HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
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HOTSPOT Le point sur l’extinction des espèces 36 | 2017 Dialogue entre recherche et pratique Informations du Forum Biodiversité Suisse
IMPRESSUM Éditorial Substances toxiques dans les eaux, immissions HOTSPOT liées aux transports, modifications de l’utilisation Revue du Forum Biodiversité Suisse du sol, changement climatique, espèces envahis- 36| 2017 santes : l’évolution de l’environnement est un thème important pour notre société. Pourtant, Éditeur Forum Biodiversité Suisse, Académie des sciences nous sommes habitués à ce genre d’information. naturelles (SCNAT), Laupenstrasse 7, case postale, En même temps, nous pensons, confiants, que CH-3001 Berne, tél. +41 (0)31 306 93 40, quelqu’un résoudra les problèmes. En vérité, les succès ne biodiversity@scnat.ch, www.biodiversity.ch. manquent pas, en ce qui concerne, par exemple, les pollutions massives de l’eau liées au miracle économique et aujourd’hui Le Forum Biodiversité Suisse encourage l’échange en grande partie rectifiées. De même, les nuisances sonores, les de connaissances entre la recherche, l’administration, concentrations excessives de polluants et même la concentration la pratique, la politique et la société. HOTSPOT est de CO2 dans l’atmosphère peuvent être en principe corrigées, l’un des instruments de cet échange. Il paraît deux fois par an en allemand et en français. Le prochain si la volonté est réelle. numéro de HOTSPOT paraîtra au printemps 2018. Vous trouvez tous les numéros de HOTSPOT sur Une conséquence des modifications de l’environnement est tou- www.biodiversity.ch/hotspot tefois irréversible: l’extinction d’espèces. Avec chaque extinction disparaît une branche unique de l’arbre de vie construit au fil des Pour que le savoir sur la biodiversité soit accessible millénaires. En cas d’extinction d’une espèce à l’échelle mondiale, à toutes les personnes intéressées, nous souhaitons le dernier individu et donc aussi le dernier gène spécifique de maintenir la gratuité de HOTSPOT, mais toute contri- cette espèce disparaissent à tout jamais. Tout commence par l’ex- bution sera bienvenue. Compte HOTSPOT: tinction locale: si les populations locales disparaissent peu à peu PC 30-204040-6, IBAN CH91 0900 0000 3020 4040 6 d’une prairie autrefois riche en espèces, des combinaisons uniques Rédaction: Daniela Pauli, Gregor Klaus, Ivo Widmer, d’espèces, d’individus et de gènes se perdent, sans pouvoir être Danièle Martinoli, Jodok Guntern. rétablies. Cette extinction locale se produit en permanence et par- Mise en page / composition: Esther Schreier, Bâle. tout dans notre paysage voué à une exploitation intensive. Traduction française: Henri-Daniel Wibaut, Lau sanne. L’extinction n’est donc pas un événement rare, uniquement ob- Impression: Print Media Works, Schopfheim im servé dans les pays exotiques, mais elle se produit aussi chez nous Wiesental (D). Papier: Circle matt 115 g/m2, 100 % tous les jours. Pour bon nombre d’espèces, elle aboutit à long Recycling. Tirage: 3100 exempl. en allemand, 1000 exempl. en terme à l’extinction régionale, nationale voire mondiale. français. Les évolutions insidieuses, qui s’étalent sur de nombreuses années de manière diffuse, sont moins évidentes que les changements © Forum Biodiversité Suisse, Berne, octobre 2017. soudains. Peu à peu, la perception de ce qui est normal et de ce qui est insolite se confond. Pourtant, nous ne devons pas nous habi Les manuscrits sont soumis à un traitement rédac tuer à l’extinction! Elle n’est pas réparable et les raisons ne tionnel. Ils ne doivent pas forcément refléter l’opinion manquent pas pour justifier qu’une biodiversité riche et donc de de la rédaction. Toute reproduction requiert l’autori- nombreuses populations locales sont précieuses et ont le droit sation écrite de la rédaction. d’exister. Page de titre: Photos Beat Schaffner, Anwil Dans le présent numéro de HOTSPOT, le Forum Biodiversité pré- En-haut: Le Pic mar (Dendrocopos medius; à gauche sente l’ampleur et les mécanismes de l’extinction en Suisse. sur l’image) est inféodé aux vieilles chênaies. Pour J’aimerais vous souhaiter une lecture plaisante, mais ce vœu me protéger ce spécialiste sur le long terme en Suisse, des mesures précises de conservation sont nécessai- semble ici déplacé. Je préfère donc souhaiter que cette lecture vous res. incite à percevoir les changements subis par la biodiversité et à Milieu: Les milieux liés à l’eau – ici avec le Grand vous engager dans l’amélioration de notre gestion des espèces de pétasite (Petasites hybridus) – se trouvent tout parti- Suisse. culièrement sous pression en Suisse. En conséquence, de nombreuses espèces y sont menacées. En-bas: Les insectes comme ce syrphe (Sphaerophoria Markus Fischer sp.) sont importants pour la pollinisation des plantes président du Forum Biodiversité Suisse sauvages et cultivées. Dans l’ensemble, la biomasse des insectes et ainsi des pollinisateurs a fortement diminué au cours des dernières décennies. 2 HOTSPOT 36 | 2017
