LE JOURNAL - CLIMAT en Ukraine sur la guerre
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Trimestriel n° 308 JUIN 2022 LE JOURNAL Une nouvelle ère Regards croisés La première image CLIMAT dans l’exploration sur la guerre du trou noir La science et la société de la matière en Ukraine de la Voie lactée face au défi du siècle
, ÉDITORIAL C LE JOURNAL anicules extrêmes en Inde et au Pakistan, sécheresse inquiétante en France… les manifestations du dérèglement climatique se mul- tiplient. Le CNRS est mobilisé sur ce sujet majeur pour notre civi- Rédaction : 3, rue Michel-Ange – 75794 Paris Cedex 16 lisation. En effet, l’organisme a inscrit dans son contrat avec l’État Téléphone : 01 44 96 40 00 (COP 2019-2023) six défis sociaux, pour lesquels il a l’ambition E-mail : lejournal@cnrs.fr Le site Internet : https://lejournal.cnrs.fr d’apporter une contribution substantielle dans les prochaines Anciens numéros : années, via une mobilisation coordonnée de tous les instituts. https://lejournal.cnrs.fr/numeros-papiers Le changement climatique – son analyse, la diminution de son impact et l’adaptation Directeur de la publication : Antoine Petit de la société à ses conséquences – constitue un de ces défis. Directrice de la rédaction : Menées depuis de nombreuses années au CNRS, les recherches sur ce sujet Marie Mora Rédacteur en chef : impliquent des équipes issues de pratiquement toutes les disciplines. Citons par Matthieu Ravaud exemple le programme sur les enveloppes fluides et l’environnement, lancé en 2009, Rédactrice en chef adjointe : Charline Zeitoun et qui a suscité et accompagné des recherches pluridisciplinaires et transverses sur Chefs de rubrique : le fonctionnement de l’atmosphère et de l’océan, leur couplage et leurs interactions Laure Cailloce, Saman Musacchio, Yaroslav Pigenet avec les autres composantes du système climatique. Le dossier de ce numéro illustre Rédactrices : Sophie Félix, Laurence Stenvot cette grande et continuelle implication de nos scientifiques, tant dans leurs propres Ont participé à ce numéro : recherches que dans leurs contributions Clément Baudet, Kheira Bettayeb, Anne-Sophie Boutaud, Cyril Frésillon, Denis Guthleben, Martin aux rapports du Giec ou le partage des “menées enjeux avec la société. Les recherches Koppe, Angélique Le Touze, Francis Lecompte, Louise Mussat, Brigitte Perucca, Fabien Trécourt En 2017, le CNRS a mis sur pied une Secrétaire de rédaction : « task-force ODD » afin de « traduire en au CNRS Émilie Silvoz Direction artistique : questions scientifiques » l’agenda que David Faure l’ONU s’est assigné pour 2030 au moyen sur le climat Iconographes : Anne-Emmanuelle Héry, Sophie Léonard de 17 objec tifs de développement Gestionnaire : durable. Avec ses partenaires, les univer- impliquent Mathieu Chatellier Assistant de direction : sités et aussi le collectif de chercheurs Frédéric Roman Labos 1point5, le CNRS a initié une pratiquement Illustrations : Laura Liedo / Colagene Paris démarche nationale pour intégrer le Impression : développement durable dans le fonction- Groupe Morault, Imprimerie de Compiègne 2, avenue Berthelot – Zac de Mercières BP 60524 – 60205 Compiègne Cedex toutes les nement de l’établissement. Avec la volonté de réduire l’impact de ISSN 2261-6446 Dépôt légal : à parution disciplines.” la recherche française sur l’environne- ment, tout en maintenant son excellence, le CNRS s’est doté en 2020 d’une feuille de route et a mis en place un Comité Développement Durable national et un réseau de correspondants dans les labora- toires et les délégations régionales. Ce comité s’est penché sur les mobilités (domicile- Photos CNRS disponibles à : phototheque@cnrs.fr ; travail, conférences internationales, etc.), les achats, l’utilisation de l’informatique… http://phototheque.cnrs.fr La reproduction intégrale ou partielle des textes Nous venons en outre de finaliser le bilan des émissions de gaz à effet de serre et des illustrations doit faire obligatoirement l’objet du CNRS, ce qui va nous permettre d’identifier les pistes d’amélioration. d’une demande auprès de la rédaction. Ainsi, à l’heure où les appels de chercheurs et d’étudiants en faveur d’une recherche responsable se multiplient, le plus grand organisme de recherche euro- En couverture : péen se positionne clairement pour aligner la pratique scientifique sur les enjeux Marche « Look up » pour inciter les gouvernements à impérieux du siècle. agir contre le changement climatique et l’injustice sociale à Paris, le 12 mars 2022. © BENOÎT TESSIER/REUTERS Vous travaillez au CNRS et souhaitez recevoir © FRÉDÉRIQUE PLAS/CNRS PHOTOTHÈQUE CNRS LE JOURNAL Alain Schuhl, directeur général délégué à la science dans votre boîte aux lettres ? Abonnez-vous gratuitement sur : lejournal.cnrs.fr/abojournal Suivez l’actualité de la recherche avec le CNRS N° 308 3
SOMMAIRE GRAND FORMAT 11 © MUSTAFA CIFTCI / ANADOLU AGENCY VIA AFP Climat, l’urgence d’agir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Tourbières : une bombe climatique à retardement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 Regards croisés sur la guerre en Ukraine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 06 EN PERSONNE Un jour avec Anne-Lise Soulet, assistante de prévention. . . . . 06 5 Anne-Lise Soulet, Jean-Bernard Lasserre en quête de l’optimum . . . . . . . . . . . . . . . 08 © DAVID VILLA/SCIENCEIMAGE assistante Brèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 de prévention 46 EN ACTION . . . . . . . . . . 39 Une nouvelle ère dans l’exploration de la matière . . . . . . . . . 