Illustration : Sophie Brodin - Les Allumés du Jazz
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E-MAIL : CONTACT@LESALLUMESDUJAZZ.COM • SITE : WWW.LESALLUMESDUJAZZ.COM Illustration : Sophie Brodin LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
2I encyclopédie Texte d’Albert Lory Illustrations de Matthias Lehmann, Gabriel Rebufello, Jeanne Puchol, Johan de Moor Bug Acter Dans le nouveau monde puissamment numérisé où l’humanité s’éteint furtivement, Actée, jeune esclave affranchie, devint la maîtresse de Néron sous les encouragements le terme bug ne vient nullement d’un obscur acronyme. En 1945, l’ancêtre de l’ordinateur, de Sénèque (sorte de Séguéla de l’époque) et contre l’avis d’Agrippine, mère de l’empereur l’ENIAC (financé par l’armée américaine), connut sa première panne : un insecte s’aventura que tous ces gens s’empressèrent de faire assassiner ventrem feri. Affaire actée ! Acte dans la machine et provoqua des courts-circuits. Il y perdit la vie et laissa son nom générique apparaît en 1388 dans son sens juridique, repris plus tard pour « action d’éclat » : les religieux (bug, « insecte » en anglais familier). La logique informatique dominant la vie moderne, actes de foi ou actes des martyrs, les façons de faire acte d’autorité ou encore le répondre tout dysfonctionnement, perte de mémoire, accident, erreur, est uniformisé bug. Le terme de ses actes de nos amis duellistes. Le dénominal et peu seyant acter aurait dû se contenter insecte, d’insecare « couper », décrit en son origine latine les formes étranglées de corps du domaine juridique. Mais désormais, on acte à tour de bras, suite à une rencontre, de petites bêtes. Le tout numérique pourrait bien conduire au grand étranglement. une réunion, une discussion. Le monde de l’infinitif étouffe ses ouvertures à coup de définitif, Dira-t-on alors, comme un certain lapin : « What’s up, bug ? » bafouant l’entracte, ventrem feri. Porteur de projet Challenge Issus des porterres et porteors, nous avons eu, en mille ans, des porteurs d’eau, de bagages, Pour l’origine du mot, la gageure est grande. Challenge a trois matrices : l’anglais challenge des porteurs de contraintes, des porteurs de germes, des piliers porteurs, des gros et petits « défi », l’ancien français chalenge « contestation », calenge « accusation », le latin calumnia porteurs, des porteurs de titres (pas toujours déposés à la Sacem), des porteurs de rogations, « calomnie ». D’abord utilisé par le très international monde sportif, challinge-coupe en 1857 des mères porteuses, des triporteurs, Cole Porter, des murs porteurs, des porteurs du pénitencier, devient challenge cup en 1876, avant que la coupe, sans doute pleine, ne s’égare et que des reporteurs, des rats porteurs, des chaises à porteurs, des Sherpas, des porteurs de flamme challenge triomphe au XXIe siècle aux côtés des mots-guillotines (remplaçants des mots-valises) olympique, des porteurs de cercueils… Voilà que les institutions culturelles rejoignent fixant les règles pour l’homo-economicus-premier-de-cordus. C’est même le nom d’un magazine les champions des startups et s’entichent des porteurs de projet. Plus d’œuvre, mais des projets, créé en 1982 où le président François Mitterrand déclara : « Les Français commencent à plus de musiciens, de producteurs, mais des porteurs. Remise des chèques aux porteurs, comprendre que c’est l’entreprise qui crée la richesse, qui détermine notre niveau de vie en espérant ne pas voir se pointer les porte-flingues après les porte-monnaie. et notre place dans la hiérarchie mondiale. » Ce fut dit un 1er mai, ça aurait dû être un 1er avril. LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
panser la musique aujourd’hui I3 La beauté du monde : « On va vous aider les artistes ! » qu’ils clament encore et encore… « Comment ? » « Bah, c’est simple. Tu vas passer tout ton temps à gratter plus et mieux qu’les autres, à expli- quer ta démarche plus et mieux qu’les autres, subventionner l’ennui et après quand on t’aura lâché trois clopinettes tu mettras not’ logo sur ton affiche car ton métier, c’est aussi d’assurer not’promo, mon petit… » Dans l’temps, les zartistes, y z’étaient entourés de professionnels pour les aider à diffuser leurs œuvres… Maintenant, non ! Ça n’existe plus les producteurs, les tourneurs, les managers, ils doivent tout faire tout seuls, les zartistes. C’est le nouveau modèle du « zartiste-Auto-entrepre- neur-de-lui-même » ! Texte de Yoram Rosilio rapportant les propos du « Plimj »1 . Illustration de Julien Mariolle Et les chèvres dans tout ça ? Et quand est-ce qu’on leur demande de remplir des dossiers de subs aux chèvres ? Pour avoir le J’vais t’dire… Ça m’arrive parfois de cuisiner droit de brouter de l’herbe, ou de bégueter ? des trucs… Et puis généralement, attention, c’est Ou d’avoir des poils et des cornes ? Et des beaux bon ! Mais parfois la p’tite, ou bien sa mère, me yeux doux ? dit que c’est trop épicé… « Quoi ? Sérieux ? » (« Was? Wirklich? » en bon Tiens et puis t’sais quoi ? T’sais pas c’qu’y fe- allemand) que je réponds avec la sincérité la raient si y pouvaient ? plus sincère, devenant la Sincérité elle-même… Y z’iraient voir les p’tits oiseaux dans la forêt puis Mais vraiment, moi… Je ne vois pas… Je me dis ils leur diraient : « Tiens ! C’ pas mal ton cuicui, là ! même que j’aurais pu y aller un peu plus… On va faire un truc : maintenant t’auras le droit de Plus de machins poudrés qui sentent bons et cuicuiter mais seulement dans des lieux dédiés (théâtres, qui viennent d’ailleurs… Oui… Dieu-Piment, smac, mjc…), et seulement sous contrats, puis faudra Dieu-Cumin, Dieu-Cardamome, Dieu-Noix-de- qu’tu l’mérites, tiens, commence par nous gratter ce Muscade !!! En aurais-je un jour assez de vous ? p’tit dossier pour nous expliquer ta démarche et ton Je voudrais vous avoir purs et enivrants jusqu’à concept de cuicui ! Et puis, si t’es pas content, c’est l’étourdissement autour de moi partout, dans pareil ! J’m’en vais te coller un trouble à l’ordre public mes narines, sur mes papilles… si tu continues tes cuicuitages sauvages ! » Puis, par ailleurs, y’aurait d’autres gens bien