HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera

 
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Le point sur l’extinction des espèces

                                        36 | 2017
               Dialogue entre recherche et pratique
          Informations du Forum Biodiversité Suisse
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
IMPRESSUM		                                                Éditorial

                                                                             Substances toxiques dans les eaux, immissions
HOTSPOT                                                                      liées aux transports, modifications de l’utilisation
Revue du Forum Biodiversité Suisse                                           du sol, changement climatique, espèces envahis-
36| 2017                                                                     santes : l’évolution de l’environnement est un
                                                                             thème important pour notre société. Pourtant,
Éditeur
Forum Biodiversité Suisse, Académie des sciences
                                                                             nous sommes habitués à ce genre d’information.
naturelles (SCNAT), Laupenstrasse 7, case postale,                           En même temps, nous pensons, confiants, que
CH-3001 Berne, tél. +41 (0)31 306 93 40,                   quelqu’un résoudra les problèmes. En vérité, les succès ne
biodiversity@scnat.ch, www.biodiversity.ch.                manquent pas, en ce qui concerne, par exemple, les pollutions
                                                           massives de l’eau liées au miracle économique et aujourd’hui
Le Forum Biodiversité Suisse encourage l’échange           en grande partie rectifiées. De même, les nuisances sonores, les
de connaissances entre la recherche, l’administration,     concentrations excessives de polluants et même la concentration
la pratique, la politique et la société. HOTSPOT est
                                                           de CO2 dans l’atmosphère peuvent être en principe corrigées,
l’un des instruments de cet échange. Il paraît deux
fois par an en allemand et en français. Le prochain
                                                           si la volonté est réelle.
numéro de HOTSPOT paraîtra au printemps 2018.
Vous trouvez tous les numéros de HOTSPOT sur               Une conséquence des modifications de l’environnement est tou-
www.biodiversity.ch/hotspot                                tefois irréversible: l’extinction d’espèces. Avec chaque extinction
                                                           disparaît une branche unique de l’arbre de vie construit au fil des
Pour que le savoir sur la biodiversité soit accessible     millénaires. En cas d’extinction d’une espèce à l’échelle mondiale,
à toutes les personnes intéressées, nous souhaitons        le dernier individu et donc aussi le dernier gène spécifique de
maintenir la gratuité de HOTSPOT, mais toute contri-       cette espèce disparaissent à tout jamais. Tout commence par l’ex-
bution sera bienvenue. Compte HOTSPOT:
                                                           tinction locale: si les populations locales disparaissent peu à peu
PC 30-204040-6, IBAN CH91 0900 0000 3020 4040 6
                                                           d’une prairie autrefois riche en espèces, des combinaisons uniques
Rédaction: Daniela Pauli, Gregor Klaus, Ivo Widmer,        d’espèces, d’individus et de gènes se perdent, sans pouvoir être
Danièle Martinoli, Jodok Guntern.                          rétablies. Cette extinction locale se produit en permanence et par-
Mise en page / composition: Esther Schreier, Bâle.         tout dans notre paysage voué à une exploitation intensive.
Traduction française: Henri-Daniel Wibaut, Lau­
sanne.                                                     L’extinction n’est donc pas un événement rare, uniquement ob-
Impression: Print Media Works, Schopfheim im               servé dans les pays exotiques, mais elle se produit aussi chez nous
Wiesental (D). Papier: Circle matt 115 g/m2, 100  %
                                                           tous les jours. Pour bon nombre d’espèces, elle aboutit à long
Recycling.
Tirage: 3100 exempl. en allemand, 1000 exempl. en
                                                           terme à l’extinction régionale, nationale voire mondiale.
français.                                                  Les évolutions insidieuses, qui s’étalent sur de nombreuses années
                                                           de manière diffuse, sont moins évidentes que les changements
© Forum Biodiversité Suisse, Berne, octobre 2017.
                                                           soudains. Peu à peu, la perception de ce qui est normal et de ce qui
                                                           est insolite se confond. Pourtant, nous ne devons pas nous habi­
Les manuscrits sont soumis à un traitement rédac­          tuer à l’extinction! Elle n’est pas réparable et les raisons ne
tionnel. Ils ne doivent pas forcément refléter l’opinion   manquent pas pour justifier qu’une biodiversité riche et donc de
de la rédaction. Toute reproduction requiert l’autori-     nombreuses populations locales sont précieuses et ont le droit
sation écrite de la rédaction.                             d’exister.

Page de titre: Photos Beat Schaffner, Anwil                Dans le présent numéro de HOTSPOT, le Forum Biodiversité pré-
En-haut: Le Pic mar (Dendrocopos medius; à gauche
                                                           sente l’ampleur et les mécanismes de l’extinction en Suisse.
sur l’image) est inféodé aux vieilles chênaies. Pour
                                                           J’aimerais vous souhaiter une lecture plaisante, mais ce vœu me
protéger ce spécialiste sur le long terme en Suisse,
des mesures précises de conservation sont nécessai-        semble ici déplacé. Je préfère donc souhaiter que cette lecture vous
res.                                                       incite à percevoir les changements subis par la biodiversité et à
Milieu: Les milieux liés à l’eau – ici avec le Grand       vous engager dans l’amélioration de notre gestion des espèces de
pétasite (Petasites hybridus) – se trouvent tout parti-    Suisse.
culièrement sous pression en Suisse. En conséquence,
de nombreuses espèces y sont menacées.
En-bas: Les insectes comme ce syrphe (Sphaerophoria        Markus Fischer
sp.) sont importants pour la pollinisation des plantes
                                                           président du Forum Biodiversité Suisse
sauvages et cultivées. Dans l’ensemble, la biomasse
des insectes et ainsi des pollinisateurs a fortement
diminué au cours des dernières décennies.

