Le travail en élevage et ses mutations - productions-animales.org

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Le travail en élevage et ses mutations - productions-animales.org
Le travail en élevage                                                                                                                  INRA Prod. Anim.,
                                                                                                                                          2019, 32 (1), 13-24

    et ses mutations
Gérard SERVIÈRE1, Sophie CHAUVAT2, Nathalie HOSTIOU3, Sylvie COURNUT3
1
  Institut de l’Élevage, Cité régionale de l’agriculture, 9 allée Pierre de Fermat, 63170, Aubière, France
2
  Institut de l’Élevage, Montpellier SupAgro, 2 place Pierre Viala, 34060, Montpellier, France
3
  Université Clermont Auvergne, AgroParisTech, INRA, Irstea, VetAgro Sup, UMR Territoires, 63170, Aubière, France
Courriel : sophie.chauvat@idele.fr

„„ Les attentes sociétales, les dynamiques territoriales, les modifications des collectifs de main-d’œuvre et
d’abord la volonté des éleveurs de vivre mieux, modifient en profondeur le travail et le métier des éleveurs. Grâce
à la mutualisation de résultats de recherche, du vécu des praticiens de terrain et d’expériences pédagogiques, la
durabilité sociale des exploitations est maintenant mieux analysée et davantage prise en compte1.

Introduction                                                  L’automatisation et la rationalisation           bosser ici et pas ailleurs, dans la nature et
                                                           des processus prennent une place crois-             de faire à mon idée », « un métier noble,
  En France, l’agriculture valorise                        sante dans la technique au quotidien et             dont je suis fier » tout en ayant pour
plus de la moitié (28,2 sur 55 millions                    le recours croissant au salariat, comme             objectif un équilibre temps privé/temps
d’hectares) du territoire tandis que                       la féminisation des chefs d’exploitation,           professionnel en phase avec les modes
les paysans ne représentent plus que                       bouleversent la répartition des tâches              de vie contemporains.
1,8 % de la population active (Insee,                      dans les collectifs de travail (Schewe
2018). Pour le philosophe Michel                           et Stuart, 2015). D’autres moteurs sont               Des citoyens perçoivent l’agricul-
Serres cette disproportion est d’ordre                     à l’origine des évolutions des métiers              ture comme le socle d’un système
civilisationnel : « Un événement se                        d’éleveur. Ainsi, les injonctions socié-            alimentaire pourvoyeur d’emplois, de
mesure à la quantité de temps qu’il                        tales à « produire autrement » (Coquil              solidarité, d’identité, de paysage et
clôt. Or l’humanité devient paysanne                       et al., 2018) modifient les pratiques               de produits sains mais 88 % des agri-
au néolithique, il y a dix mille ans. En                   agricoles et les évolutions sociales inter-         culteurs estiment qu’il est « assez, très
France, nous étions encore 70 % de pay-                    pellent de manière réflexive le mode de             ou extrêmement urgent » d’agir et de
sans au début du xxe siècle ».                             vie des familles (Fillonneau, 2012).                communiquer pour améliorer l’image
                                                                                                               de leur métier (Terre-net/BVA, 2017).
  Le renouvellement générationnel                             Les activités d’élevage, manuelles et
est un enjeu crucial pour le maintien                      de plein-air comme dans le bâtiment                    La faible attractivité des métiers de
de l’activité agricole et des emplois                      et les travaux publics ou forestiers, sont          l’agriculture, préoccupation partagée
induits, notamment pour l’élevage                          salissantes2 « quand je rentre mes enfants          entre les organisations professionnelles
qui associe pour chaque temps plein                        me font remarquer que je sens la vache »,           et les pouvoirs publics a été débattue
1,25 emploi supplémentaire dans les                        la durée des journées, les rythmes sont             lors des récents États Généraux de l’Ali-
autres secteurs économiques (Lang et                       rudes « on sait bien qu’en 8 heures on              mentation. La plate-forme interactive
al., 2015). La situation s’aggrave car la                  n’fera rien ».                                      pour « découvrir, accéder et s’épanouir
part des chefs de moins de 40 ans pour                                                                         dans le métier d’éleveur » (encadré 1)
les exploitations moyennes ou grandes,                       A contrario, des jeunes aux profils               financée par la Confédération Nationale
est passée de 34 % en 2000 à seulement                     variés et des moins jeunes en recon-                de l’Élevage, illustre la volonté de voir
23 % en 2010.                                              version professionnelle, choisissent « de           l’élevage d’un autre œil.

1
  Cet article a fait l’objet d’une présentation aux 24es Journées Rencontres Recherches Ruminants (Servière et al., 2018).
2
  Sauf indication précisant le nom du projet, les verbatims rapportés sont issus d’entretiens avec des éleveurs et des acteurs territoriaux dans le cadre du
programme Cas Dar (2014/2017) « Analyse de la durabilité sociale des exploitations d’élevage dans leurs territoires – SOCIEL », piloté par l’Institut de l’Élevage.

https://doi.org/10.20870/productions-animales.2019.32.1.2418                                                    INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
Le travail en élevage et ses mutations - productions-animales.org
14 / Gérard servière, Sophie chauvat, Nathalie hostiou, Sylvie COURNUT

