La sphère marchande comme outil de résistance à la mondialisation : le cas du marché des colas - Érudit

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Management international

La sphère marchande comme outil de résistance à la
mondialisation : le cas du marché des colas
Philippe Robert-Demontrond, Anne Joyeau and Christine Bougeard-Delfosse

Volume 14, Number 4, Summer 2010                                               Article abstract
                                                                               Day after day, the world is becoming more and more globalized. Financial
URI: https://id.erudit.org/iderudit/044659ar                                   movements, transports, means of communication facilitate the emergence of
DOI: https://doi.org/10.7202/044659ar                                          this phenomenon. Nevertheless, globalization is not without consequences on
                                                                               the local populations who perceive this evolution as a threat for their identity
See table of contents                                                          and their culture. Through the creation or resurgence of an offer of foodstuffs,
                                                                               and more particularly through a world and plethoric offer of local colas, the
                                                                               consumer is showing resistance and refuses to standardize his consumption.
                                                                               The commercial success of those altercolas cannot be denied and many
Publisher(s)
                                                                               dimensions are bound to their consumption.
HEC Montréal et Université Paris Dauphine

ISSN
1206-1697 (print)
1918-9222 (digital)

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Robert-Demontrond, P., Joyeau, A. & Bougeard-Delfosse, C. (2010). La sphère
marchande comme outil de résistance à la mondialisation : le cas du marché
des colas. Management international / Gestiòn Internacional / International
Management, 14 (4), 55–68. https://doi.org/10.7202/044659ar

Tous droits réservés © Management international / International               This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
Management / Gestión Internacional, 2010                                      (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
                                                                              viewed online.
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                                                                              This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                              https://www.erudit.org/en/
La sphère marchande comme outil de résistance à la
mondialisation : le cas du marché des colas
Philippe Robert-Demontrond	 Anne Joyeau                   Christine Bougeard-Delfosse
IGR - Université de Rennes 1 IGR - Université de Rennes 1 IGR - Université de Rennes 1

Résumé                                          Abstract                                         Resumen
Le monde continue chaque jour de se             Day after day, the world is becoming more        El mundo se sigue globalizando cada día
globaliser davantage. Les mouvements            and more globalized. Financial move-             más. Los flujos de capital, el transporte,
de capitaux, les transports, les moyens de      ments, transports, means of communica-           los medios de comunicación promueven la
communication favorisent l’émergence de         tion facilitate the emergence of this            aparición de este fenómeno. Sin embargo,
ce phénomène. Pourtant, la mondialisa-          phenomenon. Nevertheless, globalization          la globalización no deja de tener conse-
tion n’est pas sans conséquences sur les        is not without consequences on the local         cuencias sobre las poblaciones locales que
populations locales qui perçoivent cette        populations who perceive this evolution as       ven este desarrollo como una amenaza a su
évolution comme une menace pour leur            a threat for their identity and their culture.   identidad y su cultura. A través de la crea-
identité et leur culture. A travers la créa-    Through the creation or resurgence of an         ción o la reactivación de un suministro de
tion ou la résurgence d’une offre de pro-       offer of foodstuffs, and more particularly       alimentos y, en especial, a través de una
duits alimentaires, et plus particulièrement    through a world and plethoric offer of local     oferta mundial y pletórica de bebidas de
à travers une offre mondiale et pléthorique     colas, the consumer is showing resistance        cola locales, el consumidor entra en resis-
de colas locaux, le consommateur entre          and refuses to standardize his consumption.      tencia y se niega a unificar su consumo. El
en résistance et refuse d’uniformiser sa        The commercial success of those altercolas       éxito comercial de estas altercolas es inne-
consommation. Le succès commercial de           cannot be denied and many dimensions are         gable y múltiples dimensiones están rela-
ces altercolas est indéniable et de multiples   bound to their consumption.                      cionadas con su consumo.
dimensions sont liées à leur consomma-          Keywords: resistance to globalization,
tion.                                                                                            Palabras claves: resistencia a la globaliza-
                                                identical rearmament , identical consump-        ción, la identidad de reinicio, la identidad
Mots clés : résistance à la mondialisation,     tion, identity, identical construction           del consumidor, la identidad, la construc-
réarmement identitaire, consommation                                                             ción de identidad
identitaire, identité, construction identi-
taire

L    e monde ne cesse de se globaliser chaque jour davan-
     tage (Holt, Quesh et Taylor, 2004). Les mouvements
de capitaux, les transports, les moyens de communication
                                                                         refus de la coca-colanisation, le rejet de la mondialisation
                                                                         et symbolisent l’entrée en résistance des consommateurs.
                                                                         C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’analyser
favorisent l’émergence de ce phénomène (Ozsomer et                       ces représentations négatives des colas.
Simonin, 2004). Pourtant, la mondialisation n’est pas sans
conséquences sur les populations locales qui perçoivent                      Dans ce cadre, les résultats d’une étude empirique
cette évolution comme une menace…                                        menée sur plusieurs années, de nature qualitative, portant
                                                                         sur le marché des altercolas, sont rapportés en seconde
     Menace identitaire et menace pour les cultures locales :
nous nous attacherons, dans la première partie de cet                    partie. Un grand nombre de colas apparus sur le marché
article, à démontrer que la mondialisation est souvent                   y sont analysés, portant chacun un discours différenciateur
perçue par les différentes populations locales comme une                 et un positionnement propre à l’idéologie prônée : celle-ci
américanisation des économies, une homogénéisation de la                 est tantôt religieuse, tantôt politique et majoritairement
consommation, une disparition de leur culture et de leurs                identitaire.
traditions. En réaction, nous assistons désormais à des phé-
                                                                             Enfin, la troisième partie est focalisée sur l’analyse du
nomènes de réarmements identitaires, à travers la création
                                                                         succès commercial de cette offre de colas. Celle-ci révèle
ou la résurgence d’un certain nombre de produits alimen-
                                                                         différentes dimensions – parfois ambivalentes - liées à la
taires et notamment une offre très variée de colas. Boisson
emblématique, le cola est en effet devenu le symbole des                 consommation des altercolas. A la fois source d’homo-
sociétés occidentales, et en particulier des Etats-Unis avec             généisation et d’hétérogénéisation, répondant aussi à un
le Coca Cola, boisson Totem. La simple présence de Coca                  besoin de communalisation et d’éthique, cette démarche
Cola sur un territoire suffit à symboliser l’ouverture des               de consommation rappelle aussi que la volonté de nuire
marchés, à l’avantage de la culture américaine. Les colas,               peut être appréhendée comme une motivation d’achat des
utilisés comme supports de narration, expriment ainsi le                 consommateurs.
56                                                Management international / International Management / Gestión Internacional, 14 (4)