40 Ne plus payer pour être publié ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 La Voie lactée dévoile son trou noir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 Mathématiques : « La France dispose d’un atout fort d’innovation et de compétitivité » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 La Voie lactée Atlantique : sur la piste des fûts radioactifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 dévoile Quand les attaques informatiques ciblent le matériel. . . . . . 52 © EHT COLLABORATION son trou noir Le CNRS et Universcience : la science en partage . . . . . . . . . . 54 Un poumon artificiel biomimétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 64 LES IDÉES . . . . . . . . . . . 57 Le pluralisme des médias, un enjeu démocratique . . . . . . . . . 58 Covid-19 : « L’évolution virale reste L’oubli, la seconde largement imprévisible » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60 PATRICK PLEUL/DPA/ZUMA /REA mort des L’oubli, la seconde mort des espèces éteintes. . . . . . . . . . . . . . . . 64 espèces éteintes LA CHRONIQUE Une journée dans la vie de Pasteur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 CNRS LE JOURNAL 4
EN PERSONNE On vit la vie d’une assistante de prévention, on cherche à optimiser avec un chercheur reconnu et on découvre l’actualité des gens de la recherche. ILLUSTRATION : LAURA LIEDO/COLAGENE POUR CNRS LE JOURNAL
EN PERSONNE Un jour avec Anne-Lise Soulet, assistante de prévention portrait Assistante ingénieur en microbiologie, Anne-Lise Soulet est « Là, maintenant ? s’enquiert Anne-Lise Soulet. Alors, feu ! » également assistante de prévention de Pendant le trajet entre l’ancienne bâtisse du CBI et la nou- velle, reliées par une passerelle, la microbiologiste dépeint son laboratoire. Au cœur de cette la difficulté à harmoniser les règles de sécurité pour les mission mise à l’honneur cette année par huit AP du centre : d’un côté, le bâtiment suit les normes actuelles et d'un autre, c’est bien plus rétro... Le travail le CNRS : identifier et prévenir l’intégralité des AP, pensé en équipe, prend alors tout son sens : « Cela des risques auxquels le personnel est contribue énormément à créer des liens scientifiques, se féli- exposé, pour mieux le protéger. cite Patrice Polard, une identité de lieu et une appartenance au site aussi, simplement au travers de cette chose essentielle PAR ANGÉLIQUE LE TOUZE qu’est la sécurité. » Ce lieu, pour Anne-Lise Soulet, c’est la moitié d’un bâti- ment, sur deux étages, drainant plus de soixante-dix per- 8 heures - Ses pas rapides résonnent dans le couloir. sonnes. Et les risques sont partout : prises électriques, « Je viens d’apprendre que les deux PSM arrivent au- substances biologiques, chimiques ou radioactives, bruit, jourd’hui ! » s’exclame Anne-Lise Soulet, l’assistante de température, travailleur isolé ou encore les incapacités prévention du Laboratoire de microbiologie et génétique physiques qui pourraient par exemple empêcher une per- moléculaires (LMGM) 1 de Toulouse. La journée commence sonne de fuir en cas d’incendie. De fait, souligne-t-elle, sur les chapeaux de roues. Grâce à ces deux nouveaux « il faut être capable de prendre de la hauteur, avoir le sens de postes de sécurité microbiologique (PSM), le projet de l’observation. Et être carré ». Pour relever ces défis, les AP second laboratoire de niveau L2 du bâtiment va enfin peuvent compter sur l’ingénieur régional de prévention aboutir : les scientifiques seront plus nombreux à pouvoir et de sécurité (IRPS), ici Stéphane Leblanc, et la direction travailler sur des micro-organismes classés 2 en sécurité du laboratoire. biologique, qui peuvent présenter un risque de maladie Mais revenons à l’aire de réception des marchandises. chez l'humain. Les PSM sont là, aussi imposants et lourds que prévu. Il Mais pour l’heure, réunion avec le directeur du labora- faut maintenant répéter le trajet à suivre en attendant les toire, Patrice Polard, afin de décider des manips du jour. gros bras chargés de leur déplacement. Car avant tout, Anne-Lise Soulet est assistante ingénieur en microbiologie, spécialisée en biochimie des protéines. 10 h 50 - Dès le retour au bureau, c’est la première Elle est à la paillasse la majorité du temps, forme réguliè- demande du jour. « Nous sommes sollicités en perma- rement des étudiants et gère aussi, en tant que Lab mana- nence, raconte Anne-Lise Soulet. J’ai tendance à tout laisser ger, l’organisation matérielle de l’équipe. Sa casquette en plan pour aider la personne mais il est important d’ap- d’assistante de prévention (AP) obtenue à l’issue d’une prendre à jauger l’urgence de la situation […] Il ne faut pas formation de six jours dispensée par le CNRS, n’est censée oublier qu’être AP est une mission et non pas un métier ! » occuper que 20 % de son temps. « En théorie ! s’en amuse- Depuis la pandémie de Covid-19, le travail des AP a t-elle. En pratique, c’est variable. Il y a des moments où c’est explosé. Gel, masques, tests, plannings, tournées pour du plein temps et d’autres qui sont plus calmes. » s’assurer de la santé physique et psychologique de chacun, paperasse en tous genres... éprouvant. Les AP étant 9 h 30 - À peine le temps de finir une phrase qu’un bon- confrontés à diverses personnalités, avec une acceptation jour retentit à la porte du bureau. « Les deux PSM variable du changement et des règlements, l’empathie et arrivent ! » C’est Bertrand Griffe, l’AP logistique du Centre la diplomatie ne sont pas de trop. « C’est à la direction du de biologie intégrative (CBI) qui héberge le LMGM. laboratoire de trouver la manière d’inciter le personnel à suivre les règles de sécurité », indique Anne-Lise Soulet. Et 1. Unité CNRS/Université Toulouse Paul Sabatier. aux AP de la seconder dans cette tâche ardue. CNRS LE JOURNAL 6
