CRITIQUES - Revue Des Deux Mondes

La page est créée Sylvain Gerard
 
CONTINUER À LIRE
CRITIQUES

LIVRES                                CINÉMA
148 | Traces de sang                  167 | Quatre films de Tenguiz
     › Michel Delon                         Abouladze
150 | Histoire des intellectuels en        › Richard Millet
      France                          E XPOSITIONS
     › Robert Kopp
                                      169 | L’ombre animale
153 | Shakespeare pornographe              › Bertrand Raison
     › Frédéric Verger
                                      DISQUES
156 | Un procès à charge de la
                                      172 | Mahler et Dupont, deux
      culture de masse
                                            univers symphoniques
     › Olivier Cariguel
                                            opposés
159 | Les intellectuels français et        › Jean-Luc Macia
      la guerre d’Espagne
     › Jacinto Soriano
161 | Écrire au bout du rouleau
     › Lucien d’Azay
164 | Faire œuvre de vérité...
     › Stéphane Guégan
critiques

         LIVR E S
         Traces de sang
         › Michel Delon

      O
                    n se souvient de l’escapade de jeunes poètes loin de leur puri-
                    taine Angleterre, durant le printemps et l’été 1816. Lord
                    Byron et son médecin John William Polidori, Percy Shelley
      et sa compagne Mary Wollstonecraft Godwin séjournent au bord du lac
      Léman et, faute de pouvoir crapahuter dans les Alpes, ils font assaut de
      récits terrifiants. La future Mary Shelley imagine le docteur Frankens-
      tein et sa créature menaçante, elle publiera leur histoire deux ans plus
      tard. Polidori raconte celle d’un vampire qui paraîtra en 1819 sous le nom
      de Byron. La bande de ces jeunes révoltés qui prétendaient réinventer
      l’amour et la poésie offrait au XIXe et au XXe siècle deux mythes pour
      exprimer nos interrogations sur la frontière entre la vie et la mort. Peut-
      on revenir de l’au-delà ? Le docteur Frankenstein tente de ressusciter des
      chairs mortes ; le comte Dracula et ses semblables se nourrissent de sang
      pour échapper à la fatalité de la mort. Une inquiétude ancestrale cristallise
      autour de la figure du médecin, de l’homme des Lumières qui explore
      l’hypothèse matérialiste et se substitue parfois au prêtre. John Polidori est
      un prodige, docteur en médecine à 19 ans avec une thèse en latin sur
      le somnambulisme. Dans les romans, c’est un médecin qui veut créer la
      vie, c’est un médecin qui se met à la tête d’une croisade pour mettre hors
      d’état de nuire les morts-vivants.
          En 2014, à l’approche du bicentenaire du séjour genevois, Alain
      Morvan avait présenté dans la « Bibliothèque de la Pléiade » le recueil
      Frankenstein et autres romans gothiques (1). Il récidive heureusement,
      cinq ans plus tard, avec Dracula et autres écrits vampiriques (2). Le Dra-
      cula de Bram Stoker (1897) donne son titre au recueil. C’est assuré-
      ment l’œuvre la plus connue, mais Le Vampire de Polidori constitue
      bien le texte fondateur. Un dandy londonien, Lord Ruthwen, défraie la
      chronique par son immoralisme et son cynisme. Il répand le malheur
      et la mort autour de lui. Il fascine un orphelin de bonne famille qu’il

148                        JUILLET-AOÛT 2019
critiques

entraîne dans ses voyages à Rome et en Grèce. Il lie par un serment cet
ami qui a découvert son secret. De retour à Londres, ce dernier ne peut
empêcher sa sœur de se donner en justes noces au vampire : le terme
qui est affiché dans le titre constitue le point d’orgue du texte. D’ori-
gine slave, il était jusqu’alors réservé aux traités de démonologie et aux
essais sur les superstitions. Il s’inscrit dans la tradition antique des lamies
et des stryges, dans la tradition arabe de la goule et prend la suite des
diverses légendes de loup-garou, pour donner à l’imaginaire moderne la
silhouette d’un mondain glacé, maître de ruines gothiques.
    Pour rester dans l’espace culturel anglais, laissons les créatures
d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann et les mortes amoureuses de
Théophile Gautier. Un demi-siècle après la publication de Polidori,
Joseph Sheridan Le Fanu, descendant de huguenots français installés
en Irlande, a le goût des récits macabres. Il compose Carmilla (1872),
« longue nouvelle ou petit roman » qui donne la parole à une Anglaise
installée avec son père dans un château d’Autriche orientale. Elle y
accueille une inconnue d’une grande beauté qui l’a vite séduite. Car-
milla est la version féminine du vampire et son charme en souligne la
dimension sexuelle. Les amours interdites semblent transgresser les
lois humaines tout autant que le retour des morts parmi les vivants.
La narratrice s’arrache à cette fascination, mais toute sa vie elle croira
entendre « le pas léger » de sa séductrice. Le lecteur à sa suite ressent
une gêne persistante.
    Il faut attendre la toute fin du siècle pour que le motif trouve son
expression la plus développée dans le roman de l’Irlandais Bram Stocker.
Polidori donnait à Lord Ruthwen plus d’un trait de Byron. Bram Stoc-
ker projette peut-être sur le comte Dracula la séduction venimeuse et
provocatrice de son compatriote Oscar Wilde. Le jeune Jonathan quitte
son étude londonienne et sa gentille fiancée pour porter un contrat
dans les profondeurs des Carpates. Dans le piège d’un château perdu,
au milieu des loups, il devient une proie idéale pour un vieillard ama-
teur de chair fraîche. L’arrivée du comte en Europe occidentale élargit
le récit à une lutte entre le passé et l’avenir, la croyance et la science, à
moins que ce soit entre l’ordre patriarcal et les suggestions du désordre.
Le génie romanesque de Stoker est d’avoir raconté ces combats à travers

