Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la médecine naturelle et la Réforme de la vie

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                           Femmes au pouvoir dans l’espace germanophone
                           (XVIIIe-XXIe siècle) | Nation et religions dans le
                           discours des partis d’extrême droite au sein de
                           l’espace germanique

Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes
par la médecine naturelle et la Réforme de la vie
Stéphanie Chapuis-Després

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/allemagne/2635
DOI : 10.4000/allemagne.2635
ISSN : 2605-7913

Éditeur
Société d'études allemandes

Édition imprimée
Date de publication : 21 juin 2021
Pagination : 47-62
ISSN : 0035-0974

Référence électronique
Stéphanie Chapuis-Després, « Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la médecine
naturelle et la Réforme de la vie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 53-1 |
2021, mis en ligne le 21 juin 2022, consulté le 29 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/
allemagne/2635 ; DOI : https://doi.org/10.4000/allemagne.2635

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T. 53, 1-2021

Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la
médecine naturelle et la Réforme de la vie
     Stéphanie Chapuis-Després *

   En 1901, Anna Fischer-Dückelmann publie un best-seller de médecine naturelle
et populaire : Die Frau als Hausärztin (1). Ce livre, représentatif des principes de la
médecine naturelle allemande, connaît de nombreuses rééditions, transformations et
traductions jusque dans les années 1980 – avec une modification majeure pendant
le IIIe Reich, puisqu’on y ajoute un chapitre d’hygiène raciale rédigé par Bernard
Hörmann, médecin et membre de la commission de santé publique du NSDAP, et par
Arnulf Streck, médecin et membre des SA (2). Si l’ouvrage a connu un tirage impres-
sionnant (3) et se retrouve encore aujourd’hui dans de nombreux foyers allemands, le
nom de Fischer-Dückelmann, lui, n’est pas toujours connu du grand public. Le seul
véritable spécialiste germanophone de l’autrice est le médecin Patrick Bochmann, qui
a soutenu en 2016 une thèse sur les écrits de Klara Muche et de Fischer-Dückelmann (4).
Quelques ouvrages mentionnent également la vie et les œuvres de cette dernière en
soulignant la longévité de son ouvrage principal et son caractère novateur (5). En

 * Docteure en études germaniques, PRAG d’allemand au département LEA de l’Université Savoie Mont
     Blanc, Laboratoire LLSETI.
 1 Anna Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin. Ein ärztliches Nachschlagebuch für die Frau,
   Stuttgart, Süddeutsches Verlags-Institut, 1905. L’édition utilisée pour cette étude sera celle de 1905, la
   2e édition augmentée du livre.
 2 David Oels, « Ein Bestseller der Selbstsorge : Der Ratgeber “Die Frau als Hausärztin” », Zeithistorische
   Forschungen/Studies in Contemporary History, no 10 (2013), p. 515.
 3 Dès 1913, on atteint le premier million d’exemplaires vendus. En 1929, on en compte 3 millions. Ibid.
 4 Patrick Bochmann, Frauen in der Naturheilkunde : Anna Fischer-Dückelmann und Klara Muche. ihre
   Lebenswege, medizinischen und insbesondere frauenheilkundlichen Auffassungen, Hambourg, Verlag
   Dr. Kovac, 2018.
 5 On notera par exemple cet ouvrage récent qui propose un point bibliographique sur l’autrice : Annette
   Kerckhoff, Wichtige Frauen in der Naturheilkunde : Ihr Leben – Ihr Werk – Ihre Schriften, Berlin/
   Heidelberg, Springer, 2020.
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France, elle reste quasiment inconnue alors que son livre a été traduit dès 1905 par
Louise Azéma sous le titre La femme, médecin du foyer.
  La vie et l’activité professionnelle de Fischer-Dückelmann s’inscrivent dans un
mouvement qui, lui, est bien documenté, la Lebensreform – la traduction de ce terme
qui s’est imposée dans la recherche française est Réforme de la vie. Apparu à la fin du
xixe siècle, au début de l’ère industrielle de l’Empire allemand, il prône un mode de
vie simple et sain, loin de la pollution sonore, visuelle et environnementale des grandes
villes (6). Il serait impossible de faire ici la liste de tous les ouvrages de recherche en
France, en Allemagne et aux États-Unis sur ce mouvement qui semble fasciner les
historiens et les sociologues depuis les années 1990. On citera néanmoins les travaux
de Marc Cluet et de Catherine Repussard pour la France (7), le livre de référence d’Eva
Barlösius (8) en sociologie pour l’Allemagne, ainsi que les deux volumineux catalogues
de l’exposition Lebensreform qui s’est tenue à l’institut Mathildenhöhe à Darmstadt en
2001 pour le centenaire de la colonie d’artistes implantée en ces lieux (9).
  Dans cette contribution, je propose de montrer comment Fischer-Dückelmann, une
des premières femmes à exercer la médecine en Allemagne, a pu faire son entrée dans
un milieu exclusivement masculin, quelles ont été ses stratégies pour s’adapter et se
faire accepter dans le monde de la médecine du début du xxe siècle et quelles actions
spécifiques elle a mis en place en qualité de femme-médecin. J’étudierai ainsi la manière
dont Fischer-Dückelmann a exercé son « pouvoir » individuel dans le milieu médical
et paramédical, quelle place et quel champ d’action les femmes avaient au sein de la
Réforme de la vie et enfin comment les conseils prodigués par Fischer-Dückelmann
pouvaient permettre aux femmes de reprendre le contrôle de leur corps et de leur vie.

1. Éléments biographiques
  Pour comprendre le contexte dans lequel Fischer-Dückelmann évolue, il faut poser
quelques jalons biographiques permettant de situer à la fois géographiquement et
socialement la vie de cette femme. Les recherches de P. Bochmann, fondées sur des
archives familiales et des entretiens avec ses descendants, permettent de reconstituer
les étapes importantes de sa biographie.