EN PERSONNE la caserne voisine et les médecins de la délégation Occitanie ouest du CNRS. Bien qu’alors peu habituée à l’exercice, elle a également orga- nisé une assemblée générale hy- giène et sécurité pour exposer le bilan de ses actions et rappeler les consignes. 16 h - Après 2 heures passées à s’occuper des PSM, Anne-Lise Soulet retourne à la paillasse. Il faut au moins qu’elle exporte ses résultats, à défaut d’avoir le temps de les analyser aujourd’hui. Mais au loin, trois alarmes retentissent. L’assistante de prévention identifie immédiatement leur provenance : l’une, normale, vient d’une centri- fugeuse ; les deux autres, par contre, concernent des congéla- teurs qui contiennent toutes les manips du labo. La biochimiste part aussitôt voir si elle peut régler elle-même le problème, avant de prévenir l’AP logistique qui trou- vera rapidement la solution. Au-delà de ces tâches quoti- diennes, qui nécessitent vigilance et réactivité, les AP sont chargés de mettre à jour au moins une fois par an le document unique d'évalua- tion des risques de leur lieu d’affec- tation, avec les propositions de solutions aux problèmes identifiés. Autre mission cruciale : la forma- © DAVID VILLA/SCIENCEIMAGE tion des nouveaux arrivants, dis- pensée en commun par les huit AP du CBI étant donné la particularité des locaux. 16 h 30 - Un tour à la soute des 13 h 54 - Après un repas vite expédié, elle rejoint l’AP déchets sonne le glas de ce mercredi bien rempli. logistique et les cinq hommes venus pour l’aider. Le local est à l’extérieur du LMGM, les déchets sont exclu- Plus gros que l’autre, le PSM cytotoxique pour la manipu- sivement gérés par l'AP afin de s’assurer qu’ils sont triés lation des produits chimiques cause bien des soucis, par et rangés correctement. Anne-Lise Soulet dispose ses manque de matériel adapté à son placement sur pieds. déchets dans la caisse adaptée et vérifie les éventuelles Curieuse, Anne-Lise Soulet observe les techniques em- erreurs de tri, avant de passer au récupérateur de verre ployées et propose divers outils pour aider à cette com- puis à celui des déchets industriels. La journée est enfin plexe entreprise. finie. Reste une question : quels rebondissements vien- Être AP, c’est aussi participer à des actions très variées dront donc mouvementer celle de demain ? ii et créer des liens humains sortant du cadre habituel de la recherche. Ainsi, au LMGM, elle a vécu deux accidents où les secours se sont perdus… En synergie avec Stéphane En ligne En 2022, le CNRS met en lumière les assistantes Leblanc, Anne-Lise Soulet a donc mis en place de nom- et assistants de prévention. Retrouvez toutes les ressources breuses actions pour que cela ne se reproduise pas, qui et actions sur www.cnrs.fr/fr/2022-lannee-des-ap l’ont amenée à interagir notamment avec les pompiers de N° 308 7
EN PERSONNE Jean-Bernard Lasserre en quête de l’optimum C ’ est avec la sérénité de ceux portrait Le grand prix Inria – Académie des sciences 2021, qui ont trouvé le créneau exact de leur bonheur que décerné à Jean-Bernard Lasserre pour distinguer l’ensemble Jean-Bernard Lasserre 1 de sa carrière, est l’occasion de revenir sur le parcours de ce nous accueille dans la salle attenante à la bibliothèque du Laboratoire chercheur à l’origine d’une nouvelle méthode en d’analyse et d’architecture des sys- optimisation mathématique qui a fait sa renommée. tèmes (Laas – CNRS), à Toulouse. Une PAR ANGÉLIQUE LE TOUZE fois n’est pas coutume, c’est lui qui entame les questions, porté par la curiosité inhérente au chercheur. Aucun mot n’échappe à l’attention Concrètement, trouver l’optimum Basée sur des résultats de géomé- bienveillante de ses yeux bleu-vert. global peut par exemple consister, en trie algébrique réelle des années 1990, Au moment d’expliquer le cœur de chimie quantique, à identifier la confi- celle-ci remplace le problème initial son métier, soucieux de la bonne guration électronique d’une molécule difficile en une suite de problèmes compréhension de son auditoire, il associée à l’énergie la plus basse pos- plus simples de taille croissante que s’anime soudain, et, tel un peintre sible. Dans les réseaux d’énergie élec- l’on sait résoudre efficacement. dans un élan de création, noircit le trique, il peut s’agir de déterminer la Comme avec les poupées russes, une tableau blanc de schémas, au fil de meilleure organisation de l’énergie à fois le premier problème résolu et si ses mots. fournir, correspondant au coût le plus un test d’arrêt est négatif, on résout bas pour le fournisseur. Il en va de un problème un peu plus gros, et ainsi Le Graal de l’optimum global même en production agricole et de suite jusqu’à trouver la solution Ainsi, le cœur de son métier, c’est industrielle. En fait, quasiment aucun finale, le fameux optimum global. l’optimisation globale, ce champ des domaine des sciences et de l’ingénie- Depuis 7-8 ans, entre autres nom- mathématiques où l’on cherche à éva- rie n’échappe aux problèmes d’opti- breuses collaborations, Jean-Bernard luer par le calcul la meilleure option misation. Lasserre accompagne le gestionnaire qui soit pour parvenir à un but donné, Dans certains cas, l’extrême com- du réseau de transport d’électricité dans un contexte donné. En termes plexité du problème le rend insoluble, français (RTE) pour améliorer le pas- moins consensuels, il s’agit de minimi- que ce soit du fait d’un temps de sage à plus grande échelle de sa ser une fonction sur un domaine afin calcul trop long de l’algorithme mis en méthodologie déjà utilisée par le de trouver son optimum global. place, ou simplement à cause de groupe. Il étudie également son appli- Comme Jean-Bernard Lasserre aime l’inexistence d’un tel algorithme. C’est cation en intelligence