                                          JUILLET-AOÛT 2019                       149
critiques

      un montage de journaux intimes, de correspondances et de notes. La
      diversité des voix traduit les jeux d’ombres et d’échos qui disent nos
      angoisses et nos doutes.
          L’un des grands mérites du volume que propose Alain Morvan est
      de fournir, pour la première fois en français, un autre roman vampi-
      rique, paru en 1897 comme Dracula, et une autre figure féminine de
      l’être maléfique. Florence Marryat intitule « Le Sang du vampire »
      son histoire d’une jeune métisse arrivant des Antilles, aussi naïve que
      Lord Ruthwen et Dracula étaient retors et faisandés. Tout commence
      dans les bruissements mondains d’une station balnéaire. Pourquoi une
      évidente beauté serait-elle une malédiction ? Est-on prisonnier de son
      hérédité et le mélange des races serait-il une souillure ? Un militant
      généreux, qui ne croit pas aux gènes, fait le pari que l’avenir n’est pas
      écrit d’avance. Aucune trace d’hémoglobine dans ce roman qui ne
      cesse de parler de la défense de la race et des craintes de la contagion.
      Les terreurs dont il joue sont moins suscitées par les cryptes et les
      chauves-souris que par l’obsession d’une pureté qui justifierait tous
      les crimes.
      1. Voir « Frankenstein, deux cents ans plus tard », Revue des Deux Mondes, juin 2016, p. 140-146.
      2. Dracula et autres écrits vampiriques, textes traduits, présentés et annotés par Alain Morvan, Galli-
      mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019.

          LIVR E S
          Histoire des intellectuels en France
          › Robert Kopp

      L’
                  histoire des intellectuels en France a fait l’objet de nom-
                  breuses études. Tout le monde connaît les livres de Michel
                  Winock, Jacques Julliard, Jean-François Sirinelli, Pascal Ory,
      Christophe Charle ou de François Dosse. Le sujet intéresse d’autant
      plus que, dans les années quatre-vingt, cette figure emblématique de la
      scène française semble avoir disparu. Les derniers représentants d’une
      tradition que les uns faisaient remonter à Voltaire et les autres à Émile
      Zola avaient été Jean-Paul Sartre et Michel Foucault.

150                                JUILLET-AOÛT 2019
critiques

    En revanche, il n’existait aucune histoire de la vie intellectuelle
avant la grande synthèse proposée par Christophe Charle et Laurent
Jeanpierre, avec le concours de quelque cent trente spécialistes (1). Elle
avait été publiée en deux volumes aux Éditions du Seuil en 2016, et
vient d’être reprise en trois dans la collection « Points histoire ». Une
aubaine !
    À la différence des histoires classiques des intellectuels ou des mouve-
ments d’idées, qui procèdent par grandes figures ou par grands thèmes,
La Vie intellectuelle en France essaie de profiter de la leçon des Annales
et de l’histoire globale. Ainsi, une place importante est faite aux espaces
publics et à l’interaction des différents protagonistes qui ont rendu pos-
sible, favorisé ou parfois entravé l’éclosion de cette vie intellectuelle :
imprimeurs et éditeurs (traits d’union indispensables entre les auteurs
et le public), éducation et formation des auteurs comme des lecteurs
(écoles, universités, académies), réseaux de sociabilité (salons, cénacles,
loges), moyens de diffusion des idées (revues, journaux, radio, télévi-
sion).
    Sans une connaissance, fût-elle approximative, des conditions maté-
rielles dans lesquelles travaillent les intellectuels aux différentes époques,
il est malaisé d’apprécier leur place dans la société, leur impact sur tel
ou tel public, leurs rapports avec le pouvoir politique, avec l’Église, avec
les institutions.
    Une fois mis en place ce décor, les parties « Savoirs et les idées poli-
tiques » et « Esthétiques » sont librement déployées au fil des chapitres.
Un quatrième niveau, « Échanges », replace cette histoire qui se veut
française dans le contexte européen, voire mondial. Le lecteur retrouve
les quatre strates dans chacune des quatre parties de l’ouvrage, la partie
« Savoirs » distinguant, pour le XXe siècle, entre « Sciences » et « Sciences
humaines ».
    La scansion des volumes ne suit pas nécessairement la périodisation
de l’histoire politique. S’il est évident que la révolution française marque
une rupture dans l’histoire de la vie intellectuelle française, un préam-
bule s’attache aux héritages que les Lumières, la Révolution et l’Empire
lèguent au XIXe siècle, car si l’Europe, au congrès de Vienne, a été remise
dans un certain ordre, politiquement, socialement, intellectuellement,

                                          JUILLET-AOÛT 2019                      151
critiques

      cette remise en ordre a commencé sous Napoléon, mais souvent à fronts
      renversés : les conservateurs en politique étaient les novateurs dans les
      lettres et les arts et inversement.
          On signalera la volonté de ne pas se contenter d’un regard pure-
      ment rétrospectif, c’est-à-dire de retenir uniquement les épisodes que
      la tradition nous a transmis, à nous, lecteurs du XXIe siècle, comme
      étant significatifs et que nous avons acceptés comme tels. L’histoire est
      toujours axiologique, elle choisit selon certaines valeurs. C’est particu-
      lièrement patent dans le domaine de l’esprit. Ainsi Honoré de Balzac
      est pour nous un plus grand romancier qu’Eugène Sue et Charles Bau-
      delaire un plus grand poète que Pierre-Jean de Béranger. Il n’empêche
      que de leur temps, c’était l’inverse. Aussi, le chapitre « Les livres les plus
      lus au XIXe siècle » enrichit-il notre perspective. Par ailleurs, ces appré-
      ciations contradictoires se perpétuent souvent pendant des générations
      selon le niveau d’instruction et de culture des lecteurs. Une histoire de
      la vie intellectuelle qui se veut globale se doit d’enregistrer ces variations
      dans la hiérarchisation des valeurs et d’essayer de les cartographier socia-
      lement. Sans pour autant tomber dans le travers de l’historicisme.
          Une entreprise aussi ambitieuse que celle-ci prête nécessairement le
      flanc à certaines critiques. Plutôt que de déplorer telle ou telle lacune,
      félicitons les éditeurs d’avoir ménagé de nombreuses échappées et
      ouvert plus d’une fenêtre. Consacrer, à l’orée du premier volume,
      quelques pages à deux best-sellers de l’époque et des générations sui-
      vantes, Génie du christianisme et De l’Allemagne, est très éclairant.
      Œuvre de circonstance d’un émigré qui désirait reprendre pied en
      France, écrit à la faveur du Concordat, cette nouvelle apologétique
      fondée sur la beauté de la religion davantage que sur sa vérité a marqué
      tout le XIXe siècle. Quant à l’image que propageait Mme de Staël de
      l’Allemagne, elle s’est en partie maintenue jusqu’à aujourd’hui, mal-
      gré les véhémentes protestations de Heinrich Heine, dont le propre
      De l’Allemagne, publié d’abord dans la Revue des Deux Mondes, a été
      écrit en contradiction avec celui de Mme de Staël. La plupart des livres
      sont d’abord des réponses à d’autres livres, comme les tableaux sont
      d’abord des réponses à d’autres tableaux. Il importe de rendre compte
      de ce dialogue permanent entre les auteurs et les artistes. À certaines