Enfance et jeunesse en Autriche et en Allemagne
  Née en Galice en 1856, Anna Clara Theresia Dückelmann est issue d’une famille
bourgeoise aisée. Elle descend de plusieurs générations de médecins aussi bien du côté
maternel que paternel. Il existe peu d’informations sur son parcours scolaire. On sait
simplement qu’elle a bénéficié d’une solide formation en musique et en peinture. Dès

6 Marc Cluet, « La Lebensreform ou la dynamique sociale de l’impuissance politique », Revue de l’Ins-
  titut français d’histoire en Allemagne, no 3 (06.02.2011), p. 69-74.
7 Ibid. ; Marc Cluet, « Le naturisme “fonctionnel” sous Weimar », Germanica, no 9 (31.12.1991), p. 271-
  290 ; Marc Cluet, Catherine Repussard (éd.), « Lebensreform ». Die soziale Dynamik der politischen
  Ohnmacht. La dynamique sociale de l’impuissance politique, Tübingen, Francke Verlag, 2013.
8 Eva Barlösius, Naturgemäße Lebensführung. Zur Geschichte der Lebensreform um die Jahrhundert-
  wende, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus Verlag, 1997.
9 Kai Buchholz, Rita Latocha, Hilke Peckmann, Klaus Wolbert (éd.), Die Lebensreform. Entwürfe
  und Neugestaltung von Leben und Kunst um 1900, 2 vol., Darmstadt, Verlag Häusser, 2001.
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son adolescence, elle s’intéresse à la médecine naturelle : elle affirme avoir pratiqué à
15 ans des expériences de soins hydrothérapeutiques sur ses animaux domestiques. À
16 ans, elle publie un article contre le corset dans le Brünner Tageblatt (10). Elle passe sa
jeunesse à Vienne où elle fait la connaissance d’Arnold Fischer qu’elle épouse en 1876
malgré les réticences de leurs deux familles. La carrière professionnelle de son époux,
d’abord libraire, puis journaliste, est marquée par une certaine instabilité financière.
En 1879-1880, le couple emménage dans la campagne autrichienne pour y mener des
activités agricoles. Dès 1883, Fischer-Dückelmann devient pigiste pour la rubrique de
musique du Heidelberger Tageblatt. En 1885, le couple emménage à Francfort-sur-le-
Main où Fischer-Dückelmann travaille avec son mari comme éditrice du magazine
Volkswohl – Wochenzeitschrift für bildende und heitere Unterhaltung, Gesundheitspflege
und soziale Fragen (Le bien du peuple – magazine hebdomadaire pour un divertisse-
ment formateur et joyeux, pour la santé et les questions sociales (11)), dont la publica-
tion s’arrête après seulement 52 numéros. Elle est alors également membre de la Freie
Deutsche Hochstift für Wissenschaft, Kunst und höhere Bildung (Fondation allemande
libre pour les sciences, les arts et les études secondaires) et de la société de gymnas-
tique de Francfort-sur-le-Main. En 1886, le couple s’installe à Offenbach-sur-le-Main
où Fischer-Dückelmann publie une brochure, Die Reform der weiblichen Kleidung
(La réforme du vêtement féminin), sujet sur lequel elle tient quelques conférences à la
même époque. En 1888, elle publie son premier livre, Neue Küchenlehre für Alle, die auf
vernunft- und naturgemässer Grundlage kochen wollen (Nouveaux conseils culinaires
pour tous ceux qui veulent davantage cuisiner en accord avec la raison et la nature).

Études en Suisse
  À 34 ans, avec trois enfants à charge, elle entreprend des études de médecine. Après
avoir préparé en Allemagne son admission à l’université de Zurich, elle part en Suisse
avec ses enfants, mais sans son mari, sans que l’on sache vraiment pourquoi (12). À cette
époque, les études de médecine sont interdites aux femmes en Allemagne selon des
arguments biologiques et pseudo-scientifiques. On considère en effet que les femmes
ne sont pas capables de suivre un cursus exigeant en raison de leur prétendue fai-
blesse physique et intellectuelle (13). Par ailleurs, certains médecins affirment que les
études longues ont pour conséquence une « masculinisation » des femmes (14). De plus,
ces études en particulier seraient inadaptées aux femmes pour des raisons morales,
puisqu’il leur faudrait suivre des cours d’anatomie incompatibles avec leur « modestie
naturelle ». Cette situation s’inscrit enfin dans un cadre plus large de limitation des
droits des femmes puisqu’elles ne sont autorisées ni à participer à des réunions ou à des
organisations politiques, ni à publier des journaux seules (15). La Suisse, en particulier

10 Paulette Meyer, « Physiatrie and German Maternal Feminism : Dr. Anna Fischer-Dückelmann Cri-
   tiques Academic Medicine », Canadian Bulletin of Medical History, 23/1 (2006), p. 145-182, ici p. 151.
11 Sauf mention contraire, les titres et les citations sont traduits par l’autrice de l’article.
12 P. Bochmann, Frauen in der Naturheilkunde (note 4), p. 54.
13 Ibid., p. 55.
14 Ibid.
15 Ilse Costas, « Die Öffnung der Universitäten für Frauen ‒ Ein internationaler Vergleich für die Zeit
   vor 1914 », Leviathan, 23/4 (1995), p. 496-516. Cette loi est supprimée en 1908.
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Zurich et Berne, où les femmes ont le droit d’étudier la médecine depuis 1865, attire
les femmes allemandes qui souhaitent poursuivre une carrière médicale (16). À Zurich,
Fischer-Dückelmann participe activement à la Alkoholgegnerbund (Ligue anti-alcool)
et est membre du Guttempler-Orden, une organisation internationale qui lutte contre
l’alcoolisme ainsi que l’usage de drogues et milite pour la paix.

Cabinet de praticienne à Dresde
  Diplômée en 1895 après avoir écrit une thèse sur la fièvre puerpérale, Fischer-
Dückelmann rentre en Allemagne. Quelques années après son retour, les femmes ayant
étudié à l’étranger sont autorisées à demander une reconnaissance de leur diplôme.
Les sources ne disent pas si Fischer-Dückelmann a demandé cette autorisation. On
sait simplement qu’elle ne l’a pas obtenue puisqu’elle ne se présente pas comme méde-
cin, mais comme hydrothérapeute, ayant obtenu son diplôme à Zurich. Elle se forme
au massage thérapeutique et trouve un emploi dans l’institut de médecine naturelle
(Naturheilanstalt) du célèbre médecin Friedrich Eduard Bilz (1842-1922), qui tire sa
notoriété de l’ouvrage Das Neue Naturheilverfahren (La Nouvelle Médication Natu-
relle) vendu à 3,5 millions d’exemplaires et qui a connu dix-huit éditions entre 1888 et
1900 (17). Quelques mois plus tard, elle ouvre son propre cabinet à Dresde, en Saxe, ber-
ceau de la médecine naturelle (18). Elle publie en 1898 Die Geburtshilfe im physiatrischen
Standpunkt für Ärzte und Gebildete aller Stände (L’obstétrique d’un point de vue
physiatrique (19) pour les médecins et les personnes instruites de toute condition) et
Das Geschlechtsleben des Weibes (La vie sexuelle de la femme) en 1900. L’achat d’une
maison bourgeoise dans un quartier particulièrement prisé de Dresde témoigne de sa
réussite professionnelle. Elle y reste dix-neuf ans.