Le point sur l’extinction des espèces Dossier Rubriques Introduction Office fédéral de l’environnement (OFEV) 04 Extinction: la pointe de l’iceberg 22 Sauvegarde et promotion des espèces par la Con- Gregor Klaus et Daniela Pauli fédération Danielle Hofmann et Francis Cordillot L’érosion rampante de la diversité végétale Forum Biodiversité Suisse 06 Christophe Bornand et Lionel Sager 24 Agir sur les meilleures bases possibles Daniela Pauli, Danièle Martinoli, Jodok Guntern Extinction des espèces: entre responsabilité individu- Office fédéral de l’agriculture (OFAG) 08 elle et irresponsabilité collective 26 Disparition et promotion des variétés de plantes Yves Gonseth cultivées Markus Hardegger et Philipp Holzherr Les mécanismes de l’extinction Carte de la biodiversité 10 Werner Suter 28 Le Plateau négligé Appauvrissement insidieux 12 des prairies maigres du Jura suisse Jürg Stöcklin et Seraina Nuotclà Une promotion élégante des espèces 14 Entretien avec Raffael Ayé et Stefan Eggenberg sur l’importance et l’avenir de la conservation des espèces Extinction des taxonomistes et systématiciens 17 Ivo Widmer Besoin d’amélioration des Listes rouges 18 Benedikt R. Schmidt Révolutionner la protection de la nature en l’ancrant 20 dans l’évidence scientifique! Benedikt R. Schmidt, Ulrich Hofer et Raphaël Arlettaz À propos des illustrations du présent HOTSPOT Les espèces ne disparaissent pas seulement dans les forêts vierges et les récifs de coraux, mais aussi en Suisse. Les encadrés qui illustrent ce numéro de HOTSPOT présentent huit espèces qui se sont vues privées de leurs moyens de subsistance en Suisse au cours des dernières décennies. HOTSPOT 36 | 2017 3
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces Introduction Extinction: la pointe de l’iceberg Gregor Klaus et Daniela Pauli En mai 2017 a paru une étude de trois biolo- nacées subissent également des diminutions té génétique et fonctionnelle en l’espace de gistes de renom de l’Université nationale auto- d’effectifs. quelques générations (Vonlanthen et al. 2012). nome de Mexico et de l’Université de Stanford, Avec les populations disparaissent souvent dont le message ne manque pas d’interpeller: des variantes génétiques qui étaient particu- Pertes lourdes de conséquences le déclin de la biodiversité est beaucoup plus lièrement bien adaptées aux conditions lo- La disparition d’espèces a des incidences sur radical que ne le suggère l’extinction plané- cales. Dans les biocénoses, ces absences sont les propriétés des écosystèmes. Certains ser- taire d’espèces (Ceballos et al. 2017). La si- compensées par des espèces qui parviennent vices tels que la fonction récréative, la pro- xième extinction massive bat son plein. Pour à s’intégrer dans le paysage modifié par l’être tection contre l’érosion du sol, la forma- leur analyse, les scientifiques avaient exami- humain. Il s’agit le plus souvent d’espèces dé- tion de sol, la régulation climatique et bien né les données relatives à 27 600 espèces de jà fréquentes et friandes de nutriments, ou d’autres encore ne peuvent plus être assurés vertébrés et constaté que la vitesse de dispa- d’espèces exotiques (Gossner et al. 2016). À pe- dans la même mesure (Cardinale et al. 2012). rition de certaines populations était extrême- tite comme à grande échelle, la diversité s’ap- Exemple: aujourd’hui, en automne, des quan- ment élevée, y compris chez des espèces consi- pauvrit: les continents, les régions et les pay- tités gigantesques de feuilles ne tardent pas à dérées comme non menacées. Les 177 espèces sages s’uniformisent du point de vue de leur recouvrir le sol des forêts. Sur chaque hectare de mammifères pour lesquelles ils disposaient biodiversité. de forêt mixte, environ cinq tonnes de feuilles d’informations détaillées ont perdu 30 % ou et de résidus de bois en moyenne tombent des plus de leur aire de distribution; pour plus de L’homme influence l’apparition arbres. Si, au fil des années, la forêt n’a pas 40 % des espèces, cette perte de surface excède et la disparition des espèces été submergée par un océan de feuilles, c’est même plus de 80 %. Les analyses révèlent que Les premiers signes de vie remontent peut- grâce à une multitude d’organismes vivant la Terre connaît des régressions et des extinc- être à 4,3 milliards d’années dans l’histoire de dans le sol tels que bactéries, champignons, tions massives de populations, qui aboutiront, la planète (Matthew et al. 2017). Les premiers coléoptères, cloportes, vers, gastéropodes, selon les auteurs, à une cascade d’incidences micro-organismes auraient ainsi déjà colonisé acariens et mille-pattes, qui dégradent les ré- négatives sur les fonctions et les services éco- notre planète quelques centaines de millions sidus végétaux et libèrent, ce faisant, des nu- systémiques, pourtant indispensables à la sur- d’années après son apparition. Depuis lors, et triments remis à la disposition des arbres. La vie de l’humanité. malgré l’interruption due à cinq extinctions décomposition de la litière feuillue ne fonc- massives accidentelles, un nombre incroyable tionne toutefois que si la communauté des dé- Des pertes à tous les niveaux d’espèces se sont développées: les chercheurs composeurs est nombreuse et variée. C’est à L’être humain est sur le point de boulever- estiment que 8,7 millions de formes de vie dif- cette conclusion qu’ont abouti des chercheurs ser les écosystèmes de la planète. Par suite férentes (hors bactéries et archées) existent qui ont analysé la dégradation du feuillage de la déforestation et de la réaffectation des sur Terre (Mora et al. 2011). dans diverses forêts (Barnes et al. 2016). Les surfaces herbagères et des zones humides La condition préalable à la formation de nou- résultats montrent que le fonctionnement en particulier, la masse végétale mondiale velles espèces est, en règle générale, la di- des écosystèmes est finalement déterminé par s’est réduite de moitié. Désormais, le poids vision de populations homogènes par suite une corrélation simple: plus il y a d’animaux de tous les êtres humains excède d’un ordre d’épisodes géologiques ou climatiques, ou la différents et plus la biocénose est riche en es- de grandeur le poids de tous les mammifères spécialisation dans diverses niches. Exemple pèces, mieux le système fonctionnera. terrestres vivant à l’état sauvage (Smil 2011). impressionnant de formation d’espèces: la di- Au cours des dernières années et décennies, En même temps, cette déperdition massive versité des féras dans les lacs subalpins sep- les chercheurs n’ont cessé de mettre en évi- ne s’observe