L'AMOPA - oulages avec ierre
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Revue de SEPTEMBRE 2020 JUILLET - AO T L’AMOPA n° 229 ASSOCIATION DES MEMBRES DE L’ORDRE DES PALMES ACADÉMIQUES RENCONTRE avec ierre oulages COUVERTURE N°229.indd 1 22/09/2020 11:08
Sommaire Éditorial Musique 1 Jean Pierre Polvent 41 … Rencontre avec 2 « Pierre Soulages, par François Ragot par Benoît Decron avec la Littérature collaboration de Michèle Dujany 43 par Jean Chalvin Arts visuels 4 R Arts visuels 47 par Benoît Decron par Jean Tongio Littérature Littérature 7 André Gide revisited 49 R par Peter Schnyder par Jean Chalvin Arts visuels Arts et science 14 Henri Winkler 50 par Marie Laure Nicolaon par Jean-Paul Lesueur, en collaboration avec M. Roger Stanchina et Littérature et théâtre madame Evelyne Dolbet 20 Langue française par Maria Tronea 52 Musique par Jean Pruvost 25 … par Thierry Benetoux Concours nationaux 53 Littérature 29 de Jean Giono par Marie-Hélène Reynaud par Katia Thomas-Montésinos 54 Le saviez-vous ? Arts visuels La vie des sections 34 55 au Street Art par Marie-Hélène Reynaud par Jean Tongio 57 Visite du président national, Littérature 39 par Robert Lopez dans le Surrey, en Angleterre par David King Les partenaires de l’AMOPA ADOSOM COUVERTURE N°229.indd 2 22/09/2020 11:08
Éditorial Les Arts et les Lettres à l’AMOPA Chers amis, Pierre Soulages vous accueille en première de couverture de la Revue par JEAN PIERRE POLVENT avec une photographie en noir et blanc naturellement. L’artiste de renommée Président national mondiale s’est prêté à l’entretien qui ouvre les pages de ce numéro. Compte de l’Amopa tenu du contexte actuel, l’entretien a pris toutefois un tour particulier avec le relais éclairé d’un homme qui connaît parfaitement le peintre et s’est fait son porte-parole, Benoît Decron, conservateur en chef du musée Soulages de Rodez. Nous les remercions d’avoir accepté spontanément et avec enthousiasme, de s’adresser à nos lecteurs. Les articles qui suivent sont aussi talentueux. Ils offrent de nouveaux regards sur des hommes de lettres que l’on croit bien connaître : André Gide, Eugène Ionesco, Jean Giono, Émile Zola, Gustave Flaubert et François de la Rochefoucauld. Ils nous emmènent aussi à la découverte d’un sculpteur sur verre, d’une école de peinture, de l’art dans la rue, de l’accordéon. Vous retrouverez comme à l’habitude la chronique toujours attendue de Jean Pruvost. Trois visites vous sont proposées, le musée Soulages de Rodez, la ferme de la montagne à Liancourt, le carrefour des arts de La Louvesc ainsi qu’une escapade romaine avec Athéna. Bref, vous avez de quoi faire une belle randonnée à votre rythme. Bien entendu n’oubliez pas de vous arrêter à la page de notre concours national « Plaisir d’écrire ». Vous verrez que le talent n’a pas d’âge et que les jeunes ont toute leur place dans la Revue. Enfin, il faut souligner par les temps qui courent, la performance de notre équipe de rédaction qui a réussi à sortir sans encombre les trois derniers numéros de la Revue. Cette équipe s’est surpassée, son enthousiasme et son professionnalisme ont permis de surmonter toutes les difficultés. Seule la place réservée aux manifestations dans les sections n’a pu prendre aujourd’hui toute sa dimension. Chacun comprendra que les exigences sanitaires sont passées par là. Les présidents ont porté toute leur attention aux adhérents avec un soutien pour chacun. Ils ont fait un travail remarquable. Je vous souhaite une belle lecture. Amopa n° 229 1 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 1 22/09/2020 11:20
Rencontre avec « Pierre Soulages, une poétique de la lumière » PROPOS RECUEILLIS PAR BENOÎT DECRON Conservateur en chef du Musée Soulages de Rodez AVEC LA COLLABORATION DE MICHÈLE DUJANY Secrétaire générale de l’AMOPA B enoît Decron, conservateur en chef du Musée Soulages de Rodez, répond, en plein accord avec Pierre Soulages, aux questions qui avaient été envoyées au créateur d’une œuvre immense que l’on ne peut réduire à la recherche de l’Outrenoir, qui n’a malheureusement pas pu nous recevoir compte tenu du contexte actuel. Vous êtes mondiale- critiques d’art des années ment connu et célébré 1950 ont pu parler d’œuvres comme le concepteur abstraites mais les artistes de l’Outrenoir. Le noir de l’époque comme lui, est-il pour vous une évoquent plutôt un art non couleur ou un concept figuratif, un « art autre ». aux pouvoirs particuliers ? L’abstraction résume-t- Vous avez affirmé : elle votre œuvre ? « Lorsque j’ai eu 14 ans, Pierre Soulages a large- c’est devant l’abbaye de ment utilisé les couleurs Conques que j’ai décidé comme le jaune, le rouge, que, seul, l’Art m’inté- le bleu et le vert avant resserait dans la vie. » qu’on ne le définisse en Cette détermination 1979 comme le peintre du précoce n’a-t-elle jamais noir. Pour lui, le noir est vacillé ? une couleur qui peut être Très tôt, Pierre Soulages vue comme la somme de a collectionné des manuels toutes les couleurs mélan- scolaires qui proposaient gées. Chez lui, le noir est Pierre Soulages, lithographie n°4, 1957. des reproductions d’œuvres monopigmentaire mais pas donation ierre et Colette Soulages, d’art moderne. S’il va à musée Soulages ode . Cliché . stadieu monochrome. Il n’a aucun Conques, c’est que l’art caractère de dramatisation roman exprime pour lui mais un rapport particulier une forme de modernité de avec la lumière et constitue une forme de rigueur. Au même que l’art préhistorique, la peinture primitive fond d’une grotte, la lumière prend toute sa valeur. et les gravures des statues menhirs du Rouergue. Pierre Soulages a toujours affirmé son À 14 ans, sa vie bascule vers l’âge adulte et il se détachement à l’égard des terminologies. Les convainc qu’il « ne va pas la perdre à la gagner ». 2 Amopa n° 229 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 2 22/09/2020 11:20