  L’émergence de phénomènes de résistance à la                      perte de soi. Avec, en final, une crispation sur les référentiels
    mondialisation dans la sphère marchande                         axiologiques traditionnels - notamment ceux civilisation-
                                                                    nels, entendus ici comme ceux philosophiques et religieux.
Vers un réarmement identitaire                                      Les différences ethnoculturelles que l’on avait cru effacées
                                                                    font l’objet de constructions volontaires d’affiliation chez
« L’herméneutique de la mondialisation », suivant                   de plus en plus de sujets. Des individus économiquement
l’expression de Zaiki (1998), révèle des représentations            intégrés aspirent à l’expression, dans l’espace public, d’une
principalement articulées autour d’une thématique de                identité de type ethnoculturel; des exclus, dont l’exclusion
l’effacement - désertant ainsi « la dimension symbolique et         socio-économique a longtemps été légitimée par l’indignité
affective nécessaire à la construction d’un imaginaire posi-        culturelle, s’ethnicisent dans le même mouvement qu’ils
tif  » (Grenade & Jacquemain, 2005) et amorçant un proces-          sont ethnicisés – les rapports sociaux s’ethnicisent. Pour les
sus de victimisation. La mondialisation est ainsi, souvent,         “cultures défaites”, comme l’écrit Maalouf (2002), la mon-
vécue comme un processus, violent, d’uniformisation                 dialisation, déclinée en modernisation, impliquant “l’aban-
culturelle, comme un « nouvel impérialisme » culturel
                                                                    don d’une partie de soi-même”, impliquant l’abandon de
(Smith, 1990), comme une « occidentalisation du monde »
                                                                    traditions jusqu’aux plus essentielles - n’est jamais vécue
(Latouche, 2005) – une « globalisation du localisme occi-
                                                                    en conséquence sans une certaine amertume, sans un senti-
dental », suivant l’expression de Boaventura de Sousa
                                                                    ment d’humiliation et de reniement. Sans une interrogation
Santos (2001), ou encore une « américanisation du monde »
                                                                    poignante sur les périls de l’assimilation. Sans une profonde
(Rydell & Kroes, 2005), agressive, privative d’identité,
                                                                    crise d’identité. Derrière l’apparent rejet de la mondialisa-
dépossessive des repères existentiels traditionnels.
                                                                    tion, comme uniformisation du monde, c’est ainsi souvent
    Les résistances à ce processus que l’on voit à présent          le refus du reniement de soi qui, en fait, est à l’œuvre.
émerger, résistances d’ordre “alter-mondialiste” ou “anti-
mondialiste”, ne sont pas seulement “positives”, tenant
alors en l’affirmation d’une originalité, d’une spécificité         L’offre identitaire comme vecteur de processus
fortement revendiquée, mais sont également “négatives”,             d’identification
consistant en un refus éventuellement violent de la mon-
                                                                    Par identité, il faut ici entendre identification. Définition
dialisation - pour la défense des particularismes régionaux,
                                                                    nominaliste donc, imposant de ne penser l’identité qu’en
contre toute altération des référentiels axiologiques. L’anti-
                                                                    termes : i) de processus, de dynamique continue, et non pas
impérialisme (glissant volontiers vers l’anti-colonialisme)
                                                                    de stase; ii) de représentation sociale, et non pas de réalité
s’impose alors comme grille de lecture idéologique de ces
                                                                    substantielle; iii) de production, et non pas de reproduction.
mouvements. Au plan psychologique, ceux-ci peuvent être
                                                                    C’est ainsi, quant à i) qu’il faut penser l’identité comme
appréhendés comme des mécanismes adaptatifs, ayant pour
                                                                    étant toujours provisoire, et non pas inscrire la réflexion
vertu d’aider les individus à s’ajuster aux changements, à
                                                                    dans les paradigmes substantialistes (Martuccelli, 2002).
maintenir leur identité face aux transitions et perturbations
                                                                    Quant à ii) : il faut penser l’identité en termes narratifs,
majeures les affectant (Robert-Demontrond, 2001). Les
                                                                    dans la perspective de Ricoeur (1990) - tout individu déve-
affects nostalgiques contribuent de fait à compenser les
                                                                    loppe, tantôt consciemment et tantôt inconsciemment, un
difficultés liées à ces transitions, et s’apparentent en consé-
                                                                    récit sur lui-même - il n’est pas d’identité qui ne s’établisse
quence à des réactions défensives contre le changement,
                                                                    sans narration. Quant à iii), finalement : cette narration est
visant à l’affaiblissement des blessures affectives, narcis-
                                                                    un programme de transformation (Poirier, 2004); l’identité
siques, que celui-ci provoque. Prévaut alors l’impression
                                                                    est une invention continue (Kaufmann, 2004) et l’individu,
d’une restauration de soi, d’une affirmation de l’ipséité
                                                                    une production de soi. Son essence est « un travail sur soi »
individuelle contre les changements ou les altérations du
                                                                    (Dubet, 2005); toute identité relève d’une « création de soi
monde. Et il en va très exactement du corps social comme
                                                                    par soi » (Foucault, 1984) – qui trouve appui, et seulement
des individus qui le constituent et l’instituent : chaque
                                                                    appui, sur des micro-récits. Ce dont les marchés s’avèrent
société assure son identité dans l’intégration de son passé,
                                                                    des pourvoyeurs essentiels, selon ce qu’en montrent les
de la même façon exactement que la conscience de soi-
                                                                    théories récemment développées sur les modes de réalisa-
même est conscience de son passé. De là l’engagement,
                                                                    tion des projets identitaires des consommateurs (Arnould &
actuellement, au plan mondial, d’un processus sociétal de
                                                                    Thompson, 2005).
“réarmement identitaire” (Robert-Demontrond, 2002), de
“revivalisme culturel” (Badie & Smouts, 1999), processus                Par offre identitaire, on entend ainsi, ici, toute produc-
de “re-triballisation culturelle” (Premdas, 1997), de plu-          tion marchande portant un imaginaire différentialiste, déve-
ralisation du monde, finalement, signant “la fin de l’occi-         loppant un micro-récit d’affiliation particuliariste. Toute
dentalisation” (Panhuys, 2004) en allant à l’encontre d’une         marque est une machine narrative, produisant du sens,
modernité vécue très souvent comme génératrice d’exclu-             ayant pour fonction de produire du sens (Heilbrunn, 2003).
sions, de frustrations, d’insécurité économique et ontolo-          Le marché lui-même est ici compris comme un système
gique. Processus allant à l’encontre de la mondialisation,          fournissant aux consommateurs, au travers les offres com-
donc, en ce qu’elle représente de perte de soi ou de risque de      merciales qu’il porte, des ressources narratives soutenant la
La sphère marchande comme outil de résistance à la mondialisation : le cas du marché des colas                                                57