152                        JUILLET-AOÛT 2019
critiques

époques, il s’établit par-delà ou en dépit des frontières, à d’autres non.
Cosmopolitisme et nationalisme alternent et cohabitent, selon les
époques. Ils caractérisent notre histoire depuis que la Révolution a
mis fin à la République des lettres.
    C’est un des intérêts de l’ouvrage de permettre la consultation ponc-
tuelle, d’aller vers des auteurs comme François Guizot et Alexis de
Tocqueville, Hippolyte Taine et Ernest Renan, de s’informer sur la place
et le rôle des protestants dans la vie intellectuelle française, de suivre la
recherche scientifique, de Louis Pasteur à Pierre et Marie Curie, de faire
le point sur le transhumanisme. Son organisation parfaitement claire
facilite la circulation autant que l’index.
    Cette histoire de la vie intellectuelle est une somme, un réconfort et
un encouragement. Ce n’est pas céder à « l’impérialisme de l’universel »,
comme le disait si faussement Pierre Bourdieu, que de s’y plonger et de
s’y replonger, dans l’espoir de la continuer. D’ailleurs, Emmanuel Kant,
Friedrich Hegel, Friedrich Nietzsche, Werner Heisenberg, Ludwig Wit-
tgenstein, Fedor Dostoïevski, Léon Tolstoï, Franz Kafka, Robert Musil,
Albert Einstein ne visaient-ils pas à l’universel ? C’est le trait le plus mar-
quant de la civilisation européenne. Il n’y a pas à s’en excuser !
1. Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La Vie intellectuelle en France, tome I, Des lendemains
de la Révolution à 1914, tome II, Le Temps des combats (1914-1962), tome III, Le Temps des crises (de
1962 à nos jours), Seuil, coll. « Point histoire », 2019.

     LIVR E S
     Shakespeare pornographe
     › Frédéric Verger

L
          e livre de Jean-Pierre Richard Shakespeare pornographe (1)
          entend montrer comment une part très importante des dialo-
          gues dans les pièces de Shakespeare est pour ainsi dire farcie de
jeux de mots obscènes, au point que le sexuel, et, à une moindre échelle,
le scatologique insuffleraient par une sorte de miroitement fou du lan-
gage une énergie secrète à l’intrigue apparente.
    L’ouvrage est extraordinairement passionnant, stimulant ; de nom-

                                                           JUILLET-AOÛT 2019                                 153
critiques

      breux exemples sont totalement convaincants : certains passages que
      même le plus fervent admirateur pouvait trouver jusqu’alors entortil-
      lés ou plats prennent tout à coup un éclat, une drôlerie, la vie même
      qui leur manquait et il y a dans cette pulsation qui se remet à battre
      quelque chose de non seulement éclairant mais même de profondé-
      ment émouvant. De plus, il est certain que ce jeu de « double entente »
      qui combine parfois le lyrique et l’obscène touche sans doute, comme
      le note Jean-Pierre Richard, le nerf le plus profond, le plus secret de
      l’œuvre. Néanmoins peut-être pourrait-on lui reprocher un certain
      manque de nuance, de tact dans la dégustation de l’obscène, qui n’est
      après tout qu’un des modes de la préciosité (ou l’inverse, peu importe) et
      en tant que tel appelle la finesse. Sans prétendre aucunement en remon-
      trer à un spécialiste, on formulera ici certaines réflexions qu’inspire son
      ouvrage lui-même.
          La première remarque concernerait l’extension de cette obscénité :
      si la plupart des lecteurs ou commentateurs ont eu tendance à la sous-
      évaluer, on sent pointer une mode qui la flairera dans le moindre recoin
      de phrase. Jean-Pierre Richard s’inspire du livre de Frankie Rubinstein
      (2), ouvrage fondateur du genre, qui a révélé toute l’importance de ce
      sous-texte argotique et obscène mais en procédant parfois d’une façon
      légèrement délirante, presque lewis-carrollienne. Frankie Rubinstein
      s’ébroue dans le texte avec une sorte d’ivresse à l’idée que chaque phrase
      cache une obscénité comme la Duchesse d’Alice au pays des merveilles est
      persuadée qu’il n’y en a pas une qui ne recèle une morale. Mais on sent
      bien que, procédant ainsi par liaison, inversion, délimitation et allusion,
      rien n’empêcherait le chasseur affamé de découvrir dans les Poésies com-
      plètes de Mallarmé une version cryptée des Folles Nuits du 20e hussards.
          À cet égard, la réflexion de Ben Jonson que cite Jean-Pierre Richard
      au début de son ouvrage est très significative. Elle justifie son approche
      en même temps qu’elle la nuance : Ben Jonson, ami et contemporain
      de Shakespeare, grand auteur dramatique lui-même, cite un passage
      de Jules César en disant qu’il arrivait ainsi à Shakespeare de dire des
      choses dont on ne pouvait s’empêcher de rire. Pendant des années, des
      commentateurs se sont interrogés pour savoir ce que ce passage pouvait
      avoir de comique. Or c’est bien la connaissance de l’argot sexuel de