Activités professionnelles à Monte Veritá
   Deux ans avant de quitter Dresde, en 1913, Fischer-Dückelmann avait acheté une
propriété à Ascona en Suisse afin d’y passer les mois d’été. Elle exerce au Monte Veritá,
dans la même commune, une activité professionnelle dans le sanatorium fondé par les
frères Gräser et repris alors par Henri Oedenhoven et Ida Hoffmann. Le Monte Veritá
est un lieu de rencontres de réformateurs de la vie, d’artistes et d’écrivains, malades de
la vie moderne, de « marginaux écopacifiques » (20). Dans ce lieu où l’on prône un retour
à la nature par le biais du naturisme, de l’alimentation végétarienne et où l’alcool et
la nicotine sont interdits, se retrouve une bonne société bourgeoise qui bénéficie
assez rapidement – et au grand dam de certains – de tout le confort moderne : salle
de musique, bibliothèque, cabanons de repos où prendre des bains de soleil et d’« air »

16 Kristin Hoesch, « Die Bemühungen in Deutschland tätiger Ärztinnen um die Approbation von 1877-
   1900 », Medizinhistorisches Journal, 30/4 (1995), p. 353-376.
17 Bernd Wedemeyer-Kolwe, Aufbruch. Die Lebensreform in Deutschland, Darmstadt, Philipp von
   Zabern, 2017, p. 88.
18 Ibid., p. 85.
19 « Physiatrie » est utilisée au xixe et au début xxe siècle comme équivalent de médecine naturelle.
20 Tobias Engelsing, « Vollpension mit Gartenfron », in : J. Radkau, V. Ulrich, T. Engelsing (dir.),
   Anders leben : Wilder denken, freier lieben, grüner wohnen – Jugendbewegung, und Lebensreform in
   Deutschland um 1900, Hambourg, Zeitverlag Gerd Bucerius, 2013, p. 32.
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(Lichtlufthütten), verrière pour les bains de soleil hivernaux, salle des fêtes luxueuse,
comme la Casa Anatta (21). Les principes de l’établissement suivent ceux de la Réforme
de la vie qui, elle-même, se situe dans la droite ligne du mouvement hygiéniste et se
distingue par sa radicalité et l’ajout d’une forme de spiritualité. Les plus radicaux du
mouvement se présentent comme des prophètes ou des patriarches, arborant une barbe
et des cheveux longs, des vêtements amples en contradiction complète avec la mode
qui a cours dans l’Empire allemand. Le mode de vie en communauté adopté au Monte
Veritá prend modèle sur la colonie végétarienne Eden, près de Berlin (22). Ici se pratique
le mariage libre, l’éducation des enfants est mise en commun et l’on rêve d’une égalité
parfaite entre les sexes. Fischer-Dückelmann y ouvre un local avec l’intention de pro-
diguer des conseils nutritionnels aux femmes et le projet d’y installer un refuge pour
femmes pauvres. Les réclames pour le sanatorium de Monte Veritá affirment qu’elle y
propose des soins spécifiques aux femmes (23). Elle y est également appelée pour amé-
liorer les menus et rétablir l’équilibre financier précaire de l’établissement. Son entre-
prise n’est pas couronnée de succès, les pensionnaires fortunés n’adhérant pas tous au
régime végétarien. Elle partage alors son temps entre le sanatorium de Goßmann à
Kassel et Monte Veritá, qu’elle ne quitte pas complètement, probablement en raison de
son amitié pour Oedenkoven et du mode de vie proposé auquel elle adhère totalement.
Elle semble avoir envisagé d’ouvrir un nouveau sanatorium dans le Tessin après la
guerre, mais en 1917, à 62 ans, elle meurt d’une attaque à Ascona.

2. Réforme de la vie et médecine naturelle
Les femmes et la Réforme de la vie en Allemagne
   Les femmes tiennent une place importante dans la Réforme de la vie, qu’elles soient
des épouses, des filles, des médecins, des artistes, des théoriciennes du mouvement
ou des personnes qui contribuent simplement à en diffuser les préceptes. Certaines
femmes du mouvement expriment des convictions féministes, refusant la domination
masculine et réclamant des droits politiques pour les femmes, comme Fischer-Dückel-
mann, qui revendique la formation de femmes médecins pour soigner les femmes (24), ou
encore Ida Hoffmann qui se prononce en faveur à la fois du mariage libre, d’un meilleur
accès des femmes à l’éducation et de ce fait d’un travail rémunéré afin de leur permettre
de vivre libres (25). Ces revendications ne sont pas propres à la Réforme de la vie mais
se retrouvent également dans l’Allgemeiner Deutscher Frauenverein (ADF – Associa-
tion générale des femmes allemandes) fondé par Louise Otto-Peters en 1869. Ainsi
ses membres tentent-elles, avec l’assentiment et la participation de certains hommes,
de façonner une nouvelle vision du mariage, une nouvelle image des femmes comme

21 Ibid.
22 Judith Baumgartner, « Die Anfänge der Obstbau-Kolonie “Eden” E.G.M.B.H. in Oranienburg (1893
   bis 1914) », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 35/3 (01.01.1990), www.degruyter.com/view/j/
   zug.1990.35.issue-3/zug-1990-0302/zug-1990-0302.xml, consulté le 04.06.2020.
23 P. Bochmann, Frauen in der Naturheilkunde (note 4), p. 59.
24 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 624.
25 Annegret Stopczyk, « Ehe und freie Liebe. Zur Frauenbewegung um 1900 », in : K. Buchholz, Die
   Lebensreform (note 9), p. 129.
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égales des hommes, en opposition avec la hiérarchie des sexes affirmée dans l’Empire
allemand dans lequel les femmes étaient considérées comme mineures. Elles militent
aussi pour une dissolution plus aisée des mariages malheureux (26). Les nombreux écrits
contre le corset et en faveur de la Reformkleid (27) (« robe réformée ») sont également à
replacer dans ce contexte, puisqu’ils revendiquent une libération du corps féminin de
ses entraves vestimentaires pour une meilleure santé. Cependant, il ne faudrait pas
considérer le mouvement dans son ensemble comme souhaitant l’émancipation des
femmes. La Réforme de la vie ne défend ni un progressisme ni un conservatisme poli-
tiques (28). Elle est à la fois une réaction au progrès et une proposition de progrès de
l’individu puis de la société dans son ensemble (29). Le mouvement est par nature hété-
rogène. Il présente ainsi un aspect provocateur, puisqu’il entend libérer les corps dans
une société wilhelminienne qui en prône le dressage militaire, hisse les apparences, le
respect de la hiérarchie et de la discipline au rang de vertus. Mais dans le même temps,
ce mouvement peut être considéré comme un produit de la classe moyenne, tendant
finalement à renforcer les valeurs bourgeoises de continence, de morale et d’autodis-
cipline favorisant l’ascension sociale de cette même bourgeoisie (30). Ces contrastes se
retrouvent dans la manière d’envisager la place des femmes : dans un cadre de vie, qui
se veut en rupture avec celui de la société wilhelminienne dans bien des domaines,
cohabitent ainsi des partisans d’une émancipation féminine novatrice, dont Fischer-
Dückelmann fait partie, et des défenseurs d’un rôle plus traditionnel assigné aux
femmes, alors chargées du soin des enfants et de l’époux. On ne peut donc affirmer que
la Réforme de la vie, dans son ensemble, pense et prône l’accès des femmes au pouvoir,
il s’agit plutôt d’un mouvement qui, à sa marge, peut favoriser de telles évolutions.