                                                                                                                          Dans cet article nous présentons un
                                         Encadré 1. Modernisation de l’image du métier
                                                                                                                        panorama des mutations du travail et
                                         et des outils de communication.
                                                                                                                        du métier d’éleveur qui dessinent des
                                           La plate-forme www.devenir-eleveur.com vise à fédérer toutes les             avenirs de l’élevage.
                                           filières pour une convergence des actions et un message commun
  positif sur les métiers d’éleveurs. Le site comptabilise, deux ans après son lancement, 28 000 utilisateurs           1. Évolution des « attentes
  différents qui ont consulté au total 88 000 pages. La page Facebook comptabilise 5 500 abonnés et le                  travail » des éleveurs
  compte Twitter 1 000. De nouvelles initiatives voient le jour autour des démarches de responsabilités
  sociétales (RSE) et de l’intégration d’un volet durabilité sociale dans la future « Charte des Bonnes Pratiques
  d’Élevage ». L’usage des outils virtuels et des réseaux sociaux casse les représentations rétrogrades de
  l’élevage auprès des jeunes, capte leur intérêt et facilite l’accès à l’information des publics citadins. La             Le choix du métier d’éleveur s’inscrit
  possibilité, par exemple, de s’immerger en réalité virtuelle, dans des fermes modélisées en 3D, objective             dans une histoire personnelle incluant
                                                                                                                        souvent une imprégnation familiale
  le travail agricole. Les témoignages sur le vif, les photos, les vidéos, ouvrent une fenêtre sur la vie des
                                                                                                                        et parfois aussi la comparaison avec
  éleveurs. Des communautés d’agriculteurs se créent pour échanger sur leurs pratiques et montrer leur
                                                                                                                        d’autres expériences professionnelles.
  métier à leur famille, amis, voisins.
                                                                                                                        Le plaisir (voire la passion) du travail
                                                                                                                        avec les animaux « j’adore quand les
                                                                                                                        vaches sont en bâtiment l’hiver, comme
   Le travail est un thème complexe,                          L’enseignement professionnel par-                         ça je les ai toutes sous la main », est
multidimensionnel que la zootech-                          fois en synergie avec les exploitations                      revendiqué par les éleveurs bovins et
nie des systèmes d’élevage a investi                       agricoles des lycées, comme l’ensei-                         ovins (les porcs et volailles ne suscitent
depuis les années 1990 (Dedieu et                          gnement supérieur avec la mise en                            pas la même affection). Ces travailleurs
Servière, 2012). Sa première tâche fût                     place de modules pédagogiques                                indépendants apprécient la diversité
de construire un cadre d’analyse ren-                      d’une semaine dans plusieurs écoles                          des activités et souvent aussi le défi
dant compte de la diversité observée                       d’ingénieurs (AgroSup Dijon, VetAgro                         technique et la dimension entrepre-
in situ, des modes d’articulation entre                    Sup notamment), s’investissent                               neuriale. La fonction nourricière est
différents types de travaux (astreinte                     désormais sur les questions autour                           rappelée et renforcée lorsqu’inscrite
et de saison), de travailleurs (chefs                      du travail. Depuis 2007, la synergie                         dans une démarche de qualité (AOP ou
d’exploitations, bénévoles, entreprise,                    développement – recherche – for-                             filière d’entreprise).
salariat), de calendrier de conduite des                   mation sur le thème est structurée
troupeaux et des surfaces, afin de quan-                   dans le cadre du RMT (Réseau Mixte                             Les éleveurs recherchent des condi-
tifier les temps passés puis de qualifier                  Technologique) Travail en élevage                            tions de travail correctes, une recon-
l’organisation du travail en évaluant son                  (encadré 2), membre fondateur de                             naissance de leur rôle dans la société et
efficience et sa flexibilité (Cournut et al.,              l’« International Association on Work                        aussi un revenu satisfaisant. Vivabilité
2018). Cette approche, formalisée par la                   in Agriculture (IAWA) » créée en 2016                        sociale et viabilité économique vont
méthode Bilan Travail dans les filières                    au Brésil.                                                   ensemble (Chauvat et al., 2016).
herbivores, a depuis été étendue aux
filières granivores (Martel et al., 2012),
puis récemment aux centres équestres                           Encadré 2. Le RMT travail,
et en apiculture.                                              un ­dispositif résolument
                                                               « bottom up ».
   D’autres dimensions du travail ont
été explorées en collaboration avec                            Le RMT Travail en élevage, réseau
des économistes pour la productivité                           national et interfilières,
(Charroin et al., 2012), des sociologues                       de Développement – Recherche – Formation regroupe une trentaine de partenaires. Il est animé par
pour les rationalités subjectives (Fiorelli                    l’Institut de l’Élevage, VetAgro Sup et les Chambres d’agriculture. Son ambition est de renforcer la prise
et al., 2012) et le sens du métier (Dufour                     en compte de la dimension sociale pour construire une agriculture plus vivable et mieux adaptée aux défis
et Dedieu, 2010).                                              économiques, environnementaux et sociétaux. Ses objectifs sont de :
                                                               • contribuer à la reconnaissance des métiers d’éleveur(e) et de salarié(e) et ainsi favoriser le renouvellement
  Des référentiels de temps de tra-                            des générations,
vaux pour l’accompagnement des éle-                            • comprendre les nouvelles formes d’organisation des exploitations et expliciter leurs liens avec leur
veurs ont été établis par grand type                           territoire,
de système de production (Cournut                              • améliorer les conditions de réalisation du travail,
et Chauvat, 2012) et des outils pour le                        • appuyer les démarches d’accompagnement individuel et collectif et développer les formations et exper-
conseil élaborés collectivement, grâce                         tises pour les conseillers et aussi pour les éleveurs.
à des dispositifs d’animation ponctuels                        Nos relations avec des partenaires d’autres pays s’affirment (Belgique, Uruguay, Vietnam, Brésil, Australie)
lors de projets ou plus pérennes comme                         et le RMT travail participe aux activités de l’« International Association on Work in Agriculture (IAWA) ». La
par exemple dans le cadre du groupe                            rubrique RMT Travail et la Lettre d’Info du RMT sont accessibles avec le lien : www.rmt-travail-elevage.fr
« conseil travail » piloté par l’APCA.

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
Le travail en élevage et ses mutations - productions-animales.org
Le travail en élevage et ses mutations / 15