construction d’identités individuelles et collectives (Schau                 ii) analyse sémiotique des visuels exploités en complé-
& Gilly, 2003).                                                           ment des discours (affiches et packaging des produits);
    Ce cadre d’analyse est ici retenu pour expliquer que                      iii) entretiens centrés, dialogués (enregistrés et retrans-
les phénomènes liés à la mondialisation de l’économie et                  crits), conduits auprès de consommateurs d’AC (n = 66)1 et
à l’uniformisation des modes de consommation – expri-                     auprès d’acteurs engagés dans la production et/ou la com-
més à travers un certain nombre de produits vendus à                      mercialisation d’AC (n = 12) 2;
l’échelle planétaire (Coca Cola, MC Donald’s), symboles
                                                                              iv) investigation de blogs et forums de discussion en
de consommation uniformisée et dépourvue d’identité autre
                                                                          ligne, consacrant des débats sur ces produits.
que celle des Etats-Unis - ont eu pour conséquence une
résurgence des identités régionales qui, par leurs consom-                    Le monde du commerce alternatif – en particulier des
mations locales et régionales, ont revendiqué leur identité.              producteurs d’AC - se prête en effet particulièrement bien
On a alors assisté à des comportements de buycott. Il ne                  à ce dernier type d’investigation, du fait du très fort niveau
s’agit plus de boycotter un produit car il ne convient pas                d’implication socio-politique des acteurs, les inclinant au
à nos valeurs mais de favoriser la commercialisation d’un                 débat public. Concernant les entretiens, le principe de satu-
produit qui correspond à nos aspirations, qui exprime à la                ration en a déterminé le nombre, conduits par vagues en
fois nos valeurs, notre identité, qui est fabriqué près de chez           2004, 2005, puis 2007 - les deux premières vagues ayant
nous… un produit hors champ de la mondialisation.                         été effectuées peu après le lancement de la plupart des AC.
                                                                          Les entretiens ont été menés à partir d’une grille thématique
     Les différences ethnoculturelles que l’on avait cru effa-
                                                                          relativement souple et évolutive, en visant à épouser les
cées font l’objet de constructions volontaires d’affiliation
                                                                          formes du dialogue ordinaire, portant toujours sur la per-
chez de plus en plus de sujets. L’ethnocentrisme étant défini
                                                                          ception, par l’enquêté, des formes de commerce alternatif
comme une propension de l’individu à prendre son groupe
                                                                          de colas, comme le commerce équitable ou le commerce
pour le centre du monde et à considérer les autres groupes
                                                                          local, et de ses évolutions. Ainsi quelques thèmes majeurs
exclusivement du point de vue de son propre groupe. Dans
                                                                          ont émergé de ces entretiens : la volonté de s’opposer à
ce contexte, les symboles deviennent ainsi objet de fierté
                                                                          l’occidentalisation et à l’uniformisation du monde ; l’at-
et d’attachement (Shimp et Sharma, 1987). Les comporte-
                                                                          tachement du consommateur au territoire; le souhait d’ap-
ments de consommation se trouvent alors conditionnés par
                                                                          partenir à une communauté avec laquelle le consommateur
l’importance que revêtent ces symboles. Parmi ces derniers,
                                                                          partage son histoire et sa culture ; le soutien à l’économie
l’alimentation joue un rôle central et est facteur d’affirma-
                                                                          locale; la recherche de produits authentiques. L’analyse de
tion de son identité, de différenciation et d’appartenance au
                                                                          l’ensemble de ces données qualitatives a permis de carto-
groupe. Les colas, boissons conviviales volontiers consom-
                                                                          graphier les représentations sociales d’une part des produc-
mées entre amis sont un des symboles de ce «  réarmement
                                                                          teurs / distributeurs de colas – conduisant à la définition
identitaire  ». L’offre pléthorique de colas régionaux en est
                                                                          de la typologie de leurs positionnements et d’autre part des
la démonstration.
                                                                          consommateurs, afin de mieux comprendre leurs motiva-
                                                                          tions d’achat d’AC. La typologie a ainsi été ajustée au fur
                                                                          et à mesure de la collecte des données et de l’analyse des
L’offre identitaire des alter-colas (AC désormais)
                                                                          discours.
Méthodologie
Diverses méthodes ont été mobilisées pour la constitution                 Typologie des alter-colas
du matériau informatif permettant de dresser la typologie
                                                                          A l’analyse, l’offre identitaire étudiée en ce qui suit à pré-
des discours :
                                                                          sent se décline, au plan symbolique, dans l’exploitation de
    i) études d’archives (intégrant notamment les discours                systèmes de signifiants se rapportant à quatre types essen-
publics des producteurs d’AC lors des campagnes de                        tiels de référents empiriques : i) la religion et ses corré-
promotion de leurs nouvelles offres) et des sites internet                lats sociaux - essentiellement l’Umma (la communauté des
explicitant à l’intention des consommateurs le projet d’en-               musulmans, trans-régionale et trans-nationale), d’autres
treprise, les caractéristiques matérielles (intrinsèques) et              tentatives d’indexicalité de l’offre commerciale (notam-
immatérielles (extrinsèques, symboliques) des AC;                         ment judaïques) ayant été sans succès; ii) la région - divers

