Anne-Marie Barthas-Corgier
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Anne-Marie Barthas-Corgier Portraits – portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky Introduction Serge Doubrovsky, écrivain français, et Francis Bacon, peintre anglais, sont contemporains à 20 ans près ; Francis Bacon a vraiment fait de la peinture son métier à partir de 1945, une vingtaine d’années avant que Serge Doubrovsky ne commence son autofiction. Serge Doubrovsky, né en 1928, écrit son autofiction depuis environ 35 ans ; il a publié dans ce domaine six ouvrages de 1969 à 1999, de 40 à 70 ans. Il est lui-même le personnage central de son œuvre, si bien que l’auteur, le narrateur et le person- nage sont parfois difficiles à distinguer. Il se livre sans souci chronologique – c’est précisément une caractéristique qu’il attribue à l’autofiction ; mais il pratique des retours incessants sur les événements qui l’ont profondément touché, en particulier dans son enfance et son adolescence. Chez Francis Bacon, les autoportraits sont fréquents ; mais il a aussi représenté un grand nombre de personnages bien identifiés, amis le plus souvent, et d’autres sans identité particulière, nommés « femme », « enfant », « deux hommes », ou encore « nu », « personnage » : délégués de l’espèce humaine, substance de la condition humaine : le peintre lui-même, vous, moi, tous les hommes. Qu’est-ce qui, dans le portrait et l’autoportrait, rapproche les œuvres, littéraires ou picturales, des deux artistes ? La figuration de l’animal humain, une image obsé- dante du Père et de soi-même, essentiellement. Mais l’œuvre n’a pas la même fonc- tion chez Francis Bacon et chez Serge Doubrovsky. J’ai choisi de m’arrêter sur quelques œuvres de Francis Bacon et sur La Dispersion1 de Serge Doubrovsky, premier tome de l’autofiction, publié en 1969. A / L’homme-viande L’homme est essentiellement viande : paquet de chair, de muscles, de sang. I / La chair humaine. 1 / Francis Bacon et la chair sanglante. Dans le triptyque Trois études pour une Crucifixion2, de 1962, Francis Bacon exhibe des chairs humaines. 1 Serge Doubrovsky, La Dispersion, Paris, Éditions Mercure de France, 1969. 2 Francis Bacon, Trois Études pour une Crucifixion, 1962, triptyque, huile sur toile, chaque panneau 198 x 132 cm., The Solomon R. Guggenheim Museum, New York.
90 / Anne-Marie Barthas-Corgier Le panneau central présente une forme humaine sur un lit. Homme ? Femme ? Impossible de faire la distinc- tion ; impossible de discerner clairement la morphologie : jambes, hanche, flanc, tête, certes ; mais le reste ? bras ? mains ? oreilles ? ces masses sur l’oreiller, rouge ou blanches ? Un corps en torsion, recro- quevillé sur lui-même, blessé, meurtri, d’où s’échappent des éclaboussures sanguinolentes, qui se détachent notam- ment sur le blanc des draps. Le lit se situe à peu près au centre du tableau et de la pièce représentée, ou plutôt symbolisée ici : forme circulaire, une sorte d’arène comme celle des Études pour une Corrida, où l’homme affronte le taureau avec lequel il se confond : homme-animal, homme-muscle, homme- brute, homme-brutalisé, ici homme dans Francis Bacon, Trois études pour une sa torture d’homme, sans rien ni personne Crucifixion, 1962, tryptique, panneau central pour le torturer, sinon sa propre solitude et sa réclusion dans cet enclos circulaire. Toute la pièce est rouge : sol orangé, mur rouge, ombre du lit rouge : violence, agression, horreur. À l’exception de la couverture rayée, mais rayée de rouge par- tiellement – couverture rayée comme les barreaux d’une prison, comme les cos- tumes portés par les bagnards ou par les déportés des camps de concentration. À l’exception des draps blancs tachés de rouge. À l’exception des rideaux noirs dont l’un est taché de rouge, rideaux noirs fermés, excluant toute lumière extérieure : clôture totale et deuil, bulles de sang qui s’échappent de l’animal dans son bocal. Curieuse lumière, dont on ignore la source et qui donne une ombre rouge ; lumière crue, comme la viande qui ne s’étale pas mais se fœtalise, fœtus souffrant, hideux, grimaçant. Boîte crânienne simiesque, atteinte de surdité. Les courbes du lit, couverture et ombre, semblent refermer le cercle, ou le piège, sur cette barbaque sanglante (« barbaque » viendrait du roumain berbec ?). 2/ Serge Doubrovsky et la chair souffrante Au début de La Dispersion, Serge Doubrovsky décrit son principal personnage comme un homme jeune, bien dans son corps et ses vêtements, satisfait de lui-même, imbu de suffisance : cette serviette de cuir souple (…), qui balle avec désinvolture, et je vous ferai remarquer ces chaussures italiennes, assorties, en quelque sorte, et la cravate (…), faite pour la pochette de soie, ou vice versa (p. 14).
