NOCHE DE LA POESIA - FRANCOPHONIE 2023 - Madrid

La page est créée Gérard Giraud
 
CONTINUER À LIRE
NOCHE DE LA POESIA - FRANCOPHONIE 2023 - Madrid
FRANCOPHONIE 2023

NOCHE DE LA
POESIA
SOMMAIRE
 Introduction    1
 Andorre         2
 Belgique        2
 Canada          6
 France         11
 Haiti          15
 Liban          17
 Roumanie       18
 Sénégal        19
 Suisse         20
 Tunisie        22
INTRODUCTION
Cette brochure a été réalisée dans le cadre de la Nuit de la Poésie (Noche de la Poesía), que nous

célébrerons le 21 mars 2023 au théâtre de l'Institut français de Madrid.
Cette Nuit de la Poésie est organisée par les Ambassades francophones présentes en Espagne dans

le cadre de la Francophonie 2023 et fait suite à la date du 20 mars, qui est la Journée internationale

de la Francophonie, célébrée dans le monde entier. Cette date fait référence à la naissance, le 20

mars 1970 à Niamey (Niger), de l’Agence de coopération culturelle et technique, qui allait devenir
ensuite l’Organisation internationale de la Francophonie.

La Francophonie, ce sont tout d’abord des femmes et des hommes qui partagent une langue

commune, le français, dont l’Observatoire de la langue française estime le nombre de locuteurs à
321 millions, répartis sur les cinq continents.

Cette année, la Journée internationale de la Francophonie célèbrera la création culturelle

francophone. La date de la Nuit de la Poésie, le 21 mars, correspond également à la Journée
internationale de la poésie qui a lieu dans le monde entier. Cet événement est donc l'occasion de

célébrer la diversité francophone dans le monde, et en particulier la diversité de sa poésie.
Animé par le slameur français Jérôme Pinel qui sera accompagné de deux musiciens, cette soirée a
pour objectif de proposer au public de partir à la découverte de poètes et d’auteurs de pays

différents qui ont choisi de rédiger leurs textes poétiques en langue française. Dans ce but, les
Ambassades francophones ont sélectionné elles-mêmes quelques textes que le slameur mettra

ensuite en voix lors de l’événement.
Vous pourrez donc retrouver dans cette brochure l’ensemble des textes choisis par les Ambassades
francophones pour cette soirée. Certains seront lus par l’un des nombreux Ambassadeurs

francophones qui ont souhaité intervenir ce soir-là, d’autres ne pourront pas être lus par Jérôme
Pinel.

            NOUS VOUS SOUHAITONS DE BELLES ET POÉTIQUES
                          DÉCOUVERTES,

     L’ENSEMBLE DES AMBASSADES FRANCOPHONES D’ESPAGNE.
                                                                                                         1
AMBASSADE D'ANDORRE
         TERESA COLOM - LUMIÈRE DU POÈME

 Toujours on court vers le poème :
 le reste n’est que ténèbres.
 Lorsqu’on y est, surtout ne pas l’égrener :
 on a peur de ne pas y arriver.
 C’est comme dans les cauchemars d’enfants
 — Quand le couloir nous engloutit —,
 la salle à manger est notre seul salut.
 En revivant le cauchemar on ne remarque pas
 que la salle à manger est le lieu
 où nos créateurs laissent la lumière allumée.
 Et jamais nous ne décrivons cette pièce.
 Courir vers la lumière du poème.
 En ouvrir la porte et se réveiller
 autant de nuits qu’il faudra.

                                  AMBASSADE DE BELGIQUE
                     ET WALLONIE BRUXELLES INTERNATIONAL
EMILE VERHAEREN - UN MATIN

Dès le matin, par mes grand’routes coutumières          Par des sentiers sous bois dont je mâche les feuilles.
Qui traversent champs et vergers,                       Il me semble jusqu’à ce jour n’avoir vécu
Je suis parti clair et léger,                           Que pour mourir et non pour vivre :
Le corps enveloppé de vent et de lumière.               Oh ! quels tombeaux creusent les livres
Je vais, je ne sais où. Je vais, je suis heureux ;      Et que de fronts armés y descendent vaincus !
C’est fête et joie en ma poitrine ;                     Dites, est-il vrai qu’hier il existât des choses,
Que m’importent droits et doctrines,                    Et que des yeux quotidiens
Le caillou sonne et luit sous mes talons poudreux ;     Aient regardé, avant les miens,
Je marche avec l’orgueil d’aimer l’air et la terre,     Se pavoiser les fruits et s’exalter les roses !
D’être immense et d’être fou                            Pour la première fois, je vois les vents vermeils
Et de mêler le monde et tout                            Briller dans la mer des branchages,
A cet enivrement de vie élémentaire.                    Mon âme humaine n’a point d’âge ;
Oh ! les pas voyageurs et clairs des anciens dieux !    Tout est jeune, tout est nouveau sous le soleil.
Je m’enfouis dans l’herbe sombre                        J’aime mes yeux, mes bras, mes mains, ma chair, mon torse
Où les chênes versent leurs ombres                      Et mes cheveux amples et blonds
Et je baise les fleurs sur leurs bouches de feu.        Et je voudrais, par mes poumons,
Les bras fluides et doux des rivières m’accueillent ;   Boire l’espace entier pour en gonfler ma force.
Je me repose et je repars,                              Oh ! ces marches à travers bois, plaines, fossés,
Avec mon guide : le hasard,                             Où l’être chante et pleure et crie
                                                        Et se dépense avec furie
                                                        Et s’enivre de soi ainsi qu’un insensé !
                                                                                                                    2
AMBASSADE DE BELGIQUE
       ET WALLONIE BRUXELLES INTERNATIONAL

NORGE - SEMAINE,                                       BENOÎT COPPÉE - AU FIL DES MOIS,
DES POÈMES DE NORGE                                             RÉSONANCES D’ENFANCE
Lundi, mardi, mercredi :                                                         Janvier dépose un flocon blanc
Roulis, fourbis, cliquetis.                                                           Sur les cheveux de février
Cœurs et jours à folles ailes                                                     Dernières neiges et lentement
Dans leur fuite de gazelles.                                                Les jours s’allongent, mars a gagné !
Jeudi : soucis.
Vendredi : giboulis. torticolis.                                              Poisson d’avril, oeufs des jardins,
Joues au vent, à petits sauts                                                       Muguet de mai, fête de juin
Joutent les jours jouvenceaux.
De lundi à samedi.                                                                Coquelicot, douillet, coquet,
La course aux maravédis.                                                         Monsieur Soleil attend juillet,
Florins, francs, ducats, roupies !                                                    Petit pipi sur l’autoroute
Tournez les ans. les toupies.                                                    Bagages, amis, vacances d'août
Les monts, les mers, les mâtures
Et plusieurs lunes futures.                                                      Septembre repeint ta chambre
                                                                                   Un oiseau frappe au carreau
Mais où est, fleur de pervenche                                              Toc-toc ! Toc-toc ! Toc-t…octobre
Sur son ineffable branche,                                                  Et glissent les traîneaux, novembre
Naïve et douce de hanche.
Ma dimanche ?                                                                                            Alors,
O ma dimanche.                                                                             Une étoile s’avance
                                                                                 Déroule ses cadeaux, ses idées
                                                                                 Décembre annonce les baisers
LAURENCE VIELLE - MESSAGE À L’AVENIR                                                    D’une nouvelle année