artificielle, plus à le représenter, imaginez que vous ici qu’interviennent les travaux de précisément en apprentissage pro- êtes en randonnée : « Il est facile de notre mathématicien, et en particu- fond, pour évaluer et certifier a pos- trouver le point le plus bas localement, lier la méthode moments-sommes de teriori la robustesse des calculs en jeu l’optimum local : il vous suffit de des- carrés, ou hiérarchie de Lasserre, à dans les réseaux de neurones. cendre. Quand vous ne pouvez plus que laquelle il a donné naissance en 2000. monter, vous y êtes. » Par contre, il vous Cette méthode de calcul permet en L’innovation en ligne de mire est impossible de savoir empirique- effet de résoudre certains problèmes Améliorer la hiérarchie moments- ment si vous êtes au point le plus bas d’optimisation globale auparavant sommes de carrés et lui trouver de de toute la région. Cette altitude la insolubles, ceux dont la description nouvelles applications constituent plus basse c’est l’optimum global, le ne requiert que des polynômes et des aujourd’hui l’essence des activités de Graal en optimisation. ensembles semi-algébriques. Jean-Bernard Lasserre. Que ce soit au 1. Directeur de recherche émérite au CNRS, au Laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes (Laas – CNRS) et à l’Institut de mathématiques de Toulouse (CNRS/Insa Toulouse/ Université Toulouse Paul Sabatier), titulaire de la chaire Polynomial Optimization for Machine Learning and data analysis à l’Institut Aniti (Artificial and Natural Intelligence Toulouse Institute.) CNRS LE JOURNAL 8
EN PERSONNE Jean-Bernard Lasserre au Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes en février 2022. Toulouse, il embraye sur l’école d’ingé- nieur Ensimag de Grenoble où les cours d’optimisation l’amènent à choi- sir son stage de 3e année dans ce domaine, tout comme le sujet de son doctorat d’ingénieur. C’est le premier déclic – un peu au dernier moment –, il veut faire de la recherche ! © ANGÉLIQUE LE TOUZE La deuxième révélation a lieu lors de son postdoctorat à Berkeley, aux États-Unis, juste avant son service militaire en tant qu’appelé scienti- fique à l’Institut supérieur de l’aéro- nautique et de l’espace (Isae-Supaéro) Laas, en collaboration avec ses collè- analyse de données, par exemple pour à Toulouse. « Là-bas, il y avait encore gues de l’Institut de mathématiques la détection de données aberrantes. » les traces des sixties, j’adorais ça, de Toulouse ou dans le cadre de la Trouver des utilisations nova- s’enthousiasme-t-il. J’allais écouter chaire Polynomial Optimization de trices à des outils existants, établir du rock tous les soirs, l’atmosphère et l’Institut interdisciplinaire d’intelli- des liens entre des domaines qui la liberté étaient incroyables ! Mon gence artificielle de Toulouse (Aniti) semblent a priori différents, c’est un parrain, P. Varaiya, était extraordinaire. dont il est titulaire. « Récemment, peu le violon d’Ingres de Jean- Et puis le campus de Berkeley, San raconte-t-il, nous avons montré que Bernard Lasserre. « Si vous les regar- Francisco… quand vous faites de la notre méthode était pertinente et per- dez avec des lunettes un peu spéciales, recherche dans ces conditions-là, c’est formante dans certains problèmes en explique-t-il, joignant le geste à la le pied ! C’est là que j’ai su que je voulais statistiques et certaines équations aux parole, vous voyez en fait le même pro- entrer au CNRS. Si je n’avais pas pu, je dérivées partielles. J’espère qu’elle pour- blème. C’est par exemple le cas de la crois que j’aurais été malheureux. » ra être reconnue en tant que nouvel programmation linéaire et entière, de Et malheureux, il ne l’est pas, c’est outil complémentaire des techniques l’intégration et du comptage de points même plutôt le contraire. « Le CNRS, plus classiques déjà utilisées dans ces entiers dans un polyèdre. » L’idéal est c’est la liberté, s’exalte-t-il. Cette espèce domaines. » alors, grâce à ce nouvel angle de vue, de liberté géniale de faire ce qui nous Cependant, si ce versant de ses de transposer les connaissances d’un plaît dans notre domaine, de donner recherches est largement dominant domaine plus avancé vers un autre. libre cours à notre imagination. J’ai eu ces vingt dernières années, d’autres Même si déjà, saisir l’existence de ces des coopérations avec l’Australie, le facettes de l’optimisation ont au analogies est pour ce passionné une Mexique... j’adorais découvrir des pays cours du temps titillé son intérêt. Au satisfaction en soi. magnifiques tout en travaillant. Et puis lendemain de sa thèse, c’est par la le labo est toujours irrigué par des recherche opérationnelle qu’il a com- La recherche en toute liberté jeunes doctorants, c’est très stimulant... mencé, en gestion et ordonnance- Lorsqu’on lui demande comment il ça évite de s’encroûter. Un boulot où ment de production, avant de passer en est arrivé à devenir chercheur vous êtes content d’aller travailler une dizaine d’années sur les proces- en mathématiques appliquées, la quand vous vous levez le matin, c’est sus de décision markoviens et réponse a de quoi étonner. Aucune exceptionnel. J’ai eu une chance dans chaînes de Markov. À présent, c’est la vocation, beaucoup de hasard et de ma vie… C’est ce qui fait qu’on se sent fonction de Christoffel qui attise sa chance, un bon timing. « Mes parents redevable d’être sérieux, qu’on espère curiosité. « C’est un autre volet de ma étaient médecins, se souvient-il, ils n’ont être utile à la société grâce à laquelle on recherche, dévoile-t-il. Cet outil existe jamais cherché à me pousser vers les peut faire ce boulot de rêve. » Si bien déjà depuis longtemps en théorie de mathématiques. Je n’ai découvert qu’en que pas un instant, cet amoureux de l’approximation. Avec les deux co- terminale l’existence des préparations la liberté ne se voit occuper autre- auteurs de notre livre sur le sujet, nous aux grandes écoles et que les maths me ment sa retraite… qu’en continuant la montrons qu’il peut être utilisé en plaisaient bien. » Après une prépa à recherche. ii N° 308 9