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 91 Mais ce type de description n’est pas confirmé, puisque la rencontre avec la jeune femme tchèque, au tailleur « gris-vert à rayures blanches » (qui rappellent les rayures de la couverture dans le tableau de Francis Bacon), va mettre en branle un long et douloureux processus de réminiscence qui transformera le fat en chair souf- frante parmi d’autres. La page 96 rappelle l’angoisse pendant la guerre : Cadavres déchiquetés, crânes défoncés, membres sanglants, intestins accrochés à un montant de fenêtre par grappes, éclaboussures grenat sur le plâtre gris (…). Mon petit cadavre éviscéré, écartelé, dans les décombres, non. Il y a pire. L’angoisse redouble (p. 96). Le jeune Max tuberculeux est volcan actif : Barbiche humectée teintée de déjections dégoulinant de vomi vert sur tiède par secousses sismiques arrachées des profondeurs des boyaux en éruption qui se tordent hors de la bouche par jets brûlants de bitume par le cratère du dos qui saigne et éclate digue boursouflée ourlet rougeâtre et bourgeonnant rompu torrent gluant (…) suant de peur ani- male yeux bleus roulant révulsés (pp. 50-51) L’accumulation des horreurs, sans point ni respiration, et la métaphore géolo- gique soulignent l’hypertrophie de la souffrance physiologique. Mais celle-ci est souvent, chez Serge Doubrovsky, un symptôme de la souffrance psychique : Elle se redresse et soudain contracture bizarre au creux de l’estomac (…) pas un son ne passe, ma gorge s’étrangle, aspiré, disparu, je n’ai pu m’en empêcher, comme un haut-le-cœur, une colique, au fond, en bas, dans le remuement sourd des viscères, la lourde nuit des organes, vertige, j’ai battu l’air de la main d’un grand geste circulaire (pp. 30-31). Le malaise physique est ici lié à l’angoisse de la remémoration inattendue d’un souvenir intolérable, celui de l’enseigne nazie flottant Place de la Concorde à Paris. La chair est encore douloureuse jusque dans le fantasme et la jouissance : Extase suppliciée dématé désagrégé (…) j’ai expiré noyé l’eau montante est entrée dans la bouche les narines les poumons étouffé le voile de plomb a tout recouvert (p. 68). La douleur semble même co-extensive à la jouissance ; au point que le person- nage Serge Doubrovsky est capable de connaître parfois non seulement du plaisir, mais un certain bonheur, pourvu qu’il soit douloureux. Chez Francis Bacon, en revanche, les accouplements, essentiellement homo- sexuels, connotent souvent l’animal et le cauchemar, et sont fréquemment insérés dans des triptyques tragiques.
92 / Anne-Marie Barthas-Corgier II / La viande animale. Quand l’homme n’est pas exposé comme chair humaine sanguinolente, il est rapproché, picturalement ou littérairement, de la viande animale, et, métaphorique- ment assimilé, devient objet de boucherie. 1 / Francis Bacon et le cadavre humain Dans Peinture3, grande huile sur toile de 1946, on retrouve l’espace circulaire du triptyque Trois études pour une Crucifixion. Le fond, dans la moitié haute du tableau, est mauve, et les rideaux opaques sont à nouveau clos, ne laissant filtrer aucune lumière extérieure. Dans la partie basse, le fond est polychrome, avec une dominante de rouge-mauve et de noir entremêlés. En arrière-plan, une carcasse Francis Bacon, Peinture, 1946 de boucherie apparemment, sans tête, les pattes avant écartées. Cependant ces pattes avant ressemblent fort à des bras humains, et il nous faut relire l’image : il s’agit plutôt d’un cadavre humain crucifié, écartelé, décapité, présenté comme un bœuf à l’étalage. Les quartiers de viande, au premier plan, s’ouvrent en éventail comme un rappel de la carcasse du crucifié sans tête. Et toute cette chair de boucherie animalo-humaine encadre la figure centrale, encerclée de toutes parts dans une sorte de cage, ou arène, ou prison, ou piège, espace clos dans sa circularité. Cette figure centrale représente un homme assis, vêtu de noir, dont le visage n’apparaît qu’à demi. Le front, les yeux et le nez au moins ont disparu, peut-être dans l’ombre du parapluie de couleur sombre qui le protège ; qui le protège de quoi ? l’objet est absurde dans sa fonction de pare-pluie ; est-il protection contre l’horreur de toute cette chair crucifiée qu’on ne veut (ou ne peut ?) pas voir ? contre la souf- france reconstituée par l’imaginaire ? contre la mort ? contre la réification de l’homme ? La bouche ouverte annonce d’autres figures du cri et de l’horreur. Nous sommes de la viande, disait Francis Bacon dans ses entretiens avec David Sylvester, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal4. 3 Francis Bacon, Peinture, 1946, huile et tempera sur toile, 198 x 132 cm., The Museum of Modern Art, New York. 4 Francis Bacon, L’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, Genève, Éditions Albert Skira, 1976, t. 1, p. 92.
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 93 Par ailleurs, l’homme, peint en 1946, rappelons-le, porte une sorte de pochette jaune sur le côté gauche de la poitrine : ironie de l’élégance, de l’apparence, dérisoire voué à la mort ? ou évocation du sacrifice des Juifs sous la domination nazie ? Notons que, Francis Bacon étant anglais, sans compromission avec le nazisme, et sans en avoir souffert à titre personnel, il a pu dire, peindre, presque immédiate- ment après la guerre, sans culpabilité ni ambivalence, la monstruosité de l’extermi- nation. Ou bien encore s’agit-il plus largement du sacrifice de toutes les victimes ? Sommes-nous tous des Juifs condamnés à la torture et à la mort par la cruauté de notre condition ? 2 / Serge Doubrovsky et le corps absent Serge Doubrovsky est français, il vit/vivait dans un pays où dominait l’ambi- guïté, quand ce n’était pas pire, à l’égard du régime de Pétain ; Juif, il a subi per- sonnellement la traque nazie. Ce n’est qu’une bonne vingtaine d’années plus tard qu’il a pu revivre consciemment certains souvenirs de cette époque ; de cette réminiscence est né son premier ouvrage d’autofiction : La Dispersion. Il évoque le moment où l’étoile jaune est devenue obligatoire : Des larmes de rage me brûlent les paupières, débordent, descendent en filets âcres. Sortir. Affronter la rue, la gare, le train, le lycée, les regards, et encore les regards, sans trêve. Devenu d’un seul coup objet de honte, de haine ou, pire, de pitié. Comme une marchandise dans une vitrine, brusquement marqué, étiqueté. Petite ardoise carrée, avec le prix griffonné à la craie, fiché dans la volaille, à l’étal, au milieu du bréchet. Là. Un doigt ricaneur, fer rouge, sur la pochette de la veste, en haut de la poitrine, à gauche. En plein cœur JUIF (…) Je n’ai plus de nom. Plus rien (pp. 127-128). On retrouve l’importance du regard, ou plutôt la honte liée aux regards d’autrui : être aveugle permettrait peut-être de souffrir moins. L’animal n’est plus une grande pièce de boucherie, mais un vulgaire poulet ; mieux, une chose innommable et inexistante. De l’animal à l’objet, de l’objet au néant : la mort par pure absence. Vidé d’un seul coup jusqu’à l’os. Nettoyé de ma chair. L’intimité chaude et moite qui circule des pieds à la tête, sang, lymphe, moi, asséchée, évaporée (p. 128). L’absence à son propre corps renvoie au néant, et le cri est muet comme dans un cauchemar : Le langage cesse (…), annihilé, moi, de la raréfaction de vide, de la quintessence de néant, m’avançant vers le fond sans fond du non-être, rien, plus rien, plus rien de rien, frappé brutalement, brusquement, à hurler, par ce silence (p. 333).