in- Ne sommes-nous pas supposés nous enivrer ici-bas ? tentionnés qui viendraient enregistrer les p’tits Qu’est-ce que la vie sans la sensation de l’extrême ? oiseaux, et les grands, suivis de gros connards Est-il raisonnable de ne vivre qu’à moitié ? qui numériseraient tout ça pour l’éternité et foutraient ça dans les smartphones de tout Toutes ces choses magnifiques et uniques qui l’monde ! Et hop ! Plus besoin d’oiseaux ! Et existent ? plus besoin de forêt non plus ! Hop hop hop, L’eau, la profondeur, les montagnes, les gouffres, bétonnez-moi tout ça ! Faisez-moi un skate park les rochers, tous les rochers du monde, de l’univers, ou un steak house ou un sex-shop, ou un super- les étoiles, les milliards d’étoiles, les consistances, markekette ou un temple ou une banque, ou les gaz, les fleurs, les pommes, les fleurs qui une usine, ou une pompe à merde géante ou donnent des pommes, les pommes qui donnent une république… pour intégrer les jeunes dans ce des fleurs… Les générations de pommes… Les beau monde, qu’ils s’occupent, et surtout dans oiseaux !! Les millions d’oiseaux ??? Les générations le respect de chartes d’égalité de façade… de millions d’oiseaux… Tous différents… Tous millénaires… Tous cent-millioné-naires ????!! Bientôt, c’est plus l’Art qui sera subventionné, Et qu’est-ce qu’on oublie dans tout ça ? mais la vie elle-même… Car on bousille toute beauté pour mieux sanctuariser son impossible On oublie la magnifique et sainte fétiche, en tirer propriété, bénédictions et sur- ADMINISTRATION, bien sûr… tout profits exclusifs… C’est plus trop une affaire de saveurs, là… Ou Les espèces rares, inadaptées au diktat de la masse alors une petite saveur de merde peut-être ? hu(rb)maine seront parquées au loin, dans des Je me demande comment le Zeitgest nous conduit réserves naturelles, car rien ne doit arrêter le à tant de moisissure de mort à nous coltiner… grand goudronnage des esprits. Vraiment ? N’y a-t-il vraiment que ça à faire sur cette damnée terre ? De l’administration ? Tout va bien citoyens-zartistes, réduisez votre Ouah! empreinte carbone et grattez-moi ces putains de Moi, c’est marrant, je déteste tellement gratter dossiers pendant qu’on vide les océans, qu’on ces « feuquine » dossiers de subs (ou devrais-je rase les forêts, grattez-moi ces dossiers pour avoir dire ces « autorisations officielles d’exercer le le droit d’survivre et l’impression d’exister pen- métier d’artiste ») que je répugne encore plus à dant que tout s’écroule… Affichez nos logos demander à quelqu’un de le faire à ma place… comme la médaille légitime de notre bienveillant et magnanime pouvoir ! Grâce à nous, vous Did you know? Your destiny was to « grat some pouvez créer un peu plus en survivant à crédit, dossier d’sub ». tout cela pour notre propre crédit… Ça fait combien de litres que tu grattes des « dossié Avis à la population ! La révolution est reportée d’sub »? Plutôt que de gratter ton instru hein ? Coltrane ou Bird… Fini ton rêve de chamane, pour raisons sanitaires, Combien d’heures de vie de perdues ? de révolutionnaire, de clown, de provocateur bien sûr, de rêves… Enterrée la radicalité, enfouie la dé- temporairement, C’était pas trop ça le rêve initial de la belle vie mesure... C’est fini tout ça ! ensuite, nous reviendrons à l’État d’Urgence d’artiste, n’est-ce pas ? Tu voulais justement pas passer ton temps derrière un bureau ? Tu vou- Rentre chez toi ! Rentre chez toi ! Faut que tu grattes ton dossier habituel… lais pas perdre ta vie à la gagner ? Tu voulais d’sub pour ta prochaine « création ». être en dehors ? Prendre du recul sur le monde ? Faut que tu grattes (1) Le Plimj est le « Pochtron Lunaire Illuminé À moitié ermite ? Pactiser avec un bon vieux diable ou connaître une bonne flopée de jnouns pour ton dossier d’sub Y’a un nouveau moule à création qui vient de sortir pour les artistes moulés qui font des gaufres du Métro des Léthargiques du Jazz ». être capable de les convoquer, consacrer ton précieux temps à la guérison du monde ? pour ta prochaine créatives tartinées de nutela de merde bien moulés démoulés de remoulade molle pour moules mo- Et ben non, ton nouveau pacte, c’est pas avec le « création ». lasses fadasses de réchauffé de fausse révolution artistique pré-chiée par les appels d’offres… À écouter Disponible aux Allumés du Jazz Diable que tu vas le passer, c’est avec l’adminis- Non mais, sérieux !? T’imagines deux secondes Tikkun tration française, mon gros lapin… si Sun Ra avait dû écrire des dossiers de subs Dawn ceremony for dreadful days Finis tes rêves d’expérimenter l’extrême, les pour expliquer sa démarche artistique et avoir (LFDS - 2021) drogues, la folie, l’amour… Comme Hendrix, le droit de la représenter en public ? LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
4I complexion communale La musique et la Commune de musique de la ville, en vue de réformer l’organisation musicale : cinq seulement répondent à l’appel, essentiellement pour l’avertir qu’il risque sa tête… La prophétie s’avéra exacte : conscient des risques, Salvatore Daniel participe aux combats de la Semaine Sanglante, et est fusillé par les Versaillais le 24 mai. Il n’apparaît toujours pas dans les listes officielles des directeurs du Conserva- toire de Paris. Texte de Pierre Tenne . Illustration de Nathalie Ferlut D’un point de vue esthétique, la Commune n’entraîne pas non plus de révolution musicale majeure, si ce n’est peut-être dans les thèmes mis en musique et en scène pendant ces 72 jours (délai un Sans doute ne faut-il pas trop faire parler les dates, siciens sont dans leur grande majorité anti-communards ou indif- peu court pour faire date de ce point de vue). Ainsi, le jeune Raoul qui sont des symboles trop faciles. Il est parfois difficile de se retenir. férents. Ces derniers, comme le rappelle Laure Godineau4, sont la Pugno, pianiste et compositeur qui fut l’un des rares communards cible de la presse communarde qui les désigne comme « francs- à faire carrière après 1871, avait-il prévu pour le 28 mai une Alliance Comme bien d’autres occupations de théâtres en France par des fileurs », oubliant parfois injustement un