1. 27 entretiens ont été réalisés auprès de consommateurs d’AC mani-      2. Les entretiens ont été conduits en Corse, Bretagne et région Ile-
festant un positionnement de type « commerce équitable »; 18 ont été      de-France en vue notamment d’assurer la diversité de l’échantillon et
entrepris auprès de consommateurs d’AC explicitant un positionnement      compte tenu de l’importance prise dans les deux premières régions par
de type « produit musulman »; 21 entretiens ont été entrepris auprès de   le développement commercial de certains AC – positionnement « régio-
consommateurs d’AC affichant un positionnement de type « produit          nal » en Corse et Bretagne, et positionnement « commerce équitable »
régional ». Le choix de ces positionnements est fondé sur le succès des   adopté en « première mondiale » selon les promoteurs de l’un des colas.
produits en question.                                                     Les entretiens réalisés en Ile-de-France ont notamment visé la popu-
                                                                          lation des consommateurs d’AC « à positionnement musulman », mais
                                                                          aussi la population « en diaspora » des Bretons.
58                                                        Management international / International Management / Gestión Internacional, 14 (4)

référents topologiques et historiques connotant l’ethnicité,                sociétés musulmanes, « pour les affaiblir en les pervertis-
autrement dit renvoyant indirectement, implicitement, sub-                  sant, en leur faisant perdre leur identité, en les éloignant de
jectivement, à l’ethnicité; iii) la nation ou le peuple (déno-              leur religion, en les ramenant à l’ère de la jâhiliyya, c’est-à-
tant l’ethnicité autrement dit faisant explicitement référence              dire à l’époque de l’ignorance préislamique, donc de l’igno-
à l’ethnicité); iv) des caractéristiques intrinsèques de l’offre,           rance de Dieu » (Benchenane, 1997). Contre ces produits
finalement, signant sa singularité commerciale, son carac-                  occidentaux, il en faudrait ainsi d’autres, locaux – « halal ».
tère authentique, et plus encore, son caractère endotique 3.                Comme ceux de la société Zam Zam. Celle-ci, créée en 1954
                                                                            en Iran, a été partenaire de Pepsi Co jusqu’à la révolution
Micro-récits de piété religieuse                                            islamique de 1979. L’interdiction des produits américains
                                                                            précipita alors le développement économique du substitut
Un premier type d’offres identitaires, parmi les AC, est
                                                                            local, explicitement revendiqué comme « islamique » –
aujourd’hui développé par des sociétés commerciales com-
                                                                            tirant d’ailleurs son nom d’une source mecquoise dont l’eau
posant des micro-récits islamiques, sinon islamistes (au
                                                                            est, selon la tradition, sacrée pour ses vertus miraculeuses.
sens où le projet alors défendu est de réactivation socio-
                                                                            En conséquence de quoi, les pèlerins qui, par millions, se
politique de l’islam), décliné sur le registre discursif du
                                                                            rendent annuellement à La Mecque, la recueillent pieuse-
refus de « l’occidentalisation » – al taghrib. C’est ainsi
                                                                            ment, avec dévotion. Ainsi donc, l’appellation « Zam Zam »
que, face aux difficultés d’adaptation à la modernité - à la
                                                                            retenue en nom de marque du concurrent local de Coca
déliquescence du lien social et la désagrégation des struc-
                                                                            Cola est non seulement très largement connue des musul-
tures anciennes, à la profonde érosion des contenus de la
                                                                            mans mais, qui plus est, sa charge symbolique est forte - ses
tradition, la dissolution des repères hérités du passé -, indui-
                                                                            connotations emportent d’emblée l’idée d’une purification,
sant un fort sentiment d’impuissance et de dévalorisation,
                                                                            d’une restauration de soi, dans sa plénitude corporelle et
le discours islamiste propose aux populations en déshé-
                                                                            spirituelle. Profitant notamment de ce que, hors d’Iran, Coca
rence, sans claires visions d’avenir, le confort du « retour
                                                                            et Pepsi ont été déclarés « non-islamiques », et profitant plus
à l’identité » (Lamchichi, 1993). Retour couplé à la contes-