pas tant au niveau du nombre tentrionaux de Suisse. Les féras ont coloni- dence que la diversité spécifique stabilisait d’espèces à l’échelle mondiale ou nationale. sé les lacs après la dernière glaciation il y a les écosystèmes et donc le monde (Fetzer et Ce qui est beaucoup plus dramatique, c’est la environ 15 000 ans, et ils se sont subdivisés al. 2015, p. ex.): dans le cadre de leurs expé- diminution et la disparition de populations à en plusieurs espèces au fil des millénaires riences en laboratoire, ils ont pu montrer que l’échelle locale et régionale (cf. pp. 8 et 12). En (Fierz 2015). À l’heure actuelle, 25 espèces de les espèces qui jouaient un rôle secondaire Suisse, plus d’un tiers de toutes les espèces féra sont connues en Suisse. Pourtant, avec pour le fonctionnement d’un écosystème sont considérées comme en danger, car leurs l’eutrophisation des lacs entre 1950 et 1990, dans des conditions environnementales fa- effectifs sont en déclin, des populations dispa- l’homme a engagé un processus inverse: vorables pouvaient exercer une fonction es- raissent où elles ne disposent (plus) que d’une comme, pendant cette période, beaucoup de sentielle dans des conditions défavorables, ce petite aire de distribution. À cet égard, il ne lacs ne contenaient plus guère d’oxygène dans qui constitue un argument de poids pour la faut pas perdre de vue que les Listes rouges les zones profondes, les féras spécialistes qui conservation de la diversité spécifique en pé- donnent une image trop optimiste de l’état se nourrissaient et se reproduisaient en eaux riode de changement climatique. des espèces en raison des critères rigoureux profondes ont dû se rabattre sur des eaux Des études ont pu en outre mettre en évi- d’appréciation de la menace (cf. p. 18); bon moins profondes. Ils s’y sont croisés avec des dence que non seulement les espèces ani- nombre d’espèces qui ne sont pas jugées me- espèces apparentées et ont perdu leur unici- males et végétales fréquentes mais aussi les 4 HOTSPOT 36 | 2017
Espèce éteinte en Suisse: Meesia longiseta était encore répan- due en Suisse au XIXe siècle dans les Meesie à longue soie bas-marais. Au début du XXe siècle, quelques individus isolés furent en- (Meesia longiseta) core observés dans le Jura et sur le Plateau. La dernière observation en Suisse remonte à 1928 (Katzensee, Zurich). Aujourd’hui, l’espèce a en grande partie disparu d’Europe cen- trale, exception faite de minuscules populations résiduelles dans les Carpates. On ne la trouve plus au- jourd’hui qu’en Scandinavie et dans le nord de la Russie. Sa disparition s’explique probablement par le ré- chauffement du climat observé de- puis le petit âge glaciaire (vers 1850) ainsi que par la destruction des ma- rais liée au drainage et à l’eutrophi- sation. Texte Norbert Schnyder, Centre national de don- nées et d’informations sur les bryophytes de Suisse Photo Michael Lüth espèces rares pouvaient revêtir une grande qu’un faible pourcentage de la superficie du villes de Suisse, des microstructures et des importance pour le fonctionnement des éco- pays et elles sont trop réduites pour garantir biotopes protègent cet animal joli et utile systèmes (Mouillot et al. 2013, Soliveres et al. la survie à long terme des espèces rares. Bon qu’est l’hermine. Même des agriculteurs si- 2016). La disparition locale, régionale ou pla- nombre d’espèces menacées ou prioritaires non peu intéressés par l’écologie se montrent nétaire d’espèces est donc comparable à l’ef- au niveau national vivent par conséquent en enthousiastes. facement involontaire de fichiers et de dos- dehors des périmètres fixés par l’homme. Il Les espèces permettent de susciter des émo- siers sur le disque dur d’un ordinateur: il se importe donc de créer de nouvelles zones tions positives par rapport au miracle et à peut que, tôt ou tard, des composantes du protégées. Mais leur réalisation est politi- la diversité de la vie. Et c’est précisément ce système d’exploitation ou des données abso- quement et socialement difficile, car chaque dont la protection de la biodiversité a urgem- lument essentielles soient effacées. mètre carré de sol est l’objet de diverses exi- ment besoin. gences d’utilisation. Il faut donc concentrer La protection des espèces la promotion de la biodiversité en Suisse sur Bibliographie: www.biodiversity.ch/hotspot suscite des émotions une exploitation respectueuse de la biodiver- En Suisse, jusqu’à maintenant 247 espèces ont sité à l’échelle nationale et sur la protection disparu (cf. p. 22). Beaucoup d’autres espèces de secteurs sélectionnés. Moins l’exploitation ne sont plus présentes que sous forme de du sol dans son ensemble est durable, plus il quelques individus. Si elles ne disparaissent faut mettre de surface sous protection. pas complètement, c’est souvent grâce aux Pour aller de l’avant, il faut que les mesures mesures de conservation des espèces adop- de protection de la nature prennent davan- tées au cours des dernières années et décen- tage en considération les derniers acquis de nies (cf. p. 14 ss.). Des espèces de vertébrés la science (cf. p. 20); mais il faut aussi des coa- autrefois disparues ont pu revenir, après que litions novatrices et le courage de lancer des la chasse eut été régulée; d’autres ont été ré- projets d’envergure. Il serait envisageable, introduites. En revanche, la situation se dé- par exemple, d’attirer davantage l’attention grade pour de nombreux invertébrés (cf. p. 8), sur quelques espèces attrayantes et d’accélé- et les espèces des terres cultivées continuent rer systématiquement leur protection. Le fait de se heurter à de gros problèmes (cf. p. 10). que les gens s’enthousiasment plus facile- Gregor Klaus est rédacteur de HOTSPOT et journa- Les espèces ont besoin, pour survivre, d’une ment pour des espèces que pour des milieux liste scientifique indépendant. surface suffisante, offrant la qualité et l’ac- plaide en faveur de cette approche. Le succès Daniela Pauli est directrice du Forum Biodiversité cessibilité requises. En Suisse, les zones pro- du Réseau hermine (www.wieselnetz.ch) en Suisse. tégées actuelles ne représentent cependant donne un bon exemple: dans de nombreuses Contact: daniela.pauli@scnat.ch HOTSPOT 36 | 2017 5