2     HOTSPOT 36 | 2017
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Le point sur l’extinction des espèces

		Dossier                                                            		Rubriques
  Introduction                                                       		  Office fédéral de l’environnement (OFEV)
   04
  Extinction: la pointe de l’iceberg                                  22
                                                                     		  Sauvegarde et promotion des espèces par la Con-
		Gregor Klaus et Daniela Pauli                                          fédération
                                                                     		  Danielle Hofmann et Francis Cordillot

           L’érosion rampante de la diversité végétale               		  Forum Biodiversité Suisse
   06      Christophe Bornand et Lionel Sager                         24
                                                                     		  Agir sur les meilleures bases possibles
                                                                     		  Daniela Pauli, Danièle Martinoli, Jodok Guntern

           Extinction des espèces: entre responsabilité individu-    		         Office fédéral de l’agriculture (OFAG)
   08      elle et irresponsabilité collective                           26     Disparition et promotion des variétés de plantes
           Yves Gonseth                                                         cultivées
                                                                     		         Markus Hardegger et Philipp Holzherr

           Les mécanismes de l’extinction                            		         Carte de la biodiversité
   10      Werner Suter                                                  28     Le Plateau négligé

           Appauvrissement insidieux
   12      des prairies maigres du Jura suisse
           Jürg Stöcklin et Seraina Nuotclà

           Une promotion élégante des espèces
   14      Entretien avec Raffael Ayé et Stefan Eggenberg sur
		         l’importance et l’avenir de la conservation des espèces

           Extinction des taxonomistes et systématiciens
   17      Ivo Widmer

           Besoin d’amélioration des Listes rouges
   18      Benedikt R. Schmidt

  Révolutionner la protection de la nature en l’ancrant
   20
  dans l’évidence scientifique!
		Benedikt R. Schmidt, Ulrich Hofer et Raphaël Arlettaz

                                                                                À propos des illustrations du présent HOTSPOT
                                                                                Les espèces ne disparaissent pas seulement dans les forêts vierges
		                                                                              et les récifs de coraux, mais aussi en Suisse. Les encadrés qui
                                                                                illustrent ce numéro de HOTSPOT présentent huit espèces qui se
                                                                                sont vues privées de leurs moyens de subsistance en Suisse au
                                                                                cours des dernières décennies.

                                                                                                                                 HOTSPOT 36 | 2017   3
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces

Introduction
Extinction: la pointe de l’iceberg

Gregor Klaus et Daniela Pauli

En mai 2017 a paru une étude de trois biolo-          nacées subissent également des diminutions         té génétique et fonctionnelle en l’espace de
gistes de renom de l’Université nationale auto-       d’effectifs.                                       quelques générations (Vonlanthen et al. 2012).
nome de Mexico et de l’Université de Stanford,        Avec les populations disparaissent souvent
dont le message ne manque pas d’interpeller:          des variantes génétiques qui étaient particu-      Pertes lourdes de conséquences
le déclin de la biodiversité est beaucoup plus        lièrement bien adaptées aux conditions lo-         La disparition d’espèces a des incidences sur
radical que ne le suggère l’extinction plané-         cales. Dans les biocénoses, ces absences sont      les propriétés des écosystèmes. Certains ser-
taire d’espèces (Ceballos et al. 2017). La si-        compensées par des espèces qui parviennent         vices tels que la fonction récréative, la pro-
xième extinction massive bat son plein. Pour          à s’intégrer dans le paysage modifié par l’être    tection contre l’érosion du sol, la forma-
leur analyse, les scientifiques avaient exami-        humain. Il s’agit le plus souvent d’espèces dé-    tion de sol, la régulation climatique et bien
né les données relatives à 27 600 espèces de          jà fréquentes et friandes de nutriments, ou        d’autres encore ne peuvent plus être assurés
vertébrés et constaté que la vitesse de dispa-        d’espèces exotiques (Gossner et al. 2016). À pe-   dans la même mesure (Cardinale et al. 2012).
rition de certaines populations était extrême-        tite comme à grande échelle, la diversité s’ap-    Exemple: aujourd’hui, en automne, des quan-
ment élevée, y compris chez des espèces consi-        pauvrit: les continents, les régions et les pay-   tités gigantesques de feuilles ne tardent pas à
dérées comme non menacées. Les 177 espèces            sages s’uniformisent du point de vue de leur       recouvrir le sol des forêts. Sur chaque hectare
de mammifères pour lesquelles ils disposaient         biodiversité.                                      de forêt mixte, environ cinq tonnes de feuilles
d’informations détaillées ont perdu 30 % ou                                                              et de résidus de bois en moyenne tombent des
plus de leur aire de distribution; pour plus de       L’homme influence l’apparition                     arbres. Si, au fil des années, la forêt n’a pas
40 % des espèces, cette perte de surface excède       et la disparition des espèces                      été submergée par un océan de feuilles, c’est
même plus de 80 %. Les analyses révèlent que          Les premiers signes de vie remontent peut-         grâce à une multitude d’organismes vivant
la Terre connaît des régressions et des extinc-       être à 4,3 milliards d’années dans l’histoire de   dans le sol tels que bactéries, champignons,
tions massives de populations, qui aboutiront,        la planète (Matthew et al. 2017). Les premiers     coléoptères, cloportes, vers, gastéropodes,
selon les auteurs, à une cascade d’incidences         micro-organismes auraient ainsi déjà colonisé      acariens et mille-pattes, qui dégradent les ré-
négatives sur les fonctions et les services éco-      notre planète quelques centaines de millions       sidus végétaux et libèrent, ce faisant, des nu-
systémiques, pourtant indispensables à la sur-        d’années après son apparition. Depuis lors, et     triments remis à la disposition des arbres. La
vie de l’humanité.                                    malgré l’interruption due à cinq extinctions       décomposition de la litière feuillue ne fonc-
                                                      massives accidentelles, un nombre incroyable       tionne toutefois que si la communauté des dé-
Des pertes à tous les niveaux                         d’espèces se sont développées: les chercheurs      composeurs est nombreuse et variée. C’est à
L’être humain est sur le point de boulever-           estiment que 8,7 millions de formes de vie dif-    cette conclusion qu’ont abouti des chercheurs
ser les écosystèmes de la planète. Par suite          férentes (hors bactéries et archées) existent      qui ont analysé la dégradation du feuillage
de la déforestation et de la réaffectation des        sur Terre (Mora et al. 2011).                      dans diverses forêts (Barnes et al. 2016). Les
surfaces herbagères et des zones humides              La condition préalable à la formation de nou-      résultats montrent que le fonctionnement
en particulier, la masse végétale mondiale            velles espèces est, en règle générale, la di-      des écosystèmes est finalement déterminé par
s’est réduite de moitié. Désormais, le poids          vision de populations homogènes par suite          une corrélation simple: plus il y a d’animaux
de tous les êtres humains excède d’un ordre           d’épisodes géologiques ou climatiques, ou la       différents et plus la biocénose est riche en es-
de grandeur le poids de tous les mammifères           spécialisation dans diverses niches. Exemple       pèces, mieux le système fonctionnera.
terrestres vivant à l’état sauvage (Smil 2011).       impressionnant de formation d’espèces: la di-      Au cours des dernières années et décennies,
En même temps, cette déperdition massive              versité des féras dans les lacs subalpins sep-     les chercheurs n’ont cessé de mettre en évi-
ne s’observe pas tant au niveau du nombre             tentrionaux de Suisse. Les féras ont coloni-       dence que la diversité spécifique stabilisait
d’espèces à l’échelle mondiale ou nationale.          sé les lacs après la dernière glaciation il y a    les écosystèmes et donc le monde (Fetzer et
Ce qui est beaucoup plus dramatique, c’est la         environ 15 000 ans, et ils se sont subdivisés      al. 2015, p. ex.): dans le cadre de leurs expé-
diminution et la disparition de populations à         en plusieurs espèces au fil des millénaires        riences en laboratoire, ils ont pu montrer que
l’échelle locale et régionale (cf. pp. 8 et 12). En   (Fierz 2015). À l’heure actuelle, 25 espèces de    les espèces qui jouaient un rôle secondaire
Suisse, plus d’un tiers de toutes les espèces         féra sont connues en Suisse. Pourtant, avec        pour le fonctionnement d’un écosystème
sont considérées comme en danger, car leurs           l’eutrophisation des lacs entre 1950 et 1990,      dans des conditions environnementales fa-
effectifs sont en déclin, des populations dispa-      l’homme a engagé un processus inverse:             vorables pouvaient exercer une fonction es-
raissent où elles ne disposent (plus) que d’une       comme, pendant cette période, beaucoup de          sentielle dans des conditions défavorables, ce
petite aire de distribution. À cet égard, il ne       lacs ne contenaient plus guère d’oxygène dans      qui constitue un argument de poids pour la
faut pas perdre de vue que les Listes rouges          les zones profondes, les féras spécialistes qui    conservation de la diversité spécifique en pé-
donnent une image trop optimiste de l’état            se nourrissaient et se reproduisaient en eaux      riode de changement climatique.
des espèces en raison des critères rigoureux          profondes ont dû se rabattre sur des eaux          Des études ont pu en outre mettre en évi-
d’appréciation de la menace (cf. p. 18); bon          moins profondes. Ils s’y sont croisés avec des     dence que non seulement les espèces ani-
nombre d’espèces qui ne sont pas jugées me-           espèces apparentées et ont perdu leur unici-       males et végétales fréquentes mais aussi les