Médecine naturelle : principes et promotion
  Après ses études à Zurich, Fischer-Dückelmann se tourne vers la médecine natu-
relle : son diplôme n’étant pas reconnu en Allemagne, elle n’est en effet pas autorisée à
exercer la médecine de la faculté. À la fin du xixe et au début du xxe siècle, la médecine
naturelle connaît un succès grandissant. Elle apparaît à Fischer-Dückelmann probable-
ment comme un moyen de réaliser sa vocation dans un contexte relativement hostile.
En 1900, le premier établissement de médecine naturelle dirigé par Ernst Schwenin-
ger (1850-1924), médecin de Bismarck, ouvre à Berlin-Lichterfelde (31). Cette forme de
médecine se fonde sur une réforme de l’alimentation, à tendance végétarienne, crue
et complète (Vollkorn), sur un mode de vie sain fait de mouvements de gymnastique,
de bains de soleil naturistes et de remèdes homéopathiques et phytothérapiques. Les
tenants de la médecine naturelle s’entendent à utiliser le moins de médicaments pos-
sible et font de l’individu sa propre source de guérison (32). La médecine naturelle du

26 Ibid., p. 441.
27 Voir davantage de détails sur ce type de vêtements p. 14 (le pouvoir aux femmes).
28 Albert Merlio, « Die Reformbewegungen zwischen Progressismus und Konservatismus », in : Cluet/
   Repussard, « Lebensreform » (note 7), p. 63.
29 Ibid., p. 66.
30 B. Wedemeyer-Kolwe, Aufbruch. Die Lebensreform in Deutschland (note 17).
31 Robert Jütte, « Naturheilkunde », in : K. Buchholz, Die Lebensreform (note 9), p. 387.
32 B. Wedemeyer-Kolwe, Aufbruch (note 17), p. 73.
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début du xxe siècle reprend à son compte la théorie des humeurs de l’Antiquité en
mettant l’accent sur la prophylaxie. Dès le xixe siècle, les défenseurs de la médecine
naturelle sont en conflit avec les médecins de la faculté (33). Tandis que les médecins
se professionnalisent, la médecine traditionnelle se fonde davantage sur les sciences
naturelles, s’attachant à envisager de plus en plus les maladies d’un point de vue uni-
quement somatique (34). Certains patients, confrontés à cette manière moderne d’exer-
cer la médecine, vont alors rechercher au contraire une prise en charge plus globale
et un discours plus accessible, qu’ils vont trouver dans la médecine naturelle. Cette
dernière devient une concurrente de la médecine de la faculté. Tandis que la médecine
naturelle reproche à la médecine de la faculté de manquer d’humanité, les médecins
de la faculté considèrent les hydrothérapeutes comme des charlatans. La médecine
naturelle est néanmoins tolérée, car elle permet d’assurer un suivi médical alors que
le nombre de médecins est insuffisant pour couvrir les besoins de l’ensemble de la
population (35). En 1913 est inaugurée la première chaire de médecine naturelle à Berlin,
ce qui contribue à l’institutionnalisation des savoirs dans ce domaine. La médecine
naturelle est principalement soutenue par une population urbaine et bourgeoise. Pour
les bourgeois de la société wilhelminienne, la santé tend à revêtir une importance
capitale. Elle est la garantie du succès, le signe d’un soin de soi et d’une autodiscipline
essentielle (36). À travers l’exigence de santé favorisée par la médecine naturelle, la classe
bourgeoise se crée une identité positive qui la différencie des aristocrates marqués par
l’immoralité et la démesure.
   Les livres de Fischer-Dückelmann font explicitement partie des ouvrages de méde-
cine naturelle. Son livre le plus connu, Die Frau als Hausärztin, se classe, en outre,
dans la catégorie des guides pour bien vivre au quotidien qui se multiplient au début du
xxe siècle (37). Donnant à la fois des conseils et des informations dans tous les domaines
de la vie quotidienne, ils transmettent également des normes pour mener sa vie
selon un nouvel idéal, entraînant une nouvelle « codification du corps moderne » (38).
Fischer-Dückelmann propose un mode de vie qu’elle qualifie de « sain » impliquant
le moins d’interventions chimiques possible – d’où son opposition de principe à la
vaccination (39). Elle prône par ailleurs un mode de vie végétarien en mettant en avant,
par exemple, la photographie d’un enfant végétarien en parfaite santé (40). Elle donne