soutien timide aux révoltés Universelle pour chœur et orchestre qui ne fut jamais jouée à l’Opéra. artistes, celle de l’Odéon a été accompagnée d’un imaginaire par l’intermédiaire des représentations bénéficiant aux familles de communard assez rare ces dernières années : suites des Gilets blessés de la Garde Nationale. La Commune révèle ainsi plutôt le corporatisme fermement ancré Jaunes ? Effet du 150e anniversaire de la Commune ? Peut-être des musiciens professionnels de 1871, qu’ils viennent d’ailleurs du tout cela à la fois. Toujours est-il que le 19 mai, le président1 ayant Ces représentations, notamment les concerts des Tuileries, regroupent Conservatoire ou des musiques populaires. Largement dépolitisés, en son palais décidé de la réouverture des terrasses et lieux de selon l’historienne environ une centaine d’artistes dont bien peu sont plutôt conservateurs, les musiciens s’emparent, sauf exception, culture, le théâtre occupé de façon autorisée (étrange concept) des communards convaincus. Parmi ces derniers, les musiciens de la Commune essentiellement à travers des concerts de soutien sera vidé de ses occupants. À deux jours près, l’anniversaire de la forment une poignée d’individus identifiables, dont les carrières seront aux Parisiens et Parisiennes. La présence de la musique est plus Semaine Sanglante aurait eu une belle commémoration… durablement brisées par la répression postérieure. Mademoiselle de l’ordre du quotidien de la Commune que de ses projets. Agar5 chante vraisemblablement « La Marseillaise » le 21 mai, à la Lissagaray2 entamait d’ailleurs le récit des sept jours de répression manière de Rosa Bordas6 qui, lors des funérailles de Victor Noir, C’est d’ailleurs d’après ce quotidien insurgé et réprimé que la mémoire versaillaise par la mention d’un concert aux Tuileries en l’honneur des quelques jours avant la proclamation de la Commune, se rendit musicale de la Commune continue de rayonner jusqu’aujourd’hui, veuves et des orphelins, donné le 21 mai 1871. Hasard des dates, célèbre grâce à la chanson « La Canaille », au refrain on ne peut à travers un imaginaire porté par les chansons : « Le Temps des encore une fois, qui pourrait donner l’impression que la Commune plus clair : « Eh bien ! J’en suis ! » Son engagement, jamais démenti Cerises », « L’Internationale », « La Semaine Sanglante » (« Ça branle et la musique sont, depuis 150 ans, solidaires d’une histoire politique et toujours en chanteuse, pour la Commune rendit après la Com- dans le manche »), « La Commune n’est pas morte »… Eugène et sociale de la musique insurgée. Une telle impression ne résiste mune sa carrière impossible, alors que la presse d’extrême droite Pottier, ouvrier et poète, trouve, dans nombre de ses chansons, ni à l’épreuve des discours actuels, où la musique est un symbole l’affublait du surnom de « Muse du Pétrole » - attestant d’une application une postérité révolutionnaire extraordinairement persistante. largement non musical à l’exception de certaines de ses chansons, au domaine musical de la misogynie à l’œuvre dans le sentiment ni à celle de l’histoire des héritages musicaux laissés par ces 72 jours anti-communard, où le mythe des pétroleuses continue d’agir. Les chansons de la Commune, réinterprétées, chantées, sorties sur de 1871. disque par d’étonnants détours de l’histoire (Jean-Marie Le Pen a Le faible nombre de musiciens engagés pour la Commune explique produit un album des chansons de la Commune par les Quatre Les artistes du spectacle créent une Fédération artistique au moment le peu de réalisations concrètes, hormis ces concerts dont l’importance, Barbus)7, incarnent la mémoire la plus vivace de la musique com- exact où Courbet3 crée avec d’autres la Fédération des artistes réelle, a pu être exagérée. Un exemple de ces difficultés peut être fourni munarde, qui est également celle qui a le plus suscité l’intérêt des plasticiens (6 avril), dont l’importance esthétique et politique est par l’itinéraire de Francisco Salvador Daniel, professeur de musique musiciens depuis : on entend à nouveau « La Semaine Sanglante » majeure. L’adhésion des peintres et sculpteurs à la Commune est d’origine espagnole et passé par l’Algérie – il fut l’un des premiers dans les manifs et dans certains concerts, rares, depuis quelques la plus majoritaire parmi les différents métiers d’artistes : les écrivains auteurs à s’intéresser à la musique arabe et fut l’un des premiers années. Cela dit, on peut y voir un quiproquo à deux égards : ces sont massivement et violemment anti-communards, comme le rappelait Français à écrire sur la musique kabyle. Salvador Daniel est nommé chansons ont le plus souvent été composées après 1871, ou pendant Paul Lidsky (Les Écrivains contre la Commune), comédiens et mu- directeur du Conservatoire et convoque le 13 mai tous les professeurs la répression versaillaise. Surtout, elles permettent de maintenir l’espoir en partie fantasmé d’une musique populaire et insurgée où pourraient se rejoindre les musiciens et les luttes, au prix d’un oubli rarement évoqué dû au fait que les musiciens professionnels d’alors furent bien peu nombreux sur les barricades, et que l’imaginaire artis- tique communard a disparu des horizons contemporains. « Tout ça n’empêche pas, Nicolas, que la Commune n’est pas morte », et qu’elle continue de nous agiter, sans faire oublier qu’en musique, les Communes sont devant nous. (1) Emmanuel Macron, 25e président de la République Française élu le 14 mai 2017. (2) H ippolyte Lissagaray, journaliste, auteur de L’Histoire de la Commune de 1871. (3) Gustave Courbet, l’un des plus décisifs peintres du XIXe siècle, défricheur du mouvement réaliste. Artiste célèbre, alors et maintenant, profondément investi dans la Commune de Paris. (4) Auteure de La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue (Éditions Parigramme, 2010). (5) Marie Léonide Charvin (1832-1891), dite Mademoiselle Agar, célèbre tragédienne de la fin du XIXe siècle. (6) Marie-Rosalie Martin (1840-1901), épouse Bordas, chanteuse populaire. (7) Lire in Les Allumés du Jazz n° 40 (page 18) : « Des disques politiques » par Jonathan