Rencontre avec Ainsi, il a toujours eu le sentiment qu’il n’avait jamais travaillé et que sa passion pour l’Art a rempli sa vie ; elles prendront fin ensemble comme deux élans naturels. Vous avez dit : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ». Que cherchez-vous ? Que voulez-vous faire partager en exposant vos œuvres ? On a fait dire à Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » Pour cette génération de peintres, l’artiste est un démiurge, un dieu créateur de son œuvre propre ; il n’a pas besoin de sources d’inspiration. Pour Pierre Soulages, la création est liée au hasard, à l’outil, à la main et la part de sérendipité de l’œuvre est source de poésie. Elle ne naît pas d’un travail préparatoire. Le peintre entame directement sa toile. Pierre Soulages cherche à faire partager son plaisir, la réalisation de l’œuvre et sa poésie. La peinture, c’est toujours la poétisation du monde. Il considère sa peinture comme une interaction entre le peintre, l’œuvre et celui Pierre Soulages, peinture 202 x 159 cm, 5 juillet 1966. onation ierre et Colette Soulages, musée Soulages ode . qui la regarde. hoto . estadieu. Quel regard portez-vous sur l’enseignement artistique tel qu’il est pratiqué en France dans le système scolaire ou dans les Écoles supé- rieures d’art ? Quels conseils donneriez-vous à un jeune de 14 ans qui veut consacrer sa vie à la peinture ? Pierre Soulages a participé à des entretiens avec des étudiants des Beaux-arts de Montpellier. Mais c’est un maître sans élève et lui-même était sans maître. Plus exactement, c’est un autodi- dacte qui n’a pas suivi une longue formation académique. En 1938, il a brièvement suivi à Paris un apprentissage au professorat de dessin et une préparation au concours national des Beaux-arts puis en 1942 à Montpellier. En fait, il pense que toute formation est sclérosante, ce qui n’exclut pas une grande fascination pour les personnes de vaste culture. Pierre Soulages est libre, indépendant et autonome. Il aura bientôt 101 ans. À un jeune de 14 ans, il lui dirait certainement : « Fais comme Pierre Soulages, Brou de noix sur papier 32,3 x 25,6 cm, 1949. Collection musée Soulages ode . onation ierre moi, suis ta route. » et Colette Soulages. Cliché C. Bousquet Amopa n° 229 3 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 3 22/09/2020 11:20
Arts visuels Le musée Soulages, R PAR BENOÎT DECRON Conservateur en chef du patrimoine, directeur du musée Soulages, Rodez E n 2005, Pierre et Colette Soulages ont donné un ensemble majeur d’œuvres du peintre afin de constituer la collection d’un musée en projet à Rodez. Cette donation sera complétée par deux autres en 2012 et en © C musée Soulages ode Cliché . era illes 2020, cette dernière constituée de 4 grandes toiles emblématiques de 1949 à 2000, d’un ensemble Sans la générosité du couple Soulages, le musée de 18 peintures sur papier (dont les célèbres Brous n’existerait pas, exemple quasi unique en France de noix, dès 1946) et du vase de Sèvres réalisé avec d’un lieu dédié à un artiste en activité. les ateliers de la Manufacture en 2000 : le président Le musée Soulages dispose d’une collection Chirac avait demandé à Pierre Soulages de faire permanente forte de près de 500 pièces, la plus un trophée pour le tournoi de sumo de Nagoya. Le importante au monde sur le peintre. Seuls le peintre y a ajouté last but not least un Outrenoir musée national d’art moderne, le musée Fabre de monumental de 2019 (près de 4 m de haut) ; il Montpellier et la Bibliothèque nationale de France n’aura échappé à personne que le 24 décembre possèdent des ensembles conséquents. À Rodez, le 2019 Pierre Soulages atteignait sa centième année visiteur verra des œuvres de 1934 (huiles figuratives, et que le musée du Louvre lui réserva une exposition l’apprentissage) à 2019, des toiles, des peintures sur personnelle dans le Salon Carré. C’était la troisième papier (de 1946 à 2003), l’œuvre gravé (eaux-fortes, fois qu’il était exposé dans le saint des saints, dans lithographies, sérigraphies, papiers formés), des ce musée qu’il a si souvent parcouru. bronzes, de la porcelaine, les cartons préparatoires 4 Amopa n° 229 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 4 22/09/2020 11:20
Arts visuels aux vitraux de Conques, des films, des photogra- il dispose aussi d’une vaste salle d’exposition, les phies, des livres… expositions temporaires qui vont de Pablo Picasso L’expérience de Conques (1986-1994) a préparé à Alexander Calder, des Japonais de Gutai à Yves la naissance du musée, car la commande publique Klein, quatorze expositions depuis 2014. Les valeurs des vitraux, au-delà du témoignage du peintre dans de la connaissance et de l’initiation au goût, en son pays natal, favorisera le développement d’un somme la curiosité, ne doivent pas se réduire à projet ambitieux, brossant un panorama complet Paris et aux métropoles. de l’œuvre, en parcourant les sentiers de la création Pierre Soulages qui affirmait en 1956 « Je ne donc les choix techniques : la peinture, les outils, les crois apprendre ce que je cherche qu’en peignant » papiers, les pigments, le verre inventé, les matrices aime les courants du hasard, l’art rapproché de la en cuivre des eaux-fortes, etc. technique, les ondes des œuvres immémoriales et Au bord d’un parc arboré, le musée Soulages est anonymes telles les peintures préhistoriques, les un vaisseau allongé sur lequel se dressent des paral- statues de rois en diorite d’Assur ou de Sumer, les lélépipèdes, ceux-ci bardés de plaques d’acier Corten, fresques romanes. Les musées servent à ça. couvertes de rouille ; on en a accéléré l’attaque arti- Les problèmes de la peinture, et donc les solu- ficiellement pour obtenir comme une moire, du roux tions, procèdent de l’œuvre elle-même, de son au brun, rappelant les effets picturaux des Brous de avancement. Le visiteur parcourt