Je t’écris d’un pays où le pôle nord a changé de cap
les moteurs dévastent l’air
                                                          nos frères meurent de faim de froid
noircissent nos poumons
                                                          à même les trottoirs aux pays des nantis
les enfants galopent dans des écrans
                                                          les plus âgés croupissent dans les mouroirs
les animaux sont abattus à grande vitesse
                                                          l’eau la belle eau la ruisselante
pour fournir à nos panses viande terne
                                                          nous la filtrons pour apaiser nos soifs
on achète on consomme on jette
                                                          Dans ton coeur qui demain battra
notre temps file file et file
                                                          un peu du mien y chantera
nous construisons l’arme qui nous tue tous
                                                          chante oui chante le demain d’aujourd’hui
en poussant juste sur un bouton
                                                          tu lis ces mots c’est que tu vis
nous divisons la planète par lignes invisibles
                                                          célèbre la vie qui passe
interdit de les franchir si tu demandes asile
                                                          marche marche arpente les chemins
nous rêvons de conquérir l’espace
                                                          et de tes mains à d’autres reliées
pour affamer une autre terre
                                                          aime oui aime le monde qui est tien
                                                          et de tes lèvres et de ton souffle
                                                          invente les mots de ton poème
                                                          chair lumineuse aux enfants de demain.

                                                                 Laurence Vielle | Poète National                   3
AMBASSADE DE BELGIQUE
     ET WALLONIE BRUXELLES INTERNATIONAL
                 LAURENCE VIELLE - LETTRE D’AMOUR À BRUXELLES

    Bruxelles aux tavernes qui brillent dans les jours
  courts d’hiver, phares d’une grande mer tu viens t’y
                           réchauffer
Bruxelles la joyeuse multilingue tu dis couque chouke                      Bruxelles des technocrates
                manneke dikkenek et fritkot                     Bruxelles aux nuits trouées de jour aux jours
     Bruxelles où se démènent les héros bafoués des                                 troués de nuit
                      grandes traversées                                 les pipes ne sont pas des pipes
   Bruxelles je marche à grandes jambes je t’arpente                       le ciel vole dans les oiseaux
prends-moi dans tes plis caresse-moi sous ton ciel bas      Bruxelles où passent Cliff Rimbaud Verlaine foire
                          enivre-moi                                                   du midi
     brussel au Palais de Justice gigantesque gâteau                      un coup de révolver résonne
   schieve architecte sans plan pour l’avenir, tous les                            trous de balles
           paumés du monde peuvent s’y abriter                       fritkots et smoutebollen s’emballent
       Bruxelles aux vélos sans pistes aux embout’                              t’as pas cent balles ?
             emmène-moi dans ton sac à main                  Bruxelles des néons roses et mon amour y passe
Bruxelles aux arbres qu’on fauche aux espaces verts en                              pour toujours
  disparition aux renards qui courent la nuit dans les        Bruxelles des trains des train-train quotidiens
                             ruelles                        Bruxelles faut la peindre faut la chanter la danser
   Bruxelles qui tient encore ajustées les pièces d’un                 la dorloter la rafistoler la reverdir
puzzle chiffonné entre les doigts des ministres voraces                    des grands jardins potagers
                   Bruxelles des perruches                   à chaque déclaration obsolète d’un politique on
                         flèches vertes                                        fait pousser un arbre
      Bruxelles où nos peaux cibles dansent tous les           la ville est une forêt pour fleurir tes poumons
                            possibles                         je te le dis allez Brussel contre vents et marées
      Bruxelles où les semelles étrangères amènent                        Brussel avec vents et marées
semences fraîches pour réveiller nos visages endormis             Bruxelles de toutes les guiboles ville des
              ville d’eau aux canaux emmurés                                marcheurs des arpenteurs
                        langues de bois                         Bruxelles graffes-y tes rêves de ville à foison
 si la Belgique disparaissait il resterait encore Brussel                     c’est à toi c’est pour toi
     Bruxelles aux neuf sphères aux héros de bd qui           ton chant ta voix ton souffle tes pas façonnent
                     escaladent les murs                                              Bruxelles
   Brussel en travaux la sans-tunnels aux milliers de                   terre libre je te déclare ville libre
                           sentinelles                                           ah non peut-être ?
                         trop is te veel                    Brussel c’est une page blanche encore et tu l’écris
               Bruxelles XXL Brussel XXSmall                                  cette page est pour toi
      tu fais un pas tu es au Maroc un pas encore au                             Bruxelles je t’aime
  Matongué un autre pas marché chinois un pas plus
                                                                       Laurence Vielle | Poète National
              loin tu es au port passe la Senne
       Bruxelles des zinneke de toutes les parades
   le monde entier y passe aux passoires de l’Europe
                                                                                                              4
AMBASSADE DE BELGIQUE
ET WALLONIE BRUXELLES INTERNATIONAL

   FREDERIC SAENEN - JE PENSE À JACQUES BREL

               Sous un couvercle d'ombre
                Ou dans le vent limpide
              Quand les heures sont pleines
                  Mais les minutes vides
               Qund l'amour vibre à peine
                 En absurde décombre,
                   Je retombe du ciel,
                 Je pense à Jacques Brel.

                Qund mon passé d'enfant
               Crache à mon nez d'adulte,
                Qund la tendresse fausse
                Prend le pas sur l'insulte
                Et qu'au bord de la fosse
                 Le temps ricanne blanc
               Tout sel, tout gel, tout fiel,
                 Je pense à Jacques Brel.

                  Qund mon frè̀re défie
                 D'On va frérer encore !
                  La faillite des choses,
                    Les ironies du sort
                     Et la risible rose,
                Quand s'entrouvre ma vie
                Comme un huis de bordel
                 Je pense à Jacques Brel.

                    Et si la voix s'éteint
                  Tout soudain d'un ami
                  Qu'on ne reverra plus,
                 Âme et corps en semis,
                     Si le futur est nu
                  Et qu'il n'y a plus rien,
                   Ni retrait ni attaque
              Je pense à Jacques, Jacques ...
                                                5
AMBASSADE DU CANADA

        JOSÉPHINE BACON - BÂTONS À                                   JOSÉPHINE BACON - UN THÉ DANS LA
                 MESSAGE /                                              TOUNDRA / NIPISHAPUI NETE
           TSHISSINUASHITAKANA                                                  MUSHUAT