154                       JUILLET-AOÛT 2019
critiques

l’époque qui permet de comprendre que l’échange noble et hautain peut
aussi s’entendre comme une remarque obscène. L’exemple montre donc
bien comment les oreilles de l’époque étaient sensibles à ce miroitement
argotique. Mais la remarque de Ben Jonson sous-entend aussi que de
tels passages n’étaient peut-être pas aussi fréquents et systématiques que
l’ouvrage de Jean-Pierre Richard le laisse supposer.
     Et surtout elle met l’accent sur une deuxième nuance : car ce n’est
pas l’obscénité que reproche Jonson à Shakespeare que le fait qu’ici elle
tombe mal d’un point de vue dramatique : la blague casse la tension de la
scène, ou, pour rester dans l’esprit, le jeu de mots phallique fait débander
le drame. Or, dans les multiples exemples que cite Jean-Pierre Richard,
on peut distinguer les cas où le sous-entendu obscène rehausse la cou-
leur, la vigueur ou la profondeur de la scène et ceux où il existe une telle
différence de puissance, d’expressivité et d’affect entre le contenu appa-
rent et l’obscénité supposée qu’elle paraît plus pâle que lui. C’est le cas
dans le fameux passage du discours de Marc Antoine dans Jules César : la
métaphore des langues sortant des plaies de César pour crier vengeance
est plus forte, plus choquante, en un mot plus obscène dans la crudité
étrange, osée, de son sens apparent que son double sens sexuel supposé.
     Une autre question fascinante que soulèvent les analyses de Jean-
Pierre Richard est celui du statut plus ou moins caché de cette obscénité :
certains passages étaient ouvertement à double entente, satisfaisant un
goût du public, lui-même plus ou moins raffiné en la matière. C’est,
si l’on veut, la dimension commerciale de ce double langage. À l’autre
extrémité, d’autres passages semblent avoir eu un caractère de cryptage
plus secret, intime, peut-être même personnel. Entre ces deux extrêmes,
la majorité des passages sont des miroitements plus ou moins sensibles,
dont le charme vient d’être justement incertains, insaisissables, ironiques.
Tous les exemples du livre montrent la magnifique diversité des couleurs
de l’obscène chez Shakespeare : il peut exprimer le mépris (comme chez
Lady Macbeth), le cynisme (chez César), la pure drôlerie, la fantaisie de
l’imagination, la critique du sentimentalisme et du mensonge, la rêverie,
l’extase. Quand il est inconscient, la naïveté, l’illusion ou l’aveuglement.
Quand il est systématique, la lucidité ou l’ennui (chez Mercutio, qu’il
semble sauver de la fatigue de vivre). Il est rappel du désir, de l’appé-

                                         JUILLET-AOÛT 2019                     155
critiques

      tit sexuel qui peut s’exprimer sur un mode joyeux, mélancolique ou
      dégoûté. Et l’on entend dans ce double langage tantôt la joie, tantôt le
      désespoir que nos mots soient équivoques.
           Peut-être le sous-titre de l’ouvrage, « Un théâtre à double fond », est-
      il finalement trompeur : il sous-entend une vérité cachée. Mais dans le
      monde de Shakespeare l’appétit et le plaisir sexuels, la mort, la pourriture
      du corps ne sont pas plus vrais que le rêve et l’illusion. Aucun de ces deux
      plans n’est supérieur à l’autre, ne constitue son fond secret ou caché.
      Chacun s’entrelace à l’autre dans un tourbillon perpétuel de langage, et
      si la rêverie lyrique amoureuse de Juliette peut s’entendre aussi comme
      une rêverie sexuelle (plus sans doute de son auteur que du personnage),
      elle n’est pas faite pour lever un ricanement mais le sourire d’un point de
      vue supérieur où cette alliance est source à la fois d’ironie et d’émotion.
      1. Jean-Pierre Richard, Shakespeare pornographe. Un théâtre à double fond, Éditions Rue d’Ulm, 2019.
      2. Frankie Rubinstein, A Dictionary of Shakespeare’s Sexual Puns and Their Significance, Palgrave Macmil-
      lan, 1989.

          LIVR E S
          Un procès à charge de la culture de masse­
          › Olivier Cariguel

      N
                   otre société contemporaine, occidentale, capitaliste, est-elle
                   vouée à la distraction ? Sommes-nous condamnés à nous
                   amuser sans voir ce qui se passe dans notre cerveau et nos
      affects ? Se distraire à en mourir, l’essai de référence écrit par Neil Post-
      man, un théoricien américain de la communication, avait établi en
      1985 le cahier des charges et passionné les milieux intellectuels (1).
      Michel Rocard, préfacier de la seconde édition française, y voyait « un
      combat de civilisation ». La culture de masse contemporaine est l’objet
      d’un nouveau procès en règle dans un livre collectif aux analyses radi-
      cales. Divertir pour dominer. La culture de masse toujours contre les peuples
      appartient à la collection « Pour en finir avec » lancée en 2007 aux Édi-
      tions de l’Échappée et axée sur une « critique de la servitude volontaire,
      de l’aliénation quotidienne, de l’oppression et des inégalités ». Vingt-

