Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée - Érudit
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Document généré le 22 oct. 2021 02:59 Management international International Management Gestiòn Internacional Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée Jean-Yves Agard et Norma Mevel Pla Volume 15, numéro 3, printemps 2011 Résumé de l'article Cet article examine les processus de sélections des cadres expatriés. Dans une URI : https://id.erudit.org/iderudit/1005414ar approche interactionniste symbolique, nous montrons comment au sein d’une DOI : https://doi.org/10.7202/1005414ar dynamique entre « auto » et « exo » identités, les représentations identitaires stéréotypées participent à la construction d’une « identité attribuée », qui Aller au sommaire du numéro servira au fondement rationnel d’une décision d’affectation vouée à l’échec. Enfin, selon une approche centrée sur l’individu, nous montrons que la possibilité d’une affectation à l’international agissait de façon prédominante comme une promesse implicite d’une carrière réussie. Ainsi, d’une conception Éditeur(s) de trajectoire « prométhéenne », le cadre finalement expatrié, fera l’expérience HEC Montréal des multiples phases d’un parcours « protéen ». Université Paris Dauphine ISSN 1206-1697 (imprimé) 1918-9222 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Agard, J.-Y. & Mevel Pla, N. (2011). Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée. Management international / International Management / Gestiòn Internacional, 15(3), 11–28. https://doi.org/10.7202/1005414ar Tous droits réservés © Management international / International Management Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des / Gestión Internacional, 2011 services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée JEAN-YVES AGARD NORMA MEVEL PLA CEREBEM ESSCA École de Management Bordeaux Business School LUNAM Université Résumé Abstract Resumen Cet article examine les processus de This article examines the process of select- Este artículo examina los procesos de selec- sélections des cadres expatriés. Dans une ing expatriate managers. Thanks to a sym- ción de los cuadros directivos expatriados. approche interactionniste symbolique, nous bolical interactionist approach, the authors A través de una perspectiva interaccionista montrons comment au sein d’une dyna show how, within a dynamic between simbólica, mostramos como, en una diná- mique entre « auto » et « exo » identités, “self” and “exo-identities”, stereotypical mica entre “auto” y “exo” identidades, las les représentations identitaires stéréotypées representations of identity take part to representaciones estereotipadas de la iden- participent à la construction d’une « iden- build an “attributed identity”, which will tidad pueden participar en la construcción tité attribuée », qui servira au fondement act as a rational founding for a decision of de una “identidad atribuida”, justificación rationnel d’une décision d’affectation assignment, doomed to failure. racional para una decisión de asignación vouée à l’échec. Enfin, selon une approche llamada al fracaso. Mediante un enfoque centrée sur l’individu, nous montrons que Finally, according to an approach focused on the individual, the authors show that the centrado en el individuo, ponemos en evi- la possibilité d’une affectation à l’inter- dencia que la posibilidad de conseguir un national agissait de façon prédominante possibility of an international assignment acts predominantly as an implicit prom- puesto en el extranjero actuaba como la pro- comme une promesse implicite d’une mesa implícita de una carrera profesional carrière réussie. Ainsi, d’une conception ise for a successful career. Thus, from the conception of “Promethean” trajectory, exitosa. Partiendo de una trayectoria pro- de trajectoire « prométhéenne », le cadre meteica, el directivo expatriado acabará finalement expatrié, fera l’expérience des the eventually expatriate will experience the multiple phases of a “Protean” journey. experimentando las múltiples fases de un multiples phases d’un parcours « protéen ». recorrido “proteico”. Mots clés : Mobilité internationale, socia- Keywords: International Mobility, Socia- lization, Expatriation, Selection, Careers, Palabras claves: Movilidad internacional, lisation, expatriation, sélection, carrières, socialización, expatriación, selección, carre- carrières protéennes. Protean Careers. ras, carreras proteicas. L’ expatriation demeure une pratique courante au sein des entreprises multinationales, même si l'ampleur du phénomène est actuellement soumise à débat. D'un point En partant du nombre important d'échecs lors de l'expa- triation, les chercheurs soulèvent la question de comment les éviter (Mendenhall, Oddou, 1985; Tung, 1987; Black, de vue qualitatif, en y regardant de plus près, on constate Mendenhall, Oddou, 1991; Black, Gregersen, Mendenhall, l'émergence de nouvelles carrières, celles par exemple ini- 1992; Harvey, Buckley, Novicevic, Wiese, 1999; Cerdin, tiées par les expatriés eux-mêmes (Howe-Walsh L. Schyns 2002). Ils attribuent majoritairement ces échecs à une B., 2010) et de nouveaux types d'emploi. Pour mémoire, insuffisance des capacités adaptatives du salarié et/ou de sa nous citerons les « pendulaires internationaux » (ou inter- famille à son nouvel environnement (Tung, 1995). Parfois, national commuters) et l'apparition d'un nouveau proléta- c'est le rôle central occupé par le conjoint dans la réussite riat « d'expatriés » sous contrat local, dont les conditions ou l'échec de la situation d'expatriation qui est mis en exer- de vie semblent nettement moins avantageuses que par gue (Black, Stephens, 1989; Riusala, Suutari, 2000). le passé. De nouvelles modalités contractuelles liées aux expatriations proches voient également le jour, notamment Dans le même article de 1991, Black, Mendenhall et sur le territoire européen. Pour cette catégorie d’expatriés, Oddou ont distingué des modes d'adaptation différents les politiques de mobilité internationale sont nettement selon qu’il s’agisse de s’accommoder au lieu au travail, aux moins favorables comparées à l'expatriation lointaine. conditions générales (nourriture, logement, santé…) ou à l’interaction (vie sociale). Ils ne sont pas les seuls à s’être Quelle que soit la forme de mobilité internationale, pour intéressés au caractère multidimensionnel de l’adaptation : les entreprises une préoccupation essentielle demeure, celle d'autres auteurs y font référence en parlant de dimensions de réduire le nombre de dysfonctionnements et d'échecs et psychologique, socioculturelle et professionnelle (Aycan, notamment en ce qui concerne les retours anticipés, coûteux. 1997). Ce souci est tellement prégnant que la Recherche s'en Un autre courant de recherche porte sur l'étude des est emparée en donnant lieu à de nombreux travaux dont antécédents des expatriés comme élément de prédiction de nous résumons ci-dessous la diversité des approches. la réussite de l'adaptation (Aycan, 1997; Selmer, 2001). Il y