94 / Anne-Marie Barthas-Corgier III / La crucifixion. La métaphore christique survient aussi bien chez Serge Doubrovsky que chez Francis Bacon, mais elle est, si l’on peut dire, renversée, et modifiée dans sa signifi- cation. 1 / Francis Bacon et la solitude Le panneau de droite du triptyque Trois études pour une Crucifixion de 1962 montre l’homme crucifié la tête en bas (comme tous les crucifiés de Francis Bacon). Corps déformé, disloqué, vestiges de chair et de squelette difficiles à démêler, visage dont il ne reste qu’une bouche ouverte aux dents pointues, peut-être une oreille, masses dif- formes, monstrueuses et indéchiffrables. Francis Bacon, Trois études pour une Tragique et dérision du tragique dans cet Crucifixion, 1962, tryptique, panneau de être probablement pendu par les pieds et droite hurlant dans la mort. Ainsi finit l’homme souffrant, dans l’impuissance, la déchéance et l’absurde. L’estrade qui surélève le crucifié est aussi dérisoire que lui. Ni religiosité, ni rédemption, mais solitude et déréliction. Au pied de la croix ren- versée, apparaît – tout aussi dérisoirement – une sorte d’ombre ; ombre de quoi ? tache irrationnelle comme Francis Bacon les aimait ? Le meilleur de ma peinture est venu, dit-il à David Sylvester, d’un accident sur lequel j’avais été capable de travailler. Parce que cet acci- dent m’avait donné une vision désorientée d’un fait que je tentais de capter. Et je pouvais alors commencer à élaborer et à essayer d’ex- ploiter une chose qui n’était pas illustrative (Francis Bacon, L’art de l’impossible, op. cit., p. 107). On peut faire sur la toile (…) des marques involontaires susceptibles de suggérer des voies bien plus profondes par lesquelles vous pourrez saisir le fait qui vous obsède. (…) En faisant ces marques sans savoir comment elles se comporteront, soudain quelque chose arrive dont votre instinct s’empare en tant qu’elle est, pour un moment, la chose que vous pourriez commencer à développer (ibid., pp. 108-109). Je veux une image très ordonnée, mais je veux qu’elle se produise par chance. (…) très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus profondément suggestives que les autres et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute espèce de chose peut arriver (ibid., p. 110). Ainsi l’homme crucifié, chez Francis Bacon, est-il abandonné à ses fantômes et à ses angoisses jusque dans la mort, abandonné définitivement et sans but par le Père, dont la figure récurrente poursuivra pourtant le peintre pendant plusieurs décennies.
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 95 2 / Serge Doubrovsky et les autres larrons. Dans La Dispersion, le personnage-narrateur entreprend un douloureux parcours dans une ville autrichienne pour accompagner de l’hôtel à la gare la jeune femme tchèque qui doit prendre le train pour rentrer dans son pays : ta valise est très lourde. Je dois aller d’un pas rapide pour garder l’équilibre. L’interminable agonie commence. Dans vingt minutes, ton train, plus rien à faire, à dire, à pas pressés il reste à peine cinq cents mètres. (…) mon bras s’engourdit de fatigue, accablé (…). Chemin de croix, nous dépassons la blanchisserie-minute (…), premier tableau des quatorze. Mon bras tire et pèse, mes pieds butent sur le trottoir brûlant, mes chevilles se cognent, s’éraflent, petite douleur irritante qui s’irradie. Un tramway passe en cliquetant. Luisenstrasse. Nous arrivons à un feu rouge : on voit la gare au bout de l’avenue. J’ai posé la valise, nous nous sommes arrêtés. Longue attente au feu rouge. (…) il reste encore trois cents mètres, (…) je suis à bout de cœur, de corps, (…) continuer à me traîner dans ce soleil suppliciant, dans ce désert à goût de sable, carcasse lancinante marchant sur des fragments de verre, des éclats de silex, bras engourdi, roidi, tronc déjeté à gauche pour faire contrepoids à ta valise qui me scie les doigts (pp. 12 à 16). Agonie, chemin de croix, quatorze tableaux, pieds endoloris, port de la lourde valise : Serge Doubrovsky est Christ ahanant ; mais agonise-t-il ainsi au nom du Père pour racheter une humanité pécheresse ? Ne serait-ce pas plutôt le rachat sym- bolique d’une humanité victime, paria, dont la jeune femme tchèque est l’emblème en tant que ressortissante d’Europe de l’Est, dans les années soixante ? Et le Père est bien lointain, et muet ; et le Fils est abandonné à l’Histoire comme à son histoire familiale et personnelle ; mais il est hanté par le Père, dont l’image obsédante le poursuit pendant plus de trente ans, en contrepoint de la sienne, qu’éla- bore l’autofiction. B / Portraits du Père – Portraits du Fils Francis Bacon et Serge Doubrovsky sont donc l’un et l’autre revenus maintes fois sur le portrait du Père. I / L’image obsédante du Père. 1 / Francis Bacon et le Pape. Francis Bacon a affirmé qu’il ne s’intéressait pas particulièrement à son père. Mais il a peint de nombreuses figures de Pape, d’après le portrait d’Innocent X de Velasquez5, dont l’original est exposé à Rome. Et pendant quarante ans, même quand il se trouvait à Rome, il a toujours refusé d’aller voir cet original ; il n’en connaissait que des photos. Ce n’est qu’à plus de quatre-vingts ans, deux années 5 Velasquez (1599-1659), Le Pape Innocent X, 1650, huile sur toile, 140 x 120, Rome, Galerie Doria Pamphilij.