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces L’érosion rampante de la diversité végétale La majorité des espèces ne dispa- Un paysan racontait un jour à quel point son dus, l’un des signaux les plus clairs d’une raissent pas du jour au lendemain. épouse avait désormais de la peine à ramasser future extinction locale, n’est que rarement un bouquet de fleurs sauvages. Autrefois, di- quantifié. La plupart du temps, seul un ex- Le plus souvent, le processus d’ex- sait-il, il lui suffisait d’aller cueillir des fleurs pert connaissant une station ou une région tinction est lent. Si lent qu’on le dans la prairie toute proche. Mais les fleurs y parvient à percevoir une diminution locale prend malheureusement trop tard ont disparu peu à peu. Heureusement, il y en de la densité de plantes, sur la base de ses sou- avait encore sur quelques talus de route pas venirs ou de quelques estimations de densité au sérieux. Une tragédie qui se trop loin de la ferme. Mais aujourd’hui, les ou de surface. déroule à notre porte et qui est fleurs colorées ont même disparu de ces talus. C’est donc principalement au niveau du loin de se limiter aux espèces les nombre de populations que le phénomène Condamnées à disparaitre d’extinction locale est quantifiable. Malheu- plus rares. Christophe Bornand, Lionel Les observations de ce paysan, ce sont les reusement, il est alors souvent trop tard pour Sager mêmes que celles de tous les naturalistes de mettre en place un plan de conservation. La Suisse: une lente érosion de la diversité des grande campagne de revisite de stations an- espèces dans une région. Malheureusement, ciennes visant à mesurer des tendances pour ce processus d’extinction locale met souvent la révision de la dernière Liste rouge des des années pour être perçu. Car le processus plantes vasculaires a permis de mettre en évi- est lent. Il commence généralement par la di- dence ce phénomène. Dans toute la Suisse, minution graduelle du nombre d’individus. grâce à la collaboration de plus de 400 bota- On s’habitue alors à ce que l’espèce pousse nistes bénévoles, près de 6000 stations histo- de manière disparate, on oublie qu’elle était riquement connues ont été contrôlées. Dans bien plus abondante auparavant. Quelques presque 50 % des cas, l’espèce n’a pas été années plus tard, c’est une station qui dispa- retrouvée. En projetant les résultats positifs raîtra. Mais l’espèce restera encore présente et négatifs de ces recherches à l’échelle des longtemps dans la région, avant de s’éteindre grandes régions biogéographiques de Suisse, complètement. on voit bien apparaître les régions où le phé- Ainsi, au niveau de la distribution générale nomène d’extinction local est le plus marqué, de l’espèce en Suisse, le déclin d’une espèce toutes espèces recherchées confondues. La peut longtemps rester imperceptible. En ef- carte de la figure 1 montre à quel point le Pla- fet, quelques populations peuvent subsister teau suisse est touché par ces extinctions lo- dans une région, quand bien même les condi- cales de stations pour des plantes déjà consi- tions générales sont défavorables à sa survie à dérées comme menacées dans la Liste rouge long terme. On parle alors de «dette d’extinc- de 2002. Le Jura et les Préalpes sont aussi sous tion» qui correspond à une prédiction d’ex- pression alors que la situation est globale- tinctions futures en raison d’événements pas- ment plus stable dans les régions alpines qui sés. Ce problème est tout particulièrement subissent néanmoins une érosion marquée marqué pour des espèces à longévité élevée, dans les secteurs de basse altitude. où la présence d’individus de plus en plus âgés peut complètement cacher l’absence de Monitoring des populations renouvellement des effectifs. Bien entendu Des suivis réguliers, reproductibles et re- le concept inverse de «crédit de colonisation» présentatifs de populations d’espèces priori- doit aussi être pris en compte dans les restau- taires sont nécessaires à la détection précoce rations et remise en connectivité d’habitats de tendances négatives. Ils permettent égale- afin de ne pas sous-estimer les effets de ces ment de mesurer au fil du temps les effets des actions en raison de dynamiques démogra- actions mises en œuvre en faveur de la bio- phiques et de colonisations lentes. diversité. Info Flora s’investit dans plusieurs programmes de suivi de la biodiversité. Grâce Mesurer le déclin à l’aide de notre réseau d’observateurs enga- Les problèmes de renouvellement des indivi- gés dans des missions telles que des inven- dus sont cependant extrêmement difficiles et taires régionaux ou des revisites de stations coûteux à mettre en évidence chez les plantes connues, les données disponibles sur l’état ac- comme chez de nombreux organismes. De tuel de la biodiversité augmentent. Nous sou- la même manière, suivre quantitativement haitons étendre ces missions en proposant un l’évolution de la densité des individus dans protocole simple de suivi de population. Ces une population de plantes est un luxe qu’on contributions de nos observateurs améliore- ne peut que trop rarement se payer. Pour raient directement l’état des connaissances cette raison, un déclin du nombre d’indivi- sur un plus grand nombre de stations que ne 6 HOTSPOT 36 35 | 2017