les salles du musée, noix. Des architectes catalans ont été choisis parmi 1 400 mètres carrés, sans l’autorité d’un circuit 98 candidats, Pierre et Colette Soulages étant du définitif. « On ne demande rien au spectateur : on jury présidé par Paul Chemetov : les RCR arqui- lui propose une peinture qu’il voit à la fois en toute tectes, à savoir Ramon Vilalta, Carme Pigem, Rafael liberté et nécessité ». Humanisation et poétisation Aranda - Gilles Trégouet qui ont obtenu en 2017 le du monde, telle apparaît sa peinture. Pritzer Prize, Prix Nobel de l’architecture contem- Le musée Soulages, porté avec détermina- poraine. L’extérieur, avec les parois métalliques, les tion par la communauté de communes de Rodez, terrasses, l’insertion dans le paysage, se prolonge à 55 000 habitants, a été inauguré le 30 mai 2014 en l’intérieur par une césure nord/sud : au nord une présence du président Hollande. En juillet 2019, lumière d’atelier, étale, pour les toiles ; au sud beau- le musée devient un EPCC établissement public à coup plus protégé, une lumière économe (45 lux), quatre partenaires, l’État-Ministère de la Culture, pour les papiers, peintures et la Région Occitanie, le estampes. La circulation dans Département de l’Aveyron le musée s’établit sur la base et Rodez agglomération, de passages de la lumière à sous la présidence d’Alfred l’obscurité des salles, comme Pacquement, ancien direc- Soulages le fait dans sa pein- teur du musée national d’art ture quand le noir ne saurait moderne. L’EPCC permet une exister sans la lumière qui agilité de fonctionnement, porte les couleurs. Murs tout en affichant des ambi- et sols sont constitués de tions claires tant en termes lames et de plaques de culturels – conservation, métal noirci. Le musée, ses recherches, enrichissements collections permanentes, se des collections, expositions – conçoivent comme une expo- que ceux de l’exploitation sition temporaire pouvant économique d’un tel équi- sans cesse être modifiée. pement : par exemple, 2020 Pierre Soulages fut consulté, nous a permis d’optimiser attentif aux côtés de l’équipe notre service aux publics lors de l’accrochage et des sous la forme de média- choix techniques. Le musée tions approfondies, de visites Soulages est certes celui d’un © C musée Soulages ode . conférences à la carte. Le artiste, monographique, mais Cliché . era illes musée Soulages, a plus de Amopa n° 229 5 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 5 22/09/2020 11:20
Arts visuels A 55 % d’autofinancement, atteindra son millionième conventionnel : le chevalet, les tubes de peinture, visiteur fin 2020, la fréquentation annuelle se les châssis du commerce, les pinceaux délicats en situant autour de 130 000 visiteurs. Le musée poil de martre… Il leur préfère les spalters, brosses abrite le Café Bras fondé dès l’ouverture par le de peintre en bâtiment, les outils de sa fabrication chef étoilé aveyronnais : associer la gastronomie dont des racles et des peignes, de la peinture en pot et l’art va de soi. (du marchand de couleurs parisien Édouard Adam), Pierre Soulages est né à Rodez, préfecture des châssis et des toiles qu’il assemble lui-même. Sur de l’Aveyron, dans la rue Combarel, dédiée aux des châssis de plus en plus vastes Soulages peint sur artisans ; son père Amans fabriquait des véhicules le mur, il peint au sol, enjambe. Son acte technique hippomobiles, vans, sulkies… Toujours, l’artiste est mesuré, rien de gestuel, de psychologique. Les respectera la science de la main, celle de l’assemblage, pigments sont variés, du jaune, du bleu, du vert, du l’usage de l’outil. Adolescent, il s’adonnait à la pêche rouge de Mars, mais c’est le noir qui aura de plus à la ligne, aux fouilles archéologiques, au rugby et… en plus sa préférence. Noir tracé en traits épais, à la peinture. Une visite scolaire dans l’abbatiale de comme des poutres occupant l’espace, noir passé Conques lui fit découvrir l’art roman, l’architecture en formes incertaines. Certains auteurs évoquent et la sculpture, décidant alors qu’il serait peintre, des calligraphies : écritures signifiantes chez les « qu’il ne perdrait pas sa vie en la gagnant ». Après Japonais, ici elles s’enroulent à vide. Le blanc, une première formation à Paris en 1938 dans l’atelier donc la lumière, surgissant du fond du tableau du sculpteur René Jaudon, il fit deux années de marque comme une sorte d’équilibre. Soulages sait beaux-arts à Montpellier dans des ateliers qu’il quand une huile est finie, mais d’aucuns pensent fréquentait avec sa future femme Colette Llaurens. que sa peinture reste fondamentalement dans Nous pourrions presque ranger Soulages parmi les une pulsion d’inachevé. « Il faut savoir rejeter autodidactes, dans le sens où il ignorait la protection tout ce qui plaît trop. La vraie peinture c’est de de maîtres. Il lisait ce qu’il pouvait trouver sur l’art continuellement renoncer » dit-il à son ami le et la peinture à Rodez Je définis Pierre Soulages romancier Roger Vailland qui fit un reportage en comme un créateur très indépendant, un autonome, 1961 sur sa journée de peintre, l’exécution d’une un chercheur solitaire qui se soucie peu des écoles, œuvre : Soulages déconcerte car il ajoute, retranche, notamment celles des abstractions d’après-guerre, crée des transparences jusqu’à la clarté de la toile. le non-figuratif : il rejetait l’École de Paris, une Dès 1946, il peignait des compositions majeures illusion des marchands. sur papier au brou de noix, de la mixture d’ébéniste En 1946, Pierre Soulages dont les critiques, dont il aimait à la fois le velours et l’âpreté. Dès bientôt les directeurs de galerie et les conserva- 1951, il défonçait des plaques de cuivre pour réaliser teurs notent le caractère radical dans sa peinture, des eaux-fortes sculpturales, gravées « jusqu’à la monte à Paris. Le premier numéro de son catalogue corde » : du temps