„„1.1. Pour gagner sa vie,                     technologies est vécue comme une                et poussières en élevages de porc et
travailler plus vite                           nouvelle compétence d’un métier                 volaille – Air Éleveur », piloté par la
                                               devenu plus moderne, en phase avec les          Chambre d’agriculture de Bretagne,
   En soixante ans, les agriculteurs ont       autres professions et certains estiment         comme ceux du rapport de l’Agence
beaucoup augmenté leurs surfaces et            que la relation Homme-animal devient            nationale de sécurité sanitaire, de
cheptels, utilisé plus d’intrants et de        meilleure car eux-mêmes et leurs ani-           l’alimentation, de l’environnement et
capitaux et ainsi misé sur la productivité     maux sont moins contraints. Les auto-           du travail sur les Expositions profes-
pour atteindre leur objectif de revenu.        mates, parfois couplés aux capteurs,            sionnelles aux pesticides en agricul-
Les calculs de coûts de production du          remplacent l’éleveur pour certaines             ture (ANSES, 2016) convergent sur la
lait et de la viande intègrent la rému-        tâches pénibles (à commencer par la             hiérarchie des principes généraux de
nération de l’unité de main-d’œuvre            traite, le nettoyage). La production de         la prévention. Il s’agit avant tout de
agricole, fixée en référence au salariat et    données nouvelles, instantanées et faci-        supprimer la source du danger : éviter
depuis 2018 sur la base de deux SMIC.          lement accessibles, sur les paramètres          ou réduire l’usage des pesticides, agir
Ainsi l’objectif de parité avec d’autres       biologiques (températures) et compor-           différemment sur la ventilation des
catégories socio-professionnelle est           tementaux (vêlages) aide à anticiper les        bâtiments pour éliminer les poussières
mis en avant lors des négociations avec        événements de la conduite d’élevage et          et l’ammoniac. Ensuite, il convient de
la grande distribution. Avec la diminu-        à prévenir les risques (Allain et al., 2016),   réorganiser les chantiers autant que
tion continue depuis des décennies du          même si l’œil et le ressenti de l’éleveur       faire se peut, en tenant compte de la
prix des produits agricoles, la création       restent essentiels. Cependant la charge         complexité des situations concrètes et
de valeur ajoutée est bien moindre,            mentale pour gérer les alarmes (Hostiou         en utilisant des équipements de protec-
aussi le revenu agricole est devenu for-       et al. 2017), les difficultés d’utilisation     tion individuels.
tement dépendant des aides de toute            par de la main-d’œuvre d’appoint ou
nature (Charroin et al., 2012). La sim-        lors de pannes (compétences, dispo-                Le sentiment de relégation profession-
plification des pratiques (alimentation,       nibilité des services après-vente) ou           nelle et la dévalorisation d’un métier qui
reproduction, traite…), voie privilégiée       encore la dépendance vis-à-vis des              s’exerce au vu de tout le monde peuvent,
pour améliorer l’efficience (mesurée par       constructeurs sont accrues. Des syner-          comme l’indiquent des responsables agri-
exemple dans la méthode Bilan Travail          gies sont à construire entre éleveurs           coles, atteindre aussi les proches « l’écart
par le nombre d’heures d’astreinte rap-        pour l’utilisation, la maintenance des          avec la société fait que parfois le conjoint
porté à la main-d’œuvre, à l’animal, à la      outils et la gestion des données.               peut prendre peur et tout quitter », « être
production), fait l’objet de nombreuses                                                        l’enfant de celui qui a la cuve à lisier, ça peut
études dans toutes les filières (Hostiou et    „„1.3. « Ne pas y laisser                       être compliqué à vivre ». Dans le milieu
Fagon, 2012). Mais travailler « plus vite »    la couenne »                                    de l’élevage, réputé pourtant taiseux et
ne veut pas dire travailler « moins » car la                                                   dur au mal, la souffrance psychique est
tendance persistante à l’agrandissement          Actuellement les éleveurs expriment           patente. Le rapport « Surveillance de la
des élevages partout en Europe aboutit         le désir de travailler sereinement et de        mortalité par suicide des agriculteurs
à travailler autant voire davantage.           pouvoir atteindre l’âge de la retraite en       exploitants » (Khireddine-Medouni et
                                               étant encore en bonne santé (Kolstrup           al., 2016) montre pour cette population
„„1.2. Plus de marge                           et al., 2013).                                  un taux de suicide supérieur de 20 %
de manœuvre                                                                                    par rapport aux hommes du même âge
                                                 Le nombre d’accidents du travail              dans la population française. Même si
   La période récente est caractérisée         et de maladies professionnelles des             ces dernières années, les échos média-
par l’essor de l’électronisation puis de la    non-salariés agricoles a diminué de             tiques sont amplifiés, cette tendance est
robotisation qui permettent des gains          5,4 % en 2016, mais les éleveurs de             observée depuis les années 1970 et se
de temps (Ait-Saidi et al., 2014) dont         bovins restent les plus exposés (45             retrouve également dans les pays déve-
une partie est reportée sur les nou-           accidents pour 1 000 chefs d’exploita-          loppés (États-Unis, Canada, Finlande,
velles tâches inhérentes au numérique,         tion). Pour les agriculteurs, les affec-        Australie…). Une typologie des causes
telles la consultation de résultats sur        tions péri-articulaires représentent            de suicide définie parDeffontaines (2014)
ordinateur, la maintenance des outils,         78 % des maladies professionnelles              inclut des caractéristiques propres à la
etc. (Hostiou et al., 2017). L’essentiel est   reconnues. Plusieurs dizaines de cas            profession agricole. Ainsi, la transmission
bien souvent réinvesti dans des tâches         de maladie (Parkinson, hémopathies              impossible, plutôt chez les petits produc-
de production (augmentation de la              malignes) ont été reconnus provoqués            teurs (revenu élevé et/ou propriété fon-
taille des ateliers), de pilotage de l’ex-     par l’usage des pesticides. Les affections      cière offrant plus de marge de manœuvre
ploitation (surveillance des animaux) ou       respiratoires consécutives à l’inhalation       sociale) ou bien refusée par les héritiers,
dans des activités privées. Les éleveurs       de poussières végétales ou animales             explique que le taux de suicide des agri-
apprécient surtout la souplesse dont           représentent 2 % du total des maladies          culteurs continue d’augmenter après 54
ils disposent pour organiser autrement         professionnelles (Gorvan, 2018).                ans, contrairement aux autres catégo-
leur journée et adapter leurs horaires                                                         ries socio-professionnelles. L’imbrication
de travail à leur vie familiale (Schewe et       Les résultats du programme                    travail/famille trop étroite peut rendre
Stuart, 2015). La maîtrise des ­nouvelles      « Exposition des travailleurs aux gaz           impossible l’équilibre entre attachement

                                                                                                INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
Le travail en élevage et ses mutations - productions-animales.org
16 / Gérard servière, Sophie chauvat, Nathalie hostiou, Sylvie COURNUT