4      HOTSPOT 36 | 2017
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Espèce éteinte en Suisse:                                                                                     Meesia longiseta était encore répan-
                                                                                                                 due en Suisse au XIXe siècle dans les
   Meesie à longue soie                                                                                          bas-marais. Au début du XXe siècle,
                                                                                                                 quelques individus isolés furent en-
   (Meesia longiseta)                                                                                            core observés dans le Jura et sur le
                                                                                                                 Plateau. La dernière observation en
                                                                                                                 Suisse remonte à 1928 (Katzensee,
                                                                                                                 Zurich). Aujourd’hui, l’espèce a en
                                                                                                                 grande partie disparu d’Europe cen-
                                                                                                                 trale, exception faite de min­uscules
                                                                                                                 populations résiduelles dans les
                                                                                                                 Carpates. On ne la trouve plus au-
                                                                                                                 jourd’hui qu’en Scandinavie et dans
                                                                                                                 le nord de la Russie. Sa dispa­rition
                                                                                                                 s’explique probablement par le ré-
                                                                                                                 chauffement du climat observé de-
                                                                                                                 puis le petit âge glaciaire (vers 1850)
                                                                                                                 ainsi que par la destruction des ma-
                                                                                                                 rais liée au drainage et à l’eutrophi-
                                                                                                                 sation.

                                                                                                                Texte Norbert Schnyder, Centre national de don­-
                                                                                                                nées et d’informations sur les bryophytes de Suisse
                                                                                                                Photo Michael Lüth

espèces rares pouvaient revêtir une grande         qu’un faible pourcentage de la superficie du          villes de Suisse, des microstructures et des
importance pour le fonctionnement des éco-         pays et elles sont trop réduites pour garantir        biotopes protègent cet animal joli et utile
systèmes (Mouillot et al. 2013, Soliveres et al.   la survie à long terme des espèces rares. Bon         qu’est l’hermine. Même des agriculteurs si-
2016). La disparition locale, régionale ou pla-    nombre d’espèces menacées ou prioritaires             non peu intéressés par l’écologie se montrent
nétaire d’espèces est donc comparable à l’ef-      au niveau national vivent par conséquent en           enthousiastes.
facement involontaire de fichiers et de dos-       dehors des périmètres fixés par l’homme. Il           Les espèces permettent de susciter des émo-
siers sur le disque dur d’un ordinateur: il se     importe donc de créer de nouvelles zones              tions positives par rapport au miracle et à
peut que, tôt ou tard, des composantes du          protégées. Mais leur réalisation est politi-          la diversité de la vie. Et c’est précisément ce
système d’exploitation ou des données abso-        quement et socialement difficile, car chaque          dont la protection de la biodiversité a urgem-
lument essentielles soient effacées.               mètre carré de sol est l’objet de diverses exi-       ment besoin.
                                                   gences d’utilisation. Il faut donc concentrer
La protection des espèces                          la promotion de la biodiversité en Suisse sur         Bibliographie: www.biodiversity.ch/hotspot
suscite des émotions                               une exploitation respectueuse de la biodiver-
En Suisse, jusqu’à maintenant 247 espèces ont      sité à l’échelle nationale et sur la protection
disparu (cf. p. 22). Beaucoup d’autres espèces     de secteurs sélectionnés. Moins l’exploitation
ne sont plus présentes que sous forme de           du sol dans son ensemble est durable, plus il
quelques individus. Si elles ne disparaissent      faut mettre de surface sous protection.
pas complètement, c’est souvent grâce aux          Pour aller de l’avant, il faut que les mesures
mesures de conservation des espèces adop-          de protection de la nature prennent davan-
tées au cours des dernières années et décen-       tage en considération les derniers acquis de
nies (cf. p. 14 ss.). Des espèces de vertébrés     la science (cf. p. 20); mais il faut aussi des coa-
autrefois disparues ont pu revenir, après que      litions novatrices et le courage de lancer des
la chasse eut été régulée; d’autres ont été ré-    projets d’envergure. Il serait envisageable,
introduites. En revanche, la situation se dé-      par exemple, d’attirer davantage l’attention
grade pour de nombreux invertébrés (cf. p. 8),     sur quelques espèces attrayantes et d’accélé-
et les espèces des terres cultivées continuent     rer systématiquement leur protection. Le fait
de se heurter à de gros problèmes (cf. p. 10).     que les gens s’enthousiasment plus facile-                     Gregor Klaus est rédacteur de HOTSPOT et journa-
Les espèces ont besoin, pour survivre, d’une       ment pour des espèces que pour des milieux                     liste scientifique indépendant.
surface suffisante, offrant la qualité et l’ac-    plaide en faveur de cette approche. Le succès                  Daniela Pauli est directrice du Forum Biodiversité
cessibilité requises. En Suisse, les zones pro-    du Réseau hermine (www.wieselnetz.ch) en                       Suisse.
tégées actuelles ne représentent cependant         donne un bon exemple: dans de nombreuses                       Contact: daniela.pauli@scnat.ch