confondu à l’espace. raisonné concerne une œuvre de 1946… Cela fait En 1979, Pierre Soulages met au point le style donc 74 ans que Soulages peint, ce qui lui confère Outrenoir, du pigment noir passé à l’outil et à la une place remarquable entre art moderne et art brosse, une surface totalement couverte, comme contemporain. Pierre Soulages a fréquenté Hartung maçonnée, parfois à la limite du bas-relief. Le De Staël, Poliakoff, Schneider, Atlan, Picabia, Klein… passage de la lumière sur cette surface monopigmen- Sa mémoire d’artiste est remarquable, tant à Paris taire – différentes variétés et apparences du noir, à que de par le monde (présent dans une centaine ne pas confondre avec le monochrome, une égale de musées). En 1949, Soulages exposait pour la couleur partout – lui donne vie. C’est un passage première fois à New York, en 1958 il était invité fondamental qui n’a rien à voir avec la surenchère. au Japon. Un Outrenoir se vit comme une expérience d’au-delà Comment définir une œuvre de Soulages ? territorial : passant devant l’œuvre, le regardeur Impossible de s’en défaire en quelques lignes. Le éprouve la qualité de la lumière qui glisse et porte peintre pense que la toile est le théâtre du sens qu’on différentes couleurs, une présence comme un reflet. lui prête, que le concret n’a rien à voir avec la réalité Soulages a peint de très grands polyptyques qui sont (la figuration si l’on préfère). Très rapidement, autant de sentinelles quand ils sont accrochés sur il se débarrasse de tout ce qui définit le peintre des câbles au milieu des salles d’exposition. 6 Amopa n° 229 Amopa AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 6 22/09/2020 11:20
Littérature André Gide revisited A N PAR PETER SCHNYDER Professeur émérite de l’Université de Haute-Alsace Officier des Palmes académiques Membre de l’association AMOPA de Suisse «U ne pas assez constante pensée de la mort n’a pas donné assez de prix au plus petit instant de la vie. » Les Nourritures terrestres, Second livre1 L’année 2019 a marqué celle du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’André Gide, Prix Nobel de littérature (1947). Les événements et les publications tout au long de cette année confirment la vitalité de l’œuvre et du message gidiens. Gide, avec sept volumes en Pléiade (et un album qui © do e Stoc lui est consacré), un grand nombre d’éditions en poche et une centaine de Correspondances publiées, est toujours lu et relu ; son style inimitable, son questionnement sans compromission, sa morale de l’effort et son anticonfor- misme émancipateur peuvent servir d’exemple – même s’il s’éloigne de nous. Dans les pages qui suivent, nous voudrions revenir brièvement sur les manifestations importantes et présenter succinctement les publications les plus marquantes. Deux lignes de force se cristallisent à nos yeux. D’abord, l’intérêt accru pour l’épistolaire : négligé pendant longtemps, considéré au mieux comme un complément de la biographie, la lettre est aujourd’hui sur le point d’acquérir un statut littéraire propre. Cette valorisation se répercute sur Gide, épistolier infatigable. Il faut signaler la publication (ou la refonte) de deux Correspondances importantes, mais également de deux anthologies de lettres (l’une générale, l’autre avec des peintres connus de Gide). À ces éditions s’ajoutent les actes d’un colloque intitulé André Gide dans ses lettres. Amopa n° 229 7 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 7 22/09/2020 11:20
Littérature L’autre ligne de force, nous la voyons dans une approche critique novatrice proposée par le Groupe de recherche « Gide-Remix » de l’Université de Haute-Alsace. Sans rompre avec les formes orales et visuelles traditionnelles de la critique (colloques, séminaires, expositions…), cette équipe questionne Gide par le recours à d’autres disciplines. Cette entreprise ouvre l’œuvre gidienne à des personnes qui ne la connaissent pas. L’année passée, « Gide-Remix » a ainsi tenté une mise en musique (moderne) de textes choisis, l’adaptation scénique de quelques-uns de ses récits, la mise en image, conjointement à une lecture des Caves du Vatican, des scènes de la farce par un dessinateur. Expérience unique, qui permet de voir différemment le texte original, mais aussi de le découvrir. Un autre « mixage » a donné lieu à l’examen des Nourritures terrestres et Paludes par une botaniste ou encore la préparation, par un cuisinier, de certaines des « nourritures » évoquées dans ce livre. Plus récemment, une exposition, « André Gide et l’Afrique équatoriale », a rappelé la remise en question du pouvoir colonial initiée par l’écrivain. Des « microlectures » ont été tentées, à l’Université de Bâle, cette fois pour « tester » l’actualité de Gide. Une « immersion sonore entre parodie et mise en abyme » de Paludes est également prévue, ensuite un « Gide-Day » (à partir de « La Journée de Michel », avec des lectures plurielles de L’Immoraliste), et un « Quiz du sphinx », autour de l’Œdipe de Gide, ici « en question(s) »... Expositions, colloques, pour cette commémoration, avec le soutien de la journée d’études, performances Fondation Catherine Gide4 . Dans « Je rêve », Pierre Antonelli (Strasbourg) cherche astucieusement Il faut saluer l’exposition, organisée par Jean- à explorer les images qui se dissimulent dans la Pierre Prévost, sur les Mille visages d’André Gide, langue gidienne. Il demande : « Voit-on “Je rêve’’ présentée au musée Georges-Borias d’Uzès en comme une image et/ ou un texte transcrit ? » mai-juin 2019. C’est qu’« André Gide a probablement Vaste question, à laquelle répond, d’une manière été l’un des écrivains les plus photographiés et les originale, Juliette Solvès (Angoulême). Elle aspire à plus portraiturés de son époque2 ». D’illustres rendre visibles, simultanément, toutes les activités professionnels l’ont ainsi « éternisé » : Germaine