de filiation et attachement conjugal, ou            l’économie française. Les obligations                2. Transformation
le passage de normes sociales de reprise            réglementaires, les injonctions socié-               des collectifs
(plutôt la continuité) à celles de création         tales, les prescriptions technico-com-               de main-d’œuvre
d’entreprise (plutôt l’innovation). Des rup-        merciales des filières, les messages
tures des liens sociaux forts conjugués au          algorithmiques envoyés par les robots
« piège de l’interconnaissance » propre au          se cumulent et « mettent la pression ».                 Suite aux transformations structu-
milieu rural entraîne des « disqualifica-                                                                relles et sociétales, la composition
tions » en cascade (par exemple, un décès              La santé est une ressource favorisant             des collectifs de travail et le statut des
d’un proche suivi par une dépression, une           la qualité, la fiabilité de la production de         exploitations se modifient. En France,
forte consommation d’anxiolytiques, un              l’entreprise et donc sa pérennité, voire             la part des femmes (exploitantes ou
repli sur soi et chez soi puis le conjoint qui      même l’épanouissement professionnel                  conjointes collaboratrices) est passée
se sépare) qui peuvent conduire au pire.            des personnes. Le système français et                de 8 % en 1970 à 27 % en 2010 (Laisney,
                                                    particulièrement celui de l’agriculture,             2012) et elles représentent maintenant
   Une étude de Solidarité Paysans                  très marqué par la réparation, doit                  22 % des installations aidées et près de
(Louazel, 2016) constate que le recours             s’orienter vers plus de prévention pri-              45 % des non aidées (Gambino e t al.,
aux soins des exploitants agricoles en              maire et collective. Ce qui implique de              2012). Certaines sont co-exploitantes,
souffrance psychique est peu fréquent,              renforcer la formation des éleveurs et               d’autres installées à la suite de leur
même si les signes d’alerte sont facile-            celle des accompagnants afin qu’ils                  conjoint retraité et d’autres encore des
ment identifiables (irritabilité, troubles          aient conscience des risques spéci-                  chefs d’exploitation « nouvelle généra-
du sommeil…) et l’épuisement patent.                fiques à l’élevage, puissent les évaluer             tion ». Les revendications des agricul-
L’intervention de proches (association              et aussi envisager des pistes d’amélio-              trices pour un travail reconnu et non
d’aide mais aussi famille, voisins, tech-           ration. L’action dans l’exploitation doit            plus dans "l’ombre des statistiques" ont
niciens…) devient alors déterminante                pouvoir bénéficier des coopérations                  rendu possibles la création des EARL
pour prévenir et atténuer la détériora-             entre les organismes professionnels,                 en 1985, le statut de conjoint collabo-
tion de la santé. Grâce à une attitude              le législateur, les organisations syndi-             rateur en 1999 et d’associée de Gaec
d’écoute et d’empathie ils peuvent                  cales et à terme d’une mutualisation                 entre époux en 2010, contribuant à la
détendre des situations de crise et                 des moyens et compétences.                           croissance des formes sociétaires (36 %
enrayer la spirale mortifère.                                                                            de sociétés en 2016 vs 30 % en 2010)
                                                       En filigrane, une attention toute par-            (Agreste Primeur, 2018).
   En phase avec de nombreuses actions              ticulière doit être portée à la posture
et notamment l’initiative « Saisir la main          de l’éleveur vis-à-vis de sa propre santé.             Parallèlement, la part de la main-
tendue » de la Saône-et-Loire consécu-              Prendre soin de soi est un comporte-                 d’œuvre bénévole baisse tandis
tive à plusieurs suicides en quelques               ment qui reste minoritaire face aux                  qu’augmente celle de l’emploi salarié,
semaines (encadré 3), un réseau natio-              risques respiratoires (et probablement               permanent et saisonnier, qui représente
nal "agri-sentinelles" qui implique tech-           pour la plupart des autres). Les éle-                plus de 35 % des UTA en 2016 (vs 27 %
niciens, conseillers et vétérinaires dans           veurs adoptent trois types d’attitudes :             en 2000) (Agreste, 2018).
la prévention de la détresse des agricul-           le déni « le corps s’adapte », « pour les
teurs est en cours de structuration.                tâches à risques, c’est pas long », la prise           Plus d’attention doit être accordée
                                                    de conscience qui n’implique que rare-               à l’organisation du travail entre tiers,
„„1.4. Prévention                                   ment des modifications de pratiques                  employés ou associés, car des tensions
et responsabilisation                               « c’est pas ma priorité » et enfin l’action          internes non régulées induisent un turn-
                                                    pour se protéger, même si le confort au              over important des salariés et des dis-
  En 40 ans, la productivité apparente              travail peut être diminué par le port d’un           solutions de sociétés (Durst et al., 2018).
du travail en agriculture a augmenté                casque ou d’un masque (Depoudent                     La gestion des relations humaines (dans
deux fois plus rapidement que celle de              et al., 2016).                                       un contexte hiérarchique ou non) deve-
                                                                                                         nue capitale, reste pourtant pas ou peu
                                 Encadré 3. Des professionnels à l’écoute                                abordée en formation initiale pour les
                                 des a
                                     ­ griculteurs en difficulté.                                        éleveurs comme pour les conseillers.

                                 Chambre d’agriculture, MSA et Agri Solidarité se sont coordonnés en     „„2.1. Les spécificités
                                 Saône-et-Loire pour inciter les éleveurs qui traversent une période     du travail des femmes
                                 difficile à ne pas rester seul. Ce document riche de témoignages et
                                 d’avis (agriculteurs/agricultrices, formateurs, avocate, sociologue,      Les femmes s’installent plus tard
                                 sophrologue, psychologue, travailleur social et vétérinaire) est éga-   que les hommes (31 vs 29 ans) et ont
                                 lement destiné à sensibiliser l’environnement personnel, familial et    moins souvent suivi une formation
                                 professionnel des éleveurs.                                             agricole pour obtenir la Dotation
                                                                                                         Jeunes Agriculteurs (Laisney, 2012).
                                                                                                         Leur moindre investissement tech-
                                                                                                         nique favorise une prise de recul par

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
Le travail en élevage et ses mutations / 17