       Ma vie me parle                                                      Tu es musique
       D’où arrives-tu                                             Tes nuages sont sans frontières
                                                                       Quand ils s’approchent
       Je ne te vois plus                                           Leurs odeurs se parfument de
          sur ta terre,                                                         brume
     Je ne t‘entends plus                                          Tu danses la pureté des gouttes
        quand tu rêves                                                     Les yeux éteints
                                                                        Je perçois ta beauté
     j’ai perdu tes traces                                                   Tes mélodies
                                                                         Je dépose du tabac
       où sont passés                       la vraie terre           En offrande sur une pierre
  les chemins de portage ?                     la forêt                 Je te suis redevable
                                            qui m’appelle                  Pour ma liberté
     On dévie tes rivières
  les lacs crient et t’invitent              je m’assois               Je ne sais pas chanter
         à les secourir.                    pour trouver               Pourtant, dans ma tête
                                               la paix.                  Un air me rappelle
    On semble m’appeler                                                  La verte Toundra
    à monter dans le bois,             Ma peine m’est venue
là-bas, à l'intérieur des terres,          d’une parole,                  Mon corps s’appuie
           notre terre.                                                    Sur une présence                 Ébahie, je vois
                                          un soir d’orage,
                                                                                Invisible                       Loin
                                       alors que le tonnerre
     Il y a si longtemps                     réclamait                      La ville où j’erre
   que je n’ai pas vu l’Innu                                       Et l’espoir que tu m’accueilles   Tu me promets une terre pure
                                     une tendresse silencieuse,
     passer en traineau                                                     Puisque je suis                  Où tu existes
    semble-t-il me dire.                                                           Toi                   Missinak m’abreuve
                                             son sourd
                                                                                                      Papakassik court avec moi
                                      que seule la pluie écouta
     Où sont donc passés                                                  Jambes fatiguées               Le lichen me nourrit
         Les Innus ?                                                 J’avance, j’avance, j’avance    La mousse soigne mes larmes
                                        Mon rêve ressemble
                                             à une paix                Pas lents, pas accélérés
  Où sont passés les arbres                                               J’ai vieilli depuis         Je reviens à la grande étoile
                                             qui se bat
   qui poussaient quand                                                                                         Mon guide
                                        pour sa tranquillité.
      je grandissais ?                                                          Nue                       C’est ici que je danse
                                                                        Tu m’offres l’horizon          Avec les aurores boréales
                                     Je connais des grands-pères
    L’intérieur des terres                                                                             Étendue, je n’agonise pas
                                     je connais des grands-mères
          a été vidé                enfant égaré, retrouvé comme
                                                                                                        J’ai grandi avec l’espace
                                             un souvenir
       Je pleure, je ide                                                                                  Les voix sont simples
           mon âme                                                                                       Parfois j'emprunterais
                                           Suis-je moi ?
       de souffle court,                                                                                  Les mots des poètes
                                          Suis-je innue ?
     assez pour respirer,                                                                                        Tu es là
                                      Suis-je dans mon rêve ?
      assez pour espérer                                                                                        Je suis là
                                                                                                              C’est chez toi
                                        Celui qui crie la terre
                                                                                                              Que tu me fais
                                        sonne comme l'echo
                                                                                                           Entendre la Terre
                                         de mes semblables

                                            il nous voit.

                                                                                                                               6
AMBASSADE DU CANADA
                            LOUISE DUPRÉ - EXERCICES DE JOIE

Les femmes qui ont habité        avant d’être condamnés           tu dis compassion         même si le sic̀le s’enfonce
        ton nom                          à l’oubli                     ou bonté                  dans la mer

    tu les as quittées               c’est si vite effacé           en te dressant            comme un paquebot
   l’une après l’autre                un tableau noir           contre la langue létale           éventré
                                                                   qu’on t’impose
    dans leurs robes               si fragile, la mémoire                                    il y a eu des orchestres
       démodées                          des livres                  c’est partout          capables d’accompagner
                                                                                                    leur noyade
  et te voici maintenant          qui tentent de résister        c’est patience et ruse
             nue                  à toutes les pollutions      qui piratent chaque jour      il y a eu des désespoirs
      devant le miroir                                                   la tête             qui ont trouvé courage
                                 tu empruntes aux siècles                                           jusqu’à la fin
      te voici visage                      anciens                comme un réseau
     videm vaisseau                  la voix des pendus             mal protegé              tu ne veux pas mourir
         fantôme                                                                                 avant la mort
                                     implorant la pitié        tu souhaiterais parfois
     ville sans patrie            de leurs frères humains            l’amnésie                    et tu comptes
       et tu écoutes                                                                               sur tes doigts
        tranquille                 mais tu ne crois pas            mais tu choisis           les années qu’il te reste
  la mélodie du monde                    pouvoir                    la souffrance
                                    ébranler les murs                                             en cherchant
    en laissant surgir                                         plutôt que de renoncer          de quelle résistance
       des images                 érigés aux quatre coins          à l’inquiétude                  te réclamer
  qui ne te blessent plus               de la honte                   du monde
                                                                                                 sinon de la vie
 tu cherches depuis peu                c’est partout              le poème ressucite            que tu veux user
       à pratiquer                      et tout près                  des paroles               jusqu’à la corde
       la douceur                                                     assassinées
                                    comme une fièvre                                               tu reviens
 comme une discipline                 sans remède                il dépose des oeillets         au verbe vouloir
     de combat                                                       sur le malheur
                                         un acide                                                tu le répètes
  une charité à te faire            qui gruge la raison            afin de le rendre      comme s’il pouvait se montrer
    à toi-moi-même                                                   supportable              assez bienveillant
                                     on te rend folle
    toi, la mendiante                  et tu le sais           le poème est une prière       pour apaiser tes pleurs
  de minuscules joies                                                 secrète
 arrachées à la détresse       mais tu préfères ton tourment                                     et sans attendre
                                        à la maladie             une nuit qui désire           le moindre secours
    tu es une glaneuse              des coeurs endurcis             faire entendre
         fouillant                                               les opéras du passé             tu lèves le regard
    dans les poubelles            tu apprivoises ton élire                                  vers l’espérance de l’aube
                                        et tu écris                tu chantes faux
      et tu recycles                                               et mal et misère             et tu l’accueilles
 fleurs séchées, bibelots             malgré la peur                                             dans ta paume
        ou poèmes                 qu’on te coupe la main           mais tu chantes

    mille fois récités          tu cherches des synonymes          car rien ne sert
     dans les écoles                    modernes                    de larmoyer
                                       au mot merci
                                                                                                                      7
AMBASSADE DU CANADA
                                                     RODNEY SAINT-ÉLOI - NOUS NE
                                                TRAHIRONS PAS LE POÈME, MÉMOIRE
      je ne suis pas un guerrier
   la guerre n’est pas mon métier                                     D’ENCRIER
        je ramasse mes visages                    pierres faites grêle
       fais le tour de la maison                    pour atteindre
        pour ancrer le souvenir                      les os du ciel
          le piroguier avance                           je calque
                                                                                            je suis le vent
            ondule mes sens                      divague aquatique
                                                                                         le sourcier chante
             eaux profondes                           dérive azur
                                                                                               bon vent
             je saute caïman                     émerge eucalyptus
                                                                                    à l’enfant qui féconde les
              m’endors ville                             je dis je
                                                                                                 eaux
            me réveille forêt                               rien
                                                                                             bonne route
                  marron                        rien qui puisse trahir
                                                                                    à la fleur qui enchante le
              j’habite infini                              le cri
                                                                                                regard
       la nuit les métamorphes                      fragile bateau
                                                                                              bonne mer
        je suis un être humain                            résiste
                                                                                    à l’île qui arrime les ciels
           je m’appelle volan                          cri vibrant
     signe les tumultes limpides                au corps des typhons
                                                                                   ne mange pas de la main
                                                                                             droite
          fenêtre sur bleu                              je suis noir
                                                                                  ce qu’offre la main gauche
          tilleul de la cour                      cormoran ou goéland
                                                                                  donne ta chemise aux cerfs-
       colline contre colline                  mes ailes ne changent rien
                                                                                             volants
              je marche                          à la couleur de la pluie
                                                                                  confie ta part de merveilles
       brindille forêt boréale                     je suis noir de peau
                                                                                     aux guerriers de silice
                                                        noir de jour
            je compte                                  noir de nuit
                                                                                   assigne ta voix aux cachots
     mortel parmi les mortels                   si cela ne te convient pas
                                               dis-moi tout simplement
                                                                                           le sourcier dit
           je dis humain                     tu ne ressembles pas à ta race
                                                                                  ta maison ne t’appartient pas
      au carnaval des ombres            je te répondrai que je n’ai pas de race
                                                                                     la maison appartient à la
                                                                                                pluie
          visage contre visage               je dirai un jour mes credos
                                                                                   la maison appartient à l’air
              ni moins triste                     j’écrirai mon histoire
                                                                                   ne construis pas de grattes-
      ni moins idiot qu’un autre                    arrêtez vos larmes
                                                                                                ciels
          la joie aux poumons                    je serai ingouvernable
                                                                                  ne construis pas d’autoroutes
         la colère aux viscères              personne ne volera ma voix
                                                                                      le ciel sauve les nuages
le soleil bat le tambour dans ma tête      personne ne volera mon corps
                                                                                      le ciel déride les morts
      d'où mon rire extravagant               j’aurai un lit pour la bonté
                                                                                           fais-toi chant
                                             des sentiers pour la lenteur
       je tourne ma langue                   un continent pour l’amour
               sept fois                  une famille pour les monarques
             ma bouche                    ma voix ouvrira la porte des exils
             me déclare                      demain ma douleur étoilée
               gouffres                   dira la douceur du poisson rouge
                gravats                     je ferai provision de voyance
     oiseau des marées noires              et mes ombres auront le visage
                                                de mes vieilles légendes
                                                                                                                   8
            je serai terre
AMBASSADE DU CANADA