                                                                            largement de ce que les musulmans se sont engagés depuis
tation de l’hégémonie politique, économique et culturelle
                                                                            quelques années dans une logique de boycott des produits
d’un Occident cristallisant toutes les frustrations (Cesari,
                                                                            américains, les ventes de Zam Zam Cola sont en plein essor
2004; Roy, 2002). Retour couplé, finalement, à l’opposi-
                                                                            (Robert-Demontrond & Joyeau, 2005). D’une situation pre-
tion à une domination très explicitement (et massivement)
                                                                            mière d’alternative pratique, répondant au problème, vécu
vécue comme une colonisation des imaginaires (Baeck,
                                                                            par les consommateurs iraniens, de ne plus pouvoir acheter
2005), comme une invasion culturelle – al gazu taqafi. À
                                                                            de Coca ou de Pepsi, la marque Zam Zam Cola s’est ainsi
son encontre, le retour à la religion est présenté comme
                                                                            trouvée redéfinie comme une alternative éthique, répon-
un retour à la solution : al islam quwa al hall - l’islam est
                                                                            dant au devoir ressenti par les consommateurs musulmans,
présenté comme la solution par excellence. Idée qui fonde
                                                                            hors d’Iran, de ne plus acheter de Coca ou de Pepsi. En
notamment une contestation académique de la théorie éco-
                                                                            ce sens, le buycott de Zam Zam Cola s’avère correspondre
nomique et sociologique occidentale du développement,
                                                                            à un acte de résistance passive, visant à saper le pouvoir
postulant que sécularisation et modernisation sont néces-
                                                                            économique de l’adversaire politique. Selon certains des
sairement liées. Avec un ensemble de travaux montrant que
                                                                            consommateurs rencontrés, c’est en effet « dire stop un peu
la sécularisation n’est aucunement une règle universelle,
                                                                            à tout ce qui se passe dans le monde » (E2); « c’est un petit,
ou un modèle de valeur absolue; que le sécularisme est
                                                                            aller, c’est un petit signe rebelle » (E15); « c’est pour ça
une idéologie culturelle occidentale - al ru’ya gharbiya;
                                                                            que les gens ont sorti Mecca-Cola (cf. infra), c’est pour...
que le développement économique, finalement, implique
                                                                            un geste de sabotage » (Z); « ne serait-ce que pour casser
une renaissance culturelle, un réveil éthique, spirituel -
                                                                            ce monopole, partout dans le monde… Maintenant, Coca
religieux (Al-Qaradawi, 2000; Benzine, 2004; Hashmi,
                                                                            a trop de pouvoir et moi je suis contre ça » (E1). Et ce,
2002; Miassepassi, 2000). L’opposition de la modernité (al
                                                                            sans « coût charnel », sans pénalité sur le plan hédonique
hadata) à l’authenticité (al asala) est dénoncée comme un
                                                                            puisque le renoncement à la consommation de Coca et de
mythe de l’Occident (Baeck, 2005), mythe du dés-ensen-
                                                                            Pepsi n’est pas un renoncement à la consommation de cola;
castrement socio-culturel de l’économique. Tandis que
                                                                            avec même un « profit spirituel », défini par l’incidence
le caractère endogène du développement économique est
                                                                            positive sur l’estime de soi et l’affirmation même de soi que
vivement promu - avec une forte insistance sur l’autosuffi-
                                                                            procure le choix du produit « islamique ». Ainsi témoigne
sance (al-Ítimâd`ala al-dhât).
                                                                            ce consommateur musulman interrogé dans le cadre de
    Dans cette perspective, Coca Cola concrétise pour cer-                  l’étude, à propos du Zam-Zam Cola : « Donc ils (ceux qui
tains une logique de subversion que l’Occident est présenté                 boycottent Coca-Cola) vont changer Coca-cola par ce pro-
suivre - plaçant ses produits et marques au coeur même des                  duit là. Donc en gros, ça va pas les déranger. Ca va être