rapport aux systèmes traditionnels.                        peut-être rassurant car la gestion des                        Dans des élevages bovins laitiers
Elles s’adaptent, innovent et impulsent                    relations humaines dans un cadre pro-                      d’Auvergne, Malanski et al. (2017) ont
de nouvelles dynamiques en rupture                         fessionnel ne va pas de soi. Mais réussir                  identifié 5 types de trajectoires de sala-
avec les stéréotypes. Les tailles de leurs                 à organiser efficacement le travail du                     riés, selon l’évolution de la diversité des
exploitations étant inférieures (36 vs                     salarié, le rétribuer à sa juste valeur,                   tâches qu’ils effectuent, de leur degré
62 ha), elles développent des activités                    proposer des contrats avec suffisam-                       de spécialisation et de leur autonomie.
moins demandeuses de surface et plus                       ment d’heures pour assurer un revenu                       Certains demeurent des exécutants
en lien avec le territoire : accueil à la                  décent et communiquer sereinement                          des tâches d’astreinte3 et travaillent
ferme, transformation et vente en cir-                     sont essentiels pour éviter les conflits                   en binôme avec un autre salarié ou
cuits courts (Contzen et Forney, 2017).                    et pérenniser les emplois.                                 l’exploitant. D’autres renforcent leur
Cette interaction avec les réseaux                                                                                    polyvalence en suivant des consignes
locaux catalyse des dynamiques en                             Les Cuma ont adapté les techniques de                   précises avec une vérification régu-
phase avec les attentes sociétales. Elles                  GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois                   lière par l’éleveur. La troisième trajec-
s’affranchissent des tâches pénibles                       et des Compétences) pour répondre à                        toire caractérise les polyvalents pour
en améliorant l’ergonomie des outils.                      l’accroissement du nombre et de la diver-                  le remplacement (notamment ceux
Pour rééquilibrer vie privée/vie profes-                   sité des métiers (chauffeur, ­responsable                  employés par les Services du même
sionnelle, elles externalisent certains                    d’atelier, secrétaire, directeur…) dans                    nom) lorsqu’un membre du collectif
chantiers, ont recours aux services de                     leur réseau. La FnCuma déploie cette                       s’absente (congés, week-ends, acci-
remplacement (Gambino et al., 2012),                       démarche auprès de ses structures                          dents, maladie, responsabilité exté-
mettent en place des organisations col-                    locales en renforçant l’appui au transfert                 rieure…). D’autres encore deviennent
lectives ou travaillent à temps partiel.                   de compétences, y compris entre salariés                   des techniciens d’élevage capables,
Elles déploient, à partir de leur forma-                   lors de changement de carrière.                            par exemple, d’identifier les chaleurs
tion et expériences professionnelles                                                                                  ou de détecter des animaux malades ;
antérieures, des compétences de ges-                       „„2.3. Diversité                                           leur niveau d’autonomie augmente en
tion (travail administratif, négociation,                  des trajectoires de salariés                               lien avec la diminution de la fréquence
rapport au public…) devenues fonda-                                                                                   des contrôles par l’éleveur. Enfin, le
mentales (Dahache, 2014). Pour autant,                        Dans une exploitation, employeur et                     dernier groupe correspond à ceux qui
elles sont encore peu reconnues dans le                    employé partagent souvent les mêmes                        deviennent éleveurs. La phase salariale
milieu agricole et trop rarement repré-                    tâches (par exemple la traite en alter-                    favorise la montée en compétences
sentées dans les organisations profes-                     nance le week-end et la semaine).                          et constitue une « période d’essai »
sionnelles. Ces spécificités demandent                     Aussi le salarié calque ses façons de                      pendant laquelle employeur et sala-
des moyens particuliers pour les accom-                    faire sur celles de son patron « on l’a                    rié confrontent leurs objectifs et leur
pagner dans leur parcours profession-                      formé à notre façon, il travaille comme                    façon de travailler. L’autonomie aug-
nel, de la formation à la retraite (Billon                 on veut qu’il travaille » ce qui diminue                   mente de façon régulière et, au final, le
et al., 2017).                                             ses marges de manœuvre. La proxi-                          salarié participe à la prise de décision.
                                                           mité fonctionnelle (Torrès, 2000) et
„„2.2. Professionnalisation                                ses risques doivent être mieux pris en                       En Europe du Nord, dans les
du management                                              compte lors de la conception de forma-                     grandes exploitations (laitières, porcs
                                                           tions d’employeurs (encadré 4) ou de la                    et volailles), les éleveurs emploient
   L’emploi, avec une attitude paterna-                    rédaction de recommandations à l’em-                       plusieurs salariés généralement en
liste « on a l’esprit famille, on déjeune                  bauche afin d’ajuster le management                        mixant des profils d’encadrement,
ensemble, le salarié, mon père et moi »,                   des entreprises agricoles.                                 d’exécutants et d’autres plus polyva-
                                                                                                                      lents pour les week-ends, les congés
                                                                                                                      et l’absentéisme. Les processus d’au-
                                                                                                                      tomatisation et de rationalisation des
                                                            Encadré 4. Formation
                                                                                                                      tâches sont développés pour améliorer
                                                            au management auprès d’éleveurs
                                                            laitiers (Dessin : Erno Rifeu).                           les conditions de travail (réduction de
                                                                                                                      la pénibilité des tâches, limitation de
                                                             Initié par le CNIEL, animé par le BTPL et l’Insti-       leur répétitivité) et ainsi fidéliser les
                                                             tut de l’Élevage, cet accompagnement (3 jours)           salariés (Chauvat et al., 2016).
  d’une dizaine d’employeurs Alsaciens s’est appuyé sur la diversité des expériences (Chauvat et al., 2017).
  Pour favoriser un parcours d’apprentissage dynamique et interactif, il apparaît nécessaire :
  • de définir des modules variés, basés sur l’action et guidés par les besoins « à la carte » (primo employeur,
  embauche en vue de préparer une succession…),
  • de séquencer une progression (fiche de poste, communication et fidélisation du salarié…) adaptée
  au groupe,
  • d’accompagner les temps intersessions de mise en pratique, pour faciliter l’appropriation des concepts            3
                                                                                                                         Tâche d’astreinte : travail sur le troupeau,
  et aussi éviter le risque de détérioration de situations parfois déjà tendues.                                      quotidien et non différable : la traite, le paillage,
                                                                                                                      l’alimentation, etc.

                                                                                                                       INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
18 / Gérard servière, Sophie chauvat, Nathalie hostiou, Sylvie COURNUT

„„2.4. Pour le renouvellement                   pour reconfigurer le développement de            „„3.1. Des systèmes
des générations                                 l’agriculture.                                   plus autonomes