gidiennes. Dans « Entrelacs gidiens », elle précise : Krull, Philippe Halsman, Gisèle Freund. Les portraits « Conçue comme un polyptyque, qui dispose préci- ne sont pas en reste, puisqu’il a notamment posé sément de parties séparées mais regroupées dans un devant Théo van Rysselberghe, Simon Bussy, cadre fédérateur, cette installation souhaite donner à Maurice Denis, Dunoyer de Segonzac. C’est voir l’amplitude des intérêts de Gide dans le champ justement l’exposition organisée par Alban Cerisier de l’art en général, où il était à la fois créateur et à la Galerie Gallimard, André Gide, l’inattendu3 , récepteur (auteur, lecteur, spectateur, musicien, qui a offert plusieurs portraits « inattendus » de auditeur5 ) ». Ces œuvres ont permis aux visiteurs l’écrivain, en particulier celui de Maurice Denis de mieux comprendre l’œuvre de Gide, les questions – peu connu (1892) – ou un instantané surprenant qu’il soulève et les réponses qu’il propose, à partir de Raymond Queneau (de 1948). S’y ajoutent des de son classicisme, qui est pour notre écrivain une pages de manuscrits pour partie inédites, sur éthique de la vérité de l’art adossée à une esthétique Whitman, Goethe, Nietzsche… L’exposition ne de la parcimonie. s’est pas limitée aux éditions rares : elle mettait en Côté colloques et journées d’études, il faut valeur des vêtements et des objets ayant appartenu mentionner les traditionnelles « Journées Catherine à l’écrivain, ainsi que ses masques mortuaires, et Gide », organisées pour la sixième année consécutive ceux de Beethoven, de Leopardi et de Goethe. par Raphaël Dupouy au Lavandou. Les intervenants Deux artistes, Juliette Solvès et Pierre Antonelli, de ces rencontres autour d’« André Gide et la pein- ont prolongé l’hommage patrimonial par la présen- ture6 » tenues en avril dernier dans l’ancien atelier tation de leurs œuvres, spécialement conçues du peintre Théo van Rysselberghe, à Saint-Clair, 8 Amopa n° 229 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 8 22/09/2020 11:20
Littérature se sont penchés sur divers aspects des rapports de Gide avec la peinture, étant entendu que l’écrivain a connu dans sa jeunesse des peintres comme Albert Démarest ou Maurice Denis, et qu’il a pu fréquen- ter des familles de peintres grâce à Paul-Albert Laurens ou Eugène Rouart. Plus tard, il © do e Stoc a, entre autres, été lié d’amitié avec Jacques-Émile Blanche et Théo van Rysselberghe. Avant d’être connu du grand public il a accepté, à la fois amusé et parfois un peu agacé, d’être portraituré par ses amis La soirée a permis de saisir la lucidité des trois peintres. Mais comme pour la musique, il a tout de protagonistes et la différence de leurs caractères, même préféré s’en tenir à un certain classicisme, qui se manifeste déjà très clairement dans leurs saluant les grands maîtres du Louvre et d’autres lettres de jeunesse1 0 . grands musées, faisant l’éloge de Poussin (plutôt Une place de choix incombe aux performances que des grands peintres de son temps) et se disant organisées par le Groupe de recherche « Gide- désarçonné, en 1938, devant « l’abandon du sujet Remix », créé en 2018, qui fait partie de l’Institut dans les arts plastiques7 »… de recherche en langues et littératures européennes Un colloque international, organisé par Paola (ILLE EA 4363) de l’Université de Haute-Alsace, Codazzi à Paris, au printemps 2019, a été consacré sous la direction de Martina Della Casa et Paola à André Gide dans ses lettres8 . Le 22 novembre Codazzi. Comme on l’a dit, l’équipe se propose, dans – jour de l’anniversaire de Gide – une journée un esprit double, de ne rien céder sur la matière d’étude, organisée par Pierre Masson, s’est déroulée gidienne tout en restant à l’écoute des formes les à la BnF – François-Mitterrand : « André Gide, un plus diverses pour les confronter à des médiations intellectuel engagé pour son temps et le nôtre9 ». les plus variées. Il s’agit de ne pas reculer devant le Cette journée a mis en lumière plusieurs facettes recours à d’autres arts, hybridations de toute sorte de l’engagement de Gide, manifestes dès avant la – distorsions même. Le but recherché est de mettre Deuxième Guerre mondiale par la recherche – avec entre parenthèses le discours critique classique et quelques amis allemands en particulier – d’une d’amalgamer le texte gidien avec d’autres éléments « Europe à mesure d’homme ». Fondé sur la vision conducteurs, artistiques ou scientifiques (ou encore artistique, le problème de la dissidence gidienne a été techniques), afin de réévaluer l’œuvre originale discuté en lien avec un individualisme lui permettant avec, comme constantes, la qualité de son propos, la de se dépasser et de se montrer généreux pour aider richesse de ses dires, la maîtrise de son art, toujours des proches et parfois des inconnus. Aussi Gide en adéquation avec son sujet. Cette entreprise est n’a-t-il pas craint de se mettre en danger, pendant précieuse car elle porte l’œuvre gidienne vers des l’Occupation, pour voler au secours d’amis démunis milieux qui ne la connaissent pas ou peu1 1 . ou persécutés. Un autre sujet abordé concernait la contingence : Gide en a joué avec ironie, et le prin- cipe d’anarchie à l’œuvre (avec, à son paroxysme, Publications l’« acte gratuit »), montre que rien n’est jamais sûr, même dans ses livres… Si l’on cherche à se faire une idée générale des Une mise en scène des lettres échangées entre publications qui ont eu lieu tout au long de 2019, André Gide, Paul Valéry et Pierre Louÿs, préparée on peut les classer en deux grandes catégories : par Jean-Pierre Prévost, a clos la série de manifes- 1 . Édition de la Correspondances de Gide avec tations de ce jubilé – autre hommage à l’épistolaire. Marcel Drouin et refonte de celle avec Ernst Robert Amopa n° 229 9 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 9 22/09/2020 11:20