                  AMÉLIE PRÉVOST - UNE HISTOIRE VRAIE

                                              Ce serait une histoire vraie. Ou pas.
 Une histoire qu’on n’a jamais fini de raconter L’histoire d’une famille, ou celle d’un peuple Non, ce serait plutôt
                                                  l’histoire de deux amoureux
  la passion d’une femme et un dieu qui referaient le monde ensemble Ça commencerait un soir de mai, dans la
                                                      lumière rose d’un pré
il y aurait des étoiles et un lac, le reflet d’une chevelure et l’onde circulaire d’une larme qui tombe dans l’eau Une
                                             main géante sur une épaule blanche
                                      Il y aurait des branches grises et des bourgeons
                       qui déplient très lentement leur mystère pour ombrager les balançoires
          Ce serait l’histoire d’un gamin, sur cette balançoire qui regarde le ciel et le sol et le ciel et le sol
                       et le bout de ses pieds dans le vide tout étourdi de rêves qui en resteront
                                     ou se transformeront en pas de géant sur la lune
                           Ce serait une histoire de grandes idées et de grandes découvertes
                                    L’histoire d’une nature comme un coffre au trésor
                                            dont on déchiffrerait la combinaison
                                           à force de sagesse et de cahiers de notes
de sarraus blancs, dans des maisons remplies de fioles et curiosité Il y aurait des tablettes de bois empoussiérées
                                   et des centaines, des milliers, des millions de livres!
                           Et de regards illuminés qui se croisent au dessus d’un microscope
 ou d’un corps qui se ranime dans un hôpital de fortune, une tente prospecteur Un éclaireur, une allumette, une
                                                            explosion
                                           Ce serait une histoire de poudre à canon
                                     ou celle d’un mineur qui se crache les poumons
                            entre les miettes d’un pain rassis et les pleurs d’un bébé de trop
                                     désespérément accroché à un sein fatigué et sec.

                                                   Il y aurait des linceuls
                             et des drapeaux défripés par la jeunesse, un matin d’élections
                                            Et puis la déception des perdants
                           Leur grave solitude qui rentre en métro, un masque sur la bouche
                                              pour éviter de manquer d’air
                                                pour éviter de crier, aussi
                   il y aurait des baillons et des mascarades des carnavals, seins nus et emplumés
                                        des rapaces, prêts à vous arracher l’espoir
                                      Ce serait l’histoire sans fin de l’acteur aviné
                                   qui se cherche une scène dans l’œil de la serveuse
        Il y aurait là des chansons à boire et des anecdotes banales des mers d’alcool et des bateaux à voile
                              des horizons miroitant, des mouettes des sirènes, peut-être!
                                  En tout cas, il y aurait des baleines et des planctons
                              des bas-fonds et des poissons lanternes éclairant des épaves
   Il y aurait eu la mort lente et solitaire d’un naufragé avalé par les vagues des tempêtes, le calme juste après
                                                    Et des silences plats

                                                                                                                         9
AMBASSADE DU CANADA
                   AMÉLIE PRÉVOST - UNE HISTOIRE VRAIE
              Ce serait l’histoire d’un monde perdu en lui-même trop grand pour tenir sur une bille
                                     L’histoire d’une implosion à l’heure de pointe
                             quand trop de monde en même temps cherche à s’en sauver
                          Une histoire racontée à toute vitesse sans égard pour les nuances
     Comme le road movie de trois gars, fenêtres ouvertes qui ne reviendraient jamais de leurs imprudences
                                             Et puis, les pleureuses au salon
      et le monde autour qui continuerait de tourner, brûlant et qui se mangerait, se cracherait en lambeaux
                                               Dans cette histoire terrible
                                    il y aurait des pieds sales sur des prélarts usés
                                         des ventres creux et des ongles cassants
    Tout un siècle de poussière, de pillages et de barbarie Il y aurait des hommes, forts comme des montagnes
roulant d’énormes pierres pour bâtir des palais, des pyramides, des forteresses Les rouages de ce monde seraient
                                               huilés à la sueur et au sang
                        Il y aurait des rois de fer, fiers, barbus et gras des banquets, des bals
                         et des reines dans des robes à paniers brodées de la misère féodale
                                    des ballots de foins, fin août-début septembre
sur lesquels un palefrenier retrousserait vite fait les jupes de la laitière et elle mourrait en couche, neuf mois plus
                                                             tard
                                      le nez et le cœur gonflés de l’odeur des lilas.

                                Cette histoire-là serait pleine d’erreurs et de honte
                                                 Bourrée d’iniquités
 Ce serait une histoire qu’on n’a jamais fini de raconter et en plein cœur cette histoire, il y aurait vous et moi il y
                                                   aurait nous tous
           et nous n’aurions plus peur d’en connaître la fin parce qu’on se saurait capable d’en décider

                       AMÉLIE PRÉVOST - POUR QUE J’EXISTE
                                               Par quel hasard inouï
                               ai-je la chance d’être au monde ici et maintenant?
                     Avec mes libertés ramifiées dans la chair avec l’abondance et la facilité
                            avec tous les possibles fragiles venus d’un autre temps
                                                avec, en moi, la vie
                                           de toutes les femmes d’avant.