  Une meilleure prise en compte de la             Des tests psychotechniques réalisés               Les animateurs Civam qui étudient
gestion des ressources humaines, par            par des cabinets de recrutement, ont             les évolutions vers des systèmes her-
les formateurs et conseillers, nécessite        montré que les aptitudes à exercer               bagers économes écrivent que le
un renforcement de leurs compétences            un « métier de soin à la personne ».             travail leur a « sauté à la figure » car
et la fourniture d’outils adaptés.              sont très appréciées pour un travail             la perspective d’avoir à faire de nou-
                                                technique en maternité porcine et                veaux apprentissages agit comme un
   Nombre d’organismes (chambres                qu’ainsi il est possible d’inventer un           frein aux transitions agro-écologiques.
d’agriculture, CUMA, centres de ges-            nouveau métier de salariée d’élevage             Les premiers résultats du projet en
tion…) proposent des formations                 plutôt mieux rémunéré, plus proche de            cours « Transformation du travail et
aux employeurs pour analyser leur               son domicile et avec des horaires « de           transitions vers l’agro-écologie en éle-
travail, gérer le recrutement, mais             bureau » (Depoudent, 2013).                      vages de bovins – Transaé » montrent
une démarche équivalente pour les                                                                que le pâturage écrête les pointes de
employés reste à construire d’autant                                                             travail et réduit l’astreinte (alimenta-
plus que leur faible organisation col-
                                                3. Des injonctions                               tion et paillage) en bâtiments. Mais
lective et l’hétérogénéité de leurs par-        sociétales remettent                             ces tâches restent pénibles pour des
cours professionnels rendent difficiles         en cause le métier                               éleveurs qui, par volonté d’économie
l’application de mesures sécurisant les                                                          ont peu investi dans les équipements
emplois. Les salariés peuvent contribuer                                                         de distribution d’autant plus que leurs
au renouvellement de la main-d’œuvre              À cause de l’hyper médiatisation, la           durées peuvent augmenter avec la
et donc à la pérennité des élevages, en         crise sanitaire dite « de la vache folle »       taille du cheptel (lors d’un passage à la
remplaçant (partiellement compte tenu           est vite devenue sociale et l’année 1996         mono-traite par exemple). La volonté
là encore de l’augmentation continue            marque le début d’une forte défiance des         de cohérence personnelle entre « ce
de la productivité du travail) un départ        consommateurs vis-à-vis des pratiques            qu’on fait et ce qu’on pense » (valeurs,
en retraite. L’image de ce métier dans          d’élevage et des craintes pour leur propre       normes professionnelles, pratiques) et
la société, encore plus dévalorisée que         santé (zoonoses, antibiotiques, allergies,       le désir d’être en phase avec la nature
celle d’agriculteur, mérite d’être réhabi-      cancer) qui depuis perdure. Les préoccu-         expliquent souvent ce choix de système
lité et sa promotion auprès des établis-        pations environnementales se focalisent          dont la conduite implique de privilégier
sements scolaires, des professionnels           d’abord sur l’élevage intensif, accusé           le « faire avec » les aléas climatiques et
de l’orientation, des personnes en              de pollution de l’eau par l’usage des            autres incertitudes plutôt que s’épuiser
recherche d’emploi reste à développer.          nitrates et de perte de biodiversité. Plus       à « agir sur » (Lémery et al., 2005). Les
                                                récemment, les études de controverses            phases de transition sont toujours com-
   Des femmes « planteuses d’hommes »           attestent des montées en puissance des           pliquées, comme par exemple lorsque
assurent la transmission intergénéra-           exigences de bien-être pour les animaux          la pose de clôtures et l’adduction d’eau
tionnelle du patrimoine, symbolique             (Delanoue et al., 2018). Ces arguments           des herbages sont insuffisantes pour
autant qu’économique, des fermes.               cumulés induisent une diminution des             pouvoir supprimer l’ensilage de maïs.
« Filles de », puis « épouses de » et « mères   consommations individuelles de viande
de », souvent elles doivent adapter leur        (sauf de volaille) et de lait (51 litres par        Dans le Bassin parisien, la baisse du
activité professionnelle, par exemple           Français en 2015 vs 61 litres en 2003).          nombre de fermes classées (selon les
certaines travaillent d’abord en dehors                                                          OTEX) « polyculture-élevage », entre les
de l’exploitation, puis peuvent devenir           Ces remises en cause, voire ces                recensements agricoles de 1970 à 2000
agricultrice pendant 4 à 5 ans avant de         attaques, bouleversent à la fois les             et leur marginalisation (Mignolet et al.,
laisser ensuite leur place à une belle-         conceptions du métier des éleveurs et            2012) s’expliquent par la tendance lourde
fille (Jacques-Jouvenot et Schepens,            leur travail au quotidien « depuis que je        à la spécialisation des systèmes de pro-
2007). La double-activité, fréquente à          suis installé, j’en suis au neuvième contrôle.   duction. Les comparaisons des marges
l’échelle des ménages agricoles, sécu-          Le dernier coup, ça s’est mal passé avec le      d’ateliers animaux et végétaux rappor-
rise la situation économique de l’exploi-       contrôleur ». Les pratiques comme l’épan-        tées au temps passé et la diminution
tation, contribue à l’ouverture sociale         dage des fertilisants sont réglementées          de la main-d’œuvre dans les fermes ont
et humaine et incite à porter plus              et des aides agro-environnementales              conduit à la mise en culture des prairies
d’attention à la vie privée et au temps         dites « de verdissement » proposées ; cer-       et à l’abandon de l’élevage. Les réunions
libre. Les questions du développement           tains éleveurs redoutent d’être réduits à        de groupes d’éleveurs engagés dans le
de structures d’accueil pour la petite          un rôle de « jardinier de la nature ».           projet en cours « Résilience Efficacité et
enfance en milieu rural qui concerne                                                             Durabilité des Systèmes de PolYCulture
d’autres catégories socio-profession-              Des initiatives nombreuses visent             Elevage – RED-SPyCE » montrent le grand
nelles (artisans, commerçants, travail-         à rendre le travail vivable, à améliorer         intérêt des agriculteurs pour la variété
leurs indépendants) donnent la mesure           l’image de l’élevage, à renforcer (parfois       des travaux, la diversité saisonnière et
de la primauté de l’approche territoriale       à recréer) du lien sociétal.                     ­journalière des tâches et le p
                                                                                                                               ­ ilotage d’un