le permettent les coûts de suivis fins. Ces der- niers sont toutefois nécessaires aux détections précoces et doivent s’appliquer sur un échan- Espèce éteinte en Suisse: tillon représentatif des populations d’espèces prioritaires. Violette naine Banalisation de la flore (Viola pumila) Presque toutes les espèces menacées ou po- tentiellement menacées figurant sur la Liste rouge 2016 ont vu un recul de leurs effectifs ou de leurs aires de présence depuis le début Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la violette naine pous- du siècle. Par contre, la situation n’est pas uni- saient dans les bas-marais des grandes fo- forme entre les types d’habitats et les milieux rêts alluviales le long du Rhône, de l’Aar maigres ainsi que les milieux humides sont et du Rhin. Sa disparition est directe- les plus touchés comme le montre la figure ment liée à la canalisation de ces 2. Dans de tels habitats, une extinction locale cours d’eau, à l’assèchement des traduit une diminution de la qualité de l’ha- zones humides et à l’évolution bitat ou une destruction pure et simple de la ultérieure de l’utilisation du station. Ces processus sont pratiquement irré- sol. Les derniers habitats dispa- versibles au vu du temps de régénération par- rurent entre 1900 et 1940 dans fois lent des habitats. Ce sont aussi dans ces les cantons de Genève, du Va- habitats que de nombreuses espèces sont dé- lais, de Berne, de Thurgovie et pendantes de mesures de conservation sans de Schaffhouse. La dernière lesquelles leur survie à long terme serait com- observation remonte à 1943 promise. (Prangins, canton de Vaud) («ha- Les plantes pionnières liées aux zones rudé- bitat détruit par le drainage l’an- rales sont également sous pression. S’il est née de sa découverte»). normal que des espèces disparaissent natu- L’espèce est en régression dans rellement d’une station après quelques an- toute l’Europe; elle est considérée nées à mesure des successions végétales, notre comme très menacée dans tous les pays paysage actuel laissant de moins en moins de voisins. L’éloignement des populations en- place aux espèces pionnières, une extinction vironnantes de même que l’absence presque to- locale peut rapidement impliquer une extinc- tale d’habitats appropriés en Suisse ne suscitent guère tion à plus large échelle. Chaque parcelle de l’espoir d’une recolonisation naturelle. basse et moyenne altitude possède son type d’exploitation et les chances qu’une nouvelle zone rudérale apparaisse sont donc pratique- Texte Christophe Bornand, Info Flora ment nulles. Photo Christoph Käsermann Loin de se limiter aux espèces les plus mena- cées qui figurent sur la Liste rouge, le phéno- mène d’extinction locale concerne un plus grand nombre de plantes. Bien souvent, ce sont toutes les espèces d’une communauté qui sont concernées. Les espèces menacées représentent le sommet d’un iceberg dont la partie cachée est la banalisation de la biodiver- sité dans nos paysages. Pour inverser cette tendance, une prise de générale de ces milieux et en augmente en- Christophe Bornand et Lionel Sager sont tous conscience de la valeur des structures pay- core la fragmentation. À l’échelle locale, les deux responsables de la section Monitoring à sagères et de milieux naturels à l’échelle ré- chaque talus de route, chaque haie et ourlet Info Flora. Christophe Bornand a fait une thèse à gionale est nécessaire. Il n’est pas correct de d’espèces indigènes et chaque parcelle de pré l’Université de Berne en lien avec la Liste rouge. minimiser l’impact d’actions sur de petites maigre ont leur importance. Sans un passage Lionel Sager, qui a fait sa thèse à l’Université de surfaces: le drain creusé dans le dernier frag- à l’action, nous risquons de devoir oublier du- Genève, est spécialiste des plantes aquatiques. ment de pré humide, l’engrais épandu sur le rablement le plaisir de cueillir un bouquet de Contacts: christophe.bornand@infoflora.ch, lionel. dernier lambeau de pré maigre. Chacune de fleurs des champs ou d’écouter le chant des sager@infoflora.ch ces petites atteintes participe à l’érosion grillons à notre porte. HOTSPOT 35 | 2017 7
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces Extinction des espèces: entre responsabilité individuelle et irresponsabilité collective Tandis que quelques espèces de vertébrés autrefois disparues sont parve- nues à se réétablir, le recul de nombreux invertébrés persiste. Parfois, ces pertes sont imputables aux individus, mais souvent, l’irresponsabilité col- lective en est la cause. Pour enrayer cette spirale descendante, une réac- tion rapide, individuelle et collective, s’impose. Yves Gonseth Au début du XXe siècle, l’ours, le loup, le lynx, contre l’émergence d’une politique d’éradica- espèces animales (tous les vertébrés et 10 % le castor, le sanglier, le cerf, le bouquetin, le tion concertée (irresponsabilité collective) et/ environ de la faune invertébrée), représenta- balbuzard pêcheur, le gypaète, l’ibis chauve, ou l’évolution des techniques (apparition du tives des principaux habitats du pays (cours et l’esturgeon, la truite de mer, le saumon… fusil à répétition; corrections des cours d’eau, plans d’eau, milieux ouverts secs ou humides, avaient disparu de Suisse, et les populations construction des grands barrages…) pour que forêts), ont été évaluées au moins une fois. Les du chevreuil, du chamois, du héron cendré, du l’érosion des populations des autres espèces lignes qui suivent soulignent les principaux harle bièvre, de l’aigle royal, du hibou grand- soit telle qu’elles finissent par disparaître, enseignements des travaux réalisés. duc et du grand corbeau étaient au plus bas. Si d’abord du Plateau (pour celles qui y vivaient) Pour chaque groupe retenu, l’analyse critique une Liste rouge des animaux menacés avait été puis du Jura et des Alpes. des données publiées et le relevé des spécimens réalisée à cette époque sur la base des critères en collection sont un préalable indispensable à actuellement