                                            Épouilleuses de marmaille
                            arides espoirs aux ventres trop féconds dans des huttes
                        cabanes de fortune où se donnait la vie entre deux peaux de daim
                                 et trois pointes de lance au cœur du quotidien

                   Cueilleuses de petits fruits dans des paniers tressés comme leurs cheveux
                            et comme les fils des tapisseries racontant l’impossible
                              qu’elles savaient tisser mieux encore que des rêves                                         10
AMBASSADE DU CANADA
                  AMÉLIE PRÉVOST - POUR QUE J’EXISTE (SUITE)

   Jambes lourdes aux marches lentes sur les chemins
                          boueux
 en bas de soie raccommodés faits main les soirs d’hiver       grandes liseuses en cachette les soirs de couvent
                   avec les craquelures                                   quand, après le feu couvert
aux doigts de blanchisseuses aux épluchures de pommes            les questions fusaient dans le silence austère
            pelleteuses de roches et de fumier                              d’une solitude résignée

  Braves fuites, traversées périlleuses depuis un autre                         mais résiliente
                         continent
                   le vent dans les voiles                           Cavalières autrices à l’œuvre travestie
  de leurs mariages forcés de leurs deuils prématurés                     le nom de quelqu’un d’autre
de leurs dévotions de dernier recours pour échapper à la       sur la couverture bandée comme un arc pour que
                           misère                                             tous les mots flèchent
                                                                     jusqu’à la cible entre les yeux lecteurs
Sorcières, putains ridées de honte scandaleuses filles de
              l’amour ravalant leur naïveté                       Têtes fortes, cheveux courts allumeuses de
 une larme à la fois une insulte à la fois une flamme à la             cigarettes suffragettes enragées
                 fois par trop d’ignorance                                     la lippe écumante
                                                                             des chiennes de garde
         Enrubannées de soie cadeaux de chair                  siégeant sur leurs petites victoires à défaut d’un
 écarlate de poudre ou de gêne les yeux baissés, noircis,                          digne trône
              mouillés loyal service délicat                                à la tête de l’assemblée
                   portant la porcelaine
               et l’uniforme règlementaire                     Danseuses de grand ballet chanteuses de cabaret
                                                                 bergères et aubergistes les jupes ramassées
   Grand-mères boudinées de corsets cheveux cousus,                           le regard enligné
      chevilles cassées dans de petits souliers vernis                  vers la suite du monde vers
 bras blancs comme des vierges en plâtre le dos raidi par                            moi
                   les bancs de bois dur
                                                               Qui peux tout, mais ne fais presque rien et qui les
  Au chevet, nuit et jour de quelque grabataire miasmes                              remercie
                           étouffants                                         j’ai tout leur héritage
                  lésions, fluides, sécrétions                          qui me donne souffle, voix et soif
À tiédir les froideurs de l’agonie l’humaine sans trousse et    et je m’abreuve au sang qu’elles ont versé pour
                         sans salaire                                        que j’existe si aisément
                     mais le plexus ouvert                       espérant de tout cœur que nos filles, demain
                                                                    pourront dire de moi qu’à défaut d’avoir
     grandes liseuses en cachette les soirs de couvent          contribué j’aurai au moins préservé des acquis
                quand, après le feu couvert                                 et honoré leur mémoire
   les questions fusaient dans le silence austère d’une
                    solitude résignée

                      mais résiliente

                                                                                                                11
AMBASSADE DE FRANCE

  LOUIS ARAGON - LES YEUX                                   AIMÉ CÉSAIRE - CÉRÉMONIE
          D’ELSA                                          VAUDOUE POUR SAINT JOHN PERSE
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
         J'ai vu tous les soleils y venir se mirer                 celui qui balise l’aire d’atterrissage des colibris
          S'y jeter à mourir tous les désespérés            celui qui plante en terre une hampe d’asclépias de Curaçao
  Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire        pour fournir le gîte aux plus grands monarques du monde
                                                                 qui sont en noblesse d’exil et papillons de passage
       À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent               celui pour qui les burseras de la sierra
          L'été taille la nue au tablier des anges              suant sang et eau et plus de sang que d’eau et pelés
  Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés               n’en finissent pas de se tordre les bras
                                                                     grotesques dans leur parade de damnés
   Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
  Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit          celui qui contemple chaque jour la première leerte
    Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie                                   génétique
      Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure                         qu’il est superflu de nommer
                                                                            jusqu’à parfait rougeoiement
      Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée             avec à recueillir le surplus de forces hors du vide historique
     Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
  Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs                    le chercheur de sources perdues
     L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé                        le démêleur de laves cordées

  Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche                    celui qui calcule l’étiage de la colère
        Par où se reproduit le miracle des Rois                      dans les terres de labour et de mainbour
    Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois          celui qui du sang rencontré la roue du temps et du
     Le manteau de Marie accroché dans la crèche                                   contretemps
                                                                mille fois plus gémissante que norias sur l’Oronte
      Une bouche suffit au mois de Mai des mots
    Pour toutes les chansons et pour tous les hélas           celui qui remplace l’asphodèle des prairies infernales
  Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres           par –sacrale- la belle coiffure afro de l’haemanthus
    Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux        -Angela Davies de ces Linux- riche de toutes les épingles
                                                                              de nos sangs hérissés
        L'enfant accaparé par les belles images
      Écarquille les siens moins démesurément                                (le vit-il le vit-il l’Etranger
   Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens             Plus rouge pourtant que le sang de Tammouz
    On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages                            et nos faces décebales
                                                                            le vit-il le vit-il l’Etranger?)
    Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
     Des insectes défont leurs amours violentes                                     phlégréennes
       Je suis pris au filet des étoiles filantes                                 oiseaux profonds
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août                     tourterelles de l’ombre et du grief
                                                                               et que l’arc s’embrase
         J'ai retiré ce radium de la pechblende                              et que l’un à l’autre océan
        Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu               les magmas fastueux en volcans se répondent pour
          Ô paradis cent fois retrouvé reperdu                  de toutes gueules de tous fumants sabores honorer
   Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes                            en route pour le grand large
                                                                   l’ultime Conquistador en son dernier voyage
      Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
   Sur des récifs que les naufrageurs enflammé rent

                                                                                                                       12
       Moi je voyais briller au-dessus de la mer
     Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
AMBASSADE DE FRANCE
                             PAUL ELUARD - AU FOND DU COEUR
Au fond de notre coeur, un beau jour, le beau jour de tes yeux continue. Les champs, l’été, les bois, le fleuve. Fleuve
 seul animant l’apparence des cimes. Notre amour c’est l’amour de la vie, le mépris de la mort. A même la lumière
contredite,souffrante, sans croissance ni fin, un jour sur terre, plus clair en plein terre que les roses mortelles dans
                                                  les sources de midi.
  Au fond de notre cœur, tes yeux dépassent tous les ciels, leur cœur de nuit. Flèches de joie, ils tuent le temps, ils
                                     tuent l’espoir et le regret, ils tuent l’absence.
                        La vie, seulement la vie, la forme humaine autour de tes yeux clairs.