12 Management international / International Management / Gestión Internacional, 15 (3) est particulièrement question de la sélection des expatriés, Nous émettons donc l'hypothèse que cette recherche faisant appel à des facteurs de nature psychologique (Q.I., de satisfaction personnelle se trouverait au cœur du conflit styles d'apprentissage, de pensée…) (Harvey, Novicevic, 2001). entre représentations positives liées au passage à l'expa- triation et expérience négative issue de la pratique. Les D'autres recherches empiriques se sont concentrées discours dominants qui défendent une expérience inter- sur les compétences communicationnelles des expatriés, nationale comme étape indispensable pour la construction concluant que des critères tels que la résistance au stress d'une carrière « réussie »1, nourrissent les représentations et et les compétences relationnelles, par exemple, n'étaient ni croyances fortement positives liées au passage à l'international. significatives ni déterminantes pour assurer le succès de l'expatriation (Holopainen, Björkman, 2005). Ainsi, peut-on lire dans la presse professionnelle fran- çaise « sans expatriation, pas d'évolution de carrière »2. Toujours dans le but d'identifier les critères assurant la Les pratiques de management et de gestion des ressources réussite de l'expatriation, un autre corpus examine comment humaines3, impliquant « […] la systématisation de l'expa- l'entreprise peut faciliter l'expatriation. Les réponses appor- triation, notamment pour les trentenaires et non seulement tées vont du coaching à des mesures de soutien, jusqu'à des pour certains spécialistes ou des cadres très expérimen- systèmes d'accompagnement et d'assistance plus élaborés tés […] »4 renforcent encore ces représentations. Ce type (Feldman, Bolino, 1999; Mezias, Scandura, 2005). de discours est également dominant dans la presse profes- sionnelle des pays anglo-saxons. On peut y lire, de façon constante « working as an expatriate will supercharge your La question de la sélection des expatriés career »5 (Fischer, 1997). Une décennie plus tard le dis- Par rapport à la question de la sélection des expatriés, nous cours demeure inchangé : « Offshoring could boost your postulons qu’elle est déterminante et constitue l'un des career »6. Ceci conduit Stahl et alii (2002) à constater que enjeux majeurs dans la réussite de la future expatriation. Il 59 % des expatriés croient qu'un passage à l'expatriation va convient d'envisager cette sélection à la fois de façon fonc- leur permettre de progresser dans leur organisation. tionnelle, dans la correspondance entre les caractéristiques Concernant les expériences négatives issues de la prati- du poste et le profil de l'expatrié, mais également au regard que, on remarque des appels à la prudence. Citons comme de la gestion des carrières des individus concernés par la exemple Bolino (2007), qui affirme que nombreux sont les mobilité au sein de l'entreprise. anciens expatriés qui considèrent que leur période d'expa- En matière de mobilité internationale, on peut aussi triation, au lieu de la favoriser, a nui à leur carrière. S'ils chercher à comprendre la démarche de l'expatrié lui-même. sont peu entendus, ils devraient pourtant conduire à relati- Une lecture de la construction d'une trajectoire profession- viser la portée des injonctions laudatives de la doxa journa- nelle permet de révéler les motivations et les représenta- listique professionnelle. Or, les croyances sur les bienfaits tions qui sous-tendent la décision de se porter candidat à des expériences d'expatriation sur les carrières ne s'en trou- l'expatriation. vent pas altérées. Dès 1988, Borg se penche sur les raisons qui motivent Partant de ces constats, nous souhaitons ici interroger les dispositions à envisager une expérience internationale. le point de rencontre entre le besoin d'utiliser des expa- Plus tard, Stahl et Cerdin (2004) identifient des motifs posi- triés par les entreprises et la perception par les salariés de tifs et négatifs et montrent leurs influences sur la réussite ou la nécessité du passage à l'expatriation. Ce lien peut-être l'échec de l'expatriation. révélé lors des processus de recrutement et/ou du mode de En matière de représentations et de leurs catégories désignation des cadres à l'expatriation. symboliques (valeurs, croyances, idéologies) des sociolo- Il nous faudra alors mettre en relation deux perspecti- gues (Sennett, 1998; Viard, 2004) ont montré l'évolution ves : d'un côté, celle de l'entreprise, dont les sélectionneurs7 de la perception du travail pour les individus des pays éco- construisent, tout au long du processus de désignation, des nomiquement développés. Cette évolution se manifeste représentations de l'identité des candidats; d'un autre côté, notamment par une recherche grandissante de la satisfac- celle des futurs expatriés, qui possèdent eux-mêmes une tion personnelle (vs. utilité sociale) dans le travail (Baudelot, représentation de leur propre identité. Gaullac et alii, 2003) Les candidats à l'expatriation, popu- lation en général fortement qualifiée, présentent particuliè- Nous désirons tout d'abord valider le fait que le mode rement cette caractéristique. de désignation des cadres expatriés s'effectue bien selon le 1. Visant notamment l’évolution hiérarchique. 5. « Travailler en tant qu'expatrié accélérera votre carrière » (traduction 2. Foulon S. et alii (février 1999). « Les nouveaux visages de l'expa- des auteurs). triation », Liaisons Sociales, p. 61 6. Ibid. p. 36. 3. Notamment dans les grandes sociétés françaises : SAFRAN, 7. Personnes intervenant dans le processus de recrutement ou de dési- THALES, PPR, FAURECIA, SODEXHO, BOUYGUES, AUCHAN… gnation des futurs cadres expatriés. 4. APEC (décembre 2004). Mondialisation, quels impacts sur l'emploi cadre.
Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée 13 modèle du « garbage can » (Huault, Romelaer, 1996) et qu'à Dans ce cadre, notre terrain a été une multinationale l'intérieur de celui-ci l'absence d'analyse approfondie des française en forte phase d'internationalisation8 que nous trajectoires sociales et professionnelles amène à des déci- nommerons Fin-Amor. Elle comportait à l'époque de l'étude sions en situation de rationalité limitée et située. (entre 2000 et 2004) 450 personnes avec le statut d’expa- triés sur des effectifs totaux s’élevant à 48 000 salariés, Puis nous montrerons qu'au sein de ce processus, des dont 11 695 cadres. Ces expatriés représentaient 3,85 % des critères comme l'apparence physique, l'origine ethnique, le effectifs de cadres. En forte progression, ils avaient aug- nom, la nationalité, forment une représentation identitaire menté de 32 % en quatre ans. stéréotypée. Pour conduire notre étude, l’accès au terrain s’est effec- Enfin, nous mettrons en évidence que même lorsque le tué par trois voies concomitantes : la conduite d’entretiens salarié ne se reconnait pas dans la représentation identitaire semi-directifs, l’observation participante in situ et l’analyse que lui renvoie l'entreprise, poussé par les promesses impli- des documents collectés par le chercheur. cites d'une trajectoire réussie (conception prométhéenne de la carrière), il accepte néanmoins la mission à l'étranger qui Il convient de préciser que chaque entretien a été pré- lui est confiée. cédé d'une analyse de trajectoire individuelle profession- Le point focal de notre travail se situe donc dans le nelle et familiale, qui lors de l'analyse de contenu a permis questionnement des modes de sélection et de désignation de croiser les faisceaux d'information et de vérifier les don- des expatriés, en révélant les mécanismes qui conduisent nées. aux dysfonctionnements décrits plus haut. Compte tenu de la pratique majoritaire dans le groupe Après avoir précisé le cadre méthodologique, nous étudié, nous avons été amenés à nous intéresser exclusive- présenterons les concepts mobilisés dans cette étude et la ment aux cas d'expatriations en mobilité interne. Il s'agit revue de la littérature qui s’y rattache. L’exposé des résul- donc d'expatriés qui ont été choisis à l'intérieur de l'entre- tats obtenus sera suivi d'une discussion. prise avec une expérience moyenne de 3 à 5 ans dans le groupe. Tous les entretiens ont donné lieu à un enregistrement Terrain d'investigation et cadre méthodologique : et ont été transcrits in extenso. Conformément à la méthode une approche socio-anthropologique anthropologique utilisée, nous avons complété le dispositif Ce présent travail a été effectué à partir du matériel recueilli par de l'observation dans l'entreprise, auprès des familles, lors de la réalisation d'une thèse. De nature socio anthropo- lors de rencontres informelles entre expatriés hors du cadre logique, la méthode utilisée (qui est décrite avec précision de l'entreprise. Ces observations ont également fait l'objet dans l’annexe n° 1) était celle de la recherche-participante, d'une « description dense » (Geertz, 2003) et d’un compte- souvent décriée à cause des biais épistémologiques aux- rendu détaillé. quels elle peut donner lieu. Alors que les méthodes dominantes dans les étu- En effet, les difficultés engendrées par une trop grande des sur la mobilité internationale sont généralement de proximité entre le chercheur et le terrain ont abondamment nature quantitative, nous avons pris le parti d'employer nourri la littérature épistémologique et méthodologique des méthodes anthropologiques inductives (notamment (Malinovski, 1922; Mayo, 1933; Levi Strauss, 1950; Crozier, recherche participante). En effet, alors que les premières Friedberg, 1977; Girin, 1990; Dubost, 1996; Wacheux, utilisent principalement des questionnaires et des « décla- 1996; Kilani, 2009), notamment en sociologie et en gestion. ratifs » portant davantage sur les opinions que sur les prati- D'autres auteurs, à l'instar de Plane (2000) ont, également, ques, notre méthodologie, par le repérage des faits, permet souligné, pour les travaux en management, les apports posi- de percevoir les micro-pratiques et les « phénomènes en tifs de cette co-construction des données et la richesse des situation », tout en croisant les faisceaux d'indices et les analyses partagées résultant d'une collaboration entre le perspectives d'observation. Les informations ainsi collec- chercheur et son terrain. tées nous semblent d'un foisonnement et d'une précision tels qu'elles permettent un meilleur approfondissement dans l'analyse des perceptions et des représentations des Vers un cas idéal-typique personnes interviewées. Nous présentions ici l'étude d'un cas isolé portant sur un Ainsi, le cas que nous avons sélectionné dans le pré- expatrié parmi ceux qui ont été rencontrés à l'occasion d'un sent travail l'a-t-il été car il permet d'illustrer des pratiques ensemble d'entretiens menés au cours de l'élaboration d'une régulières dans l'entreprise étudiée. Ces dernières, souvent thèse (voir annexe n° 2). présentes de manière isolée, se trouvent réunies ici de façon 8. Selon le modèle d'Adler et Fariborz (1993), se situe entre le stade mère) et envoie des cadres à haut potentiel dans les filiales, et le stade « 3 » (dit de « gestion multinationale ») dans lequel l'organisation gère « 4 » (dit de « gestion mondiale »), dans lequel nous observons la pré- des impatriés (cadres des filiales venant étoffer les équipes de la maison sence d'une variété de nationalités au sein du comité de direction.