utilisés, les premières auraient Processus d’extinction, l’établissement d’une Liste rouge. En effet, sur été considérées comme éteintes en Suisse et les critères des Listes rouges les 74 espèces animales considérées comme secondes, comme menacées d’extinction. Les processus impliqués, quelle que soit la disparues de Suisse en 1994, 15 n’ont en réalité Les connaissances accumulées et l’évolution taille initiale de la population ou de l’aire de jamais appartenu à la faune de notre pays. récente des populations suisses de ces espèces distribution des espèces concernées, sont im- Pour préciser le statut des espèces, l’acqui- prouvent, qu’à de rares exceptions près (ibis muables: pressions locales parfois fatales aux sition de données de terrain est incontour- chauve, balbuzard par ex.), elles avaient été espèces les plus sensibles; pour la majorité nable. Ainsi, sur les 61 espèces d’abeilles sau- «régulières», «communes» voire «abondantes» des autres, augmentation des pressions lo- vages considérées comme disparues de Suisse sur tout ou partie du territoire national. Com- cales et régionales impliquant la diminution en 1994, 38 ont été retrouvées grâce aux re- ment dès lors expliquer leur chute? du nombre et de la taille de leurs populations, cherches réalisées depuis. morcellement de leur aire de distribution Politique d’éradication concertée puis, si rien n’est entrepris pour y remédier, Modification du statut Que cela soit par ignorance, convoitise, peur extinction régionale puis nationale. Les princi- Le statut de nombreuses espèces de la grande atavique ou nécessité, elles furent de tout pales variables aujourd’hui utilisées pour éva- faune s’est amélioré depuis un siècle à la suite temps persécutées, chassées ou pêchées par luer le statut de menace des espèces sont ain- de la régulation (cerf, chevreuil, chamois, l’homme sur l’ensemble de leur aire de distri- si précisées: évolution temporelle de la taille sanglier…) ou de l’interdiction de leur chasse bution, la pression diminuant toutefois d’in- de leur population (rarement quantifiable) et/ (aigle royal, grand corbeau, hibou grand- tensité des régions les plus peuplées aux plus ou évolution temporelle de la surface de leur duc…) associée à une politique active de réin- reculées. L’importance d’actes individuels aire de distribution (quantifiable pour tous les troduction (bouquetin, castor, lynx, gypaète) dans l’érosion de leurs populations fut d’au- groupes). À ces variables s’ajoutent les degrés ou à une recolonisation progressive du ter- tant plus forte que la taille de leur popula- de morcellement de leur aire de distribution ritoire à partir de réservoirs naturels (loup, tion, la surface de leur aire de distribution ou et d’isolement de leurs populations et la pré- ours). La précarité du statut actuel de cer- leur pouvoir reproductif étaient faibles. L’ibis carité de leur habitat. taines de ces espèces est moins due à leurs exi- chauve, dont les poussins étaient très prisés des La Suisse, sous l’égide de l’Office fédéral de gences écologiques, assez faibles, qu’à la per- gastronomes, disparut de ses quelques sites de l’environnement, a lancé un programme am- sistance de haines irrationnelles (loup, ours) nidification du Jura central et de Suisse orien- bitieux d’évaluation du statut de Liste rouge ou à l’inachèvement des mesures prévues tale au XVIIe siècle déjà, peu après sa descrip- des espèces présentes sur son territoire au dé- pour assurer leur retour (assainissement des tion par Conrad Gessner (1555). Il fallut par but des années 1990. Depuis lors, plus de 3800 barrages pour le saumon par ex.). 8 HOTSPOT 36 | 2017
Espèce éteinte en Suisse: Œdipodes des torrents (Bryodemella tuberculata) Les bancs alluviaux sporadiquement inondés thoptère encore et bouleversés par les crues qui jalonnent présente à la fin les rives naturelles des cours d’eau sont l’ha- du XIXe siècle bitat préférentiel d’une faune pionnière dans les allu- très spécialisée. Nombreuses sont en Suisse vions du Rhône à les espèces caractéristiques de ces milieux Genève et de plu- qui ont souffert de la correction des rives sieurs espèces de des grands cours d’eau de plaine et moyenne Coléoptères Carabi- montagne et de la baisse des processus d’al- dés telles Amara concin- luvionnement due à la régulation du débit na (dernière mention en de leurs eaux. C’est le cas de Bryodemella tu- 1900), Bembidion larticolle berculata, une espèce d’Orthoptère autrefois (1940), Bembidion velox (1886) liée aux bancs alluviaux graveleux et caillou- ou Cylindera arenaria (1962). teux de l’Inn entre Ardez et S. Nicla et dont la dernière observation remonte à 1959. C’est Texte Yves Gonseth, Info Fauna également le cas de Xya variegata, autre Or- Photo Christian Roesti Les mesures de conservation prises au cours Base de la pyramide écologique attaquée des dernières décennies ont aussi favorisé la À cet inquiétant constat s’ajoutent les très stabilisation voire parfois l’amélioration du nombreuses espèces dont l’aire de distribu- statut de certaines espèces de la petite faune. tion nationale a fondu au cours des dernières Leucorrhinia pectoralis, libellule qui en 2002 décennies (Coenonympha glycerion, Hipparchia fa- avait quasi disparu de Suisse, a récemment gi, Melitaea parthenoides [Lepidoptera], Lamia tex- (re)colonisé la plupart des grandes tourbières tor [Coleoptera]…) et qui souligne que la chute jurassiennes à partir de ses réservoirs de vertigineuse de biomasse d’insectes constatée Franche-Comté. Elle a ainsi rejoint la cohorte récemment dans une étude en Rhénanie-West- d’espèces qui, après un net recul, ont vu leurs phalie (D) n’est pas un cas isolé. L’intensifica- populations se stabiliser à la suite de la mise tion des pratiques agricoles, l’épandage gé- sous protection et de la revitalisation de leur