                                    FRANCIS PONGE - L’HUÎTRE
       L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie,
   brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au
creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y
coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds
                                                 blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les
  cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et
              verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
             Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

        PAUL ELUARD - JE T’AIME                                        RENÉ CHAR - LEÇON SÉVÈRE

   Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues                        Le saut iliaque accompli
         Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu                         L’attrait quitte la rêverie
     Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud               L’aimant baigné de tendresse est un levier mort
        Pour la neige qui fond pour les premières fleurs                            Les tournois infantiles
        Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas                      Sombrent dans la noce de la crasse
                        Je t’aime pour aimer                                      Le relais de la respiration
       Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas
         Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu                             L’air était maternelle
          Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte                           Les racines croissaient
                   Entre autrefois et aujourd’hui
  Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille                      Un petit nombre
            Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir                                A touché le jour
             Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie                               À la première classe
                          Comme on oublie                                     que l’amour forme à l’étoile d’enfer
        Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne                        D’un sang à jamais entendu
                             Pour la santé
           Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
           Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
            Tu crois être le doute et tu n’es que raison
            Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
                      Quand je suis sûr de moi.                                                                            13
AMBASSADE DE FRANCE

GUILLAUME APOLLINAIRE - LA CHANSON DU MAL-AIMÉ

    Et je chantais cette romance          D’attente et d’amour yeux pâlis
         En 1903 sans savoir                   Caressant sa gazelle mâle
  Que mon amour à la semblance               J’ai pensé à ces rois heureux
 Du beau Phénix s’il meurt un soir         Lorsque le faux amour et celle
   Le matin voit sa renaissance.           Dont je suis encore amoureux
 Un soir de demi-brume à Londres          Heurtant leurs ombres infidèles
    Un voyou qui ressemblait à              Me rendirent si malheureux
  Mon amour vint à ma rencontre           Regrets sur quoi l’enfer se fonde
      Et le regard qu’il me jeta       Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes voeux
  Me fit baisser les yeux de honte       Pour son baiser les rois du monde
    Je suivis ce mauvais garçon         Seraient morts les pauvres fameux
Qui sifflotait mains dans les poches    Pour elle eussent vendu leur ombre
Nous semblions entre les maisons             J’ai hiverné dans mon passé
  Onde ouverte de la Mer Rouge              Revienne le soleil de Pâques
   Lui les Hébreux moi Pharaon           Pour chauffer un coeur plus glacé
Oue tombent ces vagues de briques           Que les quarante de Sébaste
     Si tu ne fus pas bien aimée            Moins que ma vie martyrisés
   Je suis le souverain d’Égypte          Mon beau navire ô ma mémoire
    Sa soeur-épouse son armée                 Avons-nous assez navigué
   Si tu n’es pas l’amour unique          Dans une onde mauvaise à boire
  Au tournant d’une rue brûlant               Avons-nous assez divagué
  De tous les feux de ses façades           De la belle aube au triste soir
Plaies du brouillard sanguinolent           Adieu faux amour confondu
   Où se lamentaient les façades             Avec la femme qui s’éloigne
    Une femme lui ressemblant                  Avec celle que j’ai perdue
  C’était son regard d’inhumaine          L’année dernière en Allemagne
      La cicatrice à son cou nu                Et que je ne reverrai plus
    Sortit saoule d’une taverne            Voie lactée ô soeur lumineuse
    Au moment où je reconnus             Des blancs ruisseaux de Chanaan
   La fausseté de l’amour même          Et des corps blancs des amoureuses
    Lorsqu’il fut de retour enfin      Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
   Dans sa patrie le sage Ulysse        Ton cours vers d’autres nébuleuses
 Son vieux chien de lui se souvint       Je me souviens d’une autre année
   Près d’un tapis de haute lisse          C’était l’aube d’un jour d’avril
  Sa femme attendait qu’il revînt          J’ai chanté ma joie bien-aimée
     L’époux royal de Sacontale              Chanté l’amour à voix virile
      Las de vaincre se réjouit           Au moment d’amour de l’année
   Quand il la retrouva plus pâle

                                                                                14
AMBASSADE D'HAITI
                       LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT - ON MY
                                  MIND HAÏTI

                                                      Un jour les odeurs reviennent
          Pour Edwidge Danticat
                                                        Dans le lointain du monde
      Racinée dans la même mémoire
                                                    Reviennent du lointain du monde
                                                      Un jour les odeurs détournées
          “Ooh Georgia, no peace
                                                      Les odeurs un jour renaissent
                    I find
                                                           De l’éloigné du temps
           Just an old sweet song
                                               Celles de l’enfance les odeurs et celles fortes
               Keeps Georgia
                                                               d’aujourd’hui
                On my mind”
                                                         Mêlées à n’en plus avoir
            STUART GORRELL
                                                        Mêlées jusqu’au désespoir
          On ne quitte pas ce pays
            On ne le quitte pas                       Un jour le port d’une femme
                                                       Dans le lointain du monde
        Un jour on croit partir loin             Longeant lasse la poussière de ses rêves
             S’en aller à jamais                          Qui un à un se noient
      Laissant les nuages derrière soi                    Natifs de basses eaux
          Ivres de transhumance                           Un jour se démarche
             Lourds de fragilité                       Épuisant la vanité de la vie
            Laissant les nuages                    Et majestueux ses effluves retissent
     Nouer et dénouer haut perché(e)s                  Cette chanson d’un temps
       Leurs arabesques dans le ciel                   Pareille à un sanglot perdu

         Un jour on croit s’en aller                     On ne quitte pas ce pays
         Laissant la ville s’éteindre                      On ne le quitte pas
              Puis se raviver                             Toi-même ne s’en va
Phénix aux mille songes de désespoir repu(s)
   La pluie déraciner l’ultime dialogue          Un jour l’espoir et le désespoir fondus
          Des arbres avec la terre              Comme hier et demain à n’en plus savoir
                                               Comme ces échos du jour dans le sommeil
           Un jour on croit partir                   Perpétués à n’en plus pouvoir
               Laissant la mer                        Ces lambeaux de mémoire
                  Se rétrécir                  Ritournelles de l’enfance au soir de l’étoile
       De tant de deuils et de déchets
             Se taire les rivières                       On ne laisse pas ce pays
            Jusqu’à se consumer                           Ni même ne s’en va
       Telle l’ultime note d’un blues                        De cette terre
                                                            De cette femme
          On ne quitte pas ce pays
            On ne le quitte pas                              Sortir peut-être
                                                                Et encore

                                                                                                 15
AMBASSADE D'HAITI
                       LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT -
                                VOYAGE
            Quand j’étais jeune
              Je rêvais de vivre                   Maintenant que j’ai vécu
          A paris new York rome                     Partout je rêve de vivre
      Jérusalem Dakar ou Santiago                           Chez moi
         Maintenant que j’ai vécu                   Maintenant j’ai voyagé
    A paris a roma et a yerushalayim                     Que je voyage
     Que je connais new York Dakar                Jusqu’à en avoir le tournis
      Je rêve des lumières absentes                Aujourd’hui que mes pas
              De la ville natale                  Ont emprunté leur rythme
            Quand j’étais jeune             Au battement d’ailes sans fin du colibri
              Je rêvais de vivre                   l’envie me prend parfois
               Ailleurs partout                           de descendre
      Quelque part dans le monde                        en cours de route
J’enfourchais alors une branche d’arbre              et de rentrer chez moi
     ou l’une des nombreuses étoiles          de retrouver l’enfance sous le vieil
              de la nuit caraïbe                             acajou
              vaste et profonde                    pour une partie de billes
    comme seule en invente l’enfance         ou un corps à corps gorgé d’orgueil
               et je m’envolais
 (loup-garou insouciant et végétarien)           maintenant que j’ai voyagé
           Loin de mon quartier                          que je voyage
               Loin de ma ville                              la vie
  Avant que les notes fausses d’un coq             j’ai envie par moments
        Trahi par ses cauchemars                         de m’arrêter
          Ne viennent m’arracher             comme lorsque enfant nos semelles
           Aux tièdes clins d’œil                         vagabondes
      Des premiers rayons du soleil             nous ramenaient à la maison
            Quand j’étais jeune                    dans l’espoir de troquer
            Je rêvais de voyager               la sueur la poussière et la faim
                     La vie                       contre une bonne douche
        Je partirais vers un monde             des vêtements moins crasseux
                   Sans faim                      et un hypothétique repas
   Où les lumières auraient emprunté
     Leur éclat à nos rêves d’enfants              j’ai envie de tout arrêter
 Aux reflets argentés de la mer au soleil            et de rentrer au pays
             A l’eau de la ravine                         de l’enfance
  Qui accueillait nos ébats clandestins                  mais j’ai perdu
     Le lendemain des jours de pluie                  le chemin du retour
     Aux avions dont l’envol matinal
Se confondait avec la saison des cyclones        quelque rapace amblyope et
  Maintenant que je connais le monde                      gourmand
        Et la beauté de ses femmes                  aura gobé les cailloux
      Les yeux rieurs de ses enfants              que j’avais oublié de semer
L’arrogante impuissance de ses hommes