33 Maurice Garden, René Favier, Laurence Fontaine (dir.), Un historien dans la ville, Paris, Éditions
   de la Maison des sciences de l’homme, 2008.
34 Claudia Huerkamp, « Medizinische Lebensreform im späten 19. Jahrhundert. Die Naturheilbewe-
   gung in Deutschland als Protest gegen die naturwissenschaftliche Universitätsmedizin », VSWG :
   Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 73/2 (1986), p. 159.
35 Anahita Grisoni, « De la Lebensreform à la naturopathie : quelle nature pour le changement social ? »,
   Recherches germaniques, HS 11 (19.07.2016), p. 201-218.
36 Michael Hau, The Cult of Health and Beauty in Germany : A Social History, 1890-1930, Chicago, Uni-
   versity of Chicago Press, 15.04.2003, p. 11.
37 Susanne Breuss, « Praktische Texte. Ratgeberliteratur für die alltägliche Lebensführung », in :
   K. Buchholz, Die Lebensreform (note 9), p. 373.
38 Ibid., p. 375.
39 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 778-779.
40 Ibid., Tafel 26 « Friedchen, das Vegetarierkind im Sonnenbad ».
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également des conseils sur la manière de rétablir une harmonie entre le corps et la
nature, par le biais de bains de soleil et d’air (Luft- und Lichtbäder) en faisant référence
à un mode de vie ancestral qu’elle érige en exemple :
  « À l’état primitif, l’homme ne connaissait pas encore le fléau que représentent les vête-
  ments ; la lumière et l’air enlaçaient constamment son corps, il ne souffrait pas encore de
  maladies de peau et d’atteintes nerveuses, qui semblent se jouer aujourd’hui de notre art de
  guérir. Avec la prise en compte croissante de l’importance réelle de la peau, on “découvrit”
  dans notre siècle les effets grandioses des bains d’air et de lumière et on leur accorda une
  place de choix dans les établissements de soin les plus reconnus » (41).
   Fischer-Dückelmann se propose d’enseigner la pratique du massage thérapeutique
et d’exercices physiques grâce à des photographies et des dessins explicites (42). Le suc-
cès de son livre s’explique, d’une part, par les remèdes « naturels » qu’elle propose ainsi
que par l’accessibilité de l’ouvrage, et, d’autre part, par les planches en couleur qui
y sont insérées, dont certaines réalisées par l’autrice elle-même. On y voit des corps
féminins et enfantins gracieux et beaux qui forment un contraste saisissant avec les
livres de médecine habituels où l’on rencontre toutes sortes de pathologies mons-
trueuses (43). Cette beauté correspond à celle qui est évoquée dans les livres des réfor-
mateurs de la vie en général : elle se fonde sur un modèle antique fait de proportions
harmonieuses (44). La recherche de la beauté corporelle va de pair avec la recherche de
la santé dont cette même beauté dépend (45).

3. L’émancipation des femmes par la connaissance du corps
Die Frau als Hausärztin, transmettre des connaissances taboues
  Les deux ouvrages principaux de Fischer-Dückelmann (Das Geschlechtsleben des
Weibes et die Frau als Hausärztin) ont pour but une édification des femmes au sujet
du fonctionnement de leur propre corps. Si le second ouvrage adopte une vision plus
générale quant à la manière dont les femmes peuvent entretenir leur corps et leur
santé ainsi que ceux de leurs proches, le premier se concentre sur le fonctionnement
de leurs organes reproducteurs. Die Frau als Hausärztin, qui s’adresse aux femmes de
manière explicite dans la préface, est représentatif de cette littérature wilhelminienne
spécifiquement conçue pour les femmes, traitant des tâches qui leur sont généralement
dévolues (46). La nouveauté du livre consiste à orienter l’organisation du foyer selon

41 Ibid., p. 125. On peut voir également à la page 128 un dessin illustrant un dispositif permettant de
   prendre des bains de soleil nu dans son jardin à l’abri des regards du voisinage.
42 Ibid. Les paragraphes « Bewegung und Gymnastik » (p. 172-176) et « Sportsübungen » (p. 180-184) pro-
   posent des conseils pour pratiquer la gymnastique et la photographie d’un appareil de musculation. Le
   paragraphe « Praktische Anwendungen fürs Haus » (p. 176-180) décrit aux lectrices des techniques de
   massage thérapeutique illustrées par des schémas et des photographies.
43 M. Garden, Un historien dans la ville (note 33), p. 23.
44 Cornelia Klose-Lewerentz, « Der “ideale Körper” und seine “Herstellung” – Körperdiskurse der
   Lebensreformbewegung zwischen Utopie und Normativität », in : Cluet/Repussard, « Lebensre-
   form » (note 7), p. 148.
45 Voir Kapitel Sechs, « Pflege der Schönheit », A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin
   (note 1), p. 185-216.
46 Ibid., p. V.
Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la médecine naturelle…                          55

les dernières connaissances scientifiques et des critères de rationalité, tout en étant
conforme aux préceptes de la Réforme de la vie (47). Die Frau als Hausärztin aborde
certes des sujets considérés comme typiquement féminins, semblant renvoyer à pre-
mière vue les femmes à la sphère privée, mais l’autrice y enseigne également à ces der-
nières, de manière très explicite, la façon dont fonctionne leur propre corps, ce qui est
un aspect proprement transgressif de l’ouvrage. Ce dernier bénéficie d’une importante
campagne de publicité dans les journaux berlinois notamment, dans lesquels il est
décrit en des termes élogieux assortis de nombreux commentaires favorables émanant
de médecins (48). Certains journaux proposent même un bon de commande découpable
afin de faciliter l’achat du livre (49). Le succès des ventes est certainement dû en partie à
la possibilité de l’acheter à crédit (50).
   L’objet des deux ouvrages – le corps des femmes, leur sexualité, la nudité – a pu par
certains côtés paraître scandaleux. En effet, au xixe siècle, la nudité n’est tolérée que
dans des circonstances très codifiées en dehors desquelles elle tombe sous le coup de
l’immoralité (51). Reproduire des photographies qui, pourtant dans un ouvrage médi-
cal, n’ont qu’une valeur d’illustration, soulève des soupçons d’immoralité. Les jour-
naux qui publient des réclames pour ces ouvrages tentent de devancer les critiques,
comme le Berliner Volks-Zeitung qui souligne la « délicatesse » avec lequel le livre Das
Geschlechtsleben des Weibes est rédigé, ce qui le rend acceptable pour toutes les lec-
trices (52). Malgré tout, dans les années 1908-1909, Die Frau als Hausärztin fait l’objet
d’une campagne de dénigrement par voie de presse de la part des autorités ecclésias-
tiques. Ainsi, on peut lire dans un journal du Sud du Tyrol :
  « Nous mettons en garde les gens contre l’achat de cet ouvrage vendu très cher, d’une part,
  parce qu’un tel livre ne devrait pas être placé entre les mains d’une honnête femme au foyer
  et, d’autre part, parce qu’il n’a pas sa place dans un foyer chrétien décent. Nous recom-
  mandons aux femmes de mettre les colporteurs à la porte en raison de la manière dont ils
  vendent ce livre médical » (53).
  L’article continue avec l’histoire d’une jeune épouse d’ouvrier confrontée aux
méthodes de vente douteuses d’un colporteur juif. Ce récit mêle donc antisémitisme
et respect de la pudeur féminine pour déconseiller l’achat du livre de Fischer-Dückel-
mann. Un an plus tard, un récit analogue est publié dans le même journal, si ce n’est
que le colporteur juif est maintenant une femme, Regina Löwy de Vienne, qui tente de
vendre ce livre, qualifié cette fois d’« immoral et [de] non-scientifique ». Le journaliste
ajoute, avant d’encourager à la méfiance envers les colporteurs juifs :