156                                JUILLET-AOÛT 2019
critiques

neuf livres engagés et incisifs ont déjà paru. Précisons-le d’emblée : sa
lecture est extrêmement captivante, vivifiante. Le tour d’horizon est
large, synoptique. Tous les champs culturels sont passés au crible : expo-
sitions de musée raffolant des technologies numériques, jeux vidéo per-
çus comme le stade suprême de l’aliénation, omniprésence des séries
télévisuelles invasives, art contemporain en voie de spectacularisation,
pornographie banalisée et rhabillée en porn culture, tendance des films
d’horreur à l’ultraviolence et à la noirceur psychologique renforcée (tor-
ture porn), sur fond de consumérisme effréné. Cette série d’études argu-
mentées prolonge les travaux d’une défunte revue libertaire (Offensive)
relayés ensuite dans le premier tome de Divertir pour dominer sorti il y a
dix ans. Les coordinateurs du deuxième tome, Cédric Biagini et Patrick
Marcolini, rappellent que malgré « le silence des médias », l’ouvrage fut
régulièrement réimprimé.
    Ils sonnent l’acte II de la charge contre les productions culturelles
à grande échelle qui laminent les sociétés et domestiquent les esprits.
« Par l’intermédiaire de technologies dites de communication, le capi-
talisme propose aux gens de s’identifier affectivement à des stars ou à
des produits symbolisant des styles de vie désirables, pour compenser
leur manque de prise réelle sur leur vie quotidienne. Il s’agit alors de se
conformer à des modèles convenus si l’on veut atteindre au bonheur et
à la fierté que promettent la publicité, le marketing et ces industries du
rêve que sont le cinéma et la télévision. (2) » Les critiques marxistes et
situationnistes de la société de consommation et du spectacle dans les
années cinquante et soixante font place à la déconstruction des œuvres
émanant du capitalisme, qui est abordé sous cet angle comme un fait
social total.
    À l’ère des industries culturelles et des combats de titans entre Gafa
(Google, Apple, Facebook, Amazon), les productions les plus diverses
révèlent la domination sur les foules et leur aliénation. L’heure est à l’éco-
nomie de l’attention et de l’intérêt du téléspectateur de séries avalant
un millefeuille d’intrigues et de rebondissements développant le pitch
et donnant naissance à un storytelling aux petits oignons. Cette fidélisa-
tion a tourné à une addiction qui s’appelle le « binge-watching ». L’acteur
Kevin Spacey, héros de la série House of Cards, produite par Netflix,

                                          JUILLET-AOÛT 2019                      157
critiques

      s’étonnait de cette « incroyable capacité d’attention ». La série a-t-elle
      remplacé le roman-feuilleton si emblématique des grands journaux et
      éditeurs populaires au XIXe et au XXe siècle ? On est enclin à le penser.
      Cerise sur le gâteau, le milieu universitaire utilise les séries pour dispenser
      ses enseignements. L’université Harvard « a même lancé un cours d’his-
      toire médiévale fondé sur Game of Thrones ! » (3).
          Parmi les termes savants et anglicismes disséminés dans le livre, la
      « gamification » désigne l’« utilisation d’éléments de conception ludique
      dans des contextes non ludiques », selon un chercheur de l’université de
      New York, Sebastian Deterding (4). La campagne présidentielle fran-
      çaise de 2017 en a gardé une trace. Claire Seigel nous rappelle que le
      jeu vidéo Fiscal Kombat, parodie de Mortal Kombat, bien connu des
      habitués des arcades, représentait Jean-Luc Mélenchon en superhéros
      aux prises avec Christine Lagarde, Emmanuel Macron ou Nicolas Sar-
      kozy. Ce qui semblait un phénomène de mode a en réalité « transformé
      le rapport au monde des individus ». La pénétration du jeu dans les
      domaines les plus variés a abouti à une colonisation d’espaces qu’on
      aurait pu croire préservés. Illustrant la gamification au cœur du travail,
      le principe de Total Engagement, un jeu de simulation de management,
      a été conçu afin de promouvoir un engagement sans réserve du sala-
      rié envers son entreprise. En 2009, IBM avait présenté ce jeu capable
      d’augmenter la productivité des employés placés dans un environne-
      ment vidéo-ludique simulant leur espace de travail. C’est encore mieux
      que le télétravail ! Et indéniablement plus fun.
          Divertir pour dominer renverse notre perception de l’Homo ludens.
      C’est un livre de santé publique, qui revitalise nos neurones. Philippe
      Muray se serait régalé. Le combat continue à la rentrée avec le titre
      pionnier de Neil Postman inédit en français, Technopoly. Comment la
      technologie détruit la culture (5), à L’Échappée. Rendez-vous en librairie
      le 11 septembre.
      1. Neil Postman, Se distraire à en mourir, Flammarion, 1986, puis Fayard, coll. « Pluriel », 2011. Titre
      original : Amusing Ourselves to Death : Public Discourse in the Age of Show Business.
      2. « Introduction », in Cédric Biagini et Patrick Marcolini (dir.), Divertir pour dominer, tome II, La Culture
      de masse toujours contre les peuples, Éditions de L’Échappée, 2019, p. 12.
      3. Cédric Biagini, « Aliénation en série », in Biagini et Marcolini, op. cit., p. 43.
      4. Claire Siegel, « La gamification du monde. Bienvenue dans l’empire du ludique ! », in Biagini et Marco-
      lini, op. cit., p. 119.
      5. Publié pour la première fois aux États-Unis en 1992.

158                                 JUILLET-AOÛT 2019
critiques

   LIVR E S
   Les intellectuels français et la guerre
   d’Espagne­
   › Jacinto Soriano

C’
              est sur un sujet souvent étudié par les historiens que
              Pierre-­Frédéric Charpentier, enseignant et chercheur en
              histoire culturelle et politique, a publié un gros volume
de sept cents pages, Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne
(1). Le thème central de sa recherche n’est pas la guerre civile espa-
gnole mais l’impact qu’elle a eu sur les intellectuels français, qui
l’ont vécue comme « une guerre civile par procuration » (sous-titre
de l’œuvre), « L’ambition de l’ouvrage [...] est donc de l’appréhender
telle que les intellectuels français l’ont perçue et vécue ». La pers-
pective méthodologique s’inscrit, comme le précise l’auteur, dans
la ligne des travaux de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli et de
ceux de Michel Winock. Dans cette excellente étude, très détaillée,
l’auteur a voulu réaliser la première synthèse d’un moment crucial
pour l’intelligentsia française. C’est de nos jours l’étude la plus com-
plète, celle qui a utilisé toutes les sources françaises relatives à la
guerre civile espagnole. La guerre d’Espagne a été traitée par des
journalistes, des écrivains et des artistes qui se sont servi de toutes les
variétés possibles d’expression : articles, poèmes, journaux intimes,
récits, essais, romans, etc. L’œuvre se divise en trois « temps ». Le
premier, intitulé « Prodromes », étudie les conditions de l’engage-
ment des intellectuels français au moment de la guerre civile espa-
gnole. Pour eux, la signification et la portée de la guerre débordent
largement le conflit national, elles interfèrent dans le destin de la
France et de l’Europe. C’est là le « mystère » de cette guerre étrange,
l’énigme que la vaste étude de Charpentier explique par sa double
dimension – fasciste et communiste – qui annonce directement la
Seconde Guerre mondiale, la guerre froide qui lui succédera et qui
réveille toutes les craintes de l’intelligentsia européenne. Il suffit de