96 / Anne-Marie Barthas-Corgier avant sa mort, qu’il a accepté de voir ce tableau. On connaît aussi sa mésentente avec son père, qui l’a amené à quitter définitivement le domicile familial dès l’adolescence. Il ne s’agit nullement d’un remake ou d’une nouvelle variation sur le pape Innocent X ; il s’agit d’une appropriation totale du personnage Pape-Papa. Dans Étude d’après Velasquez6, de 1953, le pape, comme le Christ, perd toute religiosité et toute superbe ; il devient un homme, un puissant peut-être, mais aussi impuissant que tout autre être humain. La grandeur, la dignité, la richesse du fauteuil, les couleurs qui caractérisent Sa Sainteté ont laissé place à la vocifération de l’être enfermé dans une sorte de cage, à nou- Velasquez, Le Pape Innocent X, 1650 veau, de piège, derrière un rideau presque noir dont les pans verticaux ressemblent à des bar- reaux de prison. Le personnage n’occupe que le centre de l’image, sur son siège dérisoirement surélevé, derrière un deuxième rideau en éventail qui le repousse à l’arrière du premier plan ; le pli central du rideau vertical s’interrompt pour laisser apparaître le regard vers la droite et la bouche démesurément ouverte, hurlante : est-ce de la colère ou de l’angoisse ? de la révolte ou de la peur ? À un certain moment, dit Francis Bacon à David Sylvester, j’ai espéré (…) faire un jour la peinture la meilleure du cri humain. Je n’en ai pas été capable (Francis Bacon, L’art de l’impossible, op. cit., p. 75). Ce personnage semble d’ailleurs intermé- diaire entre l’apparition et l’effacement, l’épiphanie et l’anéantissement, sorte de monu- ment évanescent. Spectre du père ? Spectre du Père présent en chacun de nous ? Le rideau partiellement transparent a-t-il pour fonction d’éloigner le Père qui dicte sa loi avec bruta- lité, de le faire disparaître ? Est-il l’artifice qui marque le rappel d’une absence-présence presque tangible, et douloureuse ? Est-il l’un de ces écrans derrière lesquels nous vivons notre existence ? l’un de ces voiles que Francis Francis Bacon, Études d'après Velasquez. Bacon tentait d’écarter ? Portrait du Pape Innocent X, 1953 6 Francis Bacon, Étude d’après Velasquez. Portrait du Pape Innocent X, 1953, huile sur toile, 153 x 118, New York, coll. Carter Burden.
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 97 Nous vivons presque toujours derrière des écrans, – une existence voilée d’écrans. (…) j’ai peut-être été de temps en temps capable d’écarter un ou deux de ces voiles ou écrans, dit-il à David Sylvester en décembre 1971 (ibid., t. 2, 1995, pp. 163-164). Attirance-répulsion, obsession-culpabilité, compassion-hostilité, cri du Père ou cri de celui qui porte le Père en lui ? Francis Bacon affirmait : J’essaye seulement de tirer de mon système nerveux des images qui lui soient aussi fidèles que possible. Je ne sais même pas ce que la moitié d’entre elles signifient (ibid., p. 164). En 1954, un autre tableau inspiré du Pape de Velasquez présente et voile un per- sonnage particulièrement énigmatique et s’intitule Sphinx. 2 / Serge Doubrovsky et le Père modèle Dans La Dispersion, l’ambivalence à l’égard du Père est d’autant plus doulou- reuse qu’elle s’exprime fort peu, le discours étant avant tout laudatif. L’homme est, sauf exception, toujours appelé « le Père », sorte d’archétype parfait de tous les pères. – Le Père est travailleur, pourvu de grandes compétences professionnelles, et il a l’autorité de l’entrepreneur qui sait diriger ses employés : Levés à l’aube, couchés à minuit. Le Père, debout dans l’atelier, au salon, au magasin dix heures, douze (…) jusqu’à l’écroulement final (p. 149). À la table de coupe dans l’atelier le dos du bossu (…) la craie courant sur l’étoffe dépliée plan net sans bavures lignes fermes peu à peu nais- sant (p. 95). Dans la journée il fallait bien plaire aux clients, remettre les ouvriers au pas, (…) voix tonitruant les tâches (p. 101). – Il est courageux. Depuis toujours, enfant, jeune homme, adulte : pour émigrer de son ghetto misérable d’Ukraine, il prend des risques considérables, défie la faim, la mort (p. 135). Il s’engage dès 1914 pour défendre sa nouvelle patrie, la France. – Il est bon, et apporte refuge et réconfort : Accompagné des cousins Marc et Charles, débusqués, avec la tante Fanny, de leurs terriers de banlieue, venus se réfugier, pendant l’orage, sous le chêne, chez le Père (…) inévitables cousins, oncles ou tantes, (…) Accourus, avides, des bas quartiers (…) pour un coup d’œil sur une belle situation, avec wc privés, pour un bon morceau et un verre, pour une parole aussi de secours et de réconfort, le Père, qui avait fait son chemin (pp. 101-104). – Il est omniscient : Le Père est optimiste voyez le Parti comme toujours donnant l’exemple terré depuis un an pourchassé et pourtant toujours là vigilant tenace indestructible même au moment du Pacte le Père a eu foi Staline sait doute bourgeois destructeur non Il a ses raisons Lui faire confiance les