47 S. Breuss, « Praktische Texte » (note 37), p. 376.
48 « Frei von der konventionellen Prüderie », Meraner Zeitung, 24.06.1903 ; « Die ersten Aerzte und die
   größten Zeitungen empfehlen das Werk rückhaltlos. In 18 Sprachen auf der ganzen Welt verbreitet »,
   Berliner Volks-Zeitung, 16.12.1918.
49 Ibid.
50 D. Oels, « Ein Bestseller der Selbstsorge » (note 2), p. 517.
51 Anne Carol, « La nudité au xixe siècle. Quelques pistes de réflexion pour l’histoire des pratiques et
   des sensibilités », Rives méditerranéennes, 30 (2008), p. 25-37.
52 Berliner Volks-Zeitung, 15.12.1900.
53 Brixener Chronik, 29.10.1908.
56                                         Revue d’Allemagne

  « [L]’absence de morale de ce livre est sans limite. Il n’est illustré que pour éveiller les plus
  basses passions car pour éduquer à la santé les illustrations sont tout à fait superflues, ce qui
  est illustré se comprend de soi-même. Le texte du livre – qui n’est en grande partie que du
  bavardage – enseigne à blasphémer contre les lois de la nature, il est la porte ouverte à tous
  les vices si bien que les personnes ainsi “éduquées” sont tuées à petit feu » (54).
  La campagne contre le livre de Fischer-Dückelmann gagne en virulence dans Der
Burggraefler, qui décrit le livre, en 1909, comme « indécent et immoral et [pouvant]
causer dans les familles des dégâts imprévisibles » (55). On y use de nombreuses phrases
exclamatives pour appeler les lecteurs à mettre les vendeurs ambulants à la porte :
  « donc attention à ces ennemis de la morale ! Ne laisser entrer ce livre impudique dans
  aucune maison ! Dans les maisons où cependant il aurait déjà pu pénétrer, rendez-le inof-
  fensif. Qui souhaiterait prendre la responsabilité des dégâts qu’il peut causer sur les âmes
  immortelles ? » (56).
Un mois plus tard, le même journal revient sur le sujet sur un ton tout aussi viru-
lent (57). Le Tiroler Volksblatt va même jusqu’à affirmer que la lecture de ce type de livre
favoriserait l’hypocondrie des lecteurs (58). L’auteur explique cette fois clairement que
le problème principal de cet ouvrage réside dans la représentation de femmes nues :
« Donc le tout va jusqu’au culte de la nudité. D’abord cela doit débarrasser notre peuple
aux mœurs pures de sa pudeur, puis le reste suivra de lui-même » (59).
   Ainsi, le livre de Fischer-Dückelmann s’emploie à briser des tabous en livrant aux
femmes des connaissances médicales, et plus précisément anatomiques, dont elles
étaient en grande partie dépourvues jusque-là (60). Cela ne va pas sans conflits avec
une part de la population qui, principalement en raison de convictions religieuses,
rejette à la fois la transmission de ces connaissances et la manière dont elles sont
mises en scène, notamment la représentation de la nudité dont on estime qu’elle
éveillerait les plus bas instincts du lectorat. Le corps féminin et plus précisément la
maîtrise de sa fécondité est, dans la société wilhelminienne et à plus grande échelle
dans le couple, un enjeu de pouvoir. En donnant aux femmes des connaissances dans
ce domaine, Fischer-Dückelmann leur octroie un pouvoir de décision inédit sur leur
propre vie.

Émanciper les femmes
  Dès la préface de Die Frau als Hausärztin, Fischer-Dückelmann entend apporter
aux femmes une meilleure connaissance de leur corps ; par cette connaissance intime
d’elles-mêmes et une forme d’autonomie (Selbsthilfe) en matière de santé, elle restitue
aux femmes une forme de pouvoir dont elles n’ont le plus souvent pas conscience (61).

54 Brixener Chronik, 29.06.1909.
55 Der Burggraefler, 29.06.1909.
56 Ibid.
57 Der Burggraefler, 07.07.1909.
58 Tiroler Volksblatt, 29.05.1909.
59 Ibid.
60 P. Meyer, « Physiatrie and German Maternal Feminism » (note 10), p. 156.
61 « In der Hand der Frauen liegt so vieles, vor allem die Regelung des Familienlebens, die Regelung des
   Geschlechtslebens, die Erziehung der Jugend – das man sagen könnte, sie haben die Zukunft in ihrer
Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la médecine naturelle…                           57

Avec Das Geschlechtsleben des Weibes, elle s’attache à apporter des connaissances aux
femmes sur leur sexualité à une époque où l’accès à ce type de savoir était très limité,
notamment pour les femmes bourgeoises qui composent le lectorat visé.
   Le fait qu’elle soit elle-même une femme est décrit par ceux qui veulent vendre son
livre comme un avantage pour ce projet. L’argument de la clarté issue d’un discours de
femme à femmes se retrouve dans les réclames pour son livre. Ainsi on peut lire dans
le Berliner Volks-Zeitung du 11.09.1917 :
  « [un livre] passionnant et clair pour toute femme, [écrit] d’une manière dont seule une
  femme a le talent. Mme le docteur Anna Fischer-Dückelmann traite tous les aspects de la
  vie des femmes et de la vie conjugale et enseigne tout ce qu’il faut savoir à chaque femme
  qui veut être à la hauteur des défis que présente le mariage » (62).
Si la réclame évoque les normes de son temps – il s’agit de vivre, grâce à ce livre, un
mariage heureux et donc d’avoir un comportement qui correspond à ce qui est attendu
d’une jeune épouse –, le fait de délivrer des informations précises et claires sur le fonc-
tionnement de l’acte sexuel, et donc de permettre aux femmes d’avoir une certaine
maîtrise sur leur propre corps, est en soi émancipateur.
   Les écrits de Fischer-Dückelmann sont résolument féministes (63). Contrairement à
nombre de ses contemporaines et contemporains, même au sein de la Réforme de la vie,
elle ne voit pas de différences physiques essentielles entre les femmes et les hommes.
Si elle concède que les femmes ont des os plus légers et plus fragiles, elle affirme que la
différence de masse musculaire est essentiellement due au manque d’exercice auquel
il est impératif de remédier (64). Fischer-Dückelmann considère les femmes comme
les égales physiques des hommes, leur soi-disant faiblesse n’étant que le résultat de
choix de société auxquels elle s’oppose. Ainsi, contre l’avis des médecins de la faculté,
l’autrice encourage les femmes à pratiquer la gymnastique suédoise. Cette dernière
consiste à faire des exercices de musculation et de kinésithérapie non seulement pour
acquérir une musculature harmonieuse et une posture favorisant la bonne santé, mais
aussi pour lutter contre les effets négatifs d’une vie sédentaire (65).
   Au début du xixe siècle, les associations de gymnastiques (Turnenvereine), créées
principalement par et pour des hommes, se multiplient sur le territoire germanique ;
elles mêlent patriotisme et culte de la santé dans une perspective de dressage mili-
taire (66). Les femmes en sont dans un premier temps exclues par principe. Les médecins
débattent encore sur la nécessité, ou même la possibilité pour les filles de pratiquer la
gymnastique et plus généralement le sport. À partir de 1894 toutefois, l’activité physique