EN PERSONNE T O T HÈ Q U E PHO RS CN N/ LO IL S RÉF Marie-Pauline IL CYR Les premiers talents de l’année Gacoin nouvelle directrice de Ces dernières semaines, le CNRS a dévoilé les lauréates cabinet et lauréats 2022 de la médaille Le 1er mai, Marie-Pauline Gacoin a d’argent, de la médaille été nommée directrice de cabinet du président-directeur général du CNRS, et intègre à ce de bronze et de la médaille de titre le directoire de l’organisme. Elle était directrice cristal. Découvrez de la marque et de la communication de l’université tous les noms sur le site Paris-Saclay depuis sa création en janvier 2020, après www.cnrs.fr/fr/talent/index avoir rejoint dès 2013 la Fondation de coopération scientifique du campus Paris-Saclay. Auparavant, son parcours l’a menée à l’Andra de 1995 à 2002, puis au synchrotron SOLEIL de 2002 à 2013, où elle a créé le service de la communication et de l’ouverture aux publics. Marie-Pauline Gacoin s’est tout du long inves- tie dans le développement du dialogue entre sciences Lionel et société. Elle succède à Marie-Hélène Beauvais, qui occupait cette fonction depuis 2014 et qui a fait valoir E QU Buchaillot, HÈ ses droits à la retraite. N/CNRS PHOTOT nouveau https://bit.ly/3wxLXqF directeur LLO de l’Insis ÉSI FR RIL CY Le 1er mars, Lionel Buchaillot, directeur de recherche au CNRS, a pris la direction de l’Institut des sciences de Les bourses ERC l’ingénierie et des systèmes (Insis). Spécia- Le 26 avril, le Conseil européen de la liste de la physique des micro et nanosys- recherche (ERC) a annoncé les résultats tèmes et des matériaux en film mince, il de l’appel « ERC Advanced Grant 2021 » mène ses recherches à l’Institut d’électro- qui vise des chercheurs confirmés : nique, de microélectronique et de nanotech- le CNRS est l’institution hôte pour nologie, qu’il a dirigé de 2010 à 2019. Il a 12 bourses. Un mois plus tôt, l’ERC consacré plus de vingt années aux micro et avait dévoilé les lauréats de l’appel nanorésonateurs, des capteurs utilisés dans l’industrie et la recherche pour détecter Consolidator, qui soutient les projets des masses ou des forces à l’échelle submi- de scientifiques en milieu de carrière, crométrique, plusieurs de ses travaux abou- et pour lequel le CNRS compte cette tissant à la création de start-up. Lionel fois 10 lauréats. Buchaillot succède à Jean-Yves Marzin. https://bit.ly/3NkaGFM CYRIL FR É SIL L ON / CN RS Une ethnologue à l’affiche Hélène PH OT O TH È Q UE La 41e édition du Festival international Jean Rouch « Voir autrement le monde », dont le CNRS est partenaire, Harter, s’est déroulée du 5 au 18 mai. Parmi présidente les films remarqués et distingués, La Combattante, réalisé par Camille du Comité Ponsin, rend hommage à Marie-José pour l’histoire Tubiana, une ancienne ethnologue Professeure des universités en histoire africaniste du CNRS, qui aide les réfu- contemporaine et membre du laboratoire giés du Darfour à obtenir l’asile poli- Sorbonne - Identités, relations internatio- nales et civilisations de l’Europe, Hélène tique en France. Le film avait déjà Harter est la nouvelle présidente du Comité reçu le grand prix du documentaire pour l’histoire du CNRS. Elle succède à national du Fipadoc, festival interna- Michel Blay à ce poste. tional du documentaire, en 2022. Plus d’infos sur https://images.cnrs.fr CNRS LE JOURNAL 10
GRAND FORMAT En prise avec les défis de notre temps, les scientifiques livrent leur expertise sur le dérèglement climatique et le retour de la guerre en Europe. ILLUSTRATION : LAURA LIEDO/COLAGENE POUR CNRS LE JOURNAL
GRAND FORMAT Marche pour le climat le 12 mars 2022 à Paris. À l’inverse du « déni cosmique » du film Don’t look up (A. Mc Kay, déc. 2021), les manifestants regardent le problème « en haut », ou plutôt en face... Climat, l’urgence d’agir CNRS LE JOURNAL 12 12
CLIMAT « Il y a encore aujourd’hui un déni de la gravité des enjeux climatiques » entretien Quel est l’impact des © F. RHODES/CEA rapports du Giec ? La société, les médias et les politiques s’en saisissent-ils assez ? La voix des climatosceptiques porte-t- elle toujours autant ? Analyse avec Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe de travail I du Giec, qui figure parmi les cent personnalités les plus influentes en 2022 selon le magazine américain Time. PROPOS RECUEILLIS PAR LOUISE MUSSAT ET LA RÉDACTION Depuis sa création en 1988, le Giec tant d’éclairer des choix politiques, de (Groupe d’experts intergouverne- manière neutre et non prescriptive. mental sur l’évolution du climat) Cela permet d’ailleurs de séparer tire la sonnette d’alarme, évalue les le constat scientifique du Giec des options, mais les actions menées ne négociations politiques internatio- semblent jamais à la hauteur des nales menées dans le cadre de la enjeux. Y a-t-il une sorte de dia- Convention-cadre des Nations unies logue de sourds entre le groupe sur le changement climatique. d’experts et le monde politique ? Il faut aussi souligner la dimension Valérie Masson-Delmotte 1. Je tiens sociale. Vulnérabilités, équité, justice d’abord à rappeler que le rôle du Giec climatique, transition juste, etc., sont est de fournir un socle scientifique prises en compte dans les évaluations Partout sur la planète, les robuste, reconnu par l’ensemble des du Giec. Prenons par exemple le rap- événements extrêmes se pays du monde. Pour