Thomas où l’auteur revient sur l’étrange activité de producteur de disques du politicien d’extrême droite. À écouter François Tusques Intercommunal Music (Shandar - 1971) Intercommunal Free Dance Music Orchestra - Vol. 2 Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre (Le Temps Des Cerises - 1974) Le Collectif Le Temps Des Cerises Dansons Avec Les Travailleurs Immigrés (Le Temps Des Cerises - 1974) François Tusques - Serge Utgé-Royo Ça Branle Dans Le Manche (Le Temps Des Cerises - 1975) Disponibles aux Allumés du Jazz Tony Coe Les voix d’Itxassou (nato - 1996) Tony Hymas De l’origine du monde (nato - 2010) Emmanuel Bex - David Lescot - Elise Caron - Mike Ladd - Géraldine Laurent - Simon Goubert La Chose Commune (Le Triton - 2017) Yoram Rosilio & Anti Rubber Brain Factory Ensueños Burlescos, Peligrosos y Misticos de Tierras Mexicanas (LFDS - 2019) Tony Hymas De Delphes... (nato - 2021) LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
complexion communale I5 La musique et l’immune Texte de Pierre Tenne Illustration de Thierry Alba Photographie de Jeanne Bacharach La Commune revient, comme si souvent, dans les imaginaires contemporains. Pour jouer aux étymologistes, la question qui agite aujourd’hui la musique est certainement bien moins celle du commun que de l’immun. La pandémie de Covid-19 a placé cet enjeu au-devant des préoccupations des musiciennes, musiciens, programmateurs, politiques, spectateurs, parfois de manière caricaturale : les Flaming Lips, en janvier 2021, organisent ainsi un concert où musiciens et public sont pris dans des bulles de plastique étanches, permettant de protéger de toute contamination. La distanciation sociale s’évapore, au profit d’une barrière immunitaire, protectrice, qui autoriserait chacun à être présent (mais quelle présence ?) à l’autre en res- tant confiné dans son soi bactériologique et viral. En s’embringuant dans les fantasmes de monde d’avant et de monde d’après, le recul a souvent manqué face à ce qu’il se passait. Sans nier que la pandémie ait constitué un bouleversement inédit, planétaire, de la vie artistique et donc musicale, il paraît nécessaire de rappeler que cette logique immunitaire n’est pas neuve, y compris dans les domaines artistiques. L’immun peut ainsi devenir un biais efficace pour penser non pas la rupture, tétanisante, de mars 2020, mais plutôt les continuités, entre l’après et l’avant, pour armer une critique plus efficace de ce monde musical tel qu’il ne va pas depuis si longtemps. Le philosophe italien Roberto Esposito consacre depuis plus de vingt ans d’importants travaux à cette question politique de l’immunité dans nos sociétés, liant celle-ci à un questionnement sur la communauté : « la thèse spécifique de Roberto Esposito est que l’immunité est une réaction à la communauté »1. Les deux termes partagent leur origine latine et avancent conjointement, selon le penseur, dans une histoire politique de la modernité qui englobe le droit, l’anthropologie, la religion et la théologie, la politique et la médecine. Esposito, avec d’autres, repère dans l’immunitaire un point commun de nos mul- tiples modernités permettant de traverser les multiples domaines d’organisation politique. Immunitas, le livre fondateur de cette analyse immunitaire, date de 2002, soulignant à quel point la question immunitaire n’a pas émergé en mars 2020, mais nous travaille depuis bien longtemps. Peut-on emprunter à cette pensée, cet angle immunitaire, ses outils Tout cela qui se conçoit comme vivant devient donc mortel : l’im- pour penser l’organisation politique, sociale, esthétique, des musiques munité le rappelle constamment. contemporaines ? Peut-on, par ce biais de l’immun, également éclairer le présent pandémique en en faisant surgir les continuités Ce faisant, elle permet de comprendre à quel point la politique avec des situations antérieures ? Car les bulles des Flaming Lips musicale et culturelle est conçue in fine exclusivement sous ne resteront au stade du ridicule que si elles peuvent être isolées l’angle des droits – des interprètes, des auteurs, des producteurs, de tendances plus anciennes du devenir de la musique… etc. Le droit, si l’on en croit Esposito qui suit sur ce point Simone Weil, c’est en définitive ce qui pense sauver la communauté en la Mais tout d’abord, contre quoi pourrait-on bien immuniser la musique, niant. Le droit crée du propre aux dépens du commun, le droit les musiciens, le public ? De quelle mort pourrait-on bien les protéger ? personnalise au lieu de mettre en commun. Il crée des sujets et La politique musicale française, si quelque chose de semblable a une certaine relation entre eux : « Si l’unique façon de se prémunir jamais existé, se revendique depuis plus d’un demi-siècle comme face à la déception d’une attente consiste à se prédisposer à défense publique des musiques laissées pour compte par les logiques l’affronter par un rejet, le système immunitaire du droit n’a plus pour marchandes : les subventions sont de ce point de vue pensées comme tâche de protéger la communauté des conflits, mais, au contraire, vaccin pour protéger les musiques et musiciens « légitimes » de la à travers eux »3. mort ou de l’impossible existence dans lesquelles ils tomberaient sans un tel soutien. Dans les discours étatiques, depuis Malraux au Ce faisant surtout, la logique immunitaire révèle le négatif sur le- moins, ce ne sont pourtant pas les artistes et les œuvres qu’il s’agit quel repose cette conception de la musique : artistes, public, cir- de protéger, mais bien le corps culturel de la société, ou la partie culation des œuvres importent peu puisqu’il s’agit d’abord de culturelle du corps social : le danger contre lequel on l’immunise protéger des vies musicales qu’on invente, en les judiciarisant et est celui d’une soumission trop forte à des expressions artistiques en les dotant de droits. Il ne faut donc pas s’étonner de la facilité jugées néfastes. La subvention de la musique vaccine notre corps social avec laquelle se fait la transition vers les concerts en streaming, contre un risque supposé d’appauvrissement de sa culture musicale. forme