98 / Anne-Marie Barthas-Corgier voisins sonnent parfois en fin de journée viennent l’interroger alors vous qui fort sur la politique (p. 102). – Il est sage et déterminé. Devant Lipmann qui tremble et gesticule de peur : Nous restons. Le Père a dit. Après avoir réfléchi longtemps, des jours. Puis la sentence est tombée, immuable (p. 93). Ou, quand le fils reçoit personnellement une convocation au Bureau de Police, « Bureau 111 », qui devrait le conduire à Drancy et au-delà : Convocation. Le Père décide. Pas de discussion : l’instinct. tu n’iras pas. Monsieur le Préfet, j’ai l’honneur de vous retourner sous ce pli. Je vous prie de bien vouloir noter que c’est par suite d’une interprétation erronée de ma part (p. 197). Ou encore, après avoir décidé du déménagement, pourtant interdit, dans la ban- lieue ouest, le Père organise l’incertitude : il bricole une ouverture discrète dans la grille du jardin, chronomètre des répétitions de fuite familiale en cas de coup de son- nette policier à l’aube. – À l’égard de son fils, il est ambitieux ; un client interroge l’enfant : « Que feras-tu plus tard (…) j’hésite le Père répond il sera violoniste » (p. 103) ; et parfois complice : pendant la fête, s’avance le drapeau républicain porté horizontalement par plusieurs hommes : Glissant, ventre ballonné, vers nous, pluie des pièces, (…) le Père me donne deux francs, je les jette dans le pli (…) de toutes mes forces (…) les muscles tendus à craquer (…). Un souhait ardent nous unit, nous étreint. La République passe (p. 106). – En bref, le Père se comporte en héros jusqu’après la Libération, quand il aurait pu se venger de Delaunay, l’homme immonde qui a dénoncé la famille avant et afin de s’emparer de l’atelier de tailleur : Le Père l’a relâché (…) grelottant de rage et maître de lui-même s’ac- complissant tout entier EN UN INSTANT mettant entre Delaunay et lui une infranchissable distance mort sauvé intouchable UN HOMME héros cornélien (pp. 312-313). Aussi le fils est-il fier de son Père, comme il l’écrit dans son cahier d’écolier en réponse aux ignominies antisémites qui se multiplient dans les journaux : mon père venu du fin fond de l’Ukraine oui j’en étais fier moi j’étais premier en français en classe (…) et si c’est vrai que mon père parle avec un accent étranger il s’était engagé volontaire avant même la fin août 14 et on ne pouvait pas en dire autant des milliers et des milliers de bons aryens de bonne famille planqués alors dans tous les recoins de la France (p. 184). Le fils est également fier que son père soit fier de lui quand, en 1945, à peine sorti de la clandestinité, malade, il remporte le premier prix de philosophie au Concours Général, accompagné de nombreux livres, et d’un autographe du Général de Gaulle :
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 99 L’esprit français la clarté ce qui se conçoit bien bravo l’amphithéâtre de la Sorbonne applaudit premier prix de philosophie je me lève je m’avance vers l’estrade il ne savait plus où se mettre de fierté le Père il en bavait de joie triomphe gloire (p. 230). Mais, malgré cette compensation, l’admiration pour le Père est lourde à porter ; l’héroïsme paternel, s’il a sauvé toute la famille de la déportation et de la mort, est accablant pour le fils : Redressé un mètre soixante-cinq petit trapu atteignant le plafond crevant les nuages si grand le Père (…) m’écrasant pour toujours de sa taille infinie jusqu’aux astres rapetissé aplati un ver de terre une molle chiffe premier en grec premier en latin un mille-pattes un cloporte (p. 315). Rares sont, dans La Dispersion, les indices d’hostilité au Père. Certes, le Père a commis une erreur de jeunesse grave, « une connerie » quand, arrivé sans papiers à la frontière française en 1912, il a naïvement déclaré son vrai prénom : « Israël ». Mais peut-on condamner « un écervelé de vingt ans » pour n’avoir pas suffisamment réfléchi ? Ce n’est que dans les vingt dernières pages que surviennent quelques traces d’animosité et de culpabilité à son égard : Delaunay (…) il aurait fallu le JETER dans la cage de l’escalier (…) c’était à MOI de le faire le Père crachouillant toussotant mi-crevé à MOI LE FILS (pp. 313-314). Un peu plus loin, toujours à propos du Père : UN MENSCH Moi le fils onze ans quinze ans que pouvais-je (p. 316). Étrange, ce label de « Mensch » apposé sur le souvenir du Père : le « Mensch » était l’homme idéal des nazis, ennemi absolu. L’image du Père se confondrait-elle avec celle de l’ennemi absolu ? Cette hostilité est extrêmement discrète dans La Dispersion. Elle commence à être à peine explicite au début du tome suivant de l’autofiction, Fils, quand le Père l’oblige à « être un homme », ne pas se plaindre, assister à la noyade des chatons, voir les clowns du Cirque d’Hiver : Peur bleue des clowns blancs. Les visages enfarinés, il paraît que j’ai hurlé. Dû me sortir. En pleine représentation. Papa, fou de rage. Fils froussard. Reçu une raclée (Fils, p. 42).7 Ou, quand le Père interdit qu’on emmène chez le médecin l’enfant qui ne digère plus : Eh bien, il restera sans manger. Sentence. Condamné à mort. Sans manger, comment qu’on peut vivre. (…) On m’enterre (…). Et ce salaud qui ne veut pas que je voie un toubib (ibid., p. 45). En fait, cette hostilité-culpabilité est longtemps voilée, souvent censurée. Mais elle pèse très lourd sur le personnage dont le narrateur fait le portrait. 7 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Éditions Galilée, 1977, rééd. Le Livre de Poche.