Littérature Curtius, auxquelles s’ajoutent les deux choix de sœurs de celle-ci, ainsi que leurs maris, plus tard lettres déjà cités et les actes du colloque sur l’épis- leurs enfants, sont souvent placés au centre. Nous tolaire1 2 . Signe du temps et moment fort de cet participons aux tergiversations de l’artiste. Gide y anniversaire : notre époque valorise, on l’a dit, évoque également ses rencontres, ses lectures, ses les enjeux de la correspondance gidienne, à la fois projets – et il compte beaucoup sur le jugement moment préparatoire et miroir de son œuvre : de son beau-frère qu’il invite à relire ses textes. « Ensemble vaste et complexe, tout aussi protéiforme Comme d’autres grandes correspondances, celle que son auteur, le chantier épistolaire demande avec Marcel Drouin, édité avec soin par Nicolas aujourd’hui à être considéré comme un tout, comme Drouin, rend avant tout une certaine atmosphère, un genre à part entière1 3 . » Tel est le postulat de un certain rythme de vie. Elle permet de comparer Paola Codazzi, éditrice des actes de ce colloque notre vie et notre temps à celui des protagonistes. novateur, qui a donné la parole à une vingtaine Bien entendu, la littérature est omniprésente et de spécialistes. Des contributions sur des interlo- bien des lettres sont des pages de critique – aux cuteurs divers (la mère, Maria van Rysselberghe, chercheurs à venir de trouver les passages qui ont Eugène Rouart, Jean Schlumberger, Marc Allégret, « migré » vers le Journal, vers telle chronique ou qui les musiciens) alternent avec des ouvertures sur la se retrouvent, modifiés, dans telle œuvre de fiction : littérature italienne ou anglaise ou proposent des approches thématiques : « Un jeu de masques » ; « La lettre « Maintenant, je m’empresse de comme lieu de formation » ; « La te dire que ce que j’avais dit de Correspondance gidienne ou la L’Éducation [sentimentale], que vie des idées ». « c’était très mal écrit » n’était que Ce n’est sans doute pas un pour te fâcher un peu. Si tu es déjà de hasard si la Fondation des Treilles mon avis, cela n’est plus amusant du a créé, en collaboration avec les tout. Oui, les phrases des premiers Éditions Gallimard, une nouvelle chapitres sont peut-être un peu collection, fort prometteuse : embarrassées et d’un classicisme « Les inédits de la Fondation un peu factice. Mais ce qui reste du des Treilles ». Son premier livre, c’est décidément l’impression volume offre une belle gerbe d’une œuvre magistrale, et même de lettres inédites de Gide avec sans trous ni faiblesses. J’aime que des peintres et des illustrateurs : l’impression morale soit donnée Odilon Redon, Jacques-Émile (somme toute) par un procédé Blanche, Walter Sickert, Paul littéraire : éclairage diffus comme Signac, mais également Louis dans Wilhelm Meister, suppressions Jou, Marie Laurencin, Raoul donc des préférences et des blâmes ; Dufy ou Dunoyer de Segonzac, constatations sans plus (le seul etc. coup de pédale où l’émotion se Écrivain toujours soucieux prolonge un peu est, s’il m’en d’équilibrer son style, d’harmoniser sa langue, nous souvient bien, le chapitre de la dernière rencontre rencontrons, à parcourir l’épistolier, un auteur moins avec Mme Arnoux) ; enfin toutes choses réduites à pondéré, souvent drôle et volontiers inattendu. leur projection en littérature. Quant au caractère Celui qui prend la peine de feuilleter la grande de Frédéric, c’est comme dans celui de Bouvard et Correspondance avec Marcel Drouin, ami, conseiller, Pécuchet l’inconsistance de la volonté qui en fait confident et beau-frère de Gide, entre subitement de si désolants cocos. D’ailleurs on peut en parler dans ce monde et, sans pour autant devenir un longuement, c’est la preuve que c’est un bon livre1 4 . » voyeur, assiste aux échanges, d’une richesse et d’une franchise extraordinaires. À ses débuts du moins, Nous pénétrons certes dans un milieu privilégié, le grand contempteur de la famille traditionnelle mais où prédominent le travail, l’effort de dépasser le mène une vie très « familiale », où sa femme et les quotidien, l’idée de faire œuvre durable. Malgré son 10 Amopa n° 229 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 10 22/09/2020 11:20
Littérature amitié, Gide peut se montrer dur sont restés dans leur monde, coupés vis-à-vis de Marcel, par exemple des réalités politiques et surtout quand celui-ci rechigne à livrer sa de celui des institutions, tant et si copie pour telle ou telle revue – car bien que malgré bien des efforts, à la critique littéraire est aussi une Colpach, dans l’entourage du grand stratégie de promotion – et, ce qui industriel Émile Mayrisch, ou lors est plus grave, quand il lui prend des « Décades de Pontigny », rien fantaisie de ne pas poursuivre sa de concret n’a abouti, au grand dam monographie sur Goethe, projet de Curtius. Déçu, il s’est détourné pourtant bien entamé. Car écrire de la France pour s’intéresser de compte aux yeux de Gide – or il plus en plus à Rome, à la littérature faut publier, et des livres s’il vous latine et au Moyen Âge européen. plaît, pas que des articles ! C’est Il faut reconnaître que malgré que publier confère des droits : sa bonne volonté, Gide ne s’est c’est un levier qui donne du poids. jamais senti à l’aise sur les terrains À cogiter. mouvants de la politique (même s’il Il en va de même d’une autre correspondance, a accepté de jouer le jeu pendant son « épisode » franco-allemande cette fois-ci, moins connue en communiste). Quand Curtius lui a présenté le projet France du fait d’une première publication, en 1980, d’une société européenne réunie autour du nom de avec bien des lettres soit inédites soit non traduites de Nietzsche, il a aussitôt exigé l’intégration d’autres l’un des correspondants, Ernst Robert Curtius. Subtil noms (à commencer par Goethe) pour ne pas limi- connaisseur des littératures romanes, traducteur