14 Management international / International Management / Gestión Internacional, 15 (3) archétypale sur un seul individu, l’expatrié codé E059. Par Dubar (1966) définit l’identité comme étant « le résultat ses caractéristiques exemplaires, issues du réel, ce cas peut à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjec- être rapproché d'un idéal type wébérien. Ainsi, paraphra- tif et objectif, biographique et structurel, des divers pro- sant Weber (or. 1922, 1965) l’idéal type serait « un système cessus de socialisation qui, conjointement, construisent les de propositions à partir duquel on pourrait déduire la réa- individus et définissent les institutions10 ». lité ». Dubar (2000) distingue deux positions par rapport à Nous l’utilisons ici comme un ensemble d’éléments sin- la notion d’identité; la première, essentialiste, postule à la guliers, extraits de la réalité empirique, construits de façon fois une singularité, essentielle [ontologique], possibilité de heuristique, pour former un tableau de pensée homogène. dire qui on est « en soi », et une appartenance, également Il rassemble, dans un bloc cohérent, les thématiques que essentielle [donc a priori, héritée à la naissance]. Il s’agit nous avons repérées dans notre population et qui nous ont d’une vision déterministe, qui aboutit à l’idée que chacun amenés à réfléchir, plus particulièrement dans nos travaux devient ce qu’il est. En somme, l’individu accomplirait son principaux, sur la première période d'expatriation. destin. La deuxième vision, nominaliste ou existentialiste, est perçue comme le résultat d’une identification contin- Il ne s'agit donc pas d'une approche statistique, au sens gente. La thèse défendue est qu’il y a des modes d’identifi- représentatif du terme, mais bien d'une démarche qui per- cation variables au cours de l’historie collective et de la vie met de relier un ensemble d’éléments singuliers, extraits personnelle. Mais, ces modes d’identification se manifes- de la réalité empirique, qui forme un construit de façon tent sous deux formes, les identités attribuées par les autres limpide : « une esquisse », afin de dessiner un « tableau de (identité pour autrui) et les identités revendiquées par soi- pensée homogène » wébérien dans lequel la quasi-totalité même (identité pour soi). C’est dans la relation entre ces des difficultés recensées lors des huit premier mois d'affec- deux processus que se trouve le fondement de la notion de tation sont présentes. « formes identitaires ». En d'autres termes, c'est dans la faible probabilité de Cet auteur considère « l’identité pour soi » comme rencontrer réunis en un seul individu toutes les caractéris- le fruit d’une dialectique entre identité héritée et identité tiques identifiées dans l'ensemble de notre population que visée. L’« identité pour autrui » lui apparaît comme le résul- réside l'intérêt du cas de l'expatrié codé E05, le rendant de tat de la confrontation entre une identité revendiquée et ce fait, à notre sens, idéal-typique. d’une identité reconnue. Se référant à « l’identité pour soi », Elsbach (2002) pré- Cadre théorique fère parler de « processus d’identification », qu’elle définit en tant que « processus par lequel des individus se défi- Nous mobilisons dans ce travail différents concepts et nissent eux-mêmes comme partageant une identité collec- théories : depuis la perspective interactionniste symbolique tive ». Le sujet signale ainsi son appartenance à un groupe qui est la nôtre, nous présenterons tout d'abord les notions et se rattache aux normes et valeurs communes. En effet, d'identité, en faisant une distinction entre l'identité pour soi Duton, Dukerich et Harquail (1994) démontrent que les et l'identité pour autrui. Nous en arriverons ainsi à celle personnes s’identifient aux groupes ou organisations qu’ils de trajectoire, de carrière et de rôle. Puis, en matière de considèrent congruents avec leur propre « image de soi ». prise de décision dans les organisations, nous résumerons le modèle du « garbage can » à partir duquel nous question- Des « systèmes d’appellation » (Dubar, 2000), histo- nerons notre cas. riquement valables, relient les identifications « par » et « pour » autrui et les identifications « par » et « pour » soi. Il y a un mouvement historique de passage d’un certain mode La notion d'identité d’identification à un autre. Ces processus historiques, à la fois collectifs et individuels, modifient la configuration des Le thème de l’identité est l’un des thèmes centraux déve- formes identitaires définies comme modalités d’identifica- loppés par les psychologues pour caractériser la construc- tion. tion du sujet. Très riche dans sa production, cette science s’intéresse, parmi d’autres, aux tensions existantes dans Mais il ne faut pas voir là une opposition entre « indi- les processus de « différenciation » et de « continuité » ou viduel » et « social », car toute identification individuelle de « conversion » et « conservation ». Pour notre part, nous fait appel à des mots, des catégories, des références, socia- délaisserons ces approches psychologiques pour nous lement identifiables. Il convient aussi de noter que « les concentrer sur les thèses défendues par les sociologues. appartenances sont multiples et qu’aucune ne peut plus s’imposer, a priori, "objectivement" comme principale »11. 9. Un autre cas comparable, l'expatrié codé E18, est également exem- 10. Dubar C. (1966 ) p. 111. plaire pour les résultats qu'il suggère en matière d’analyse de carrière 11. Dubar C. (1966) op. cit. dans le cadre d'une mobilité internationale. Nous avons largement déve- loppé son cas dans nos travaux antécédents.
Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée 15 Les notions de carrières et de trajectoires La vision interactionniste symbolique Abordons à présent les notions de carrières et de trajec- des carrières et des trajectoires toires, deuxième point d’ancrage de notre cadre théorique. Il faut comprendre par interactionnisme symbolique un Arthur, Hall, et Lawrence (1989) proposent une défi- ensemble d'approches qui explique les formes, les structu- nition du concept de carrière comme « […] the evolving res des situations et des systèmes par les interactions entre sequence of a person work experiences over time »12. Cette acteurs. Au sein de ces situations14, les acteurs, « en mode- évolution d'expériences se fait à travers des choix qui révè- lant leurs environnements et leurs futurs » (Strauss, 1992) lent différentes stratégies. À la suite des travaux de Schein en élaborent spontanément le sens. (1978), Mercure, Bourgeois et Wils (1991) conceptualisent Dans ce courant de la sociologie, les travaux de l'École ces choix selon deux logiques : les « étapes » et les « ancres de Chicago mettent en avant deux exigences dominantes. de carrières ». La première sera d'abord la prise en compte des significa- Pour la sociologie des professions, les carrières sont tions subjectives attribuées par les individus à leurs propres comprises en tant que « trajectoires liées à une organisa- actes et aux situations vécues, la seconde sera la saisie des tion de l'activité professionnelle, à des contextes sociaux et pratiques en relation avec l'environnement qui leur donne à des stratégies individuelles et/ ou collectives » (Hirshhorn, sens. 1999). En conséquence, cela conditionne la méthodologie Mais le concept même de carrière est questionné, spécifique, qui a largement recours aux récits de vie, aux notamment par Chanlat (1992). Si on entend par carrière entretiens et à l'observation directe. Les monographies et « une stabilité de l’emploi, une bonne rémunération, un les études de cas ont donc été largement utilisées (Graffmeyer, avenir professionnel relativement tracé et prévisible, une Joseph, 1994). formation adéquate et une éthique du travail », force est de Les chercheurs de cette École ont distingué la repré- constater, insiste Chanlat, qu’aujourd’hui ces conditions ne sentation subjective qu’a l’individu de sa trajectoire person- sont plus réunies. Pour y voir plus clair Cadin, Guérin, nelle (les points de vue des acteurs dans ces processus), Pigeyre (2003) tentent d’identifier des périodes marquantes en tant qu’évolution sociale, et les éléments objectifs des dans les pratiques managériales des entreprises. Alors que différents changements qui sont intervenus dans sa vie pro- les années 1980 ont vu ériger l’entreprise comme une valeur fessionnelle (les conditions factuelles de leur occurrence). sociale, influençant de ce fait les modalités de gestion des Ainsi, deux principales acceptions de la notion de carrière ressources humaines, les années 1990 ont représenté le sont identifiables, celle de nature sociologique, définie par début de la crise économique, entraînant une crise de l’em- (Barley, 1989) comme « the succession of social expe- ploi. Toutes les catégories professionnelles ont été touchées riencies lived by an individual as well as the identitary par cette crise, y compris les cadres, catégorie traditionnel- changes that follow »15, et celle se rapportant au travail, qui lement favorisée. la considère comme la « progression d'un individu dans C’est surtout à partir de cette date qu’apparaît ce que sa vie professionnelle ». Cette dernière reprend l'idée Cadin, Guérin, Pigeyre (2003) nomment « la ligne brisée d'étapes, de seuils, c'est-à-dire d'un enchaînement de phases des trajectoires professionnelles »13, pour souligner les par- (Hugues, 1959). cours chaotiques et hachés que prennent de plus en plus Comme on vient de le voir, cette approche interaction- souvent les carrières. niste symbolique met l'accent sur le lien entre les vécus Néanmoins, Arthur, Hall, et Lawrence (1989) ayant pro- objectifs et les répercussions identitaires. De ce fait car- cédé à une recension des différentes définitions du concept rière, rôle et identité deviennent indissociables dans leur de carrière, nous rappellent que la carrière est un domaine analyse. d'étude multidisciplinaire par excellence, qui fait appel à C'est ce que formule Barley (1989) lorsqu'il fait la dis- l'ensemble des sciences sociales : psychologie, psychologie tinction entre le « rôle » et « l'identité »16, en définissant le sociale, sociologie, anthropologie, économie, sciences poli- premier comme un processus d’interactions entre l’individu tiques, histoire et géographie... et la structure sociale au sein d’une situation et la seconde Nombreux sont également les courants d'analyse au comme des définitions stables du « soi » qui permettent sein de ces disciplines de sciences sociales qui se sont pen- aux personnes de s’approprier des rôles, compris comme chés sur l'étude des carrières. Notre posture est celle de la « attente des autres ». sociologie interactionniste symbolique. 12. « Une succession progressive d'expériences professionnelles d'une 15. « La succession d‘expériences sociales vécues par un individu, ainsi personne à travers le temps » Traduction des auteurs. que les changements identitaires qui les accompagnent » (trad. des auteurs). 13. Ibid, p. 273. 16. Barley « distinguishes between role and identity, defining the former 14. C'est-à-dire des relations concrètes se déroulant en un lieu et un as interaction structure of a setting, and the latter as stable definitions temps donnés. of self that enable people to enact roles. »