3. La typologie dressée ici ne vise pas à rendre compte de l’exhaustivité
des AC qui existent aujourd’hui à travers le monde. Dans le cadre de
la problématique retenue, les seuls pris en considération sont ceux qui
portent, plus ou moins explicitement, des revendications identitaires.
La sphère marchande comme outil de résistance à la mondialisation : le cas du marché des colas                                               59

un plus pour eux. En même temps ils ne vont pas se priver                 effectivement une promesse implicite de solidarité, de lien
d’une boisson qu’ils consommaient assez fréquemment et                    communautaire (Appaduraï, 2001) – de sécurité, au final.
en même ils auront un produit qui pour eux est marqué hal-                Le consommateur témoigne par ces achats de son désir « de
lal. Donc c’est hallal » (E8).                                            s’intégrer à la communauté » (I17) et « d’appartenir à la
                                                                          région, sans aller le crier sur les toits, juste comme… mes
    En conséquence de son succès commercial, le détourne-
                                                                          voisins… mes amis » (I12). Promesse implicite que renforce
ment sémantique de la consommation de Zam Zam Cola a
                                                                          l’évocation d’une communauté de destin : évocation de ce
« fait paradigme » – ayant inspiré le lancement en 2002, en
                                                                          que le prochain ne l’est pas seulement en termes de proxi-
France, de la marque Mecca-Cola. Avec notamment pour
                                                                          mité physique, géographique, mais l’est aussi en termes
répliques, en 2003, celui de Qibla Cola en Grande Bretagne
                                                                          d’identité socio-historique, et plus encore, ethnique. Avec,
et de Muslim Up en France, d’Al-Aqsa Cola au Danemark
                                                                          en ce domaine, une exaltation nouvelle des identités mino-
puis, en 2004, celui de Salaam Cola, en Californie. En ce
                                                                          ritaires ayant été longtemps stigmatisées - inversant ainsi
dernier cas, une innovation marketing d’importance est
                                                                          les assignations négatives sur le « local ».
introduite : l’offre commerciale n’est plus halal, mais béné-
ficie d’une certification officielle par l’IFANCA (Islamic
Food and Nutrition Council of America) – minimisant
explicitement les « risques spirituels » de consommation                          Encadré 1. Le processus de stigmatisation
(Robert-Demontrond, 2007), tout en introduisant simulta-                                   ethnique : le cas lapon
nément une dissonance cognitive pour tout consommateur
                                                                            Pour en saisir le sens, il faut en bref détour reprendre
musulman d’autres sodas.
                                                                            ici les travaux ethnologiques, paradigmatiques, origi-
                                                                            nellement entrepris sur le vécu des Lapons. Afin d’évi-
Micro-récits à connotations ethniques
                                                                            ter ou minorer les sanctions infligées à leur encontre
La promotion du terme « ethnique » en anthropologie                         par la population dominante, ces derniers, subissant
culturelle, pour désigner les différences inter-groupales et                une dévalorisation systématique de leur identité eth-
construire des référentiels identitaires (Hutchinson & Smith                nique, ont été contraints de développer des techniques
1996; Cornell & Hartmann, 1998), l’a éloigné de sa voca-                    de socialisation spécifiques (Eidham, 1969, cité par
tion première, visant à rendre compte d’un type de confi-                   O’Brien, 1990). L’accès aux ressources matérielles,
guration sociale existant dans les « sociétés primitives ». Le              économiques, mais aussi socio-politiques, a été ainsi
concept est ainsi devenu d’extension pleinement légitime à                  conditionné par la disparition ponctuelle des traits
toutes autres sociétés – et l’on retient ici, dans cette pers-              sociaux définis par les Norvégiens comme signes
pective, la définition qu’en propose Hobsbawm (1993),                       d’appartenance à l’ethnicité lapone. Disparition ponc-
qualifiant d’ethnique « tout groupe qui, pris comme un tout,                tuelle : dissimulation des traits saillants, des signifiants
se différencie de façon permanente des autres groupes qui                   de l’appartenance ethnique – traits linguistiques et
vivent ou interviennent sur un certain territoire »4.                       para-linguistiques, comportementaux, vestimentaires,
                                                                            etc. - au passage de la sphère privée à celle publique;
    Cette référence au territoire est de première importance.               pratiques d’occultation des marques d’identité lapone
C’est ainsi qu’alors que les sociétés commerciales ayant                    pour l’adoption de celles d’identité norvégienne.
mis sur le marché les AC islamistes insistent régulièrement
dans leur communication sur la dimension agonistique de
leur engagement, sur leur combat contre la main visible des                    En France, de mêmes stratégies individuelles que
politiques, dimension sur laquelle on reviendra plus après,               celles ainsi décrites dans l’encadré 1 ont longtemps carac-
d’autres entreprises ont récemment fait irruption sur le                  térisé le vécu ordinaire des gens en Bretagne (Larvor &
marché des AC qui affichent un autre type de visée polé-                  Chartier, 2002; Le Coadic, 1998, 2002; Simon, 1999) et au
mique – contre, cette fois, la main visible des marchands -,              Pays Basque (Severiano, 2002; Urteaga, 2004), ou encore
et affirment à cet effet leur ancrage territorial, régional. « La         en Corse (Culioli, 1999; Dargent, 2001), en Catalogne
rhétorique de l’uniformisation du monde », comme le note                  (O’Brien, 1990), etc. – toutes régions « périphériques » où
Rautenberg (2002), s’accompagne de fait souvent « d’une                   les identités ethniques ont été soumises à un long proces-
inquiétude, parfois vive, devant les effets d’un processus                sus de stigmatisation (Dupoirier, 1998). Processus d’autant
dont on craint (...) qu’il favorise une certaine anomie des               plus accentué ici, que légitimé par la matrice idéologique
relations sociales, en tout cas une mutation profonde des                 de la République : les principes, dogmatiques, d’individua-
règles du vivre-ensemble. Le « local » peut sembler être un               lité de la citoyenneté et d’égalité inter-individuelle en droits
recours rassurant » (ibid.). De nombreux consommateurs                    s’y déclinent effectivement en rejet des corps intermé-
ont le sentiment de « connaître la provenance des produits                diaires (dont les communautés), et en principe d’uniformité
et ça rassure » (I8). Le « local », suggérant le prochain, porte

4. L’ethnicité est donc comprise ici comme tout ce qui nourrit un sen-    partagées par l’ensemble des membres d’une collectivité et qui ont pour
timent d’identité, d’appartenance, et les expressions qui en résultent.   effet, sinon pour fonction, de la singulariser» (Bouchard, 2001).
Ce sont encore «toutes les caractéristiques culturelles ou symboliques
60                                               Management international / International Management / Gestión Internacional, 14 (4)