technologique achevée d’une relation à l’autre immunisée, et donc de la capacité à exclure les êtres humains de cette vie Ce qui n’est pas sans poser de nombreux problèmes, entièrement musicale qu’on dit défendre : d’un point de vue immunitaire, elle cohérents avec la logique immunitaire. Comme dans le cas d’un est inscrite depuis longtemps dans une musique qui ne cesse de (1) Frédéric Neyrat, « Naissance de l’immunopolitique », in Roberto vaccin, il s’agit d’inoculer l’élément pathogène dans le corps à se présenter comme vivante en s’éloignant toujours plus des Esposito, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes immuniser : le virus menaçant le corps musical étant celui d’une formes réelles de vie – cette drôle de chose qu’on appelle des de la politique, Sesto SG, Mimesis, 2019. Au passage, d’autres auteurs culture entièrement livrée aux forces de l’argent, on y répond en êtres, humains ou non. L’immunité, en musique, pourrait bien s’intéressent à cette pensée de la politique immunitaire, tels Alain injectant en lui de l’argent neutralisé par le fait qu’il est public et politiquement, esthétiquement, socialement être cela, un spec- Brossat ou Bjung Chul-Han. non privé2. Cette conception immunitaire invente la musique tacle vivant sans vie dont la forme achevée est aujourd’hui sous (2) D’autres modèles économiques, notamment anglo-saxons, privilégient comme vivante et donc mortelle : elle devient un corps, soumis à bulle ou dans des écrans : la précipitation à rouvrir concerts et une autre immunisation par le recours au mécénat privé. des droits propres. Qui voudra voir ici des exagérations abstraites festivals, bien compréhensible, ne pourra en aucun cas reporter (3) Roberto Esposito, Immunitas. Protection et négation de la vie, p.77, et intellectuelles pourra méditer sur le vocabulaire qui imprègne l’urgence à se poser ces questions, contre une politique bien an- qui poursuit sur une citation de Niklas Luhmann : « Le droit ne résout aujourd’hui la musique : spectacle vivant, création, vie musicale, etc. cienne qui aura hâte de se parer du doux nom de monde d’après. pas seulement les conflits, mais les rend possibles et même les produit. » LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
6I directions Lignes occupées LES DIFFICULTÉS DE L’OCCUPATION Marie Meignan : Au début de l’occupation, on parlait beaucoup de la forme, des actions à mettre en place, des manifestations, mais très peu du fond. Il n’y avait pas de réflexion sur la précarité, très peu de gens savaient expliquer la réforme de l’assurance chômage, le régime de l’intermittence. Cela fait trente ans que les gens sont dépolitisés, désinformés, désyndicalisés. Ensuite, il y a eu un débat sur la façon de rencontrer les politiques. Les occupants ne savaient pas du tout comment Propos recueillis par Cyrielle Belot, le 4 mai 2021. Photographie de bsaz réagir face aux élus qui ont rapidement cherché le dialogue. Se posait également le problème de la représentativité, car il y a beaucoup de personnes du spectacle vivant et peu de précaires des autres « Occuper une usine en activité contre sa direction, avec tous les risques que premiers demandaient le retrait de la réforme de secteurs. ça comporte, c’est un sacré truc. Occuper un théâtre à l’arrêt avec la bénédiction l’assurance chômage, ainsi que la prolongation de l’année blanche, les seconds, la réouverture Jean-Louis Pommier : Avec les membres de la di- de la direction et sans risque de se faire virer par les flics, c’est un autre truc. » des lieux culturels, ce qui a conduit par la suite à rection de la Scène Nationale, nous nous sommes disait un musicien à qui voulait l’entendre sur les marches de l’Odéon, théâtre une confusion des revendications. Parce que l’on rejoints au moment de l’occupation, mais très vite parisien où naquirent les occupations des théâtres français. Quelque chose pourtant occupe un lieu culturel, les gens pensent que nos nous les avons dépassés. Poussés par le Syndeac, revendications ne s’intéressent qu’à ce secteur ils ne demandaient que quelques jours d’occu- s’est passé en cette sorte d’annonce de fin (provisoire ?) de l’intervalle in tempore alors qu’elles concernent les droits sociaux, et pation et voulaient surtout mettre l’accent sur la autem coronavirus. Revendications trop corporatistes pour les uns et les unes donc tout le monde. journée du 20 mars. Mais pour les occupants, souhaitant briser plus énergiquement la digue qui sépare le monde culturel de l’autre cela n’avait que peu d’intérêt. LA PARTICULARITÉ DU MANS Passée cette date, le Syndeac ayant dû avoir le monde, amorce essentielle pour les autres afin de reconquérir des positions sensées calendrier de réouverture avant nous, ils ont compris dans ces mêmes mondes. Notre correspondante au Mans est allée à la rencontre Jean-Louis Pommier : En Sarthe, on avait monté un qu’ils allaient rouvrir. Ils n’avaient donc plus d’in- de deux occupants bien occupés : Marie Meignan, régisseuse de spectacle collectif de compagnies au moment du 1er confi- térêt à protester. Pour nous, la reprise est condi- nement, le CIES72. On travaillait déjà sur des pro- tionnée à l’acceptation de toutes les revendications. et Jean-Louis Pommier, musicien du collectif Yolk. positions spécifiques aux problèmes du spectacle vivant. On avait réussi à récupérer des lieux sarthois LA RELATION AVEC LES POLITIQUES LOCALES Marie Meignan : Au Mans, le mouvement du Théâtre Jean-Louis Pommier : Étant donné le travail déjà et on avait alors amorcé des choses pour échanger de l’Odéon a éveillé les techniciens du spectacle qui amorcé en Sarthe, cela aurait eu du sens d’aller avec les politiques et interpeller les élus avant même Jean-Louis Pommier : Les élus locaux ne sont pas se sont rendus compte qu’ils ne pourraient pas dans les milieux plus ruraux, alors que nous n’avions le mouvement d’occupation. d’un réel soutien. Il y a beaucoup d’hypocrisie, et travailler sur les grands événements cet été en raison que très peu de lien avec la Scène Nationale qui pas de considération. Ils semblent être très éloignés des mesures sanitaires. Un technicien son, travaillant