16 Management international / International Management / Gestión Internacional, 15 (3) Cette dualité « rôle » et « identité » avait déjà été évo- s’accordant sur une personne, tient davantage du choix le quée par Mead G.H. (1963) : « Les types de relations que plus satisfaisant (compte tenu des circonstances contingen- nous entretenons varient suivant les différents individus; tes répondant, au mieux, à un cahier des charges qui lui- nous sommes une chose pour un homme, et une autre pour même peut évoluer tout au long de la procédure) que d’un un autre. […] Nous nous scindons ainsi en toutes sortes de processus qui se voudrait rationnellement formalisé. différents "soi" suivant nos amis. […] Il existe une grande diversité de "soi" correspondant aux différentes situations sociales. ». Résultats et discussion Ainsi, selon les attentes des partenaires de l'interaction À présent abordons dans le détail notre cas « idéal typi- et de l'environnement, les identités, soumises au phéno- que » qui concentre un ensemble de dysfonctionnements, mène des « prophéties auto réalisatrices » s'en trouveront marqueurs du mode de fonctionnement de l'organisation modifiées (Watzlawick, 1988). Fin-Amor. Troisième point d’assise de notre cadre théorique, nous Il s'agit du cas E05 que nous nommerons, par effet de présentons désormais le modèle du « garbage can ». réalisme, Monsieur SUN. Nous présenterons tout d'abord un bref récapitulatif de sa trajectoire personnelle (sociale, académique, professionnelle) avant d'aborder la description Le modèle du « garbage can » et la désignation de son mode de sélection au sein de l'entreprise Fin-Amor. des cadres expatriés Monsieur SUN est un cadre du groupe Fin-Amor de À la suite d’une étude approfondie sur la gestion interna- 35 ans, de nationalité allemande, avec une ancienneté de tionale des cadres, Huault et Romelaer (1996) ont constaté 10 ans, il occupe un poste à forte responsabilité. Monsieur que dans les multinationales, en matière de désignation SUN est né en Allemagne d’un père coréen et d'une mère des futurs expatriés, le modèle de décision qui s’appliquait chinoise continentale. Ses parents sont donc des immigrés était celui du « garbage can ». Ce modèle contredisant la de première génération. Bien que de mère chinoise (can- « rationalité absolue » propre au modèle économique dit de tonaise), sa langue maternelle est l’allemand. En effet, ni l’Homo economicus, propose un examen radical du proces- la langue coréenne ni la langue chinoise n’étaient autori- sus de décision. Il rend compte des processus de décision sées dans son foyer. Monsieur Sun passe sa petite enfance au sein d’organisations qui y sont qualifiées « d’anarchies à Hambourg. Après le collège, ses parents l’envoient dans organisées ». Elles sont caractérisées par une forte ambi- un pensionnat au Royaume Uni pour y effectuer ses études guïté des préférences des décideurs, par l’importance des secondaires. Il choisira d’apprendre en deuxième et troi- tâtonnements, ainsi que par un degré d’engagement fluc- sième langue vivante l’anglais et le français. tuant des participants. Dans ces organisations, « une série Il poursuit sa formation en enseignement supérieur de choix et de solutions sont en quête de questions et de dans une école de commerce, dont le cursus se déroule sur problèmes auxquels ils pourraient répondre, des questions trois ans et sur trois sites différents (Royaume-Uni, France cherchent des situations où s’exprimer et des décideurs et Allemagne). Lors de ses études, il effectue un stage de sont à la recherche d’objectifs. La métaphore de la cor- courte durée17 en Corée dans le groupe Samsung, un de lon- beille à papier, ou de la mise au panier, illustre le caractère gue durée18 au Royaume-Uni dans une banque internatio- quelque peu fortuit – tributaire de circonstances impré- nale, ainsi qu’en France. vues – du processus de décision, assimilé à un empilement de choix, de problèmes, de solutions et de participants » . Lorsqu’il est diplômé, il postule auprès de la filiale lon- donienne de Fin-Amor. Après un entretien dans un cabinet Revenons à présent au modèle du « garbage can » appli- externe londonien19, il suivra une sélection dans un « asses- qué à la gestion du personnel à l’international. Afin d’en sment center »20 du groupe Fin-Amor au Royaume Uni, qui retenir l’essentiel, nous rappellerons que dans la proposi- lui permettra d'être recruté à Londres. Il y deviendra rapi- tion de Huault et Romelaer (1996), un cadre est « choisi », à dement21 directeur marketing pour une ligne de produits de un moment donné, selon un concours de circonstances plus grande consommation. ou moins logiquement « bordé ». En d’autres termes, la hié- rarchie n’affecte pas n’importe qui à n’importe quel poste, Au bout de deux années dans cette fonction, il appren- ni à n’importe quel endroit, mais la décision de mobilité, dra22 qu’il fait partie du groupe des cadres repérés comme 17. D’une durée d’un mois. un contrat de droit britannique. Au bout d’un an, il progresse au poste 18. D’une durée supérieure à 6 mois. de responsable de marque, puis après deux ans, responsable de groupe de marques, pour finir comme directeur marketing Royaume Uni. 19. Le premier jour, il aura un entretien (20 candidats le même jour), puis le deuxième jour, il passera trois entretiens. 22. Seuls les cadres étiquetés comme « haut potentiel » participent à des stages de management de prestige dans le centre de formation du 20. Centre d’évaluation. groupe en région parisienne. 21. Il débutera par un cycle d’intégration de formation de 5 mois comme « marketing trainee », puis il sera « product manager assistant ». Il aura