ce faire, le Giec port spécial de 2018 sur les consé- multiplient. Alors que le Giec évalue de manière objective et rigou- qu e n ce s d ’un ré c ha u f fe m e n t finalise son 6e rapport, comment reuse l’état des connaissances et les planétaire de 1,5 °C. Il avait souligné à les scientifiques œuvrent-ils différentes options d’action, à partir quel point chaque incrément de degré de l’examen des éléments factuels, de température, supplémentaire ou pour étudier le dérèglement issus de dizaines de milliers de publi- évité, compte vis-à-vis des risques liés climatique et trouver des voies © LAURENT PAILLIER/LE PICTORIUM/MAXPPP cations scientifiques, techniques, au climat. Il montrait à quel point d’atténuation et d’adaptation ? socio-économiques. Ses rapports ne chaque année compte vis-à-vis de la Comment s’organisent-ils sont pas des encyclopédies, mais une réduction des émissions de gaz à effet évaluation des connaissances permet- de serre (GES), et que chaque choix pour informer la société et mobiliser les politiques ? 1. Climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CNRS/Univ. Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/CEA), à l’université Paris-Saclay, et co-présidente du groupe I du Giec sur les bases physiques du changement climatique pour le 6e cycle d’évaluation (2015-2023). N° 308 13
GRAND FORMAT “ nuant encore à augmenter dans la Les rapports du Giec ne sont pas des décennie qui vient. Donc, sans un sur- saut pour agir plus fortement et immé- encyclopédies, mais une évaluation diatement, elles conduiraient à un réchauffement planétaire dépassant des connaissances permettant 1,5 °C dans les prochaines décennies, 2 °C d’ici 2050, et pouvant atteindre d’éclairer des choix politiques, de 3 °C (de 2,2 °C à 3,5 °C) en fin de siècle. Dans le cadre de l’Accord de Paris sur manière neutre et non prescriptive. ” le climat, l’ensemble des pays s’est pourtant engagé à limiter le réchauf- fement largement sous 2 °C, avec l’aspiration à le limiter à 1,5 °C. Cela a encore été réaffirmé à l’issue de la COP26 en 2021. Réactualisés lors de compte, pour construire des trajec- tiel associé à des politiques publiques cette dernière, les engagements des toires vers une économie bas carbone et infrastructures favorisant l’adop- différents pays par rapport à l’évolu- et résiliente qui soient éthiques, équi- tion de modes de vie bas carbone, tion de leurs émissions de GES tables, justes et perçues comme avec de multiples bénéfices en d’ici 2025 ou 2030, s’ils sont mis en justes. Ce rapport spécial était par matière de bien-être et de santé. œuvre, pourraient permettre d’enga- exemple explicite sur le fait que la Néanmoins, les politiques publiques ger une faible diminution des émis- redistribution des recettes d’une taxa- existantes en 2020 nous placent plutôt sions. Mais ils restent insuffisants par tion du carbone aux ménages les plus sur une trajectoire d’émissions conti- rapport au rythme de baisse néces- modestes fait partie de la recherche d’un équilibre, entre l’incitation à des choix plus sobres en carbone et la prise en compte de ses effets redistri- Des tempêtes et inondations butifs. La crise des « gilets jaunes » en destructrices ont frappé la ville France a montré l’importance de tenir d’Erftstadt-Blessem, en Allemagne, en juillet 2021, provoquant un compte de cette dimension sociale. gigantesque glissement de terrain. En tant que co-présidente du groupe I, que retenez-vous du troi- sième et dernier volet du nouveau rapport du Giec, publié lundi 4 avril ? V. M.-D. Ce récent rapport constate une montée en puissance de l’action pour le climat dans les politiques publiques. Une vingtaine de pays ont déjà dépassé leur pic et porté une baisse durable de leurs rejets de gaz à effet de serre, mais les émissions mon- diales ont été records au cours de la dernière décennie. Il montre aussi que les coûts des batteries et la production d’énergie solaire et éolienne ont dras- tiquement baissé au cours de la der- nière décennie. Il souligne que de multiples options dont la faisabilité est démontrée sont disponibles pour diminuer de moitié, voire davantage, les émissions mondiales de GES © RHEIN-ERFT-KREIS/ZUMA/REA d’ici 2030, dans chaque secteur (éner- gie, villes, bâtiments, industrie, trans- port, agriculture, forêt et utilisation des terres), ainsi qu’en agissant sur la demande. Il montre en effet le poten- CNRS LE JOURNAL 14
CLIMAT © CÉDRIC JACQUOT/L’EST RÉPUBLICAIN/PHOTOPQR/MAXPPP La climatologue française rencontrait des éco-délégués du lycée Poincaré de Nancy, le 5 avril dernier. saire pour tenir les objectifs (une pour les actuaires, pour les ensei- baisse de l’ordre de 27 % de 2019 gnants…). En 2021, des enseignements à 2030 pour limiter le réchauffement spécifiques ont commencé à être dis- sous 2 °C, et de 43 % pour le limiter à pensés dans le cadre du tronc com- un niveau proche de 1,5 °C). Or, de l’action pour le climat, en matière mun aux écoles de service public. Cet chaque infrastructure mise en place de bien-être, de santé, d’emploi et de enjeu de montée en connaissances est peut aider à décarboner rapidement, transitions justes, peut catalyser l’ac- critique pour une prise de décision ou au contraire, du fait de son inertie, célération requise pour permettre de fondée sur ces éléments factuels, et verrouiller des émissions de GES pen- stabiliser le réchauffement, éviter pour permettre une mise en œuvre dant des décennies (vingt ans de d’exacerber les vulnérabilités, préser- efficace des stratégies nationales durée d’utilisation pour un véhicule ver la biodiversité et assurer les condi- d’action pour le climat (stratégie bas thermique, des décennies pour une tions d’un développement qui soit carbone, plan national d’adaptation) centrale thermique…). Les émissions soutenable dans un monde vivable. et leur permettre de rayonner dans de CO2 induites par les seules infras- toutes les politiques publiques, de tructures existantes et planifiées Pourquoi les politiques se sai- manière transverse aux différents dépasseraient le budget carbone rési- sissent-ils si peu des rapports suc- ministères, secteurs, et à toutes les duel associé à une limitation du cessifs du Giec selon vous ? échelles de prise de décision. réchauffement à 1,5 °C ! V. M.