    Hand, und sie kennen den Umfang ihrer Macht gar nicht. » A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als
    Hausärztin (note 1), p. 217 (je souligne).
62 Berliner Volks-Zeitung, 11.09.1917.
63 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 232. Dans ce passage, l’autrice appelle
   de ses vœux une réforme du mariage dans lequel mari et femme seraient égaux et où les femmes
   pourraient exercer une profession en toute liberté.
64 M. Hau, The Cult of Health and Beauty in Germany (note 36), p. 72.
65 Uwe Heyll, Wasser, Fasten, Luft und Licht : Die Geschichte der Naturheilkunde in Deutschland, Franc-
   fort/New York, Campus Verlag, 2006, p. 77.
66 Gertrud Pfister, Thierry Terret, « Activités physiques, santé et construction des différences de genre
   en Allemagne », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 23 (2006), p. 51.
58                                            Revue d’Allemagne

devient obligatoire dans les établissements secondaires pour filles en Prusse (67), mais
on a tendance à leur imposer des activités spécifiques censées correspondre davantage
au corps féminin. Ce n’est pas ce que propose Fischer-Dückelmann qui encourage
les filles à pratiquer le football, l’aviron, tandis qu’elle considère la danse comme une
activité peu saine (68). La pratique du sport qu’elle recommande diffère néanmoins des
objectifs sportifs du début du xxe siècle, qui sont fondés sur une forme de rationalisa-
tion, d’instrumentalisation du corps ainsi que sur la compétition et la valorisation des
records. L’autrice voit, pour sa part, le sport comme une manière d’atteindre un état
de bonne santé physique et mentale et un moyen de permettre aux femmes d’accéder à
une vigueur dont elles étaient jusque-là privées (69).
   Afin d’émanciper les femmes en leur permettant d’avoir un corps plus sain et par
là même plus beau, selon elle (70), Fischer-Dückelmann participe à une lutte contem-
poraine menée contre le corset (71), accessoire qu’elle critique fortement, à l’aide
d’illustrations montrant la compression exagérée des organes, tout en proposant des
sous-vêtements plus adaptés à la santé féminine (72). Elle affirme avoir conscience que le
corset est utilisé par les femmes pour corriger des défauts physiques, mais soutient que
la pratique de la gymnastique ainsi qu’un régime alimentaire adapté permettent de
corriger ces défauts d’une manière plus saine (73). En cela, elle s’inscrit dans les revendi-
cations féministes qui tentent de faire accepter le sport féminin dès la fin du xixe siècle.
Pour des raisons hygiéniques, elle encourage l’utilisation de la Reformkleid, qui cor-
respond mieux au corps naturel et permet donc de préserver la santé (74), ainsi que de
chaussures qui ne déformeraient pas les pieds (75). Rares sont cependant les femmes qui
porteront cette robe en contradiction complète avec la mode du début du xxe siècle,
une robe ample au niveau de la taille, qui n’enserre pas la poitrine et permet de faire
de larges enjambées (76). Cette lutte contre le corset n’est pas nouvelle pour Fischer-
Dückelmann qui avait déjà écrit une brochure à ce sujet en 1890 (77) et elle est également
assez répandue chez les réformateurs et les réformatrices de la vie féministes (78).

67 Ibid., p. 55.
68 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 183.
69 Voir ce qu’elle écrit par exemple sur la natation, ibid., p. 181.
70 Elle écrit « Schönheit ist Macht ». A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 185.
71 Georges Vigarello, Le corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Jean-Pierre Delarge,
   1978.
72 Voir Viertes Kapitel, le paragraphe « Unsere Kleidung », A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als
   Hausärztin (note 1), p. 129-140. Encore une fois, le chapitre est richement illustré afin de démontrer
   les dangers du corset pour l’ossature et les organes des femmes. Elle écrit : « Steckt man im Panzer drin,
   so vermeidet man instinktiv solche Tiefatmung, und die Folge ist natürlich bleibende Verengerung
   der unteren Brustgegend und der Leibesmitte sowie mangelhafte Lungenlüftung », p. 139.
73 P. Meyer, « Physiatrie and German Maternal Feminism » (note 10).
74 Astrid Ackermann, « Kleidung, Sexualität und politische Partizipation der Lebensreformbewe-
   gung », in : Cluet/Repussard, « Lebensreform » (note 7), p. 165.
75 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 150.
76 Ibid. p. 151-159.
77 A. Fischer-Dückelmann, Über die Reform der weiblichen Kleidung, Berlin/Leipzig, Verlag von Max
   Breitkreuz, 1890.
78 M. Hau, The Cult of Health and Beauty in Germany (note 36), p. 56.
Anna Fischer-Dückelmann. Le pouvoir aux femmes par la médecine naturelle…                       59