interindividuelle, imposant la stricte séparation des uni-        essentielle un vaste mouvement de riacquistu (réacquisi-
vers public et privé, le dépouillement à l’entrée de l’es-        tion) de la culture historique que marque la référence conti-
pace public de tous les caractères identitaires autres que        nue à « l’ethnie corse » et à un « ethos corse » (Galibert,
ceux venant de l’appartenance commune à la République.            2004). En Catalogne également, l’économie identitaire,
Avec, au final, une stigmatisation si fortement intériorisée      toujours explicitement conçue comme une alternative à la
de ces caractères, jusqu’à l’identité linguistique – le plus      globalisation des marchés, est vivement soutenue par les
important des signifiants de l’identité ethnique –, qu’en         institutions socio-économiques locales – la valeur ajoutée
ces régions périphériques, dans la sphère privée même,            de l’identité étant appréhendée comme une opportunité
par honte, les parents ont interdit aux enfants de parler         de premier rang pour un territoire en manque d’économie
les langues historiques et/ou se sont interdits de les parler
devant eux. Les Bretons, comme le note Le Coadic (2001),
ont ainsi longtemps été vu comme « des barbares » - ils ont           Encadré 2. Le développement des colas régionaux
consacré l’essentiel du XXe siècle à effacer leur origina-           Dans le cadre générique de cette économie identitaire
lité, en quête de reconnaissance morale et de promotion              se développe une offre de produits d’ « appartenance ».
sociale. Et il en est de même des Corses, des Basques, etc.          Il en est ainsi notamment de Breizh Cola, lancé en mai
Pour autant cependant qu’elle a été forte en sa violence,            2002 par la société Phare Ouest contre la mondialisa-
la stigmatisation subie n’a pas entraîné la disparition des          tion - considérée comme uniformisation socio-cultu-
signes de ces identités ethniques. Ces signes n’ont été que          relle, privative d’identité. Contre celle-ci, il n’est donc
temporairement dévalorisés, par rapport à ceux de l’identité         pas question d’ambition extra-territoriale pour Breizh
française; ou encore, ces signes ont été différemment valo-          Cola; il n’est pas question d’exportation, mais plutôt
risés. L’interprétation menée (dans les années ayant suivies         d’une « re-création de diversité » dans l’offre faite aux
les décolonisations), du processus étatique, multiséculaire,         consommateurs. Ce en quoi l’offre commerciale est
d’uniformisation culturelle de la nation française, s’est ins-       ici plus anti-mondialiste qu’alter-mondialiste. L’offre
crite en termes, justement, de colonisation. En réaction à           est présentée « sans aucun esprit de communauta-
celle-ci, les minorités « absorbées mais non assimilées »            risme ». Elle procède, suivant les récits de ses créa-
(Hsab, 2003), ont entrepris activement la renaissance de             teurs, d’un mouvement de révolte; elle relève d’un
leurs identités. Et parce que les stigmatisations subies ont         esprit de rébellion – d’individus se levant, se dressant
été justement fortes en leur violence, sommant les cultures          « pour ne pas perdre leur identité » contre le fait qu’il
vaincues de s’anéantir, de s’enfermer dans la seule sphère           y ait « un modèle économique unique pour le monde
du privé, la réaction a été vive - s’étirant jusqu’à présent.        entier (...) un modèle culturel qui s’impose à tous.
En nombre, les gens ne se satisfont ainsi plus de l’identité         Et (...) des produits qui, par leur diffusion planétaire,
réservée à l’intimité et inclinent à l’affirmation publique de       tendent à un modèle unique de consommation ». De
leurs différences ethno-culturelles. Surtout : de stigmate,          même exactement que le Zam Zam Cola, pour la série
l’identité ethnique a été transformée en ressource - écono-          des AC islamiques, le succès commercial de Breizh
mique et symbolique, et économique parce que symbolique.             Cola a fait paradigme : étant notamment suivi (avec
L’authenticité, et plus encore, la typicité, sont des caracté-       l’appui technique des Bretons), du lancement en 2003
ristiques d’offre de plus en plus demandées (Camus, 2002),           de Corsica Cola et de l’Ehka (Euskal Herriko Kola
soutenant le développement d’avantages concurrentiels                Alternatiboa - soit, en basque, « Cola alternatif du Pays
importants, ainsi pour les consommateurs que nous avons              Basque »). Puis viennent, en 2004, Chtilà Cola – « euch
interviewés « ce sont de vrais produits avec des recettes tra-       Cola d’ch’Nord » –, et Elsass Cola pour les Alsaciens
ditionnelles, des produits d’ici, des produits authentiques,         (avec également l’appui technique des Bretons), enfin
on sait d’où ils viennent et qui les a fabriqués » (I4).             Alter Cola, pour les Catalans – « Cola Català » –, et
                                                                     plus récemment encore, Colt Cola en Aveyron, (2007),
    Cela même fonde le principe du développement d’une               Vendée Cola (fin 2008), Auvergnat Cola (février 2009)
« économie identitaire » (Taddéi & Antomarchi, 1997). En             et enfin Anjou Cola (lancement en janvier 2010). En
Corse, celle-ci est explicitement conçue en refus de la mon-         chaque cas, la sémiotique du conditionnement marque
dialisation, pour la préservation et la promotion des pro-           le positionnement régional du produit - par affichage
ductions locales. La « fierté retrouvée » des acteurs sociaux        de références géographiques et/ou historiques, tradi-
(Pesteil, 2001a), soutenant la quête de critères distinctifs,        tionnelles, ou encore politiques. Carte de la région,
fonde ainsi notablement l’insistance de la Collectivité ter-         rose des vents et phare sur une vague déferlante pour
ritoriale de Corse, et plus largement les institutions socio-        le Breizh Cola; Alsacienne en tenue folklorique pour
économiques locales, à concilier « identité » et « marché »          Elsass Cola; « tête de Maure » du drapeau corse pour
en prônant un « développement identitaire » : un encas-              Corsica Cola, défense de « l’esprit région, sa langue et
trement ethno-culturel du champ économique, infléchis-               sa culture » pour le Chtilà Cola - ses premières bou-
sant les déterminismes du marché, une patrimonialisation             teilles proposant ainsi (inscrits sur leurs étiquettes),
des produits, insérant l’offre dans une économie du signe,           divers « exercices linguistiques » en ch’timi.
à forte valeur ajoutée (Pesteil, 2001b). Avec pour assise
La sphère marchande comme outil de résistance à la mondialisation : le cas du marché des colas                                  61