                                        JUILLET-AOÛT 2019                     159
critiques

      rappeler le numéro spécial de la revue pro-franquiste Frontières au
      titre significatif, « Espagne, rempart de l’Occident » (juillet 1937).
      Le point crucial de la thématique de « l’engagement » se trouvait
      dans la scission en deux groupes irréconciliables. Les intellectuels
      français de gauche soutenaient la République espagnole et certains
      d’entre eux combattirent sur le front de la guerre (André Malraux,
      Benjamin Péret, Simone Weil…). Les intellectuels de droite défen-
      daient la cause franquiste et exaltaient les valeurs de la « croisade »
      (Charles Maurras, Paul Claudel, Robert Brasillach…). Au-delà de
      cette vision binaire et s’appuyant sur une vaste documentation de
      première main, Pierre-Frédéric Charpentier souligne les contradic-
      tions internes de chaque groupe. Dans celui de la droite apparaissent
      des « chrétiens progressistes » (François Mauriac, Emmanuel Mou-
      nier, Jacques Maritain et Georges Bernanos) qui rejettent la « guerre
      sainte » de Franco et deviennent les têtes de Turc des intellectuels
      pro-franquistes. La gauche, pour sa part, a subi une fracture entre
      les pacifistes et les interventionnistes. L’auteur fait aussi une excel-
      lente synthèse de l’une des questions les plus graves qui divise le
      camp républicain : la lutte entre le communisme stalinien et le
      communisme révolutionnaire (trotskistes, Confédération nationale
      du travail, Fédération anarchiste ibérique, Parti ouvrier d’unifica-
      tion marxiste). La répercussion du conflit chez les intellectuels de la
      gauche française a été le reflet, comme dans d’autres cas, des aspects
      essentiels de la réalité espagnole. Le deuxième temps, « Joutes »,
      aborde la partie centrale de l’étude, le débat d’idées que provoque la
      guerre d’Espagne en France : « Il n’est pas moins vrai que la guerre
      fratricide entre communistes et révolutionnaires aura miné la Répu-
      blique espagnole de l’intérieur et déchiré la gauche française. » Il est
      une autre question particulièrement importante, toujours brûlante,
      qui est celle de l’attitude des intellectuels face aux massacres de la
      population civile, « la guerre d’Espagne fut bien la première, dit l’au-
      teur, à confronter les clercs aux massacres de masse ». Charpentier
      souligne avec justesse le manque de lucidité dans les deux camps. Les
      pro-républicains refusèrent de voir les exactions et les assassinats des
      groupes révolutionnaires, en particulier contre l’Église, et allèrent

160                      JUILLET-AOÛT 2019
critiques

jusqu’à les minimiser et les justifier. La terrible répression franquiste
fut elle aussi justifiée par ceux qui fondaient leur engagement dans
la religion chrétienne. La troisième partie de l’étude de Charpentier,
intitulée « Bilans », est consacrée aux « pertes des lettres françaises
dans la guerre d’Espagne ». Elle établit un bilan tragique en énu-
mérant une longue liste de victimes et traite de la Retirada, exode
tragique d’un demi-million d’exilés républicains qui ont traversé la
frontière, sujet qui est d’actualité avec le 80e anniversaire de la fin de
la guerre civile et de l’accueil des réfugiés en France. Il s’agit d’une
œuvre fondamentale, non seulement pour pénétrer dans un moment
décisif de l’histoire contemporaine des intellectuels français, qui
n’allaient pas tarder à affronter le désastre de 1940 et les quatre ans
de l’Occupation, mais aussi pour comprendre de nombreux aspects
encore méconnus de la guerre civile espagnole.
1. Pierre-­Frédéric Charpentier, Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne. Une guerre par procura-
tion (1936-1939), Éditions du Félin, 2019.

     LIVR E S
     Écrire au bout du rouleau
     › Lucien d’Azay

T
          rois vies parallèles et presque contemporaines (Sylvia Plath
          avait 9 ans quand les deux autres femmes, Virginia Woolf
          et Marina Tsvetaïeva, se donnèrent la mort, en 1941) sont
réunies dans cet émouvant récit polyphonique. En juxtaposant les
voix de ses héroïnes, Shoshana Rappaport (1) orchestre une œuvre
chorale où les élans, les doutes et les peines de trois destins tragiques
se font écho comme dans les grands triptyques de la peinture mys-
tique italienne. La personnalité multiple de chaque écrivaine entre
en résonance avec celle des autres dans un magnifique jeu de miroirs
biographique. Chacun de ces trois volets est un portrait cubiste qui
nous fait subtilement découvrir le dehors et le dedans du modèle, les
voix in et off alternant sans cesse à la faveur d’un point de vue à géo-