100 / Anne-Marie Barthas-Corgier II / L’autoportrait 1 / Serge Doubrovsky et l’autoportrait griffonné par l’Histoire L’autoportrait, chez Doubrovsky, est en effet esquissé par l’Histoire, reçue en héritage et vécue, Histoire qui irrigue la psyché, donne forme au portrait psychique. Les souvenirs du Père et du Grand-Père maternel immigrés le hantent comme s’il les avait lui-même vécus : la vie au ghetto, le vol du concombre chez l’épicière, la trépanation à six ans, la natation en eau interdite aux Juifs : misère, faim, mépris, mort si souvent frôlée. Maintenant bien nourri, bien habillé, socialement considéré, le Fils porte toujours en lui les aïeux : Sur la langue aussi, l’arôme des concombres volés du Père, par la lucarne de l’épicerie, avalés au coin de la ruelle, en hâte (…). Au-delà du Père (…). Jusqu’au bout, jusqu’à la nuit. Les pieds tuméfiés de Grand-Père, dans ses bottes rafistolées, emmaillotées de chaussettes pourries, le long des pistes, mer de boue, de neige, océan sans fin de pluie, de gel (…). J’ai découpé des visières à Odessa et à Athènes, du matin au soir, jusqu’aux crampes, j’ai fabriqué des casquettes à trois ponts, à couvre-nuque, en 1900, à Paris, à l’arrière d’une cour humide, sombre (…). J’ai rencontré ma Grand-Mère (…), je l’ai épousée. Par là, de ce côté, ça plonge. D’eux à moi (La Dispersion, p. 267). Je suis souvenir de souvenirs, reflet de reflets (p. 256). Les souvenirs et émotions de famille seraient suffisants pour sceller l’apparte- nance ; « la bague d’or » en est le symbole : Le Père sur son lit ratatiné rabougri terreux cireux une ombre sans parler plus d’air dans les tuyaux d’orgue poumons partis en quintes disséminés en secousses semés à tous hoquets le vide d’un geste me regardant le dernier il m’a tendu sa chevalière la bague d’or venue du Père de son Père du fin fond des temps des villages des steppes me prenant la main dans sa pince osseuse moite moignon il m’a passé l’alliance au doigt d’Eux à Lui et de Lui à moi à jamais jusqu’à ma mort (pp. 328-329). Mais cette culture n’est pas celle dans laquelle il veut se reconnaître : Jéhovah, Yahvé, Élohim, Adonaï ? Connais pas. De nom, à peine. De loin. Comme Jésus-Christ ou Confucius. On fraye pas ensemble. On se fréquente pas. J’EN AI RIEN À FOUTRE (…). Le plus fort (…), c’est ça : on m’a flanqué l’insigne par erreur. Un aryen déguisé en juif. Une mascarade (pp. 252-254). Ce reniement conduit à la condamnation des ancêtres eux-mêmes : Pas de chance. Ils m’ont refilé la vérole. À titre posthume. D’outre- tombe. Sans eux, je m’en tirais (p. 151). La culture dont il se réclame est gréco-latine et française : Moi, je suis d’Artagnan, Charles Aramis, Marc Athos. (…) Je m’exerce devant la glace, Durandal dans ma dextre, à la senestre un couvercle de marmite en fer-blanc. (...) Charlemagne m’adoube (p. 253).
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 101 Sur les douze travaux d’Hercule, je vous en cite au moins neuf tout à trac. Ne me posez pas trop de questions sur Saül ou Jérémie. Je n’ai jamais lu la Bible. (…) Liberté, égalité, école laïque dès la plus tendre enfance, père communiste, aïeux grecs et romains (…). Citoyen de l’univers, capitale Paris (pp. 256-257). Mais le reniement identitaire est impossible, Serge Doubrovsky n’a ni le choix de son identité ni « le droit sacré de n’être personne » (p. 330), qu’il revendique : J’étais de nulle part, un néant collectionné d’extraits de manuels et de phrases, un collage. Vous m’avez mis dessus ce titre : Juif. Je n’y ai rien compris, de l’art abstrait, du non-figuratif. Un casse-tête. Erreur, il y a maldonne, je ne joue plus, pouce (…). On a tous les mêmes ancêtres, l’homme descend du singe (p. 257). Il est donc poursuivi, et c’est une caractéristique essentielle de son autoportrait psychique, par le ressassement et la culpabilité. La culpabilité est multiple : – culpabilité de n’avoir pas les admirables qualités du Père ; – culpabilité d’être juif ; – culpabilité de s’être senti coupable d’être juif, de s’être regardé avec les yeux des bourreaux ; – culpabilité de n’avoir pas participé à la Résistance, à la vengeance contre « les salauds » ; trop jeune certes, mais surtout incapable d’agir : Comment on retire la goupille d’une grenade, comment on compte les secondes, moi ou eux qui saute, la balancer à bout de bras, à bout de force, se foutre à terre, tintamarre de l’explosion, sifflement des éclats, les salauds ont volé en lambeaux, en loques gélatineuses et rougeâtres dans la poussière : vague idée. Jamais appris, jamais su, jamais reçu instruction nécessaire. Le grec, le latin, les belles-lettres. La merde. À ça que je m’occupais. Honte intense. (…) Je voudrais me cracher à la gueule (p. 123) ; – culpabilité de n’être pas parti avec les autres, d’avoir échappé à l’arrestation, de vivre encore. Pages 320 à 323, le parallélisme en deux colonnes de ce qui se serait passé s’il avait été arrêté et des frayeurs effectivement vécues pendant l’Occupation souligne en blanc, en creux, la distance entre le départ atroce pour une mort certaine, et la vie, même inconfortable et angoissée, mais toujours porteuse d’espoir. À la fin de ces quatre pages, un mot en majuscules dans chacune des colonnes : « VERROU » et « LIBRE » en face à face, en antithèse. La mort et la honte sont donc obsédantes dans l’autofiction de Serge Doubrovsky. La mort est là, dans son évitement même ; et la mort engendre par avance la honte : JE SUIS MORT même si je crève en l’an 2000 depuis presque soixante ans JE SERAI MORT PRIS ils m’ont eu fuite inutile le Bureau 111 m’a rejoint (p. 320). J’AI RATÉ MA MORT. Quoi qu’il arrive. L’acteur qui loupe sa sortie. Cancer ou extinction de vieillesse. Accident de circulation routière ou sanguine. Quoi qui m’attende. Ce sera trivial. En face d’un mur blanc, dans un lit blanc, sous un plafond blanc, entre des infirmières en blanc, pouls diligemment tâté, seringué à la morphine, mort blanche, on me