                                                                                                                                           HOTSPOT 36 | 2017           5
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces

L’érosion rampante de la diversité végétale

La majorité des espèces ne dispa-                 Un paysan racontait un jour à quel point son            dus, l’un des signaux les plus clairs d’une
raissent pas du jour au lendemain.                épouse avait désormais de la peine à ramasser           future extinction locale, n’est que rarement
                                                  un bouquet de fleurs sauvages. Autrefois, di-           quantifié. La plupart du temps, seul un ex-
Le plus souvent, le processus d’ex-               sait-il, il lui suffisait d’aller cueillir des fleurs   pert connaissant une station ou une région
tinction est lent. Si lent qu’on le               dans la prairie toute proche. Mais les fleurs y         parvient à percevoir une diminution locale
prend malheureusement trop tard                   ont disparu peu à peu. Heureusement, il y en            de la densité de plantes, sur la base de ses sou-
                                                  avait encore sur quelques talus de route pas            venirs ou de quelques estimations de densité
au sérieux. Une tragédie qui se                   trop loin de la ferme. Mais aujourd’hui, les            ou de surface.
déroule à notre porte et qui est                  fleurs colorées ont même disparu de ces talus.          C’est donc principalement au niveau du
loin de se limiter aux espèces les                                                                        nombre de populations que le phénomène
                                                  Condamnées à disparaitre                                d’extinction locale est quantifiable. Malheu-
plus rares. Christophe Bornand, Lionel            Les observations de ce paysan, ce sont les              reusement, il est alors souvent trop tard pour
Sager                                             mêmes que celles de tous les naturalistes de            mettre en place un plan de conservation. La
                                                  Suisse: une lente érosion de la diversité des           grande campagne de revisite de stations an-
                                                  espèces dans une région. Malheureusement,               ciennes visant à mesurer des tendances pour
                                                  ce processus d’extinction locale met souvent            la révision de la dernière Liste rouge des
                                                  des années pour être perçu. Car le processus            plantes vasculaires a permis de mettre en évi-
                                                  est lent. Il commence généralement par la di-           dence ce phénomène. Dans toute la Suisse,
                                                  minution graduelle du nombre d’individus.               grâce à la collaboration de plus de 400 bota-
                                                  On s’habitue alors à ce que l’espèce pousse             nistes bénévoles, près de 6000 stations histo-
                                                  de manière disparate, on oublie qu’elle était           riquement connues ont été contrôlées. Dans
                                                  bien plus abondante auparavant. Quelques                presque 50 % des cas, l’espèce n’a pas été
                                                  années plus tard, c’est une station qui dispa-          retrouvée. En projetant les résultats positifs
                                                  raîtra. Mais l’espèce restera encore présente           et négatifs de ces recherches à l’échelle des
                                                  longtemps dans la région, avant de s’éteindre           grandes régions biogéographiques de Suisse,
                                                  complètement.                                           on voit bien apparaître les régions où le phé-
                                                  Ainsi, au niveau de la distribution générale            nomène d’extinction local est le plus marqué,
                                                  de l’espèce en Suisse, le déclin d’une espèce           toutes espèces recherchées confondues. La
                                                  peut longtemps rester imperceptible. En ef-             carte de la figure 1 montre à quel point le Pla-
                                                  fet, quelques populations peuvent subsister             teau suisse est touché par ces extinctions lo-
                                                  dans une région, quand bien même les condi-             cales de stations pour des plantes déjà consi-
                                                  tions générales sont défavorables à sa survie à         dérées comme menacées dans la Liste rouge
                                                  long terme. On parle alors de «dette d’extinc-          de 2002. Le Jura et les Préalpes sont aussi sous
                                                  tion» qui correspond à une prédiction d’ex-             pression alors que la situation est globale-
                                                  tinctions futures en raison d’événements pas-           ment plus stable dans les régions alpines qui
                                                  sés. Ce problème est tout particulièrement              subissent néanmoins une érosion marquée
                                                  marqué pour des espèces à longévité élevée,             dans les secteurs de basse altitude.
                                                  où la présence d’individus de plus en plus
                                                  âgés peut complètement cacher l’absence de              Monitoring des populations
                                                  renouvellement des effectifs. Bien entendu              Des suivis réguliers, reproductibles et re-
                                                  le concept inverse de «crédit de colonisation»          présentatifs de populations d’espèces priori-
                                                  doit aussi être pris en compte dans les restau-         taires sont nécessaires à la détection précoce
                                                  rations et remise en connectivité d’habitats            de tendances négatives. Ils permettent égale-
                                                  afin de ne pas sous-estimer les effets de ces           ment de mesurer au fil du temps les effets des
                                                  actions en raison de dynamiques démogra-                actions mises en œuvre en faveur de la bio-
                                                  phiques et de colonisations lentes.                     diversité. Info Flora s’investit dans plusieurs
                                                                                                          programmes de suivi de la biodiversité. Grâce
                                                  Mesurer le déclin                                       à l’aide de notre réseau d’observateurs enga-
                                                  Les problèmes de renouvellement des indivi-             gés dans des missions telles que des inven-
                                                  dus sont cependant extrêmement difficiles et            taires régionaux ou des revisites de stations
                                                  coûteux à mettre en évidence chez les plantes           connues, les données disponibles sur l’état ac-
                                                  comme chez de nombreux organismes. De                   tuel de la biodiversité augmentent. Nous sou-
                                                  la même manière, suivre quantitativement                haitons étendre ces missions en proposant un
                                                  l’évolution de la densité des individus dans            protocole simple de suivi de population. Ces
                                                  une population de plantes est un luxe qu’on             contributions de nos observateurs améliore-
                                                  ne peut que trop rarement se payer. Pour                raient directement l’état des connaissances
                                                  cette raison, un déclin du nombre d’indivi-             sur un plus grand nombre de stations que ne