néralisé de biocides, la surexploitation des habitat. ressources en eau, la gestion calamiteuse des Il n’en demeure pas moins que 219 des 1880 haies, lisières, talus routiers et ferroviaires, le espèces dont le statut de Liste rouge a été ré- rajeunissement excessif des forêts ont des ef- cemment réévalué ont actuellement disparu fets dévastateurs, y compris sur les milieux (59) ou sont au bord de l’extinction (160). Les protégés. La base de la pyramide écologique premières sont, à l’instar d’Onychogomphus un- est attaquée; c’est à court terme l’ensemble de catus (illustration p. 19) ou Bryodemella tuber- la biocénose qui en souffrira. culata (illustration en-haut), surtout liées aux Par le passé, les individus et la société dans grands cours d’eau et à leurs rives alors que son ensemble étaient responsables de l’évo- les secondes colonisent divers types de mi- lution de la biodiversité. Il en est de même lieux: sources et petits ruisseaux (Leuctra ra- pour l’avenir. L’expérience accumulée montre vizzai, Nemura uncinata, Protonemoura nimborella qu’à ce jour, rien n’est irréversible. Il est ain- [Plecoptera]), rives lacustres (Epitheca bimacu- si d’autant plus important que nous prenions lata, Nehalennia speciosa [Odonata]), bas marais conscience de cette responsabilité individuelle L’entomologiste Yves Gonseth est directeur d’Info périodiquement inondés (Coenonympha tullia et collective, et que nous abandonnions in- Fauna (CSCF) à Neuchâtel depuis 1990. Dans le [Lepidoptera], Sympetrum flaveololum [Odonata], différence, feinte ignorance ou déni. C’est la cadre de ses activités, il a notamment été chargé Vertigo geyeri [Mollusca]), pelouses maigres (Oe- seule façon de parvenir à enrayer l’extinction de coordonner les travaux menés pour réaliser ou dalus decorus [Orthoptera], Chazara briseis, Pyr- des espèces et d’assurer le retour d’une partie actualiser les Listes rouges de nombreux groupes de gus onopordi [Lepidoptera]) et forêts primaires au moins des espèces disparues. la faune suisse. (Cerambyx cerdo, Mesosa curculionoides, Osmoder- Contact: yves.gonseth@unine.ch ma eremita [Coleoptera]) pour n’en citer que quelques-unes. HOTSPOT 36 | 2017 9
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces Les mécanismes de l’extinction La disparition d’une espèce résulte Le classement d’espèces dans les Listes rouges non menacées se révèlent peu sensibles; en en général de plusieurs causes et s’effectue en fonction du risque d’extinction. revanche, les espèces menacées d’extinction Les espèces sont exposées à des risques variés. sont jugées très vulnérables. Cela dépend facteurs. Leur importance relative L’élucidation de leurs causes est un champ de la biologie des espèces ou, comme le dit a évolué au fil du temps et varie d’activité important en biologie appliquée à dans le jargon biologique, de leurs «life his- aujourd’hui à l’échelle mondiale. la protection de la nature, car une espèce ne tories» (biographies) et de leurs traits caracté- peut être aidée que si l’on sait pour quelle rai- ristiques (Bennett et al. 2005). En font partie Werner Suter son ses effectifs diminuent. Il s’agit en outre non seulement les caractéristiques directes de de pouvoir apprécier en temps opportun les la biographie (taille du corps, durée de vie et risques à venir. taux de reproduction, p. ex.), mais aussi des propriétés telles que la taille de la population Des facteurs internes ou la situation et l’étendue de l’aire de distri- influencent la vulnérabilité d’une espèce bution. Les différences entre les évolutions des effec- Les causes d’une vulnérabilité accrue s’ob- tifs et donc entre les risques d’extinction dé- servent, par exemple, dans l’analyse des épi- pendent de facteurs internes (intrinsèques) et sodes d’extinction survenus jusque-là. Sur les externes (extrinsèques). Les facteurs intrin- 1500 à 2000 espèces d’oiseau disparues dans le sèques déterminent la vulnérabilité d’une monde, 79 % vivaient sur des îles océaniques espèce par rapport aux facteurs de menace et seulement 10 % sur des continents (Szabo extérieurs. Les espèces considérées comme et al. 2012). De même, chez les mammifères, Espèce éteinte en Suisse: Pie-grièche grise (Lanius excubitor) Dans les années 1950, la pie-grièche grise dernières décennies. Bien que la pie-grièche était encore très répandue à basse altitude; grise niche encore en France voisine (Lor- dans les années 1970, sa répartition était raine, Franche-Comté), les chances de recolo- encore clairsemée. Le recul s’accéléra en- nisation en Suisse sont minces. Il n’a pas été suite et la dernière couvée fut observée possible jusqu’à présent de reconstituer des en 1985 en Ajoie. Aujourd’hui, l’espèce habitats de qualité suffisante et sur des sur- est éteinte en Suisse, au même titre faces suffisantes. que la pie-grièche à poitrine rose et, plus récemment, la pie-grièche à tête Texte Raffael Ayé, ASPO/BirdLife Suisse, et Hans Schmid, rousse. Ces trois espèces affectionnent Station ornithologique suisse, Sempach les paysages cultivés riches en struc- Photo Michael Gerber tures, en arbres (fruitiers), en haies et en prés fleuris. Les améliorations foncières et l’industrialisation de l’agriculture ont provoqué la disparition de leurs habitats. Les trois espèces de pie-grièche se nour- rissent notamment de gros insectes, dont les effectifs ont fortement diminué dans les 10 HOTSPOT 36 | 2017