102 / Anne-Marie Barthas-Corgier fera un beau cadavre, bien lavé, nettoyé de frais, (…) notice nécrologique (…). Quelle différence ? Si. Énorme. Il y a macchabée et macchabée. (…). Exterminés comme de la vermine. Au bord des fosses, dans le froid atroce paralysés, gelés de terreur, les yeux rivés, en bas, sous eux, les cadavres nus, pères, frères, sœurs, déjà immo- biles, tordus, grotesques, ou remuant encore, par soubresauts, filets rougeâtres suintant des cous (pp. 324-325). Mort blanche qui s’opposerait à la mort rouge, comme on tire à blanc sans faire de mal. Mort faussement innocente, en réalité hypocrite, mort tartuffe de celui qui a échappé aux pièges où d’autres sont tombés. Mort blanche comme une voix inau- dible ou une page qui ne s’écrit pas. Mort trop propre et mensongère de celui qui vivrait comme si le passé était passé. Mais la mort sera lente pour le coupable, l’anéantissement sera progressif, la torture continue : Il y a macchabée et macchabée, pas pareil, pas de la même manière, la bonne et la mauvaise, à jamais, j’ai manqué le coche, le boche, plus que la mauvaise à perpète, jusqu’à la nausée, jusqu’au vertige, je m’envole en spirales d’échos, en tourbillons qui tintent, une cloche dans le crâne, battant de bourdon entre les tempes (p. 327). Le survivant n’est que sursitaire, continuellement malade, ou maladif ; il se déteste et abhorre son image dans un miroir. Dans Fils, publié en 1977, alors que Serge Doubrovsky est âgé de 49 ans : Complexes du Père (…). Pas d’illusions. (…) Tous les jours, à tous points de vue, je me décompose, je me faisande. Je rouille. (…) Bien conservé. Une apparence. (…) ça. Moi. Ma gueule. Dégueulasse. (…) Je flotte, un fantôme. Image errante, entre les deux montants de métal, sur le miroir. (…) Dans le contre-jour, la lumière falote creuse les rides, allonge les lignes. Musique au front, une vraie portée. Burinée, avec le néant à la clé. Marche funèbre. La glabelle se pince, le nez coupe. Les pommettes saillent, les yeux s’évident. L’évidence. Tête de mort. Moi. Ça. Depuis des jours infinis, des semaines sans nombre, je promène mon cadavre. (…) Constat de décès (Fils, p. 32). Physiquement, le portrait ne manifeste que vieillissement, déchéance, approche de la mort, un peu précoce tout de même. Dans L’Après-Vivre, publié en 1994, le visage conserve définitivement l’empreinte tracée au fer brun pendant la guerre, par le mépris essuyé et la culpa- bilité de l’inaction : Ma gueule me saute au visage, m’agrippe, s’agriffe, bec et ongles, ne me lâche plus, elle me lacère. (…) Des tavelures bistre s’étalent comme d’énormes crachats sur la joue gauche. De l’oreille aux narines, elles me mangent la pommette. Sous les yeux, des poches flasques, gonflées. Mon faciès est avachi. (…) Mon édifice est en ruine (p. 104)8. 8 Serge Doubrovsky, L’Après-Vivre, Paris, Éditions Grasset, 1994.
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 103 Gueule-grenade ; bec et ongles pour se battre sans merci ; crachats bruns sur la joue gauche qui rappellent un autre crachat, ancien, jaune, sur le côté gauche de la poitrine, dans La Dispersion : brutalement étalée aux regards, en plein sur ma veste, depuis hier soir cousue à la pochette, au cœur, rictus flambant jaune, crachat d’or, l’ÉTOILE (p. 173). L’autofiction et l’autoportrait commencent donc chez Serge Doubrovsky avec La Dispersion. Fondés sur la sensation, l’émotion et la narration discontinue beaucoup plus que sur la description, ils se poursuivront pendant trente ans, mais chacun des tomes suivants ramène au premier et à cette marque indélébile tracée par l’horreur nazie. 2 / Francis Bacon et l’autoportrait envahi par l’ombre. Francis Bacon se peint en pied dans des triptyques de grande dimension. Ainsi celui de 1973, intitulé Trois Portraits9, où il apparaît sur le panneau central entre son compagnon George Dyer et le peintre Lucian Freud. Assis face au spectateur, au centre du panneau, jambes croisées comme l’homme en noir à la pochette jaune et aux quartiers de viande, il est installé sur une chaise, sans structure circulaire ni estrade. La teinte dominante est le jaune, qui a envahi tout le tableau. Les lignes du fond sont rectilignes : un mur nu, une surface plane gris-bleu (miroir qui ne refléterait rien ? porte sans poignée qui ne conduirait nulle part ?), un sol dont les teintes rappellent celles, emmêlées, de tous les autres éléments du décor. Une ampoule nue éclaire l’ensemble, mais paraît insuffisante pour expliquer à elle seule le contraste violent entre la lumière et des ombres diversement orientées. L’ombre au sol semble avoir une épaisseur, à moins qu’elle ne soit bordée d’une auréole verdâtre. Cette ombre fait corps avec le personnage, elle en est partie prenante ; elle pourrait se détacher de lui ; mais compte tenu de la fixité de la partie inférieure du corps, elle semble plutôt monter progressivement et l’immo- biliser comme dans un filet. Le voilà, le piège récurrent, aux formes ondulantes. Ici, c’est un piège en mouvement, en action. Piège de la mort – son compa- gnon Dyer, qui figure sur le panneau Francis Bacon, Trois portraits, 1973, gauche du triptyque, est décédé quelques tryptique, panneau central : Autoportrait 9 Francis Bacon, Trois Portraits, 1973, triptyque, huile sur toile, chaque panneau 198 x 147,5 cm., coll. particulière.