   Rendre aux femmes le pouvoir sur leur propre corps, c’est aussi pour Fischer-
Dückelmann, alors qu’on assiste à cette même époque aux débuts de la sexologie, les
aider à comprendre le fonctionnement de leur sexualité pour maîtriser leur fécondité :
« L’ignorance concernant certains processus naturels est chez les femmes si grande que
le médecin a toujours pour tâche de donner des explications et de mettre en garde » (79).
Dans Die Frau als Hausärztin, elle reconnaît aux femmes un désir sexuel équivalent à
celui des hommes : « une femme aimante désire l’homme de son choix aussi fort que
l’homme aimant désire la femme qu’il a choisie » (80). Après avoir décrit l’acte sexuel
sans s’embarrasser de métaphores, elle liste et décrit les différents moyens de contra-
ception à la disposition des femmes (81), ce qui est probablement une des explications à la
campagne de dénigrement menée par l’Église catholique. Elle affirme que ces moyens
de contraception, qui sont illustrés avec précision, permettent d’éviter des familles
trop nombreuses que les parents ne peuvent pas nourrir et de protéger les femmes
dont le corps est affaibli après de trop nombreuses grossesses (82). L’intérêt de Fischer-
Dückelmann pour la sexualité féminine et son épanouissement n’est pas un fait isolé.
Est ainsi fondé en 1905 en Allemagne le Bund für Mutterschutz und Sexualreform
(Ligue pour la protection des mères et la réforme sexuelle) qui a pour but une éman-
cipation de la sexualité, notamment féminine, et un contrôle de sa propre fécondité
dans un but d’émancipation des femmes et de plus grand progrès de l’humanité. Cette
ligue se fonde sur les écrits de Helene Stöcker, devenus ensuite l’objet de débats car
leur autrice sera considérée comme précurseuse des idées nazies sur l’eugénisme (83).
De son côté, Fischer-Dückelmann cultive son esprit critique : tout en y étant favorable,
elle redoute que la contraception n’achève de soumettre les femmes à leurs époux qui
n’auraient alors plus de raison de ne pas les solliciter sexuellement (84).

Rendre le pouvoir aux mères
  Die Frau als Hausärztin entreprend donc de rendre une forme de pouvoir aux
femmes, plus spécifiquement aux mères dans la manière de vivre leur sexualité, mais
aussi leur grossesse et l’éducation de leurs enfants, enfants auxquels est consacrée toute
la troisième partie du livre, soit environ 150 pages. Fischer-Dückelmann enseigne
ainsi aux femmes comment les élever en s’appuyant sur les dernières connaissances
médicales en la matière, non sans s’opposer parfois aux médecins de la faculté. C’est
pourquoi, elle est qualifiée par P. Meyer de « féministe maternelle » (85).
  La prophylaxie est ce qui lui semble le plus important : des femmes fortes et en
bonne santé font selon elle de bonnes mères (86). Dans cette perspective, le végétarisme

79 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 248.
80 Ibid., p. 228.
81 Ibid., p. 249-256.
82 Ibid., p. 247.
83 Kirsten Leng, « Culture, Difference, and Sexual Progress in Turn-of-the-Century Europe : Cultural
   Othering and the German League for the Protection of Mothers and Sexual Reform, 1905-1914 », Jour-
   nal of the History of Sexuality, 25/1 (2016), p. 62-82.
84 M. Hau, The Cult of Health and Beauty in Germany (note 36), p. 77.
85 P. Meyer, « Physiatrie and German Maternal Feminism » (note 10), p. 159.
86 Ibid., p. 155.
60                                          Revue d’Allemagne

joue un rôle important pour les mères mais aussi pour l’éducation des enfants aux
yeux de l’autrice, elle-même végétarienne convaincue. En cela, elle n’est pas une
exception au sein de la Réforme de la vie. Cependant, alors que dans les milieux de
la médecine naturelle beaucoup voient le végétarisme comme un moyen de soigner
tous les maux, Fischer-Dückelmann considère simplement que ce régime permet un
mode de vie sain (87) et met en garde contre le « fanatisme » de certains végétariens (88).
Jusque-là, les théoriciens du végétarisme étaient surtout des hommes qui tentaient
de prendre la main sur la préparation des repas qui était alors une prérogative fémi-
nine. Les prophètes du végétarisme se donnaient ainsi pour objectif d’expliquer aux
femmes la meilleure manière de tenir leur ménage (89). Fischer-Dückelmann souhaite
par son livre redonner le pouvoir aux femmes sur le fonctionnement de leur propre
maison, dans le sens où elle leur fournit les informations qu’elle juge nécessaires
à la prise de décision autonome, aussi bien en matière de nutrition, d’éducation
que d’organisation générale de la maison, le tout selon les préceptes novateurs de la
Réforme de la vie. En effet, depuis 1900, le Bürgerliches Gesetzbuch (le code civil)
accorde l’autorité parentale au père qui a le dernier mot pour tout ce qui touche
l’éducation des enfants et leur avenir (90). Par le mariage, les femmes de l’Empire
allemand sont donc dépossédées de leur fortune et soumises aux décisions de leur
époux (91). Dans ce contexte, Fischer-Dückelmann s’adresse aux mères pour partager
avec elles sa vision de la manière la plus appropriée de prendre elles-mêmes soin de
leurs enfants et de prendre des décisions éclairées les concernant : ainsi, elle enseigne
en détail aux femmes comment s’occuper de leurs nouveau-nés, comment les porter
de manière physiologique (92), à quelle fréquence les allaiter (93), comment aménager
leur maison pour qu’elle soit favorable aux progrès de l’enfant, notamment lors de
l’acquisition de la marche (94). Fischer-Dückelmann explique également aux mères
comment initier leurs enfants à la reproduction humaine au moyen d’exemples tirés
du monde animal (95). Cette façon de s’adresser aux mères pour les rendre maîtresses
de leur maison peut être considérée comme une forme d’empowerment : émancipées
de la tutelle de leur époux par le savoir, elles sont les interlocutrices privilégiées de
leurs enfants.
  Pour les femmes médecins dans l’Allemagne wilhelminienne, il n’y avait que deux
voies possibles selon P. Meyer : il leur fallait soit trouver une niche et s’y engouffrer pour

87 P. Bochmann, Frauen in der Naturheilkunde (note 4), p. 40.
88 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin (note 1), p. 398. À l’entrée « Datteln », l’autrice
   relate sur un ton très critique le cas d’une Hollandaise qui tomba gravement malade après n’avoir
   consommé que des dattes, des figues, des noix et des pommes.
89 E. Barlösius, Naturgemäße Lebensführung (note 8), p. 193.
90 Voir l’article § 1354 du BGB : « dem Manne steht die Entscheidung in allen das gemeinschaftliche
   eheliche Leben betreffenden Angelegenheiten zu ».
91 Voir l’article § 1363 du BGB.
92 A. Fischer-Dückelmann, Die Frau als Hausärztin, Tafel 27 (note 1), p. 787-788.
93 Ibid., p. 745.
94 Ibid., p. 782. L’autrice propose le schéma d’un parcours de motricité pour l’enfant dans la nurserie.
95 Ibid., p. 799.
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