                                                                                       16
AMBASSADE DU LIBAN
             NADIA TUÉNI -                                   NADIA TUÉNI -
          FEMMES DE MON PAYS                              HOMMES DE MON PAYS

Femmes de mon pays,                              Dans nos montagnes il y a des hommes,
Une même lumière durcit vos corps,               ce sont des amis de la nuit;
une même ombre le repose;                        leurs yeux brillent du noir des chèvres,
doucement élégiaques en vos métamorphoses.       leurs gestes raides comme la pluie.
Une même souffrance gerce vos lèvres,            Ils ont pour maître l'olivier,
et vos yeux sont sertis par un unique orfèvre.   simple vieillard aux bras croisés.
Vous,                                            Eux,
qui rassurez la montagne,                        leurs mains sont de chardons,
qui faites croire à l'homme qu'il est homme,     leurs poitrines sanctuaires,
à la cendre qu'elle est fertile,                 "le ciel tourne autour de leurs fronts,
au paysage qu'il est immuable.                   comme un insecte lourd à la chaude saison".
Femmes de mon pays,                              Dans nos montagnes il y a des hommes,
vous, qui dans le chaos retrouvez le durable.    qui ressemblent au tonnerre, et savent que le monde est
                                                 gros comme une pomme

          NADIA TUÉNI - CÉDRES
  Je vous salue,                                        ANDRÉE CHEDIDE - CE QUE
  vous qui êtes,                                            NOUS SOMMES
  dans la simplicité dúne racine,
  avec la nuit pour chien de garde.
                                                    Tu es radeau dans l'éclaircie
  Vos bruits ont la splendeur deS mots,
                                                    Tu es silence dans les villes
  et la fierté des cataclysmes.
                                                    Tu es debout
  Je vous connais,
                                                    Tu gravites
  vous qui êtes,
                                                    Tu es rapt d'infini
  hospitaliers comme mémoire;
                                                    Mais tel que je suis
  vous portez le deuil des vivants,
                                                    que j'écris que je tremble
  cars lénvers du temps, cést le temps.
                                                    Je te sais parfois
  Je vous épèle,
                                                    refroidi de toi-même
  vous qui êtes,
                                                    quand les fables et le sel t'ont quitté!
  Aussi unique que le Cantique.
                                                    Je te sais
  Un grand froid vous habille,
                                                    Tantôt mutilé
  et le ciel à portée de branche.
                                                    Tantôt espace
  Je vous défie,
                                                    Tantôt épave
  vous qui hurlez sur la montagne
                                                    Ou illumination
  usant les syllabes jusquáu sang,
                                                    Je te sais disloqué par les parcelles du monde
  Aujourdh́ui cést demain dh́ier,
                                                    Mais je te sais
  Sur vos corps un astre couchant.
                                                    De face
  Je vous aime,
                                                    Dans la forge de ton feu.
  Vous qui partez avec pour bannière le vent.

                                                                                                     17
  Je vous aime comme on respire,
  vous êtes le premier Poème.
AMBASSADE DE ROUMANIE

BENJAMIN FONDANE - AUTOPORTRAIT

         N’est-il rien qui pût nous apaiser ?
       un peu de neige aux lèvres des étoiles,
       un peu de mort donnée en un baiser ?
  Moi-même dans tout ça – Qui donc - moi-même ?
          Fondane (Benjamin) Navigateur -             BENJAMIN FONDANE - ÉLÉGIE
           Il traverse à pied, pays, poèmes,
       le tourbillon énorme d’hommes morts         Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison
     penchés sur leur journal. La fin du monde       du passé, j’ai ouvert le piano aux dents jaunes
       le retrouva, assis, dans le vieux port* –      j’ai essayé ma voix comme un couteau cassé
                    jouant aux sorts.              ce n’est rien. Je vous dis que ce n’est rien. À peine
          Regarde-toi, Fondane Benjamin –             un souffle qui pourrait éteindre une bougie
       dans une glace. Les paupières lourdes.           un cœur usé qui craint les escaliers raidis
      Un homme parmi d’autres. Mort de faim.           une main qui tâtonne pour trouver une clé
                                                     qui n’ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis
                                                    longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis
                                                                        des traces.

                      BENJAMIN FONDANE - TOUT À COUP

 J’étais en train
 de lire un livre
 quand tout à coup                                 En ai-je vu
 je vis ma vitre                                   neiger la neige
 emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres   dans le cœur nu !
 Oui, il neigeait.                                 Ah Dieu ! Que n’ai-je
 La folle neige !                                  su garder dans mon cœur un peu de cette neige !
 Elle tombait                                      Toujours en train
 tranquille et fraîche                             de lire un livre !
 dans le cœur tout troué comme un filet de         Toujours en train
 pêche.                                            d’écrire un livre !
 C’était si bon !                                  Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre.
 et j’étais ivre
 de ces flocons
 heureux de vivre
 que ma main oublieuse, laissa tomber le livre !

                                                                                                     18
AMBASSADE DU SÉNÉGAL

LÉOPOLD SEDAR SENGHOR - FEMME NOIRE

 Femme nue, femme noire
 Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
 J'ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
 Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
 Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
 Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle

 Femme nue, femme obscure
 Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais
 lyrique ma bouche
 Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du
 Vent d'Est
 Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
 Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

 Femme noire, femme obscure
 Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux
 flancs des princes du Mali
 Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta
 peau.

 Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

 A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains
 de tes yeux.

 Femme nue, femme noire
 Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
 Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
 racines de la vie.

                                                                                19
AMBASSADE DE SUISSE

CHARLES-FERDINAND RAMUZ - DIMANCHE SOIR
On commence à danser, les filles rient,
les gros souliers vont battant la mesure,
et l’accordéon assis sur la table presse
et distend tour à tour ses soufflets aigres.

C’est l’heure où le soleil se couche,
la lune est ronde, l’air est bleu;
on dirait qu’une poussière d’étoiles
monte des champs avec la nuit.

Les cloches du dimanche ont sonné ce matin,
les cloches se sont tues,
mais il y a comme un souvenir qui reste d’elles
dans le balancement des arbres du jardin;
et les gens sur le seuil de leurs maisons regardent,
heureux de voir grandir la lune
à la cime des peupliers.