productive. Au Pays Basque encore, si l’expression d’ « éco-         Micro-récits à dénotation ethnique
nomie identitaire » n’est que peu utilisée, sinon en quelques
                                                                     Dans le prolongement immédiat du précédent axe de posi-
milieux nationalistes (Itçaina, 2005b), la dimension iden-
                                                                     tionnement, et en radicalisation de sa logique, un autre type
titaire d’offres commerciales de plus en plus diversifiées
                                                                     d’offres, également développé sur le registre discursif de
transparaît au travers les motivations de leurs concepteurs
                                                                     l’opposition à la main visible des marchands, caractérise
et dans la genèse idéologique et historique des entreprises          explicitement ses produits comme ethniques.
(Robert-Demontrond & Joyeau, 2005). Trait des dyna-
miques commerciales que l’on retrouve en Bretagne, où les                 Il en est ainsi du « Cola Turka », lancé en 2003 en
initiatives mêlant commerce et culture se multiplient éga-           Turquie par le géant de l’agroalimentaire Ülker avec pour
lement, donnant notablement naissance au label « Produit             objectif - accompli - de prendre 25 % du marché. Ceci, en
en Bretagne », soutenu par le Conseil régional de Bretagne.          réponse à une forte demande du marché local : les consom-
                                                                     mateurs turcs manifestent effectivement des revendications
    En chaque cas, donc, pour ces diverses offres déve-              identitaires marquées, ne se reconnaissent pas, entre autres,
loppant des micro-récits à connotations ethniques, la                dans les différents types ethniques retenus dans les films
sémiotique du conditionnement marque la réappropriation              publicitaires de Coca Cola, contraignant ainsi la firme à
identitaire du produit : offrant aux consommateurs un pro-           adapter en la matière une communication fortement par-
duit atypique, différencié et différenciant, avec le senti-          ticularisée. L’axe de communication retenu par Ülker est
ment de résister à la mondialisation. Ce qu’illustrent ces           très explicitement identitaire, mettant en scène la métamor-
témoignages : « j’achète du Breizh Cola parce que c’est              phose des buveurs de Cola Turka, occidentalisés et retrou-
breton, et je préfère acheter un produit breton, c’est mon           vant immédiatement les habitudes traditionnelles turques
identité aussi…(E14). Ou encore : « Ne serait-ce que le fait         - jusqu’à l’apparition d’une moustache archétypique.
que ce soit une boisson anti-américaine, par exemple, bah            Mise en récit réussie de cette pensée magique, révélée en
aujourd’hui, j’achète plus qu’une fois sur deux du Coca-             anthropologie (Fischer, 2001), selon laquelle l’alimenta-
Cola. Maintenant, je préfère acheter du Breizh Cola » (E1).          tion est ontologiquement à risque : on est, ou on devient,
). D’autres consommateurs mettent, en plus, l’accent sur la          ce que l’on absorbe. Le succès commercial du produit a
volonté de soutenir l’économie régionale « sur la bouteille          été fulgurant, amenant au développement d’exportations
on voit bien que c’est de Bretagne, le cola du phare ouest           vers la diaspora turque en Allemagne – population la plus
avec un phare et tout… il est plus cher mais c’est pas grave,        exposée au questionnement identitaire, au besoin de réas-
je soutiens l’économie bretonne… le Breizh Cola c’est un             surance ontologique. Les résidents d’origine turque en
peu pour contredire la mondialisation » (I7). L’attachement          Allemagne sont d’ailleurs aussi la cible privilégiée du Zelal
populaire au produit local peut engendrer des succès mar-            Cola, lancé par une société allemande. Ce même position-
chands tels que les marques mondiales sont contraintes à             nement nationaliste a également été adopté (sans succès
des concessions d’importance. L’Inca Cola, commercialisé             cette fois, pour des raisons essentiellement opérationnelles)
au Pérou depuis 1935, en est un cas exemplaire. Positionné           par Russian Cola produit lancé en 2004 en Russie - où la
depuis les années 1950 comme une boisson péruvienne tra-             mondialisation est massivement associée « à la « standardi-
ditionnelle (la bebida del Perù), à bas prix (passant cou-           sation », au « nivellement » et à la « destruction » des iden-
ramment pour un complèment alimentaire), l’Inca Kola                 tités nationales » (Yakovenko, 2004). « Cola russe pour les
(suivi par Inti Cola, Perú Cola, Kola Real, etc.), domine le         Russes », l’offre a d’emblée affiché des slogans clairement
marché local en exploitant les symboles iconographiques              patriotiques – « notre cola pour notre peuple », « à ceux qui
des peuples indigènes d’Amérique. Dans ses caractéris-               aiment notre pays et croient en son avenir » -, retenant pour
tiques intrinsèques, le produit se différencie fortement du          élément central de sa communication visuelle l’étoile rouge
Coca Cola en présentant une couleur jaune fluo et un goût            à cinq branche : symbole de la résistance armée du pays à
prononcé de Malabar, en se buvant également souvent à                l’invasion.
température ambiante, et non pas glacé. Son attractivité                 D’autres offres ethniques ont encore suivi : ainsi notam-
commerciale l’a un temps imposé en produit de substi-                ment d’Arab Cola, lancé en France en 2002 à l’adresse d’
tution de Coca Cola dans les divers établissements de la             « un peuple responsable et fier de son identité ». Avec, en
chaîne nationale de restauration rapide Bembos, concur-              ce cas, une préoccupation d’affirmation de soi sans exclu-
rente de McDonald’s – contraignant en réaction celle-ci à            sion du non-soi, sans rapport conflictuel au non-soi, que
également offrir Inca Kola. Scénario reproduit en Ecosse,            marquent en pointillé, dans les discours tenus, de fréquents
où l’ouverture de restaurants McDonald’s ne proposant pas            appels à l’ouverture ethno-culturelle. Idée retrouvant donc
le soda local, Irn-Bru, fit scandale. Ce produit, commercia-         la vocation pacifique énoncée d’emblée, par dénotation,
lisé depuis 1901 sous l’appelation Iron Brew, celtisée en            par les marques Salam et Salaam, comme l’explique ce
1946, dispose aujourd’hui de parts de marché équivalentes            consommateur : « Salam Cola, « Salam » ça veut dire bon-
à celles de Coca-Cola. Sous la pression consumériste, très           jour. C’est pas comme Muslim et Mecca, parce que Salam,
vive, McDonalds a également été contraint de servir l’Irn-           c’est vraiment de l’arabe. C‘était là avant même la religion
Bru dans ses points de vente.                                        musulmane. Ça vise plus la communauté maghrébine qui
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