6      HOTSPOT 36
               35 | 2017
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
le permettent les coûts de suivis fins. Ces der-
niers sont toutefois nécessaires aux détections
précoces et doivent s’appliquer sur un échan-                Espèce éteinte en Suisse:
tillon représentatif des populations d’espèces
prioritaires.                                                Violette naine                            ­

Banalisation de la flore                                     (Viola pumila)
Presque toutes les espèces menacées ou po-
tentiellement menacées figurant sur la Liste
rouge 2016 ont vu un recul de leurs effectifs
ou de leurs aires de présence depuis le début               Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la violette naine pous-
du siècle. Par contre, la situation n’est pas uni-          saient dans les bas-marais des grandes fo-
forme entre les types d’habitats et les milieux             rêts alluviales le long du Rhône, de l’Aar
maigres ainsi que les milieux humides sont                  et du Rhin. Sa disparition est directe-
les plus touchés comme le montre la figure                  ment liée à la canalisation de ces
2. Dans de tels habitats, une extinction locale             cours d’eau, à l’assèchement des
traduit une diminution de la qualité de l’ha-               zones humides et à l’évolution
bitat ou une destruction pure et simple de la               ultérieure de l’utilisation du
station. Ces processus sont pratiquement irré-              sol. Les derniers habitats dispa-
versibles au vu du temps de régénération par-               rurent entre 1900 et 1940 dans
fois lent des habitats. Ce sont aussi dans ces              les cantons de Genève, du Va-
habitats que de nombreuses espèces sont dé-                 lais, de Berne, de Thurgovie et
pendantes de mesures de conservation sans                   de Schaffhouse. La dernière
lesquelles leur survie à long terme serait com-             observation remonte à 1943
promise.                                                    (Prangins, canton de Vaud) («ha-
Les plantes pionnières liées aux zones rudé-                bitat détruit par le drainage l’an-
rales sont également sous pression. S’il est                née de sa découverte»).
normal que des espèces disparaissent natu-                  L’espèce est en régression dans
rellement d’une station après quelques an-                  toute l’Europe; elle est considérée
nées à mesure des successions végétales, notre              comme très menacée dans tous les pays
paysage actuel laissant de moins en moins de                voisins. L’éloignement des populations en-
place aux espèces pionnières, une extinction                vironnantes de même que l’absence presque to-
locale peut rapidement impliquer une extinc-                tale d’habitats appropriés en Suisse ne suscitent guère
tion à plus large échelle. Chaque parcelle de               l’espoir d’une recolonisation naturelle.
basse et moyenne altitude possède son type
d’exploitation et les chances qu’une nouvelle
zone rudérale apparaisse sont donc pratique-                Texte Christophe Bornand, Info Flora
ment nulles.                                                Photo Christoph Käsermann
Loin de se limiter aux espèces les plus mena-
cées qui figurent sur la Liste rouge, le phéno-
mène d’extinction locale concerne un plus
grand nombre de plantes. Bien souvent, ce
sont toutes les espèces d’une communauté
qui sont concernées. Les espèces menacées
représentent le sommet d’un iceberg dont la
partie cachée est la banalisation de la biodiver-
sité dans nos paysages.
Pour inverser cette tendance, une prise de           générale de ces milieux et en augmente en-             Christophe Bornand et Lionel Sager sont tous
conscience de la valeur des structures pay-          core la fragmentation. À l’échelle locale,             les deux responsables de la section Monitoring à
sagères et de milieux naturels à l’échelle ré-       chaque talus de route, chaque haie et ourlet           Info Flora. Christophe Bornand a fait une thèse à
gionale est nécessaire. Il n’est pas correct de      d’espèces indigènes et chaque parcelle de pré          l’Université de Berne en lien avec la Liste rouge.
minimiser l’impact d’actions sur de petites          maigre ont leur importance. Sans un passage            Lionel Sager, qui a fait sa thèse à l’Université de
surfaces: le drain creusé dans le dernier frag-      à l’action, nous risquons de devoir oublier du-        Genève, est spécialiste des plantes aquatiques.
ment de pré humide, l’engrais épandu sur le          rablement le plaisir de cueillir un bouquet de         Contacts: christophe.bornand@infoflora.ch, lionel.
dernier lambeau de pré maigre. Chacune de            fleurs des champs ou d’écouter le chant des            sager@infoflora.ch
ces petites atteintes participe à l’érosion          grillons à notre porte.

                                                                                                                                    HOTSPOT 35 | 2017             7
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces

Extinction des espèces:
entre responsabilité individuelle et irresponsabilité collective

Tandis que quelques espèces de vertébrés autrefois disparues sont parve-
nues à se réétablir, le recul de nombreux invertébrés persiste. Parfois, ces
pertes sont imputables aux individus, mais souvent, l’irresponsabilité col-
lective en est la cause. Pour enrayer cette spirale descendante, une réac-
tion rapide, individuelle et collective, s’impose. Yves Gonseth