             CHARLES-FERDINAND RAMUZ - LES MAISONS

                                                 Les vieilles maisons sont toutes voûtées,
                                                      elles sont comme des grands-mères
                                        qui se tiennent assises, les mains sur les genoux,
                                          parce qu’elles ont trop travaillé dans leur vie ;
                                                   mais les neuves sont fraîches et jolies
                                                                  comme des filles à fichus
                                                         qui, ayant dansé, vont se reposer
                                                        et qui se sont mis une rose au cou.

                                                   Le soleil couchant brille dans les vitres,
                                                               les fumées montent dévidées
                                                            et leurs écheveaux embrouillés
                                                           tissent aux branches des noyers
                                                              de grandes toiles d’araignées.

                                                            Et, pendant la nuit, sur les toits,
                                               l’heure du clocher dont les ressorts crient –
                                                                       et le poids descend –
                                                                     s’en va vers les champs

                                                                                                  20
                                                                      et réveille subitement
                                                             toutes les maisons endormies.
AMBASSADE DE SUISSE

JEAN-JACQUES ROUSSEAU - LE VERGER DE MME DE WARENS

Verger cher à mon cœur, séjour de l'innocence,
Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense.
Solitude charmante, Asile de la paix ;
Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais.
                                                             JEAN-JACQUES ROUSSEAU -
Ô jours délicieux coulés sous vos ombrages !                 À MADAME LA BARONNE DE
De Philomèle en pleurs les languissants ramages,                     WARENS
D'un ruisseau fugitif le murmure flatteur,
Excitent dans mon âme un charme séducteur.
J'apprends sur votre émail à jouir de la vie :                               Virelai.
J'apprends à méditer sans regrets, sans envie                   Madame, apprenez la nouvelle
Sur les frivoles goûts des mortels insensés.                       De la prise de quatre rats;
Leurs jours tumultueux l'un par l'autre poussés                Quatre rats n'est pas bagatelle,
N'enflamment point mon cœur du désir de les suivre.                Aussi n'en badiné-je pas:
À de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre ;          Et je vous mande avec grand zèle
Plaisirs toujours charmants, toujours doux, toujours purs,    Ces vers qui vous diront tout bas,
A mon cœur enchanté vous êtes toujours sûrs.                    Madame, apprenez la nouvelle
Soit qu'au premier aspect d'un beau jour près d'éclore             De la prise de quatre rats.
J'aille voir les coteaux qu'un soleil levant dore ;              A l'odeur d'un friand appas,
Soit que vers le midi chassé par son ardeur,                    Rats sont sortis de leur caselle;
Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur ;                Mais ma trappe arrêtant leurs pas,
Là portant avec moi Montaigne ou La Bruyère,                     Les a, par une mort cruelle,
Je ris tranquillement de l'humaine misère ;                       Fait passer de vie à trépas.
Ou bien avec Socrate et le divin Platon,                        Madame, apprenez la nouvelle
Je m'exerce à marcher sur les pas de Caton :                       De la mort de quatre rats.
Soit qu'une nuit brillante en étendant ses voiles              Mieux que moi savez qu'ici-bas
Découvre à mes regards la lune et les étoiles,                  N'a pas qui veut fortune telle;
Alors, suivant de loin La Hire et Cassini,                     C'est triomphe qu'un pareil cas.
Je calcule, j'observe, et près de l'infini                     Le fait n'est pas d'une allumelle;
Sur ces mondes divers que l'Éther nous recèle                   Ainsi donc avec grand soulas,
Je pousse, en raisonnant, Huyghens et Fontenelle ;              Madame, apprenez la nouvelle
Soit enfin que surpris d'un orage imprévu,                         De la prise de quatre rats.
Je rassure en courant le berger éperdu,
Qu'épouvantent les vents qui sifflent sur sa tête ;
Les tourbillons, l'éclair, la foudre, la tempête ;
Toujours également heureux et satisfait,
Je ne désire point un bonheur plus parfait.

                                                                                                21
AMBASSADE DE TUNISIE
                     ZOUBEÏDA KHALDI - UNE TORCHE SVP!

             Jouer à saute-mouton
                                                                Ce n’est pas drôle d’avoir si peu de bol
        A fait sauter tous mes boutons
                                                                 De se sentir mal calibrée, écorchée,
       Et décollé mon étiquette de fille …
                                                                         Effilochée, ébréchée…
             Les choses ont empiré
                                                                 Que dois-jea jouter ou retrancher,
     Quand j’ai joué au ballon et aux billes…
                                                                      Coudre, couper ou coller,
                                                                       Pour être un être achevé,
        Me voilà traitée de garçon manqué,
                                                                     Enrichi, apaisant et apaisé ?
      A qui il manque on ne sait quel bout…
                  A peine debout …
                                                               En attendant, vais-je avoir de gros seins
 Et de fille tronquée, toquée, manquée, moquée,
                                                                   Ou une longue barbe en crin ?
               Marquée, naine et floue.
                                                                Que faire de ces manques à gagner ?
                                                                        Par où commencer ?
    Mais moi, même poisson, je veux voler ….
                                                                Comment me réparer, me rapiécer ?
       Au bout de moi-même, je veux aller.
                                                                   Comment rattraper, récupérer
        Je veux me multiplier, exploser…
                                                                 Et implanter les bonnes prothèses
           Qu’ai-je fait et qui ai-je lésé
                                                                  Pour que tous se sentent à l’aise,
             En me sentant ailée ?...
                                                                En espérant qu’il n’y ait pas de rejet.
        En voulant être sapeur-pompier,
            Trapéziste ou plombier ?
                                                                  En vérité, je n’arrive pas à saisir
    Pourquoi les jeux, les goûts et les métiers
                                                                   De quoi je suis censée guérir.
                 Sont-ils sexués…
                                                                  Être un garçon manqué, mutilé
   Et moi, des deux camps, honnie, renvoyée ?
                                                                  Allégé, allongé, demi-écrémé…
                                                              Ou une fille préfabriquée, déshydratée,
       Condamnée à perdre des deux côtés.
                                                                       Invertébrée, désossée,
       Malmenée, oppressée, dépossédée…
                                                                 Répondant aux normes agréées…
            Des deux bords, rejetée.
                                                              En robe ajourée ou cravate et complet …
           Qu’a-t-on à me reprocher ?
                                                                 Gris, noir, blanc, à pois ou zébré ?
            Une choquante pilosité
                                                             Comment y voir clair ? le saurai-je jamais ?
       De goût, de passions et de pensées ?
                                                                    Une torche, s’il vous plaît !
          Honte, complexes ou fierté ?

           TAHAR BEKRI - SI TOUTE L’ÉTENDUE T’EST ÉTROITE

         Si tes sentinelles n’aiment guère                         Si la mer n’est pas pour nourrir ton port
               Les oiseaux migrateurs                                        Mais les mille naufrages
         Si ta muraille a peur d’elle-même                                Si toute l’étendue t’est étroite
 Si ta tour de guet ne voit que des feux ennemis                     Si ta chanson est une corne de brume
               Si tu te cernes de fossés                        Si ton rivage est un cimetière pour les errants
Comment peux-tu aimer le salut des voyageurs ?                  Comment ta main peut-elle être hospitalière ?

                                    Si ta porte n’est pas un portail ouvert
                                        Si ton seuil est Mur après Mur

                                                                                                                  22
                                    Comment peux-tu honorer la Terre ?
Vous pouvez aussi lire