ne programme pas, ou très peu, les compagnies Marie Meignan : On est un des premiers départe- de la précarité et ne comprennent pas ce que les dans l’événementiel, a alors monté un groupe locales. Mais nous avions besoin de visibilité et ments à s’être regroupé en collectif, à avoir monté gens vivent. Ils ne parlent que de culture et n’en- Facebook privé. Il a appelé ses amis, ils ont discuté d’un symbole plus grand, en raison du caractère des groupes de réflexion sur les problèmes actuels, tendent pas la première revendication ayant trait entre eux du mouvement et de la meilleure façon national du mouvement. Voilà pourquoi la Scène de diffusion, de structuration de compagnies. Au au retrait de la réforme de l’assurance chômage. d’agir. Avec le CICP 72 (Collectif des Intermittents, Nationale du Mans a été choisie, en sachant Mans, il y a un manque flagrant d’administrateurs, D’après eux, avec la réouverture des lieux, tout Chômeurs et Précaires en Sarthe), nous nous qu’à ce moment-là, ils nous attendaient. ce qui fait qu’il y a beaucoup de compagnies qui va rentrer dans l’ordre. Et quand on leur explique sommes d’abord renseignés sur les personnes vont avoir du mal à survivre car elles ne vont pas qu’on ne veut pas retourner dans le même système impliquées, puis nous avons relayé sur nos réseaux. L’ENTENTE AVEC LE LIEU demander les fonds d’aide. Dans les autres lieux qu’avant, que ce soit culturel ou sociétal, ils ne Finalement, le 15 mars, une réunion a été organisée occupés en France, c’était la première fois que les comprennent pas. dans les locaux de la Fonderie, l’idée était de réunir Marie Meignan : En vérité, c’était une occupation gens se retrouvaient depuis le début de la crise les différentes compagnies et personnes de la culture consentie car, peu de temps avant, le Syndeac sanitaire, et ils étaient au tout début des réflexions L’ÉVOLUTION DU MOUVEMENT de la Sarthe. Ce jour-là, les techniciens du spectacle (Syndicat national des entreprises artistiques et sur la culture. En Sarthe, cette réflexion existe depuis étaient prêts à occuper le théâtre, mais tout le monde culturelles) avait lancé un appel à manifester le un an déjà, avec une force de propositions et une Marie Meignan : La prochaine réunion des lieux n’était pas d’accord, d’une part, sur les revendica- 20 mars pour la réouverture des lieux culturels. approche locale qui ont une résonnance au niveau occupés aura lieu à Orléans après le 20 mai. Pour tions, d’autre part, sur le lieu à occuper. Ces deux mouvements se sont alors rejoints. Les national. le moment, les occupants de chaque lieu agissent comme ils le peuvent, en fonction de la cohabitation avec la direction des théâtres. La plus grande dif- 27 mars 2021. Occupation du Théâtre de l’Odéon par des intermittents du spectacle et des précaires. ficulté réside dans la réouverture des billetteries et dans la protection sanitaire des salariés des lieux occupés qui ne doivent pas, ou le moins possible, être en contact avec les occupants. Mais sur le fond, tant que les revendications n’auront pas abouti, il y aura des blocages. Si l’année blanche est prolongée, peut-être les occupations s’arrêteront-elles, mais c’est difficile à prévoir. Il est clair qu’il n’est pas envisageable de reprendre là où en était la culture avant la crise sanitaire. En Sarthe, les occupants demandent la tenue d’assises culturelles pour le département. Jean-Louis Pommier : Au niveau national, il est ques- tion de blocages de gros événements comme le festival d’Avignon ou celui d’Aix-en-Provence, mais les gens ont envie de travailler, pour des raisons financières, mais aussi artistiques et sociales. À écouter Disponibles aux Allumés du Jazz Clover Vert émeraude (Yolk - 2020) LPT3 Vents divers (Yolk - 2017) LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
confidences I7 De l’écoute et la traversée d’états émotionnels qui émergent vous ne savez pas comment l’enlever. L’écoute elle. Elle induit un rapport de réciprocité entre de l’intérieur. Évidemment, cette idée s’applique peut se faire distraite, énervée, exaltée, énergique, création et réception qui fait que la réception beaucoup mieux aux films Netflix, qui sont déprimée, déplacée, corporelle, éthérée… Parfois, devient créatrice. Cela n’a rien à voir avec le style d’autant plus efficaces qu’ils exigent une cessation une musique entraîne une virée hors du quotidien ; évidemment, mais avec les fondations intérieures immédiate d’activité intérieure (je le sais bien pendant le premier confinement, la chanson de la musique, avec la manière dont elle est conçue puisque j’en suis moi-même abreuvée), qu’aux « Sparring Partner » de Paolo Conte a motivé et pratiquée. Ce rapport, je ne doute pas que l’on en temps de films d’art et d’essai ou aux tableaux de maîtres. l’idée d’une soirée italienne, avec poivrons grillés, puisse le trouver ailleurs, chez certains peintres Malgré tout, le son a la faculté de faire naître des risotto et Spritz sur le balcon. Parfois, vous vous (Pierre Soulages), chez certains artistes de théâtre mondes intérieurs là où l’image appelle plutôt rendez compte qu’il n’y a pas mieux que Vivaldi qui jouent avec le cadre et le temps (le Théâtre du à se couler dans ceux des autres. Au sortir de la pour faire le ménage. Parfois, vous découvrez Radeau de François Tanguy) ou chez certains pandémie, je sais encore mieux qu’avant pour- LE disque de l’année 2020, Expect the Unexpected écrivains et compositeurs (Umberto Eco a même pandémie quoi j’ai choisi de mettre au centre de ma vie la de 79rs Gang, un groupe de La Nouvelle-Orléans fait un livre sur la question, L’Œuvre ouverte, où musique et pas le cinéma : le son (du moins un qui mêle hip hop et traditions des Black Indians il prend l’exemple de Stockhausen, Berio et certain son) est ouverture, entrée en soi, création ; (merci Le Grigri radio). À d’autres moments, Pousseur – haha, laissez-moi rire). Le jazz reste l’image (du moins une certaine image) est fer- un dialogue intérieur se met en place entre une néanmoins l’un de ses espaces privilégiés. meture, échappée de soi, consommation. musique et un livre, une musique