104 / Anne-Marie Barthas-Corgier mois auparavant. Piège de la soli- tude et de la dépression, comme l’évoque Serge Doubrovsky dans L’Après-Vivre après la mort de sa femme Ilse : « prostré, pétrifié, paralysé, figé » (p. 273). Les deux pièges se font écho, les deux artistes aussi. Le haut du corps est à peine plus mobile. La main gauche est crispée, agrippée au dossier. La main droite est mutilée, portée vers un visage déformé, boursouflé, tranché, tronqué. Les couleurs du visage évoquent hématomes et sang, l’ombre noire en envahit le côté droit : s’agit-il d’une rixe contre la mort ? L’unique œil visible n’est qu’à demi ouvert : l’homme est-il aux trois-quarts aveugle dans Francis Bacon, Autoportrait, 1973 ce combat sans partenaire et sans déplacement ? Dans l’Autoportrait de 197310, qui ne présente que le visage de Bacon, on retrouve les mêmes éléments à l’œuvre : une face dissymétrique, distendue, distordue, immo- bile et meurtrie, à moitié aveugle, dont la partie droite semble s’être dissoute dans l’ombre, dans les coups de brosse et de chiffon ; effacement progressif, tension vers l’anéantissement. Le personnage n’a d’ailleurs pas d’épaules, il ne reste qu’une image défigurée, encore vaguement identifiable : il s’agit de sauver ce qui peut encore l’être, juste avant la destruction complète. Le fond est constitué d’un aplat noir, totalement neutre dans sa pâte, sinistre dans sa couleur : inutile de geindre, le mal est inéluctable. Je déteste mon propre visage, affirmait Francis Bacon à David Sylvester, et chaque jour dans la glace je vois la mort au travail, c’est une des plus jolies choses qu’ait dites Cocteau. Il en est de même pour chacun (Francis Bacon, L’art de l’impossible, op. cit., t. 2, p. 251). À plusieurs reprises, Francis Bacon se peint les yeux clos ou mi-clos ou aveugle, notamment dans l’Autoportrait à l’œil blessé11, de 1972. Pourquoi cette obsession de la cécité ? Le peintre est-il celui qui voit de l’intérieur, comme Tirésias ? Ou bien l’homme est-il incapable de distinguer la vérité de sa condition ? Cet œil encore en exercice semble plus résigné que scrutateur ; la vue se brouille-t-elle à mesure que progresse l’ombre funéraire ? Ni réalisme, ni illustration, ni description : les autoportraits sont poignants ; ils véhiculent une charge émotionnelle intense. Ce que Bacon nomme « l’accident », « le hasard », « des marques involontaires susceptibles de suggérer des voies bien 10 Francis Bacon, Autoportrait, 1973, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm., coll. particulière. 11 Francis Bacon, Autoportrait à l’œil blessé, 1972, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm., coll. particulière.
Portraits – Portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky / 105 plus profondes par lesquelles vous pourrez saisir le fait qui vous obsède » (ibid., t. 1, p. 108), intervient fortement dans ses autoportraits comme dans tous ses tableaux. Toutefois : Le grand art est profondément ordonné. Même si cet ordre peut comporter des choses extrêmement instinctives et accidentelles, je pense néanmoins qu’elles proviennent d’un désir d’ordonner et de renvoyer le fait sur le système nerveux selon un mode plus violent (ibid., t. 1, p. 16). Il s’agit donc d’éveiller, par la voie de l’irrationnel, les sensations et les émotions les plus fortes pour amener le spectateur à saisir d’emblée une réalité, une atmosphère, une obsession. Francis Bacon provoquait fréquemment ce type d’« accident » en envoyant à la main sur sa toile une giclée de peinture, qu’il étalait ensuite au chiffon. C’est pro- bablement le cas de cette traînée de peinture bleue sur la joue droite. Est-ce l’équiva- lent de la symbolique poignée de terre jetée sur un cercueil avant qu’on ne le recouvre entièrement ? Que faire désormais, sinon peindre encore, ou écrire, pour témoigner de l’huma- nité avant l’ultime déchéance. Conclusion Ainsi, le hurlement d’horreur et de souffrance, jusque dans le plaisir parfois, le hurlement à la mort et au néant, sont une constante dans un grand nombre de por- traits de Francis Bacon et dans La Dispersion de Serge Doubrovsky. Mais ces différents portraits s’insèrent dans des projets dissemblables, et leur portée n’est pas la même. La recherche d’identité Chez Serge Doubrovsky, le personnage principal, comme tous les autres, est tou- jours en situation, dans son salon, sa salle de cours, dans la rue ou dans sa voiture, en situation dans son Histoire. En effet, si Serge Doubrovsky convoque lui aussi l’émotion, très fortement, il s’adresse également à l’intellect ; et il use de la narra- tion, même si elle est continuellement fragmentée, interrompue, entrecoupée. Il s’agit pour lui de se raconter et, ce faisant, de retrouver ses traces et son identité, son véritable visage en somme. La figure centrale, dans ses difformités et ses contradic- tions, s’insère dans un tissu narratif personnel et, par nécessité, historique. L’œuvre est donc beaucoup plus égotiste que celle de Bacon. Elle sert de miroir aux lecteurs touchés par ce récit intime, par une sorte d’effet secondaire, d’épiphénomène qui se manifeste après la publication. Sa portée s’élargit inévitable- ment à tout ce qui, dans l’Histoire de ce siècle, influence, de près ou de loin, le sort du personnage.
106 / Anne-Marie Barthas-Corgier L’appel « aux nerfs » Francis Bacon fait naître la sensation, et touche la sensibilité directement et uniquement par la charge émotionnelle. Il s’adresse « aux nerfs », selon son expres- sion, non à l’intellect ; aux tripes, pourrait-on dire prosaïquement, avec violence ; et c’est pourquoi sa peinture est si poignante : elle manifeste la souffrance, l’horreur et la mort à l’œuvre, en dehors de tout tissu narratif ou descriptif. L’image est généralement isolée sur un fond très dénudé, très lisse, constitué d’aplats uniformes, souvent monochromes ; sauf exception, le lieu ne présente pas d’intérêt, non plus que le moment et les circonstances ; les personnages ne sont pas en situation, ils sont, simplement, enfermés dans leur isolement et leur piège. Ainsi, même lorsqu’il s’attarde spécifiquement sur des personnages déterminés, lui-même ou ses amis, même lorsque les horreurs nazies semblent exacerber jusqu’à l’extrême toutes les violences et les souffrances possibles, la peinture de Bacon dépasse l’Histoire pour brosser un portrait de l’être humain, une image de la condi- tion humaine.
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