ter l’idée d’Europe au philosophe allemand. Cette talentueux de Gide, grand érudit, ami authentique, Correspondance met à nu la complexité de l’époque, Curtius a été le promoteur infatigable d’un rappro- elle rappelle les enjeux de la littérature européenne, chement, après 1918, entre la France et l’Allemagne. puisque Curtius traduit non seulement l’Œdipe de Il rêvait d’une Europe des Lettres et une fois de Gide ou Thésée – mythes retravaillés et moderni- plus, la littérature, la réflexion, les échanges d’idées sés – mais bien des essais. Leurs échanges sur tel ou prévalent et nous permettent d’imaginer l’essor tel mot, telle ou telle expression reste passionnant, de la culture européenne sur un continent qui eût car le lecteur peut saisir la lucidité créatrice de Gide évité la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’Alle- et l’empathie et l’enjouement de Curtius : Gide magne largement réactionnaire de 1918 et hostile s’est servi, par exemple, de certaines expressions à tout rapprochement avec « l’ennemi » d’hier, désuètes dans son Thésée (tel le verbe « bander son Curtius a pris le parti de présenter à son public de arc »). Amusé, il souhaitait que son ami trouve un plus en plus intéressé les auteurs français modernes (tels Romain Rolland, Paul Claudel, André Suarès, Charles Péguy, André Gide, et plus tard Paul Valéry). Il n’a craint aucun effort pour tenter de réunir les deux pays à partir de leurs élites culturelles. Il a compris d’emblée l’esprit d’ouverture de Gide et a vu en lui le représen- tant idéal en France pour mettre en œuvre un tel rapprochement. En Allemagne, il était proche de Thomas Mann, et dans les années vingt, cette idée de réconciliation informelle pouvait faire illusion. Malheureusement, les écrivains Amopa n° 229 11 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 11 22/09/2020 11:20
Littérature équivalent en allemand ! par Jean-Claude Perrier, Ajoutons que Curtius s’est qui en forme en quelque toujours considéré comme sorte la clef de voûte : un auteur, au grand dam L’Univers d’André Gide1 7 . de ses collègues (sûrement Frank Lestringant a signé jaloux de ses nombreux un petit volume attachant, contacts avec des auteurs Le Paris de Gide1 8 . Il y a européens). S’il a admiré ensuite deux traductions Gide pour l’audace de son à mentionner : Arden of cheminement artistique, Faversham, une tragé- l’écrivain a trouvé en l’ami die élisabéthaine publiée allemand un interlocuteur anonymement en 1592, de choix. Après avoir passé traduite par André Gide, et quelques jours à Bonn, un essai tardif, À Naples, chez Ilse et Ernst Robert éloge à la ville et à la région Curtius, il note ceci dans que Gide a tant aimées1 9 . son Journal, résumant S’y ajoutent plusieurs cette amitié si riche de volumes d’études ou plus de trente ans : d’actes de colloques : Patrick Pollard fait le point « Conversations “infinies” avec Ernst sur les accointances gidiennes avec la mythologie Robert Curtius. Je me sens souvent plus dans André Gide et le mythe grec, et Martina Della près de lui que peut-être d’aucun autre et Casa est parvenue à synthétiser dans les actes d’un non seulement je ne suis pas gêné par notre colloque qu’elle a organisé à l’Université de Haute- diversité d’origine, mais ma pensée trouve un Alsace les enjeux d’André Gide, l’Européen, où encouragement dans cette diversité même. figure un texte inédit d’une grande actualité : « La Elle me semble plus authentique, plus valable, Suisse est une île2 0 ». lorsqu’au contact de la sienne je me persuade Un autre ouvrage, sous forme d’un album illustré, qu’il n’était pas besoin de telle culture est issu d’un voyage investigateur sur les traces de particulière pour la produire et que, partis l’écrivain, dans une dizaine de pays de par le monde : tous deux de lieux si différents, nous nous André Gide autour du monde. Un carnet de voyage retrouvons sur tant de points1 5 . » gidien2 1 . Ambre Philippe a mené une enquête qui provoque chez elle une réflexion sur l’impact d’un Avec la publication des Correspondances Gide- écrivain au-delà des frontières et, finalement, au-delà Drouin et la réédition de celle de Gide-Curtius, tous des livres : « Et ce travail est l’occasion de montrer les grands ensembles épistolaires sont dorénavant que Gide ne conduit pas seulement à lui-même accessibles tant aux spécialistes qu’aux amateurs. (comme on le voit souvent dans les études qui Il ne reste plus que celles avec l’orientaliste russe alimentent Gide par Gide, Gide pour Gide), mais aux Fédor Rosenberg (entreprise par Nikol Dziub), autres. » À ce titre, Gide, comme tout grand écrivain ensuite avec Henri Thomas, et quelques rééditions est « le créateur de son propre dépassement2 2 ». qui vont s’imposer par la suite. Dans son anthologie On ne saurait mieux dire et c’est au fond le message de lettres de Gide, Pierre Masson rappelle que ce du film récemment remastérisé de Marc Allégret massif, qui va de Pierre Louÿs à Albert Camus, est (1951), Avec André Gide, qui nous montre un Gide « le reflet idéal de plus de soixante ans d’histoire très convaincant, notamment lorsqu’il parle de littéraire1 6 ». On l’a dit : nous avons devant nous Chopin, malgré ses 81 ans… Augustin Voegele a le laboratoire de l’écrivain, une contrepartie du pris sur lui de jouer plusieurs compositions de Journal et une porte dorée vers l’œuvre. Chopin « à la manière » de Gide. Il a suivi les L’année du jubilé a fait converger un nombre instructions que Gide donne aux pianistes dans non négligeable d’ouvrages, d’études et d’albums. les Notes sur Chopin et dans son Journal. Gide se C’est un album somptueusement illustré, préparé dresse contre les virtuoses, qui « exécutent » Chopin, 12 Amopa n° 229 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 12 22/09/2020 11:20
