à quel point la vie humaine conditions de possibilités effectives d’expérience contemporaine mondialisée se pense en tant partagée d’un laps de temps et d’une fraction qu’expérience. Le mot expérience a ceci d’in- d’espace. D’ailleurs, aussi importante soient-elle téressant qu’il dénote à la fois l’expérimental et toujours, vous n’êtes plus seulement préoccupés l’expérientiel. Dans un hyper-lieu, on expérimente par les activités de conservation du stock d’œuvres des pratiques et on en retire une expérience – c’est et de production de connaissance. Il me semble que évidemment le cas dans un musée. Je me suis la mise en scène des conditions de possibilité d’une appuyé pour progresser dans cette analyse sur un expérience « complète » du musée qui doit être à ouvrage passionnant : L’expérience esthétique, du la fois celle de chaque personne et des « publics » philosophe Jean-Marie Schaeffer1, pour penser considérés dans leur ensemble (car vous vivez aussi l’expérience comme approche totalisante de la dans la nécessité d’individualiser les propositions pratique humaine, dans ses dimensions expéri- tout en traitant les aspirations supposées et les mentale et expérientielle, cognitive et sensible, attentes des grands nombres et vous devez apporter politique et individuelle. des solutions à cela en jouant des espaces-temps à votre disposition) est devenue le cœur de vos La dernière caractéristique des hyper-lieux est pratiques professionnelles. qu’ils sont des lieux affinitaires : on y est, on s’y engage dans l’action et l’on partage alors une Pour conclure, si l’hyper-lieu est un espace en « affinité élective » avec ceux qui pratiquent la tension entre homogénéisation et différenciation, même expérience momentanée de l’hyper-lieu dotés des caractéristiques susmentionnées, alors que soi ; il se crée une sociabilité spécifique, une les musées contemporains, dans toute leur variété « familiarité » (pour retrouver l’étymologie du (que je ne suis pas capable de prendre en compte), mot affinité »). Pour les quelque deux millions expriment magnifiquement cette tension. Un de personnes réunies pour le Nouvel an à Times musée peut ressembler à un autre, mais les dispo- Square, comme pour les dizaines de milliers de sitions sociales géographiques et historiques qui le visiteurs quotidiens, un partage de l’expérience contextualisent et les expériences qu’on y réalise affinitaire du lieu, fût-ce sur le mode du lien marqueront sa spécificité. faible : on « co-existe » dans un moment de lieu. Par ailleurs, je terminerai en ajoutant un dernier Cela se retrouve, parfois, dans les musées – en tout point : il me semble que dans les musées comme cas, on peut l’espérer. dans tous les autres hyper-lieux, on peut observer mieux qu’ailleurs le tramage entre la relation de Je crois en tout cas et je me permets, afin de contri- soi à soi, de soi aux autres et de soi au monde – je buer à la réflexion de vos journées profession- me place là dans une perspective proche de ce que nelles, de vous livrer cette intuition qui mériterait Michel Foucault appelait la gouvernementalité – et bien sûr d’être démontrée, que ces deux dernières c’est aussi la raison pour laquelle j’ai formalisé ce caractéristiques de l’hyper-lieu s’appliquent parti- concept. Cela signifie que les hyper-lieux sont sans culièrement au musée bien davantage que ce que doute aussi des lieux politiques par excellence. Le l’on pouvait observer d’il y a quelques décennies musée, en tant qu’hyper-lieu, devrait donc être placé dans le cadre du musée classique. Á cette époque, au centre des préoccupations politiques puisqu’il l’enjeu de médiation n’était pas le même car les n’existe peut-être pas beaucoup d’autres espaces, savoirs et leurs imaginations constituaient un stock ou en tout cas pas beaucoup d’autres espaces aussi stable, doté d’une forte légitimité « surplombante », puissants pour « faire société » et « co-habiter » (3) Jean-Marie Schaeffer, « conservé » à l’abri de l’institution muséale, via dans un monde qui en a plus que jamais besoin. Je L’expérience esthétique, les « collections » dans lequel on allait puiser pour vous remercie de votre attention. Paris, Gallimard, 2015 19
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