et une pensée, Aujourd’hui, au moment de la sortie du tunnel, nous avons encore la possibilité d’une « con- nexion », d’une expérience collective, d’une écoute du monde partagée. Comme depuis le Texte de Raphaëlle Tchamitchian début, elle est un peu forcée, mais elle existe. Photographie de Karel Reisz et Avec des variantes et des inégalités, on vit tous Tony Richardson (Free Cinema) plus ou moins la même chose au même moment. Après ces longs mois d’introspection forcée Depuis que la pandémie a commencé, les (qu’elle ait été investie consciemment ou pas), réseaux sociaux et les commentateurs en tout tout reprend brutalement, et forcément, c’est n’arrêtent pas de répéter que l’art est indispen- un peu brouillon. On ne sait plus trop comment sable, à grands renforts de « Heureusement qu’on on s’appelle, on s’énerve peut-être un peu vite, a la musique » et autres « Imaginez la même chose on est peut-être un peu fébrile pour pas grand- sans le cinéma ! » Inutile de souligner l’ironie et chose. Ça part dans tous les sens. On réapprend la superficialité de ce genre de déclarations quand à naviguer entre plusieurs cercles sociaux simul- on voit comment les artistes ont été traités en tanément, à parler à la fois à notre meilleur pote France par les pouvoirs publics pendant cette et au gars qui ne nous a pas vraiment manqué même pandémie. D’autant qu’il y a art et art. pendant un an mais qu’on est quand même L’autre jour, à l’occasion de la Fête de la Radio, content de retrouver. Et puis, on se demande France Culture diffusait dans l’émission « Les Pieds aussi comment et pourquoi retourner au concert. sur terre » les témoignages de deux personnes Soudain, tout rouvre à l’extérieur, mais où est la qui ont survécu à des situations extrêmes grâce nécessité intérieure ? Ça veut dire quoi, faire de à la radio. La première avait été enfermée chez elle l’art dans un monde qui s’en est privé pendant toute son adolescence par une mère maltraitante, un an et qui a prouvé, malgré tout, qu’on pouvait la seconde s’était retrouvée otage des talibans en très bien s’en passer ? Bien sûr, je me fais l’avocat Afghanistan pendant presque deux ans. Dans les Photo du film Momma Don’t Allow, de Karel Reisz et Tony Richardson, 1955. du diable, mais, en filigrane, la question se deux cas, la radio leur a apporté non seulement des pose. Il faut retrouver une nécessité intérieure, informations mais aussi et surtout un réconfort réapprendre à se motiver, à se déplacer, à s’as- et une présence vitale. Le journaliste prisonnier Le type de création intérieure initiée est bien sûr comme s’ils résonnaient l’un avec l’autre à un seoir dans une salle de spectacle, à rester sans des talibans — il s’agit de Hervé Ghesquière, différent selon la musique dont il s’agit. On ne niveau infra-sensible. Nikhil Banerjee et W. G. bouger. Tout rouvre brutalement à l’extérieur, qui est décédé en 2017 — raconte notamment peut pas mettre sur le même plan les tubes com- Sebald. Barre Phillips et Charles Juliet. Clara Ysé et pendant ce temps ça rouvre doucement à qu’il a découvert la chanteuse britannique Adele merciaux et la musique de recherche (encore que et Mona Chollet. Kae Tempest parlerait d’une l’intérieur. Attendez-moi, j’arrive. à ce moment-là, alors qu’elle était au début de sa la tradition noire nous a appris que la distinction « connexion » entre les œuvres et les êtres – carrière, et que grâce à elle il a dansé dans sa cellule. était loin d’être évidente). Confinement ou pas bref, d’art. confinement, ce n’est pas du tout la même chose (1) Portrait de la jeune fille en feu, film réalisé par Céline À l’écoute de ces témoignages, je ne peux pas de danser sur « Freedom » de Beyoncé à fond, J’aime le jazz pour de nombreuses raisons, mais Sciamma, musique de Jean-Baptiste de Laubier et m’empêcher de penser que, dans ce type de situa- d’entrer en méditation sur West de Vincent surtout parce que c’est une musique dans laquelle Arthur Simonini (2019). tion, le son est « supérieur » à l’image, parce qu’il Courtois, de se laisser transporter par la bande j’ai la sensation de pouvoir me lover. Le jazz est permet d’entrer dans une posture créatrice. Offerte originale de Portrait de la jeune fille en feu1, ou de une musique ouverte, qui ménage un espace à depuis l’extérieur, l’image a tendance à proposer réécouter pour la millième fois le Köln Concert de ses auditeurs, qui offre la possibilité de s’installer un monde cadré, clos, prêt à consommer. À l’in- Keith Jarrett parce que le disque est coincé dans à l’intérieur du son. C’est une expression qui verse, le son facilite la création d’images mentales la platine, que vous n’êtes pas chez vous et que s’ouvre autant à nous que nous nous ouvrons à Téléphonie Par Zou LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
8I disco take Une ambiance durée approximative, réglé le volume d’enre- Entretien avec Quentin Rollet gistrement et du casque en zappant sur le mor- ceau pour en connaître l’ambiance et… appuyé Mars 2020 connaît une mise à l’arrêt inédite à la durée sur REC. incertaine. À ce moment-là, te semble-t-il qu’il faille arrêter comme semble l’imposer le mouvement (ou Envisages-tu ces pratiques d’enregistrement, nées le non mouvement), marquer une pause ? Faire d’une situation exceptionnelle, comme une ouver- autrement ? Le cas échéant, pour quoi faire ? ture possible vers d’autres modalités de création et Ça a été un choc pour moi étant donné que ça réalisation d’un album ? de parenthèses ? allait être l’année la plus fournie en dates depuis Oui, complètement. Chaque endroit amène une bien longtemps (Centre Pompidou à Paris et manière de jouer différente. Bien évidemment, MoMA à New York avec la réalisatrice Narimane chez moi, je ne peux pas m’exprimer de la Mari, Budapest et Vilnius avec Ghédalia Tazartès, même manière que dans un studio insonorisé Amsterdam et Londres avec Nurse With Wound, ou dans une salle avec un espace conséquent entre autres). Après un temps de stupeur, j’ai qui permet de faire sonner la pièce. On va dire essayé de me mettre à l’instrument mais au bout que c’est une contrainte, mais en musique, j’ai