Littérature selon l’écrivain, étant soucieux Ce mot de Périclès cité par Thucydide avant tout de briller plutôt que de s’applique parfaitement à André Gide. rendre l’essence musicale confiée à Il est significatif qu’en 2019, un livre la partition2 3 . Entreprise tentante, se soit attaché à son « Paris » et un car « Gide traite Chopin comme un autre à son « univers ». Comme nous alter ego2 4 ». Cette consonance entre avons tenté de le montrer, l’œuvre de lui et le compositeur, ne reflète-t-elle Gide, malgré son fort ancrage dans pas également le souci majeur de les milieux éditoriaux parisiens, l’écrivain : « Si le grain de blé tombé en malgré ses accointances avec l’es- terre ne meurt, il reste seul ; mais s’il pace culturel européen, garde une meurt, il porte beaucoup de fruit2 5 » ? dimension universelle. Ses livres et sa « Il n’y a pas de bonheur sans personnalité continuent à interpeller liberté, et pas de liberté sans courage. » les lecteurs jeunes et moins jeunes. 1 . Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. II, 2019 ; André Gide, Correspondance 1888-1951, éd. de Pierre éd. de Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Masson, Paris, Gallimard, « Folio », 2019 ; André Gide et Pléiade », 2009, p. 369. les peintres. Lettres inédites, éd. de Pierre Masson et Olivier 2 . Les 1 000 visages d’André Gide. Exposition de Jean-Pierre Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson, Paris, Prévost avec la collaboration de Pierre Masson, Guide de Gallimard, « Les Cahiers de la NRF / Les inédits de la Fonda- visite, p. 2. tion des Treilles », t. I, 2019. Ce volume contient des illus- 3 . Du 7 juin au 20 août 2019. En partenariat avec la Fonda- trations ; André Gide dans ses lettres, éd. de Paola Codazzi, tion Catherine Gide, la Fondation des Treilles et le musée Épistolaire, n° 45, Paris, Champion, 2019. Ce volume contient Georges-Borias d’Uzès. des illustrations. 4 . La photographe milanaise Ilaria Crosta a exposé dans 1 3 . André Gide dans ses lettres, ibid., p. 17. Omnibus Circus. Galerie nomade (4 e édition, décembre 1 4 . André Gide à Marcel Drouin, Caux sur Montreux, Noël 1897, 2019 et janvier 2020), son travail photographique autour des op. cit., p. 153. Nourritures terrestres. 1 5 . André Gide, Journal, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de 5 . Texte explicatif. Voir le site « www.fondation-catherine-gide. la Pléiade », 1997, p. 238, « Heidelberg, 12 mai 1927 ». org » pour les comptes rendus, photos, etc. autour de ces 1 6 . André Gide, Correspondance (1888-1951), op. cit., p. 9. manifestations et les publications récentes ; voir également 1 7 . Jean-Claude Perrier, L’Univers d’André Gide, Paris, Flamma- le site du Centre d’études gidiennes de l’Université de Metz : rion, 2019. « www.andre-gide.fr ». 1 8 . Frank Lestringant, Le Paris de Gide, Paris, Alexandrines, 6 . Les actes de cette journée ont été publiés dans le Bulletin des 2019. Amis d’André Gide, n° 199, automne 2019. 1 9 . Arden of Faversham, trad. de l’anglais par André Gide. 7 . André Gide, Quelques réflexions sur l’abandon du sujet dans Édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, préface les arts plastiques. Avec un texte explicatif de Pierre Masson, de Jean-Pierre Prévost, Paris, Gallimard, « Le manteau Fontfroide, Fata Morgana, 2011. d’Arlequin. Théâtre français et du monde entier », 2019 ; 8 . Paris, 14-16 mars 2019, aux bibliothèques Sainte-Geneviève André Gide, A Napoli. Saggio introduttivo, cura e traduzione et Sainte-Barbe, avec le concours de la Bibliothèque littéraire a fronte di Carmen Saggiomo. Prefazione di Pierre Masson, Jacques-Doucet. Et c’est à la bibliothèque Sainte-Barbe que Caserta, Adhoc Cultura, 2019. s’est déroulée, le 21 novembre, une soirée-lecture, organisée 2 0 . Patrick Pollard, Gide et le mythe grec. Suivi de fragments du par Catherine Naugrette avec ses étudiants (IET, Paris 3 – Traité des Dioscures et autres textes inédits ; Martina Della Sorbonne Nouvelle). Casa (dir.), André Gide, l’Européen. Avec un texte inédit 9 . « André Gide, un intellectuel engagé pour son temps et le d’André Gide. L’un et l’autre de ces ouvrages sont publiés par nôtre », BnF – François-Mitterrand, 22 novembre 2019. Les les Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », en 2019. exposés ont été enregistrés ; ils seront publiés dans le Bulletin 2 1 . Ambre Philippe, André Gide autour du monde. Un carnet des Amis d’André Gide, courant 2020. de voyage gidien, Paris, Orizons, 2019. – Le film qu’elle a 1 0 . Théâtre de La Flèche, 77, rue Charonne, Paris XIe. – Gide réalisé sur le même sujet, Après le livre. Une enquête sur continuera à intéresser les spécialistes : en juillet 2020 aura André Gide (2016, 90 min.), est disponible sur Viméo en libre lieu, à la Fondation des Treilles, un colloque sur « La belle accès : . ment dans le champ littéraire entre Barrès et Gide », et en 2 2 . Ambre Philippe, op. cit., p. 16. novembre, la Maison de la littérature de Québec organisera 2 3 . Augustin Voegele, Chopin par André Gide, Augustin Voegele, un colloque sur « André Gide et les femmes ». Fondation Catherine Gide, 2019. Avec André Gide, un film 1 1 . Voir le programme sur les sites www.ille.uha.fr / cycle confé- de Marc Allégret, Doriane Films, 2019, avec un livret illustré rences, et www.fabula.org / Agenda. – L’équipe prévoit une de 32 pages (textes de Marc Allégret, André Gide, Jean- publication sur ses activités pour 2020. Pierre Prévost, Pierre Masson, Garance Fromont et Bernard 1 2 . André Gide, Marcel Drouin, Correspondance 1890-1943, J. Houssiau). éd. de Nicolas Drouin, Paris, Gallimard, 2019 ; André Gide, 2 4 . Prospectus qui accompagne le CD, sans pagination. Ernst Robert Curtius, Correspondance (1920-1950), éd. de 2 5 . Jn, 12, 24c. Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Classiques Garnier, Amopa n° 229 13 AMOPA N°229 (septembre 2020).indb 13 22/09/2020 11:20
Vous pouvez aussi lire