                                                           JUILLET-AOÛT 2019                                  161
critiques

      métrie variable. L’introspection narrative, étayée par des citations, se
      mêle aux sensations et aux pensées que l’auteure prête à ces femmes
      exceptionnelles ; elle procède tantôt à des plongées en abyme, tantôt
      à de brusques travellings arrière pour nous montrer un profil en
      relief, sculpté comme un camée. Ainsi Marina Tsvetaïeva « écrit une
      langue russe grenue, aphoristique, subjuguant par son impitoyable
      logique. Elle a le visage émacié, de longues jambes fines et ce regard
      qui semble quémander. Tout est ciselé en elle ».
          Sans pasticher leur style, Shoshana Rappaport restitue l’accent
      singulier de chacune, un lyrisme à fleur de peau et à perte d’haleine,
      vif, syncopé, tout à la fois extatique et pathétique. D’éblouissants
      coq-à-l’âne révèlent leur esprit romanesque et le trop-plein d’émo-
      tions qu’elles n’arrivent plus à contenir. La réalité leur offre ses
      bonheurs en vrac ; elles s’efforcent de les saisir pour qu’ils cristal-
      lisent dans une œuvre, mais n’en restent pas moins déphasées dans
      l’existence : les signes avant-coureurs de l’implosion s’insinuent dans
      la vie comme de funestes hantises (« Ce que je redoute le plus, se
      dit Sylvia Plath, qui voit le monde en Technicolor, c’est la mort
      de l’imagination »). On assiste à leur détraquement progressif au
      moment même où leur art atteint son apogée. Oscillations, défail-
      lances, euphorie, déréliction. Les symptômes sont certes alarmants,
      mais qui n’a jamais remis en cause le bien-fondé de notre présence
      ici-bas ? Les écrivaines balaient du revers de la main la prémoni-
      tion du naufrage pour empoigner le fil d’une narration vibrante,
      palpitante ; le désir de s’en sortir croît à mesure que la lassitude et le
      désespoir les envahissent. Le monde est absurde ; la volonté échoue à
      adhérer au réel, et d’ailleurs les bouées auxquelles on s’accroche sont
      crevées. Comment se remettre des fractures qui vous coupent sou-
      dain le souffle ? « Le présent s’immobilise. Les lumières l’éblouissent.
      Les gens deviennent flous, leurs limites s’estompent. Son corps se
      tétanise, se rigidifie. Elle voudrait être morte. “L’échec ! L’échec !
      L’échec !’’ », s’exclame Virginia Woolf.
          La littérature est la seule planche de salut, mais ces trois femmes
      perdent confiance, hésitent, se demandent si elles réussiront à convertir
      en poésie les foudroyantes disjonctions de leur âme, qui virent fatale-

162                       JUILLET-AOÛT 2019
critiques

ment au cadavre exquis. Sylvia Plath « aimerait apprendre la Joie. Elle
songe à une tarte au citron meringuée. Le soleil, derrière le mur, frappe
d’une lumière de pièce d’or une tour qui se termine par un dôme.
Comment s’appelle la tour ? » Plus ambitieuse, Marina Tsvetaïeva est à
la recherche d’un mythe, « un mythe qui promette, anticipe, et dissipe
le brouillard ». Et Virginia Woolf « plane entre deux mondes comme
une toile d’araignée, mais rien à quoi attacher son fil ».
    Shoshana Rappaport nous montre ces trois malheureuses filde-
féristes en train de marcher sur la corde raide, munies d’une perche
plus ou moins grande qui est leur œuvre. Autour d’elles, l’abîme
menace toujours et commence à les happer. Elles tâtonnent, pieds
nus sur des œufs, s’agrippant à une réalité délétère, en quête d’un
rituel salvateur. Sylvia Plath étouffe dans la chrysalide de son propre
foyer. Elle connaît le vertige d’un bonheur dont l’intensité est à la
mesure de la tragédie qui s’annonce (elle finira par mettre la tête
dans son four à gaz après en avoir ouvert le robinet d’alimentation).
La conquête quotidienne du présent est un combat si cruel et si
périlleux qu’on risque à chaque instant de rester sur le tapis. « Par-
viendra-t-elle un jour à organiser ses territoires ? À se dépêtrer de
l’esprit d’inadéquation qui est le sien ? », se demande encore Sylvia
Plath. Autre échappatoire : s’ancrer dans le passé, à la recherche d’un
souvenir salutaire. Ainsi Virginia Woolf « a soif de retrouver le temps
perdu. Instants de vie en fournit la preuve. Ses émotions se fondent
sur des faits, glanés çà et là ». Mais la réalité se dérobe. À moins, au
contraire, qu’il ne soit impossible de se dérober à son étau mortifère,
comme il advint à Marina Tsvetaïeva, qui ne trouva d’autre issue à
l’oppression que la pendaison.
    Courts-circuits sous-jacents, étincelles incisives, fulgurances magis-
trales du stream of consciousness : Shoshana Rappaport sonde le creux
de la vague où l’écrivain à la dérive, si génial qu’il soit, joue son va-
tout sans y croire. Ce livre foisonne de trouvailles stylistiques, comme
la fin stupéfiante, en queue de poisson si emblématique, du récit de
Virginia Woolf. Scandée à l’instar d’un glas, l’épithète « morne », qui
« l’émeut », évoque la célèbre note que l’auteure des Vagues laissa à son
mari – « J’ai la certitude que je vais devenir folle » – avant de lester de

                                        JUILLET-AOÛT 2019                     163
critiques

      gros cailloux les poches de son manteau et de se laisser emporter par la
      rivière Ouse, au bord de laquelle on retrouva son corps trois semaines
      plus tard.
          La veille du drame, Leonard Woolf écrit dans son journal qu’il
      constate, chez son épouse, un « léger mieux » (slight improvement). Un
      titre à l’humour grinçant couronne cet admirable triptyque.
      1. Shoshana Rappaport, Léger Mieux, Le Bruit du temps, 2019.