Au début du XXe siècle, l’ours, le loup, le lynx,   contre l’émergence d’une politique d’éradica-      espèces animales (tous les vertébrés et 10 %
le castor, le sanglier, le cerf, le bouquetin, le   tion concertée (irresponsabilité collective) et/   environ de la faune invertébrée), représenta-
balbuzard pêcheur, le gypaète, l’ibis chauve,       ou l’évolution des techniques (apparition du       tives des principaux habitats du pays (cours et
l’esturgeon, la truite de mer, le saumon…           fusil à répétition; corrections des cours d’eau,   plans d’eau, milieux ouverts secs ou humides,
avaient disparu de Suisse, et les populations       construction des grands barrages…) pour que        forêts), ont été évaluées au moins une fois. Les
du chevreuil, du chamois, du héron cendré, du       l’érosion des populations des autres espèces       lignes qui suivent soulignent les principaux
harle bièvre, de l’aigle royal, du hibou grand-     soit telle qu’elles finissent par disparaître,     enseignements des travaux réalisés.
duc et du grand corbeau étaient au plus bas. Si     d’abord du Plateau (pour celles qui y vivaient)    Pour chaque groupe retenu, l’analyse critique
une Liste rouge des animaux menacés avait été       puis du Jura et des Alpes.                         des données publiées et le relevé des spécimens
réalisée à cette époque sur la base des critères                                                       en collection sont un préalable indispensable à
actuellement utilisés, les premières auraient       Processus d’extinction,                            l’établissement d’une Liste rouge. En effet, sur
été considérées comme éteintes en Suisse et les     critères des Listes rouges                         les 74 espèces animales considérées comme
secondes, comme menacées d’extinction.              Les processus impliqués, quelle que soit la        disparues de Suisse en 1994, 15 n’ont en réalité
Les connaissances accumulées et l’évolution         taille initiale de la population ou de l’aire de   jamais appartenu à la faune de notre pays.
récente des populations suisses de ces espèces      distribution des espèces concernées, sont im-      Pour préciser le statut des espèces, l’acqui-
prouvent, qu’à de rares exceptions près (ibis       muables: pressions locales parfois fatales aux     sition de données de terrain est incontour-
chauve, balbuzard par ex.), elles avaient été       espèces les plus sensibles; pour la majorité       nable. Ainsi, sur les 61 espèces d’abeilles sau-
«régulières», «communes» voire «abondantes»         des autres, augmentation des pressions lo-         vages considérées comme disparues de Suisse
sur tout ou partie du territoire national. Com-     cales et régionales impliquant la diminution       en 1994, 38 ont été retrouvées grâce aux re-
ment dès lors expliquer leur chute?                 du nombre et de la taille de leurs populations,    cherches réalisées depuis.
                                                    morcellement de leur aire de distribution
Politique d’éradication concertée                   puis, si rien n’est entrepris pour y remédier,     Modification du statut
Que cela soit par ignorance, convoitise, peur       extinction régionale puis nationale. Les princi-   Le statut de nombreuses espèces de la grande
atavique ou nécessité, elles furent de tout         pales variables aujourd’hui utilisées pour éva-    faune s’est amélioré depuis un siècle à la suite
temps persécutées, chassées ou pêchées par          luer le statut de menace des espèces sont ain-     de la régulation (cerf, chevreuil, chamois,
l’homme sur l’ensemble de leur aire de distri-      si précisées: évolution temporelle de la taille    sanglier…) ou de l’interdiction de leur chasse
bution, la pression diminuant toutefois d’in-       de leur population (rarement quantifiable) et/     (aigle royal, grand corbeau, hibou grand-
tensité des régions les plus peuplées aux plus      ou évolution temporelle de la surface de leur      duc…) associée à une politique active de réin-
reculées. L’importance d’actes individuels          aire de distribution (quantifiable pour tous les   troduction (bouquetin, castor, lynx, gypaète)
dans l’érosion de leurs populations fut d’au-       groupes). À ces variables s’ajoutent les degrés    ou à une recolonisation progressive du ter-
tant plus forte que la taille de leur popula-       de morcellement de leur aire de distribution       ritoire à partir de réservoirs naturels (loup,
tion, la surface de leur aire de distribution ou    et d’isolement de leurs populations et la pré-     ours). La précarité du statut actuel de cer-
leur pouvoir reproductif étaient faibles. L’ibis    carité de leur habitat.                            taines de ces espèces est moins due à leurs exi-
chauve, dont les poussins étaient très prisés des   La Suisse, sous l’égide de l’Office fédéral de     gences écologiques, assez faibles, qu’à la per-
gastronomes, disparut de ses quelques sites de      l’environnement, a lancé un programme am-          sistance de haines irrationnelles (loup, ours)
nidification du Jura central et de Suisse orien-    bitieux d’évaluation du statut de Liste rouge      ou à l’inachèvement des mesures prévues
tale au XVIIe siècle déjà, peu après sa descrip-    des espèces présentes sur son territoire au dé-    pour assurer leur retour (assainissement des
tion par Conrad Gessner (1555). Il fallut par       but des années 1990. Depuis lors, plus de 3800     barrages pour le saumon par ex.).

8      HOTSPOT 36 | 2017
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Espèce éteinte en Suisse:
 Œdipodes des torrents
 (Bryodemella tuberculata)

Les bancs alluviaux sporadiquement inondés          thoptère encore
et bouleversés par les crues qui jalonnent          présente à la fin
les rives naturelles des cours d’eau sont l’ha-     du XIXe siècle
bitat préférentiel d’une faune pionnière            dans les allu-
très spécialisée. Nombreuses sont en Suisse         vions du Rhône à
les espèces caractéristiques de ces milieux         Genève et de plu-
qui ont souffert de la correction des rives         sieurs espèces de
des grands cours d’eau de plaine et moyenne         Coléoptères Carabi-
montagne et de la baisse des processus d’al-        dés telles Amara concin-
luvionnement due à la régulation du débit           na (dernière mention en
de leurs eaux. C’est le cas de Bryodemella tu-      1900), Bembidion larticolle
berculata, une espèce d’Orthoptère autrefois        (1940), Bembidion velox (1886)
liée aux bancs alluviaux graveleux et caillou-      ou Cylindera arenaria (1962).
teux de l’Inn entre Ardez et S. Nicla et dont
la dernière observation remonte à 1959. C’est       Texte Yves Gonseth, Info Fauna
également le cas de Xya variegata, autre Or-        Photo Christian Roesti