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
Le travail en élevage et ses mutations / 19

système « complet, où tout se mange ».        ouvertes ») qu’il s’en acquitte correcte-        (30), Livradois-Forez (63), Argonne et
La création de valeur ajoutée et l’image      ment. Delanoue et al. (2018) indiquent           Crêtes pré-ardennaises (08)) pour tenir
d’être « moins pollueur » sont également      que de plus en plus souvent les gens             compte de sa nature située. La dura-
essentielles, mais l’association élevage–     cherchent à vérifier que leur nourriture         bilité sociale a été définie à partir de
culture alourdit le travail et complexifie    respecte leurs valeurs (vis-à-vis de la          l’expression cumulée d’une trentaine
son organisation. Les difficultés (concur-    rémunération équitable du travail de             d’éleveurs dans cinq filières animales
rence entre l’astreinte auprès des ani-       l’éleveur par exemple), répond à leurs           (bovin lait, bovin viande, ovin viande,
maux et chantiers culturaux, plus de          inquiétudes (notamment de protection             porc, volaille) et d’autant d’acteurs
connaissances théoriques et pratiques à       de la nature), voire apaise leur culpabi-        territoriaux (conseillers techniques
acquérir, plus d’investissement en maté-      lité (quant aux modes d’élevage inten-           et de la MSA, opérateurs des filières,
riel…) se cumulent. Une étude fine des        sifs). Ces interrogations, qui sans doute        banquier, parcs naturels, élus de col-
calendriers de travaux de ces agricul-        concernent l’ensemble des produits               lectivités locales, environnementaliste,
teurs, caractérise, en durée et intensité,    animaux, seraient en passe de consti-            association de consommateurs, ensei-
la concurrence entre ateliers qui varie de    tuer une nouvelle norme sociale que              gnant) avec l’objectif de donner à voir
« une période inférieure à deux mois »        les producteurs devront intégrer dans            et d’expliciter la diversité des registres
jusqu’à « deux périodes qui couvrent          leur métier. La formule « viande bonne           (Cournut et Servière, 2015). Cette étude
quasiment trois trimestres » (en hiver les    à penser », proposée suite aux 70 entre-         identifie trois volets de la durabilité
travaux du sol sont rares). Globalement       tiens en France et dans cinq autres pays         sociale qui mettent en jeu les liens entre
deux agriculteurs enquêtés sur trois          européens (Delanoue et al., 2018) pour-          l’exploitation d’élevage et son territoire.
restent satisfaits de leur (ré) orientation   rait aussi initier un nouveau position-          Le premier concerne les réseaux (pro-
principalement parce que, grâce à la          nement professionnel susceptible de              fessionnels, associatifs, familiaux ou de
synergie végétal-animal, ils n’ont « pas      convaincre les citoyens que « l’élevage          voisinage) dans lesquels les agriculteurs
besoin d’avoir une exploitation immense ».    est une relation de travail et d’affection,      trouvent une reconnaissance (Dufour
                                              et que s’en passer aurait de graves consé-       et al., 2016), mais aussi des ressources
„„3.2. Le respect des métiers                 quences sociales et environnementales »          pour leur activité (Van Tilbeurgh et al.,
de l’élevage                                  (Porcher et Néron de Surgy, 2017).               2008). Le deuxième renvoie aux condi-
                                                                                               tions territoriales jouant sur la durabi-
   L’élevage devient un sujet de société                                                       lité sociale des exploitations, définie
avec parfois des arguments philoso-
                                              4. Vers une approche                             comme durabilité externe (Terrier et
phiques et éthiques qui privilégient la       plus territoriale du travail                     al., 2010) qui englobe les infrastruc-
défense de la cause animale au détri-         en élevage                                       tures (route, couverture internet, abat-
ment de l’élevage. Ainsi des environ-                                                          toir, hôpital, école…), les dynamiques
nementalistes militent pour que le                                                             démographiques et économiques favo-
loup, qui en 2017 a prédaté 12 000 ani-         La majorité des approches dévelop-             risant ou non l’emploi des conjoints, le
maux d’élevage (ovins, caprins, bovins,       pées au sein du RMT Travail en Élevage se        recrutement des salariés d’exploitation,
équins…), soit toujours considéré             sont focalisées à l’échelle de l’exploitation.   les activités pour les enfants, l’organisa-
comme une espèce « sous protection            La dimension territoriale a toutefois été        tion des filières et la proximité de villes.
stricte », ce qui rend très difficile une     abordée par l’analyse des facteurs jouant        Le troisième traite de la contribution
politique de régulation ciblée avec des       sur l’organisation du travail, celle des         des exploitations à la vitalité territoriale
tirs létaux (Meuret et al., 2017). Dans les   identités professionnelles ou des formes         dont nous parlons plus loin. S’intéresser
zones concernées un dispositif est mis        d’organisation collective. Comprendre            à la situation actuelle ne suffit pas, la
en place pour soigner les « morsures          les mutations touchant l’élevage et la           reprise et l’installation des exploita-
invisibles » (titre d’une vidéo de la MSA     diversification des formes d’agriculture         tions, enjeu primordial de renouvelle-
Ardèche-Drôme-Loire) des éleveurs.            (Purseigle et al., 2017) nécessite de mieux      ment des générations d’éleveurs, est
                                              prendre en compte les liens entre l’exploi-      maintenant mieux pris en compte par
   Les abolitionnistes rejettent le prin-     tation et son territoire.                        les collectivités locales avec la mise en
cipe selon lequel l’humain est un ani-                                                         place d’actions d’accompagnement à
mal supérieur (Burgat, 2017) et trouvent      „„4.1. La durabilité sociale                     la transmission et à l’installation ainsi
immoral de manger de la viande.               des exploitations                                que d’outils de communication pour
Même s’ils ne représentent que 2 %                                                             améliorer l’attractivité des métiers de
de la population française (sondage             Le projet « SOCIEL – Analyse de la             l’élevage (encadré 5).
Ifop pour ACCEPT, Delanoue et al.,            durabilité sociale des exploitations
2018) leur influence est beaucoup plus        d’élevage dans leurs territoires », a            „„4.2. Reconfiguration
large. Le bien-être animal est la ques-       co-construit son cadre d’analyse dans            des actions collectives
tion la plus exposée (Wolff, 2010) et le      quatre petites régions contrastées
monde de l’élevage se doit de respec-         en termes de contexte socioculturel,                L’agriculture a toujours évolué en
ter les exigences biologiques de chaque       géographique et économique et aussi              s’appuyant sur des actions collec-
espèce et de prouver au grand public          de dynamique de l’élevage (Bélinois              tives, pour produire, stocker, gérer des
(par exemple lors de journées « fermes        et Vallée de la Sarthe (72), Cévennes            ­ressources, échanger et prévenir les

                                                                                                INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
20 / Gérard servière, Sophie chauvat, Nathalie hostiou, Sylvie COURNUT