Sélection et expatriation : de Prométhée à Protée 17 « haut potentiel » par la direction générale des ressources Monsieur Sun passera, conformément aux procédures R.H. humaines du groupe : internes au groupe, l'entretien annuel de « développement ». Auprès de ses interlocuteurs (son directeur de zone Europe En fait, ce qui s'est passé, le G.R.H. général du groupe, et le D.R.H. en charge de l'international du groupe), il émet- il est passé comme chaque année. Je lui ai été présenté tra le souhait d'aborder les perspectives de sa carrière : par mon patron de pays. Ils ont vu que peut-être, que j'étais quelqu'un de potentiel à développer. Donc, ils Donc, en fait. C'était au bout de ma deuxième année où m'ont fait rencontrer M. X [DRH général]. Ça, c’était j'avais entretien de fin d'année et dans cet entretien de important. Aussi, je pense la visibilité à la direction fin d'année, on a parlé un peu de la prochaine étape et générale, parce que chaque année, M. Z [Le PDG] et j'avais dit […] je veux progresser dans le groupe, pren- les vice-présidents sont passés à Londres et il fallait dre une direction générale dans les produits publics, présenter les statuts de nos marques à la direction mais pas en Asie. Il [le DRHI] me dit « mais pourquoi générale et donc ça, c’est une occasion où on peut, on pas en Asie ? »29 peut montrer un peu sa compétence et se faire remar- Il expliquera alors sa grande réticence à partir pour une quer aussi.23 destination asiatique : Repéré par la DRH du siège social à Paris, Monsieur Donc j'ai expliqué que, en fait, je suis physiquement Sun vivra alors un premier processus interne de sélection, lors asiatique, mais je ne parle pas la langue et culturel- de sa deuxième nomination. Le « patron pays Royaume Uni »24 lement, dans ma vie avant, ça ma posé des problèmes le contactera de façon informelle, à son bureau, par télé- avec des Asiatiques […] Donc, alors j’ai dit : « Georges, phone. Sans plus d’explication, il lui proposera le poste de écoute, je suis prêt pour tout mais pas pour l’Asie ».30 directeur marketing Europe. À l’époque, préférant un poste opérationnel, il demeurera très peu convaincu par la propo- Il complètera son argumentation en exposant la forte sition. Le Directeur général interviendra alors pour le per- réserve de sa femme (allemande) envers ces destinations. suader. À l’appui de cette discussion, il aura un long En outre, selon sa perception personnelle, l’Extrême Orient entretien avec son futur patron parisien (le Directeur de n’était pas une zone en devenir : zone). L’argument principal mis en avant par ses interlocu- Et pour moi, à l'époque l'Asie, géographiquement, ce teurs sera de mieux pouvoir connaître le groupe : n'était pas une zone avec beaucoup de potentiel ou avec Ils m'ont expliqué en fait que le côté positif de ce tra- beaucoup de visibilité. Parce qu'à l'époque, l'Asie ce vail, c'était que… pour mieux connaître Fin-Amor du n'était pas une, comment je peux dire, ce n'était pas siège. On pouvait mieux connaître les labos, et qu'en encore le focus, focus du groupe.31 fait que ce poste était peut-être un porte-avions pour, L’entretien se terminera sur ce constat. Ses interlocu- disons, pour plus tard. C'était un, voilà, deux ans au teurs lui confirmeront avoir compris sa position : siège et ensuite d’autres choses.25 Donc j'avais expliqué, je ne voulais pas aller en Asie et Bien qu’il « connût très bien »26 le futur travail qu’on lui on m'a dit « très bien. On comprend, pas de problème et proposait, il éprouvera de nombreuses réticences à accepter quand on a une proposition qui correspond à vos sou- ce nouveau poste.27 haits, on vous contacte… »32 Néanmoins, il finira par répondre favorablement à la Deux mois plus tard, il recevra un coup de téléphone du proposition d'être nommé responsable marketing de la D.R.H.I., par lequel il apprendra que le Directeur de la zone zone Grande Europe pour un ensemble de gammes de Asie, Monsieur T. souhaite le rencontrer très rapidement. Il grande consommation. Quatre jours par semaine, il cir- fera état de sa grande surprise : culera en tant que « pendulaire » dans les pays européens et notamment sur les grands marchés28. C’est alors qu’il Je dis alors : « mais écoute, je ne comprends pas parce entrera dans le troisième processus de sélection interne qui que, j’avais dit pas l’Asie et vous avez dit oui, pas de le mènera à être nommé à l’expatriation à Taïwan. problème ». Et il me répond : « Oui, mais quand même, quand même tu peux le voir, juste pour voir, si jamais C'est ainsi qu'à la fin de la deuxième année en fonc- ça t’intéresse et sinon, c’est pas grave ».33 tion dans ce nouveau poste de directeur marketing Europe, 23. Dans un souci de traçabilité, nous faisons référence aux trans- 27. Les réticences venaient principalement de sa femme allemande, qui par- criptions in extenso des entretiens menés auprès des expatriés. Ainsi lait très mal le français et ne connaissait très peu la France. Note des auteurs. pour l'entretien réalisé avec l'expatrié E05 nous mentionnerons : 28. Royaume Uni, Italie, Espagne, Allemagne et Benelux. Transcription entretien E05, p. 15 29. Transcription entretien E05, p. 14 24. Son supérieur hiérarchique dans ce pays. 30. Ibid., p. 15. 25. Transcription entretien E05, p. 15 31. Ibid., p. 24 26. Il se déplaçait souvent à Paris et rencontrait de nombreuses fois ses 32. Ibid. futurs collaborateur pour ses missions au Royaume-Uni. 33. Transcription entretien E05, p. 24.