-D. Si ces rapports n’étaient lus Enfin, ce troisième volet montre que par les scientifiques, leur utilité Comment avez-vous jugé la place que d’un point de vue purement éco- serait très restreinte (réduite à la du climat dans la campagne prési- nomique, il est bien plus rentable maturation des connaissances scien- dentielle, alors que l’invasion de d’agir rapidement. Le montant des tifiques). Je note qu’ils sont de plus en l’Ukraine par la Russie fin février a investissements nécessaires ne repré- plus utilisés comme ressource pour provoqué une crise du prix du sente en effet qu’une faible fraction construire des enseignements, pour pétrole et du gaz ? du PIB annuel (de l’ordre de 0,15 %) la formation initiale et continue, pour V. M.-D. J’ai été frappée de l’absence d’ici 2050. Un enjeu critique porte la formation des décideurs, des élus, de propositions claires de la part des donc sur la réorientation des capitaux de l’administration publique et des différents candidats sur les leviers disponibles vers ces investissements, entreprises. De nombreux citoyens, d’action qui permettraient de rapide- dans le cadre de politiques publiques des organisations professionnelles se ment réduire notre dépendance par coordonnées, y compris en matière les approprient également, en font des rapport aux producteurs de ces éner- d’innovation technologique. Prendre traductions et des résumés spéci- gies fossiles, ainsi que les émissions en compte l’ensemble des bénéfices fiques (pour les décideurs urbains, de GES qui en résultent, en par- N° 308 15
GRAND FORMAT © DR « La situation s’est Les progrès de la science depuis le ticulier en agissant sur la demande. significativement dernier rapport du Giec, il y a sept ans, Prenons l’exemple du transport, pre- mier secteur émetteur en France. Je aggravée » nous ont permis de démontrer que ces vois peu ou pas du tout de proposi- catastrophes sont de plus en plus tions pour intensifier le covoiturage et courantes et que cette hausse est due, le télétravail choisis, réduire la vitesse Wolfgang Cramer 1 a coordonné l’un dans un grand nombre de cas, à l’activité sur les autoroutes, accompagner for- des chapitres du second volet du humaine. Nous montrons également que tement les artisans et petites entre- sixième rapport d’évaluation du la plupart des tendances et les projections prises ou encore les aides-soignantes Giec, dévoilé le 28 février. Traitant à domicile (un métier difficile et sous du thème « impacts, adaptation et des précédents rapports du Giec se sont tension) à accéder à des véhicules élec- vulnérabilité », il confirme les confirmées, ou ont été en dessous de la triques (dans le cadre de transitions prédictions des précédents travaux réalité : la situation s’est significativement pensées pour être justes). du groupe d’experts. aggravée. Par exemple la hausse du Concernant l’achat de gaz russe, PROPOS RECUEILLIS PAR niveau de la Méditerranée s’accélère et qui finance la guerre en Ukraine, je ANNE - SOPHIE BOUTAUD provoque des changements du littoral note peu de débats sur les moyens plus violents que prévu lors du dernier permettant de réduire massivement Les scientifiques intègrent rapport. l’utilisation de ce GES dans le chauf- de mieux en mieux les La vulnérabilité du littoral fage des bâtiments publics, dans le secteur tertiaire, ou les logements. scénarios climatiques, méditerranéen, pour ses écosystèmes Quid d’un plan massif de formation aux échelles globales et comme pour les installations humaines et pour le déploiement de pompes à régionales, dans leurs le patrimoine, est particulièrement chaleur en plus de la rénovation ther- travaux. Ce deuxième volet montre par importante car, jusqu’ici, la mer ne mique ? Il y en revanche nombre de exemple une meilleure compréhension montrait que de faibles marées et débats toujours clivants sur telle ou des conséquences des épisodes rarement de grosses tempêtes touchant telle option permettant de produire climatiques extrêmes, comme les les côtes. Le niveau pourrait monter d’un de l’électricité bas carbone : pour ou sécheresses et les tempêtes, sur la nature mètre d’ici à la fin du siècle, comme contre le nucléaire, pour ou contre le et sur les populations humaines. Nous partout dans le monde, ce qui serait solaire, pour ou contre l’éolien… En regardons ainsi comment le changement catastrophique car les villes n’ont France, l’électricité – essentiellement nucléaire – est déjà décarbonée, et il climatique affecte, et affectera, les absolument pas été conçues pour y faire est évidemment essentiel de définir écosystèmes et les hydrosystèmes, mais face. On pense bien sûr à Venise (Italie), la stratégie optimale pour continuer aussi les aspects sociaux et économiques. mais la plupart des cités côtières sont en à produire une électricité décarbo- Nous nous intéressons également à fait menacées, et en particulier Alexandrie née, tout en agissant sur le premier l’adaptation, pour savoir si les (Égypte) et ses cinq millions d’habitants. secteur émetteur de GES dans notre écosystèmes, mais aussi toute activité Les efforts d’adaptation au pays, celui des transports. humaine, vont pouvoir