                                                                                                                    attentes des consommateurs (prêts à
                                                   Encadré 5. Une initiative territoriale en
                                                                                                                    cuisiner, l­ ivraison, emballage isotherme)
                                                   faveur de l’agriculture : Mon voisin paysan
                                                   (Photo : Parc Naturel Livradois-Forez).                          et la diversité des modalités de vente
                                                                                                                    (points collectifs, AMAP, drives fermiers,
                                                   Le réseau foncier agricole Livradois-Forez a été créé en         sites internet individuels ou collectifs,
                                                   2005 à l’initiative du Parc Naturel Régional, du Conseil         grandes surfaces) complexifient la ges-
                                                   Départemental du Puy-de-Dôme et de communautés de                tion de la clientèle. Les 489 enquêtes du
                                                   communes, pour faciliter les créations et reprises d’exploita-   programme Références sur les Circuits
                                                   tions ainsi que leurs restructurations grâce à une meilleure     Courts montrent la fréquente sous-es-
  maîtrise du foncier. Cherchant à maintenir une agriculture dynamique et créatrice d’emplois sur un territoire     timation des difficultés et le temps
  menacé par l’extension de la forêt, il élargit son champ d’actions vers :                                         nécessaire pour parvenir à un rythme
  • l’amélioration de l’image des métiers agricoles par la réalisation de films et le lancement du projet           de croisière (Chiffoleau et al., 2013).
  « Mon voisin paysan » pour favoriser la rencontre des scolaires et des agriculteurs,
  • l’accompagnement des exploitants pour résoudre leur problème de main-d’œuvre.                                   „„4.4. Les fonctions sociales
                                                                                                                    de l’élevage

                                                                                                                       L’élevage contribue directement et
 risques. Sous l’effet des défis écono-                    „„4.3. Évolution des liens                               indirectement à l’emploi. À la main-
 miques et agro-écologiques et aussi                       aux filières                                             d’œuvre des exploitations, y compris
 des mutations sociales et territoriales                                                                            salariée, s’ajoute celle des entreprises
 (Lucas et al., 2014) des agriculteurs, le                     Les liens entre agriculteurs et leur                 d’amont et d’aval, notamment les
 plus souvent dans le cadre de leurs                       filière d’aval participent aussi de la                   coopératives d’approvisionnement,
 expériences en Cuma de mutualisa-                         durabilité sociale des exploitations. Les                les organisations de producteurs, les
 tion de matériel et/ou de travail, voire                  éleveurs de volaille de Loué sont fiers                  organismes de collecte, d’abattage et
 de salariat partagé, élargissent leur                     d’appartenir à une filière reconnue,                     de transformation, les CUMA, les ser-
 projet collectif : concertation pour les                  porteuse d’identité territoriale, dont la                vices de remplacement, les vétérinaires
 assolements, maternités collectives en                    communication met en avant la qua-                       (Lang et al., 2015). Certaines formes
 production porcine, regroupement de                       lité des produits et la préservation de la               d’élevages semblent favorables à l’em-
 troupeaux bovins laitiers et allaitants,                  ruralité d’un milieu très urbanisé « il y a              ploi direct sur l’exploitation comme
 transformation et/ou commercialisa-                       une vraie fierté à être éleveur de Loué », « ils         les systèmes diversifiés transformant
 tion communes. Ces arrangements,                          ont tous le panonceau Loué à l’entrée de                 et vendant en circuits courts (Mundler
 qui modifient toujours l’organisation                     leur ferme ». Il en est de même dans une                 et Jean-Gagnon, 2017) ou d’autres sys-
 du travail, visent, selon les cas, l’aug-                 moindre mesure, des rillettes du Mans,                   tèmes (les herbagers économes sont
 mentation de la productivité du travail,                  de la fourme d’Ambert et de l’oignon des                 cités) qui en augmentant la valeur ajou-
 la sécurisation du système face aux                       Cévennes. Les produits « du terroir » sont               tée par hectare et par actif, ralentissent
 aléas climatique et économique ou                         d’abord une reconnaissance des savoir-                   la tendance lourde de substitution
 encore la recherche de valeur ajoutée.                    faire traditionnels, même sans signe offi-               du travail par le capital (Garambois et
 Ces coopérations mettent en jeu des                       ciel de qualité « quand à Reims on dit que               Devienne, 2012). Les élevages de porc
 liens sociaux et symboliques qui parti-                   c’est de la viande qui vient des Ardennes,               à forte productivité et division du travail
 cipent à la construction d’une identité                   les consommateurs se jettent dessus. On                  favorisent l’emploi en aval, notamment
 professionnelle (Sabourin, 2012) via                      a vraiment une image de qualité, c’est très              dans la transformation (6 emplois pour
 notamment les échanges de pratiques                       positif pour nous ». Lorsque ce type de                  1 en élevage) (Lang et al., 2015).
 entre agriculteurs : « c’est bien d’avoir                 filière est vécu comme limitant l’autono-
 l’avis des autres, de savoir ce qui se passe              mie, des producteurs choisissent la vente                   L’élevage participe à la préservation
 ailleurs, de partager un peu nos façons                   en circuits courts pour « retrouver la maî-              des patrimoines paysager, architectu-
 de travailler ». Ces dynamiques ne                        trise de leur activité, en allant jusqu’au               ral et culturel et à la cohésion sociale
 peuvent toutefois masquer la tendance                     bout du processus et en valorisant mieux                 (Houdart et al., 2015). Ainsi pour un
 inverse de montée de l’individualisme                     leur produits ». Ils en retirent des satisfac-           acteur territorial « le label Unesco c’est
 et d’accroissement du sentiment d’iso-                    tions en matière d’épanouissement pro-                   pour les paysages de l’agro-pastoralisme
 lement des agriculteurs. La diminu-                       fessionnel et de reconnaissance sociale,                 cévenol. Les éleveurs c’est le fondement de
 tion du nombre d’exploitations et leur                    notamment grâce à leurs relations avec                   l’inscription, sans eux il ne sera pas pos-
 agrandissement avec en conséquence                        les consommateurs (Dufour et al., 2016).                 sible de la maintenir ».
 l’augmentation de la charge de travail,                   Ce mode de commercialisation exigeant
 les progrès techniques et l’automati-                     en temps et en compétences corres-                       „„4.5. La dimension
 sation incitent des agriculteurs à tra-                   pond à l’exercice de plusieurs métiers                   territoriale du travail
 vailler seuls (Gasselin et al., 2014) : « ils             (production, transformation, logistique
 ne s’arrêtent même pas pour se parler                     et vente) et donc implique une forte                       Plusieurs pistes sont possibles pour
 parce qu’ils sont pressé s » observe un                   tension sur le travail en quantité et en                 plus investir la dimension territoriale
­conseiller agricole.                                      charge mentale. La multiplication des                    du travail des éleveurs. La première

INRA Productions Animales, 2019, numéro 1
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