les espèces insulaires disparaissaient plus sou- sont proches de l’extinction, les causes se ren- tat ont été satisfaites dans le paysage d’au- vent que les espèces continentales (Turvey et forcent souvent mutuellement, ce que l’on jourd’hui, et le taux de mortalité est de nou- Fritz 2011; Loehle et Eschenbach 2012). La vul- désigne par le terme de «vortex d’extinction» veau inférieur au taux de reproduction. nérabilité des espèces ne varie toutefois pas (Gilpin et Soulé 1986). Cependant, à l’échelle Certaines espèces synanthropes autrefois fré- seulement sur un plan géographique; elle évo- mondiale, trois causes principales sont res- quentes, telles que le lièvre d’Europe, le ham lue aussi en fonction de l’appartenance paren- ponsables de l’extinction ou de la mise en pé- ster d’Europe, la perdrix grise ou l’alouette tale. Ainsi, chez les oiseaux, les pigeons, les ril des oiseaux et des mammifères: des champs, accusent en revanche de lourdes perroquets et les gallinacés sont fortement > Surexploitation des espèces par la chasse et pertes ou disparaissent même totalement du menacés ou connaissent une fréquence d’ex- la pêche, la mortalité qui en résulte, com- paysage rural. Là où des données ont été rele- tinction supérieure à la moyenne (Baillie et al. binée avec la mortalité naturelle, s’avérant vées sur la dynamique des populations, il ap- 2010). Chez les mammifères, il est en outre supérieure au taux de reproduction. C’est paraît souvent que la production de jeunes ne apparu que certaines familles perdirent leurs plus rapidement le cas chez les espèces à suffit plus à compenser la mortalité des ani- espèces les plus vulnérables dès la Préhistoire, reproduction lente; bon nombre de prima- maux âgés. Ainsi, des projets de réintroduc- si bien que certaines des formes ayant survé- tes sont donc victimes de la chasse à la vi- tion de la perdrix grise ont échoué, contrai- cu résistent mieux aux dangers aujourd’hui. ande de brousse et menacés d’extinction. rement aux animaux du premier groupe Une caractéristique importante de la biogra- > Introduction d’espèces devenues envahis- (bouquetin, lynx, gypaète barbu). Par contre, phie, et corrélée avec la vulnérabilité, est la santes, qui évincent les espèces indigènes des mesures d’amélioration de l’habitat systé- taille du corps. Les espèces de grande taille par la concurrence (surtout chez les plan- matiques et suffisamment vastes se sont révé- sont en moyenne davantage éteintes ou au- tes) et la prédation (chez les animaux). lées prometteuses pour certaines espèces des jourd’hui plus menacées que les petites. Cela C’est la principale cause de disparition des terres cultivées. n’a pas seulement à voir avec l’homme chas- espèces endémiques insulaires. seur, qui privilégie les grands fournisseurs de > Dégradation et destruction des habitats, Bibliographie: www.biodiversity.ch/hotspot viande, mais aussi avec des caractéristiques depuis la dévastation à grand échelle des biographiques, liées à la taille du corps. Ain- forêts et des zones humides jusqu’aux mo- si, les grandes espèces vivent en général plus difications insidieuses des anciens paysa- longtemps et ont un taux de reproduction ges ruraux. moindre, ce qui rend plus difficile de compen- ser les pertes d’effectifs. Elles sont également L’importance relative de ces trois causes a évo- présentes dans de plus faibles densités de po- lué au fil du temps et varie aujourd’hui dans pulation et donc plus rares que les espèces de le monde en fonction des milieux, de la densi- petite taille, qui se reproduisent plus vite. Par té de la population, de l’exploitation humaine ailleurs, les espèces ayant une aire de distri- et des conditions socioéconomiques (Rodri- bution réduite tendent à être plus menacées. gues et al. 2014). À l’avenir, les incidences du changement climatique se renforceront égale- Des facteurs externes ment. déterminent la diminution des effectifs Finalement, ce sont toutefois les facteurs ex- Diverses mesures de protection s’imposent ternes qui déterminent qu’une espèce vul- Les mesures prises contre l’extinction des es- nérable voit véritablement ses effectifs dimi- pèces ne peuvent aboutir que si l’on connaît nuer et doit être à l’avenir considérée comme bien les facteurs du recul des effectifs. Par- en danger ou menacée d’extinction. Les di- fois, une connaissance précise des paramètres verses causes de menace ont été classées en liés à la dynamique démographique s’avère onze catégories, dont dix sont anthropiques nécessaire. Le facteur déterminant est-il, par et une, naturelle (événements géologiques exemple, la production insuffisante de descen- tels qu’éruptions volcaniques) (Salafsky et al. dants, ou bien le taux de survie des adultes? 2008). À l’échelle planétaire, l’intensité de la En principe, il est plus facile d’aider une es- menace est étroitement liée à la densité dé- pèce victime d’une chasse excessive qu’une mographique humaine et à son accroisse- autre qui souffrirait de l’évolution de son ha- ment (McKee et al. 2013). Ainsi, au cours de bitat. Cela illustre parfaitement l’évolution Werner Suter fait de la recherche à l’Institut l’évolution, le taux d’extinction d’origine an- observée actuellement en Europe centrale, et fédéral de recherche WSL sur la biologie des thropique est au moins mille fois supérieur qui peut paraître paradoxale à première vue. animaux sauvages; il a longtemps été membre à celui d’ordre naturel. La disparition d’une Des espèces «sauvages» autrefois disparues du Forum Biodiversité. Il enseigne à l’EPFZ espèce n’est pas due à une seule cause. Sou- font aujourd’hui un retour marqué, non seu- l’écologie des vertébrés et la gestion de la vent, plusieurs facteurs se conjuguent, si bien lement des ongulés, mais aussi de grands car- faune sauvage. En automne 2017 paraîtra que la pondération des différentes contribu- nivores tels que le loup, le lynx, le pygargue à son manuel Ökologie der Wirbeltiere, d’où tions demeure toujours un peu subjective queue blanche ou le gypaète barbu. De toute le présent texte a été extrait et adapté. (Hayward 2009). Quand de petites populations évidence, leurs exigences en matière d’habi- Contact: werner.suter@wsl.ch HOTSPOT 36 | 2017 11
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