18 Management international / International Management / Gestión Internacional, 15 (3) Il rencontrera alors Monsieur T. qui lui exposera le pro- cette année, pour bien confirmer que c’est trois ans, jet du poste à Taïwan. À la fin de l’entretien, Monsieur Sun et je pense que, à partir de février, mars prochain, je remerciera que l’on ait pensé à lui, mais refusera l’offre en pense que, soit c’est moi qui va pousser, qui va dire : réitérant les réticences qu’il avait déjà exprimées lors de son « écoutez les mecs, c’est en juin que je veux partir, donc entretien annuel. Monsieur T. qui est réputé dans l’organi- il faut que vous proposiez quelque chose », ou soit c’est sation pour son fort charisme, son tempérament positif et eux qui vont venir chez moi avec une proposition.36 entreprenant, arrivera cependant à le convaincre de ne pas Il réclamera plusieurs fois sa mutation et expliquera prendre une décision trop rapide. qu’il a pensé (off record), qu’il a songé maintes fois à Au bout de deux semaines de discussion avec sa démissionner. Nous avions rencontré Monsieur Sun lors femme, qui lui ont permis de dresser une liste des avan- d’un de ses voyages au siège en France. Quelques heures tages et des inconvénients du projet, M. Sun reprendra après notre entretien il apprendra avec soulagement que contact avec Monsieur T. Ce dernier lui proposera alors de l’on allait mettre fin à son contrat d’expatriation à Taïwan faire un voyage de reconnaissance. Le voyage ne convain- (au bout d’un an et demi au lieu de trois ans) pour un nou- cra absolument pas sa femme qui restera opposée au projet. veau poste en Europe. En revanche, après avoir vu la situation in situ et après avoir À partir de l’entretien, voyons à présent, comment ana- échangé avec ses collègues européens rencontrés sur place, lyser ce cas idéal-typique ? Monsieur Sun semblera en accord avec le projet profession- nel. Au final, sa femme acceptera : On a encore discuté. J’ai discuté avec ma femme, elle Un recrutement s'apparentant au modèle a dit : « Écoute, tu sais que moi je ne veux pas y aller, du « Garbage Can » mais je le fais pour toi, si tu penses que c’est bien pour Le cas de Monsieur Sun correspond en apparence à la toi, que tu vas t’amuser là-bas, I support you.»34 description du processus de mobilité et de sélection inter- Monsieur Sun partira d’abord seul à Taïwan pendant nationale développée dans la littérature managériale. Les 4 mois, sa femme le rejoindra ensuite. À l’exception de la critères initiaux de recrutement semblent respectés : période d’euphorie, qu’il n’a pas ressentie, il commencera – profil transnational, à vivre les phases « habituelles » de l’expatrié recensées par la littérature : courbe en « U » (Lysgaard, 1955; Oberg, – phases d’acquisition d’expériences réussies, 1960; Kealey, 1990; Bhaskar-Shrinivas et al., 2005), Il – phase de repérage de haut potentiel : par entretien rencontrera de nombreux déboires d’ordre professionnel annuel, informel et séance de « reporting » par la ligne et relationnel, à la fois avec ces collègues locaux (notam- hiérarchique et le sommet stratégique, ment avec ses subordonnés) et les personnes fréquentées au cours de sa vie sociale. – repérage de la volonté de mobilité. Il expliquera les difficultés ressenties en faisant appel à Néanmoins, l’analyse par le modèle du « garbage can » différentes causes : est nettement plus efficace pour décrypter ce qui se passe réellement et qui s’éloigne radicalement du modèle de la Parce que, souvent avec mon physique asiatique [...] « rationalité étendue » nourrissant l’imaginaire gestionnaire. ils m'ont parlé en asiatique, en chinois ou en coréen. J'avais dit que je peux pas parler en chinois. Souvent, Conformément à ce modèle, chez Fin-Amor, lors du je pense qu'ils ont pensé que j'étais très arrogant, je processus de décision, la présence ou l’absence d’un mem- voulais pas parler en chinois, donc j'avais, il y avait bre de la ligne hiérarchique concerné par la mutation envi- souvent une mauvaise sensation.35 sagée, la condition des personnes participant à la décision, l’urgence du besoin à satisfaire, la décision souveraine Sa mauvaise socialisation professionnelle et sociale et et supérieure de la hiérarchie, aussi bien qu’une nouvelle les importantes difficultés rencontrées par sa femme (dif- information37 entrant dans le système, peuvent changer ficultés de communication, solitude, désœuvrement…) le rapidement la donne. Ainsi ce candidat réputé, après un pousseront à réclamer de nombreux entretiens intermédiaires premier tour de « consultations », comme parfaitement ina- avec la hiérarchie en charge des ressources humaines. déquat, devient au second tour nettement plus intéressant. D'abord le deal que j’avais fait avec mon patron, c’était C’est pourquoi, en se référant à cette version du modèle pour trois ans. Donc il m’a dit : « Écoute, je te pro- du « Garbage can », la rationalité des affectations à l’étran- mets qu’après trois ans, on va te faire évoluer ». Et donc ger se fait chez Fin-Amor sur des éléments que nous avons j’avais déjà parlé avec ce directeur de division en mai résumés et rassemblés selon trois critères38 majeurs. 34. « Je te soutiens », traduction des rédacteurs. 37. Il peut s’agir, par exemple, d’une personne venant de démissionner à un endroit considéré comme stratégique par l’entreprise, rendant l’ur- 35. Transcription entretien E05, p. 15 gence de la première mutation moins urgente que la dernière en date. 36. Transcription entretien E05, p. 32 38. Sans prétendre à être exhaustif.
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