Les mesures de conservation prises au cours         Base de la pyramide écologique attaquée
des dernières décennies ont aussi favorisé la       À cet inquiétant constat s’ajoutent les très
stabilisation voire parfois l’amélioration du       nombreuses espèces dont l’aire de distribu-
statut de certaines espèces de la petite faune.     tion nationale a fondu au cours des dernières
Leucorrhinia pectoralis, libellule qui en 2002      décennies (Coenonympha glycerion, Hipparchia fa-
avait quasi disparu de Suisse, a récemment          gi, Melitaea parthenoides [Lepidoptera], Lamia tex-
(re)colonisé la plupart des grandes tourbières      tor [Coleoptera]…) et qui souligne que la chute
jurassiennes à partir de ses réservoirs de          vertigineuse de biomasse d’insectes constatée
Franche-Comté. Elle a ainsi rejoint la cohorte      récemment dans une étude en Rhénanie-West-
d’espèces qui, après un net recul, ont vu leurs     phalie (D) n’est pas un cas isolé. L’intensifica-
populations se stabiliser à la suite de la mise     tion des pratiques agricoles, l’épandage gé-
sous protection et de la revitalisation de leur     néralisé de biocides, la surexploitation des
habitat.                                            ressources en eau, la gestion calamiteuse des
Il n’en demeure pas moins que 219 des 1880          haies, lisières, talus routiers et ferroviaires, le
espèces dont le statut de Liste rouge a été ré-     rajeunissement excessif des forêts ont des ef-
cemment réévalué ont actuellement disparu           fets dévastateurs, y compris sur les milieux
(59) ou sont au bord de l’extinction (160). Les     protégés. La base de la pyramide écologique
premières sont, à l’instar d’Onychogomphus un-      est attaquée; c’est à court terme l’ensemble de
catus (illustration p. 19) ou Bryodemella tuber-    la biocénose qui en souffrira.
culata (illustration en-haut), surtout liées aux    Par le passé, les individus et la société dans
grands cours d’eau et à leurs rives alors que       son ensemble étaient responsables de l’évo-
les secondes colonisent divers types de mi-         lution de la biodiversité. Il en est de même
lieux: sources et petits ruisseaux (Leuctra ra-     pour l’avenir. L’expérience accumulée montre
vizzai, Nemura uncinata, Protonemoura nimborella    qu’à ce jour, rien n’est irréversible. Il est ain-
[Plecoptera]), rives lacustres (Epitheca bimacu-    si d’autant plus important que nous prenions
lata, Nehalennia speciosa [Odonata]), bas marais    conscience de cette responsabilité individuelle       L’entomologiste Yves Gonseth est directeur d’Info
périodiquement inondés (Coenonympha tullia          et collective, et que nous abandonnions in-           Fauna (CSCF) à Neuchâtel depuis 1990. Dans le
[Lepidoptera], Sympetrum flaveololum [Odonata],     différence, feinte ignorance ou déni. C’est la        cadre de ses activités, il a notamment été chargé
Vertigo geyeri [Mollusca]), pelouses maigres (Oe-   seule façon de parvenir à enrayer l’extinction        de coordonner les travaux menés pour réaliser ou
dalus decorus [Orthoptera], Chazara briseis, Pyr-   des espèces et d’assurer le retour d’une partie       actualiser les Listes rouges de nombreux groupes de
gus onopordi [Lepidoptera]) et forêts primaires     au moins des espèces disparues.                       la faune suisse.
(Cerambyx cerdo, Mesosa curculionoides, Osmoder-                                                          Contact: yves.gonseth@unine.ch
ma eremita [Coleoptera]) pour n’en citer que
quelques-unes.

                                                                                                                                  HOTSPOT 36 | 2017             9
HOTSPOT Le point sur l'extinction des espèces - 36 | 2017 - Scienze naturali Svizzera
Dossier – Le point sur l’extinction des espèces

Les mécanismes de l’extinction

La disparition d’une espèce résulte               Le classement d’espèces dans les Listes rouges       non menacées se révèlent peu sensibles; en
en général de plusieurs causes et                 s’effectue en fonction du risque d’extinction.       revanche, les espèces menacées d’extinction
                                                  Les espèces sont exposées à des risques variés.      sont jugées très vulnérables. Cela dépend
facteurs. Leur importance relative                L’élucidation de leurs causes est un champ           de la biologie des espèces ou, comme le dit
a évolué au fil du temps et varie                 d’activité important en biologie appliquée à         dans le jargon biologique, de leurs «life his-
aujourd’hui à l’échelle mondiale.                 la protection de la nature, car une espèce ne        tories» (biographies) et de leurs traits caracté-
                                                  peut être aidée que si l’on sait pour quelle rai-    ristiques (Bennett et al. 2005). En font partie
Werner Suter                                      son ses effectifs diminuent. Il s’agit en outre      non seulement les caractéristiques directes de
                                                  de pouvoir apprécier en temps opportun les           la biographie (taille du corps, durée de vie et
                                                  risques à venir.                                     taux de reproduction, p. ex.), mais aussi des
                                                                                                       propriétés telles que la taille de la population
                                                  Des facteurs internes                                ou la situation et l’étendue de l’aire de distri-
                                                  influencent la vulnérabilité d’une espèce            bution.
                                                  Les différences entre les évolutions des effec-      Les causes d’une vulnérabilité accrue s’ob-
                                                  tifs et donc entre les risques d’extinction dé-      servent, par exemple, dans l’analyse des épi-
                                                  pendent de facteurs internes (intrinsèques) et       sodes d’extinction survenus jusque-là. Sur les
                                                  externes (extrinsèques). Les facteurs intrin-        1500 à 2000 espèces d’oiseau disparues dans le
                                                  sèques déterminent la vulnérabilité d’une            monde, 79 % vivaient sur des îles océaniques
                                                  espèce par rapport aux facteurs de menace            et seulement 10 % sur des continents (Szabo
                                                  extérieurs. Les espèces considérées comme            et al. 2012). De même, chez les mammifères,

                                                   Espèce éteinte en Suisse:
                                                   Pie-grièche grise
                                                   (Lanius excubitor)

                                                  Dans les années 1950, la pie-grièche grise           dernières décennies. Bien que la pie-grièche
                                                    était encore très répandue à basse altitude;       grise niche encore en France voisine (Lor-
                                                      dans les années 1970, sa répartition était       raine, Franche-Comté), les chances de recolo-
                                                        encore clairsemée. Le recul s’accéléra en-     nisation en Suisse sont minces. Il n’a pas été
                                                         suite et la dernière couvée fut observée      possible jusqu’à présent de reconstituer des
                                                          en 1985 en Ajoie. Aujourd’hui, l’espèce      habitats de qualité suffisante et sur des sur-
                                                          est éteinte en Suisse, au même titre         faces suffisantes.
                                                          que la pie-grièche à poitrine rose et,
                                                          plus récemment, la pie-grièche à tête        Texte Raffael Ayé, ASPO/BirdLife Suisse, et Hans Schmid,
                                                          rousse. Ces trois espèces affectionnent      Station ornithologique suisse, Sempach
                                                         les paysages cultivés riches en struc-        Photo Michael Gerber
                                                        tures, en arbres (fruitiers), en haies et en
                                                      prés fleuris. Les améliorations foncières
                                                    et l’industrialisation de l’agriculture ont
                                                  provoqué la disparition de leurs habitats.
                                                  Les trois espèces de pie-grièche se nour-
                                                  rissent notamment de gros insectes, dont
                                                  les effectifs ont fortement diminué dans les