          LIVR E S
          Faire œuvre de vérité…
          › Stéphane Guégan

      S
                téphane Mallarmé (1842-1898) reste d’un abord difficile pour
                certains, ou d’une obscurité suspecte. Théophile Gautier, dès
                1867, le soupçonnait d’« extravagance un peu voulue » et Paul
      Verlaine, en 1883, confirme que « le pur poète » restait en proie aux
      accusations « d’excentricité alambiquée ». Du côté des fanatiques, à
      l’inverse, l’idée s’installa vite que leur idole avait repensé l’objet et la
      langue de la poésie par coupure de tout lien avec l’existant, le réel.
      L’hermétisme de Mallarmé en serait le dernier mot, l’intransitivité du
      verbe sa raison d’être et sa chance d’absolu. Maurice Blanchot, par
      exemple, n’aura cessé de marteler que l’essence de cette poésie déliée
      consistait à rendre problématiques son existence et sa finalité mêmes ;
      le texte malarméen était toujours menacé d’effacement dans sa pré-
      sence précaire. Pareille vision, chez Jean-Paul Sartre ou Pierre Bour-
      dieu, redevient négative : c’est qu’ils désignent en Mallarmé l’épou-
      vantail des forfaitures de la « culture bourgeoise », culture de pure
      « évasion », selon eux, disqualifiée pour avoir rompu « avec la réalité
      sociale ». Bref, l’auteur de L’Après-midi d’un faune revient de loin. Aux
      stupides arguties des gardiens de la clarté formelle ou de la morale offi-
      cielle, il faut préférer les vrais lecteurs, le Mallarmé de Henri Mondor
      ou de Jean Cocteau, un Mallarmé trempé dans la vie et l’Éros, comme
      l’était tout ce qu’il écrivait…

164                              JUILLET-AOÛT 2019
critiques

    La réévaluation récente de l’écrivain s’est appuyée sur les marges
du corpus poétique, comme si elles avaient le pouvoir de nous y
ramener autrement. Barbara Bohac, en 2012 (1), relisait ainsi la
part la plus « souriante » de l’œuvre, ses vers de circonstances et son
journalisme de mode, miroir multiple d’une sociabilité plus ouverte
qu’on le croit, d’un hédonisme déculpabilisé et du besoin impérieux
de faire vibrer le présent derrière l’élégante et occulte sorcellerie des
mots. La colossale activité épistolaire du poète ne se révèle pas moins
capable de dissiper le mythe de l’illisible. Nous devons à Bertrand
Marchal des livres essentiels sur Mallarmé, en plus des deux volumes
de ses Œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et
l’achèvement de la compilation de ses lettres, lancée par Mondor
en 1959. Il faut lui savoir gré d’être parvenu à la somme de près
de deux mille pages qui regroupe aujourd’hui l’ensemble de la cor-
respondance envoyée par le poète (2). Au regard des éditions pré-
cédentes, fragmentées et moins soumises à l’examen des originaux,
celle-ci s’offre aussi le luxe d’un grand nombre de missives inédites
ou rétablies dans leur date ou leur destinataire. Si l’annotation, faute
de place, se voit réduite à l’essentiel, le profit qu’on tire de l’ouvrage
compense très largement la concision des notes. Paradoxe, la meil-
leure preuve de l’intérêt décisif de ces lettres est que Mallarmé, par
mise en scène de soi et dramatisation de l’acte poétique, niait presque
toute valeur à l’écriture du quotidien. Or, entre les deux régimes
de plume qu’il dissociait, le régime de l’information et celui de la
transfiguration, il est le premier à démontrer qu’ils communiquent.
Continuer à prétendre le contraire serait aussi bête que dissocier le
poète de l’homme, sa vie et ses chimères de ses mots, les événements
de l’existence et l’avènement du miracle poétique.
    « Celui qui n’écrit pas de lettres », comme Mallarmé feint de se
peindre, en a écrit et reçu des milliers. Elles apportent, dit Marchal,
« le meilleur démenti des clichés qui ont encore cours sur la solitude
d’un poète résolument hors du monde ». Toutes sortes de réseaux
et de considérations s’y croisent, et certains poèmes y trouvent une
amorce, le coup de dés initial, tant il est vrai que la vie et la vraie
littérature sont faites de hasards dirigés, comportent en elles un mys-

                                        JUILLET-AOÛT 2019                    165
critiques

      tère irréductible. Au temps des tâtonnements, dans les années 1860,
      le jeune Mallarmé broie du noir et s’épanche en de longues épîtres
      désespérées. Comment écrire après Théophile Gautier et Charles
      Baudelaire ? Un certaine misère existentielle, sexuelle, accable aussi
      ce Parisien obligé d’aller enseigner loin de la capitale. Catulle Men-
      dès et Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, figures centrales alors, le
      confrontent à l’impuissance qu’il se reproche. Il n’occupe, parmi les
      hommes du Parnasse contemporain, qu’une place très secondaire…
      Après la guerre de 1870, tout change. Marié, père, nommé au lycée
      Condorcet, le « poète sans livre » publie à foison. À regret ? Le jour-
      nalisme domine, nous ne pouvons plus l’ignorer, ni le séparer du
      laboratoire poétique. Les lettres gagnent en efficacité, elles éclairent
      le milieu littéraire, la presse. Mallarmé, pour qui voir et faire voir
      font la moitié du génie, donne une visibilité à tous les aspects du
      moderne, de la mode féminine à la peinture d’Édouard Manet, avec
      lequel il noue une relation unique. La mort du peintre, en 1883, fait
      époque, d’autant plus que Paul Verlaine publie bientôt Les Poètes
      maudits, et Joris-Karl Huysmans À rebours. Adoubé par la jeunesse,
      il est définitivement lancé, et sa correspondance conforte cette gloire
      jusqu’à sa mort précoce. Il use de billets superbement laconiques
      pour entretenir son monde. De même que la poésie peut s’épurer
      sans perdre le contact avec la vie, la correspondance ne cède jamais
      au verbalisme. James Whistler, Odilon Redon et Berthe Morisot ont
      remplacé, s’il se peut, Édouard Manet. Mallarmé s’active sur tous
      les fronts, revues, livres, banquets, entre Paris et Londres, l’affaire
      Dreyfus et le massacre des Arméniens, qu’il condamne publique-
      ment. Le livre absolu auquel il aspirait en le sachant impossible, il l’a
      écrit chaque jour, au fil de ses lettres, si alertes, si françaises.
      1. Barbara Bohac, Jouir partout ainsi qu’il sied. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Classiques
      Garnier, 2012.
      2. Stéphane Mallarmé, Correspondance. 1854-1898, édition établie, présentée et annotée par Bertrand
      Marchal, Gallimard, 2019.

166                              JUILLET-AOÛT 2019
Vous pouvez aussi lire