de trois jours, j’ai trouvé cela ridicule et très très bien l’impression que les contraintes libèrent, ennuyeux. Je ne suis pas du tout technicien, et finalement. Je ne suis pas du tout le modèle Entretien avec Quentin Rollet et Timothée Le Net ne joue pas de musique écrite. Ma voie est l’im- standard quant à l’activité musicale. Je n’ai ja- par Christelle Raffaëlli provisation, et je ne joue que s’il y a un enjeu : mais vécu de la musique, ce qui fait que je suis du public, ou au moins d’autres musiciens avec totalement libre de faire celle qui me plaît. Enquête auprès des Allumés du Jazz par Cyrielle Belot qui créer et partager, donc uniquement sur scène L’enchaînement « résidence - création - tournée » Illustration d’Emre Orhun ou en studio. Mais, le public étant inaccessible, n’est pas mon modèle. Je joue dans une dizaine il ne restait que l’option du « studio ». Je n’avais de projets différents, certains n’ayant jamais fait à ce moment-là pas du tout de matériel d’enre- de scène, ou d’autres jamais de studio. On peut Le mot « confinement » apparaît au Moyen Âge pour signifier l’enfermement, et très vite, gistrement. Et, comme je ne veux pas m’enre- dire que mon modèle est le cas particulier. pénalement, l’emprisonnement, avant de se généraliser au XIXe siècle en isolement, gistrer sur mon ordinateur afin de ne pas voir la d’abord pour un captif, puis pour tout le monde, souvent en métaphore abstraite. musique apparaître sur l’écran (cela perturbe L’année qui vient de s’écouler a vu se développer totalement la concentration et le jeu), j’ai dû une profusion de concerts et prestations en strea- L’an passé, le terme s’est marbré de sens pandémique qui devait devenir le giratoire trouver un autre moyen. J’ai donc acheté un ming et sans public. Comment appréhendes-tu de nos vies. Alors ! Enregistrer la musique ? Comment ? Pourquoi ? En cette période enregistreur numérique capable d’enregistrer huit cette manière de transmettre la musique ? de sucettes à la niche où sont apparus d’étranges concepts et trop concrètes pistes à la fois (suffisant pour capter plusieurs Tant que l’on n’appelle pas cela « concert », ça abstractions aux intitulés contradictoires (« live stream », « concert sans instruments simultanément). Et, j’ai demandé reste une nouvelle manière de transmettre la à des amis musiciens de m’envoyer des morceaux musique. Mais ça n’est, en aucun cas, équiva- public », etc.), Quentin Rollet et Timothée Le Net ont plutôt adapté leur amour afin d’y ajouter ma touche, aux saxophones sopra- lent à un concert dans une salle, où l’on peut du disque aux circonstances, rendant possibles deux albums (trois même), nino ou alto ou au synthétiseur Korg Monotron. « sentir » le public, interagir avec lui, avec la révélant un espace original, parfaitement remarquable, dans une ambiance J’ai reçu des pistes pour neuf projets différents ! pièce même. Cette expérience-là est unique, et Parfois, juste un morceau, parfois, de quoi faire peut nous faire ressentir tant de choses, d’émo- de faits et gestes multicolores, sans sacrifier aux diktats high tech de l’époque. un album entier (le disque avec Kim Giani, par tions, de vibrations qui ne pourront jamais être exemple, ce dernier m’ayant envoyé plein de pistes transmises au travers d’un écran, d’un casque... de batterie, ou le disque avec Andrew Sharpley Stock, De plus, l’écoute est totalement différente selon Hausen & Walkman pour lequel j’ai envoyé des que l’on est immergé dans le son, dans une salle pistes de sax, qu’il m’a renvoyées arrangées à sa de concert, ou chez soi où l’on peut être déran- sauce). Et pour arriver à faire tout cela, vu ma gé à tout moment, faire pause. Je trouve mal- pratique, j’ai recréé les conditions de l’instantané, honnête que l’on présente ces streaming comme de l’improvisation. Je n’ai pas écouté les morceaux des concerts. Ce sont au mieux des « sessions sans avant d’enregistrer dessus. J’ai juste noté leur public ». Mais on ne peut pas parler de « concert sans public ». Ça n’existe pas. S’il n’y a pas de public, il n’y a pas de concert ! C’est, une fois de plus, un nivellement par le bas, par le détourne- ment du langage. J’ai participé récemment à deux de ces performances filmées. La première, en direct sur Internet, depuis le Générateur à Gentilly, avec le projet MelmACHello (la poète A.C. Hello et le groupe de rock instrumental Melmac). Étant donné qu’il y avait une pre- mière performance avant nous, que toute cette mise en place technique nécessitait pas mal de monde et qu’on a pu inviter quelques personnes, on s’est retrouvé à jouer pour une quarantaine de personnes réellement présentes. Des gens se sont mis à danser devant nous, dans tout l’espace de la salle, pendant notre set. Il y avait une certaine électricité dans l’air. Je crois que ça a fait un bien fou à tout le monde de pouvoir interagir direc- tement, se laisser guider par ses émotions, et s’exprimer tout simplement. La seconde a eu lieu hier soir, à Paris, à Lafayette Anticipation. C’était la création du projet Parrenin/Weinrich sur scène. L’album avait été enregistré en 2019, avec en invité Ghédalia Tazartès et moi-même. Cette fois-ci, pas de streaming en direct. L’idée était plutôt d’avoir une belle performance filmée, dans les conditions du live. À la fin, ça ressemblait plus à un plateau de télévision qu’à une salle de concert. C’était très agréable de pouvoir jouer enfin cette musique, mais pour moi, ça n’était pas véritablement un concert. Entretien avec Timothée Le Net Comment as-tu réagi à la mise à l’arrêt de mars 2020 ? L’année 2020 a débuté par un voyage à Madagascar, bouleversant de vie, d’échanges, de musiques, de réalités démesurées, d’histoire triste, d’iniquités, de pauvreté, de sourires et de danses. De retour en Bretagne, la gorge nouée, la tête encore dans les nuages, je n’ai absolument pas vu venir l’épi- démie qui allait nous priver de libertés. Les pre- miers jours de confinement ont été angoissants. De la peur, de la colère. Les concerts qui s’an- nulaient les uns après les autres. LES ALLUMÉS DU JAZZ I JUIN 2021
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