s’ajuster réchauffement climatique restent Les approches clivantes relèvent à naturellement ou par des actions insuffisants, notamment à cause des mon sens d’un faux débat opposant spécifiques à tous ces changements. coûts qui augmentent en même temps différentes solutions plutôt que de Mais la réponse à cette question touche que les températures. Pour changer les réfléchir à les combiner au mieux et avec la sobriété. Il masque les enjeux souvent à des limites « dures », car choses, nous avons besoin de davantage à réduire le plus rapidement possible l’évolution climatique est trop rapide d’efforts financiers et technologiques, l’utilisation des énergies fossiles dans pour, par exemple, le renforcement des impliquant le soutien des pays du Nord, tous les secteurs. Je note aussi peu de digues face à la hausse du niveau de la responsables de la plus grande partie des débats sur les propositions de poli- mer. Ces travaux montrent également que émissions de gaz à effet de serre (GES). tiques publiques en matière de santé, la capacité des sociétés humaines à alors qu’il y a de multiples enjeux croi- s’adapter diffère beaucoup entre des pays sés aux interfaces santé-climat (ali- du Nord et du Sud, et même à l’intérieur mentation saine et soutenable, Lire l’intégralité de l’entretien d’un même État. sur lejournal.cnrs.fr mobilités actives, amélioration de la qualité de l’air…). 1. Directeur de recherche au CNRS, à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE, unité CNRS/Aix-Marseille Université/Avignon Université/IRD). CNRS LE JOURNAL 16
CLIMAT “desLaconnaissances couverture médiatique de l’état scientifiques sur le des risques et de l’urgence. Les solu- tions, les leviers d’action, les enjeux de changement climatique se heurte souvent constructions de transitions justes et de trajectoires de développement rési- à d’autres actualités. ” lientes, leurs bénéfices en matière de bien-être, les complémentarités des solutions technologiques et fondées sur la nature, les enjeux d’actions structurantes permettant de faciliter Quel regard portez-vous sur le trai- et aux leviers d’action en matière des modes de vie sobres en carbone tement médiatique des rapports du d’adaptation. Cette thématique a d’ail- ont été peu mis en lumière, alors que Giec ? leurs été l’une des plus grandes ce sont à mon sens les aspects les plus V. M.-D. La couverture médiatique de absentes des débats publics en amont nouveaux des rapports du Giec l’état des connaissances scientifiques de l’élection présidentielle, alors depuis 2018. De même, sur les ques- sur le changement climatique se qu’elle pose aussi la question d’agir, tions de sécurité alimentaire, affectée heurte souvent à d’autres actualités... par anticipation, pour prévenir les par les conséquences du changement En août 2021, l’arrivée d’un joueur de risques, tout en soulignant le besoin climatique et par les autres crises football à Paris avait fait la une lors de de solidarité pour aider les plus vulné- (pandémie, guerre en Ukraine), les la publication du 1er volet du 6e rapport rables à faire face aux pertes et dom- médias pourraient met tre du Giec. Et en février dernier, l’invasion mages croissants. de l’Ukraine a occulté la publication du Pour communiquer sur les rap- 2e volet portant sur les enjeux associés ports des groupes II et III du Giec, aux vulnérabilités, impacts et risques, beaucoup de médias ont choisi l’angle Sacs de sable déposés au pied des maisons du littoral à Buxton, en Caroline du Nord, pour les protéger de la montée des eaux (11 mars 2021). © ERIN SCHAFF/THE NEW YORK TIMES/REDUX-RÉA N° 308 17
GRAND FORMAT davantage l’accent sur les différents un déni de gravité des enjeux et de publications scientifiques, techniques, leviers d’action pour construire un l’urgence à agir, qui se manifeste par- et socio-économiques, sur lesquels système alimentaire soutenable, les fois par des attaques virulentes. J’en ai s’appuient, de manière traçable et enjeux complexes associés aux agro- moi-même fait l’expérience dans une transparente, chaque conclusion et le carburants, et les possibilités d’action récente tribune remettant en cause la niveau de confiance associé. Je pense associées aux choix d’une alimenta- nature scientifique des rapports du qu’il existe peu de documents scienti- tion plus végétale, plus saine, et plus Giec et ma rigueur scientifique person- fiques aussi relus que les rapports durable… Les rapports du Giec four- nelle. Or chaque rapport est le résultat du Giec. Pour fixer les idées, le rapport nissent une source formidable d’infor- du travail de centaines de scientifiques du groupe I, paru fin 2021 et dont je mations scientifiques, techniques, (non rémunérés pour cela) et de mil- suis co-présidente avec mon collègue socio- économiques associées aux liers de relecteurs volontaires de la chinois Panmao Zhai, repose sur l’éva- possibilités de construire un dévelop- communauté scientifique, à partir de luation de 14 000 publications scienti- pement soutenable, résilient face aux l’examen des éléments factuels des fiques, représente environ 3 000 pages différentes crises, vers la neutralité carbone. “ Pensez-vous que les climatoscep- tiques sont toujours aussi nom- Une jurisprudence serait à un breux aujourd’hui, 35 ans après la création du Giec ? moment donné utile pour mettre fin V. M.-D. Il y a encore aujourd’hui aux calomnies sur la rigueur Pour Valérie Masson-Delmotte, les attaques des climatosceptiques visent bien souvent les femmes, à l’image de scientifique des rapports du Giec. ” Greta Thunberg, militante climatique suèdoise, ici à Berlin en 2021. © JÖRG CARSTENSEN/DPA/ZUMA/RÉA CNRS LE JOURNAL 18
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