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les espèces insulaires disparaissaient plus sou-    sont proches de l’extinction, les causes se ren-   tat ont été satisfaites dans le paysage d’au-
vent que les espèces continentales (Turvey et       forcent souvent mutuellement, ce que l’on          jourd’hui, et le taux de mortalité est de nou-
Fritz 2011; Loehle et Eschenbach 2012). La vul-     désigne par le terme de «vortex d’extinction»      veau inférieur au taux de reproduction.
nérabilité des espèces ne varie toutefois pas       (Gilpin et Soulé 1986). Cependant, à l’échelle     Certaines espèces synanthropes autrefois fré-
seulement sur un plan géographique; elle évo-       mondiale, trois causes principales sont res-       quentes, telles que le lièvre d’Europe, le ham­
lue aussi en fonction de l’appartenance paren-      ponsables de l’extinction ou de la mise en pé-     ster d’Europe, la perdrix grise ou l’alouette
tale. Ainsi, chez les oiseaux, les pigeons, les     ril des oiseaux et des mammifères:                 des champs, accusent en revanche de lourdes
perroquets et les gallinacés sont fortement         > Surexploitation des espèces par la chasse et     pertes ou disparaissent même totalement du
menacés ou connaissent une fréquence d’ex-              la pêche, la mortalité qui en résulte, com-    paysage rural. Là où des données ont été rele-
tinction supérieure à la moyenne (Baillie et al.        binée avec la mortalité naturelle, s’avérant   vées sur la dynamique des populations, il ap-
2010). Chez les mammifères, il est en outre             supérieure au taux de reproduction. C’est      paraît souvent que la production de jeunes ne
apparu que certaines familles perdirent leurs           plus rapidement le cas chez les espèces à      suffit plus à compenser la mortalité des ani-
espèces les plus vulnérables dès la Préhistoire,        reproduction lente; bon nombre de prima-       maux âgés. Ainsi, des projets de réintroduc-
si bien que certaines des formes ayant survé-           tes sont donc victimes de la chasse à la vi-   tion de la perdrix grise ont échoué, contrai-
cu résistent mieux aux dangers aujourd’hui.             ande de brousse et menacés d’extinction.       rement aux animaux du premier groupe
Une caractéristique importante de la biogra-        > Introduction d’espèces devenues envahis-         (bouquetin, lynx, gypaète barbu). Par contre,
phie, et corrélée avec la vulnérabilité, est la         santes, qui évincent les espèces indigènes     des mesures d’amélioration de l’habitat systé-
taille du corps. Les espèces de grande taille           par la concurrence (surtout chez les plan-     matiques et suffisamment vastes se sont révé-
sont en moyenne davantage éteintes ou au-               tes) et la prédation (chez les animaux).       lées prometteuses pour certaines espèces des
jourd’hui plus menacées que les petites. Cela           C’est la principale cause de disparition des   terres cultivées.
n’a pas seulement à voir avec l’homme chas-             espèces endémiques insulaires.
seur, qui privilégie les grands fournisseurs de     > Dégradation et destruction des habitats,         Bibliographie: www.biodiversity.ch/hotspot
viande, mais aussi avec des caractéristiques            depuis la dévastation à grand échelle des
biographiques, liées à la taille du corps. Ain-         forêts et des zones humides jusqu’aux mo-
si, les grandes espèces vivent en général plus          difications insidieuses des anciens paysa-
longtemps et ont un taux de reproduction                ges ruraux.
moindre, ce qui rend plus difficile de compen-
ser les pertes d’effectifs. Elles sont également    L’importance relative de ces trois causes a évo-
présentes dans de plus faibles densités de po-      lué au fil du temps et varie aujourd’hui dans
pulation et donc plus rares que les espèces de      le monde en fonction des milieux, de la densi-
petite taille, qui se reproduisent plus vite. Par   té de la population, de l’exploitation humaine
ailleurs, les espèces ayant une aire de distri-     et des conditions socioéconomiques (Rodri-
bution réduite tendent à être plus menacées.        gues et al. 2014). À l’avenir, les incidences du
                                                    changement climatique se renforceront égale-
Des facteurs externes                               ment.
déterminent la diminution des effectifs
Finalement, ce sont toutefois les facteurs ex-      Diverses mesures de protection s’imposent
ternes qui déterminent qu’une espèce vul-           Les mesures prises contre l’extinction des es-
nérable voit véritablement ses effectifs dimi-      pèces ne peuvent aboutir que si l’on connaît
nuer et doit être à l’avenir considérée comme       bien les facteurs du recul des effectifs. Par-
en danger ou menacée d’extinction. Les di-          fois, une connaissance précise des paramètres
verses causes de menace ont été classées en         liés à la dynamique démographique s’avère
onze catégories, dont dix sont anthropiques         nécessaire. Le facteur déterminant est-il, par
et une, naturelle (événements géologiques           exemple, la production insuffisante de descen-
tels qu’éruptions volcaniques) (Salafsky et al.     dants, ou bien le taux de survie des adultes?
2008). À l’échelle planétaire, l’intensité de la    En principe, il est plus facile d’aider une es-
menace est étroitement liée à la densité dé-        pèce victime d’une chasse excessive qu’une
mographique humaine et à son accroisse-             autre qui souffrirait de l’évolution de son ha-
ment (McKee et al. 2013). Ainsi, au cours de        bitat. Cela illustre parfaitement l’évolution               Werner Suter fait de la recherche à l’Institut
l’évolution, le taux d’extinction d’origine an-     observée actuellement en Europe centrale, et                fédéral de recherche WSL sur la biologie des
thropique est au moins mille fois supérieur         qui peut paraître paradoxale à première vue.                animaux sauvages; il a longtemps été membre
à celui d’ordre naturel. La disparition d’une       Des espèces «sauvages» autrefois disparues                  du Forum Biodiversité. Il enseigne à l’EPFZ
espèce n’est pas due à une seule cause. Sou-        font aujourd’hui un retour marqué, non seu-                 l’écologie des vertébrés et la gestion de la
vent, plusieurs facteurs se conjuguent, si bien     lement des ongulés, mais aussi de grands car-               faune sauvage. En automne 2017 paraîtra
que la pondération des différentes contribu-        nivores tels que le loup, le lynx, le pygargue à            son manuel Ökologie der Wirbeltiere, d’où
tions demeure toujours un peu subjective            queue blanche ou le gypaète barbu. De toute                 le présent texte a été extrait et adapté.
(Hayward 2009). Quand de petites populations        évidence, leurs exigences en matière d’habi-                Contact: werner.suter@wsl.ch

                                                                                                                                      HOTSPOT 36 | 2017          11
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