79JOURNAL DE L'ADC - MAI. 2021 NOVEMBRE - Pavillon ADC
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
79 JOURNAL DE L’ADC — MAI. 2021 → NOVEMBRE 2021 ASSOCIATION POUR LA DANSE CONTEMPO- RAINE PAVILLON DE LA DANSE — PLACE STURM � 1206 GENÈVE ① DEDANS/DEHORS ② DIPLOMATIE ET DANSE ③ LE TEMPS DU BOULEVERSEMENT ④ LE PAVILLON DE LA DANSE ⑤ LA CULTURE PAR LES CHIFFRES
02 ① DEDANS/DEHORS Et toi, Au moment de clore ce numéro 79 du Journal de l’ADC, on s’aperçoit qu’il est presque exclusivement constitué 04 � DES DANSES À CIEL OUVERT— par Wilson Le Personnic d’entretiens. Ce n’était pas délibéré, mais c’est parlant : 12 � COHABITER EN ARTISTE CHORÉGRAPHIQUE en ces temps instables, empêchés, cloîtrés, claustrés, comment quand on se recroise (enfin), après avoir été confiné·e·s, entretien avec Julie Perrin fiancé·e·s à son écran, éloigné·e·s des théâtres, des res- 20 � AUTOUR D’UN THÉÂTRE— entretien avec Nicolas Dutour taurants, des bars, des fêtes, quand on se retrouve, on dit simplement : « Et toi ? Toi, comment fais-tu ? Avec le 24 � ACTIVER LA DANSE EN MARCHANT— Nicole Seiler, vas-tu ? lien, avec l’argent, avec l’incertitude, avec l’énergie, avec Foofwa d’Imobilité et Aurélien Dougé le travail, avec le sommeil, avec l’amitié, avec l’espace, 26 � DANSES DE SEUIL — mails dialogués avec ce qui vient ? » Et puis aussi : « Toi, quels sont tes chemins pour maintenir vifs le mouvement et la joie ? » entre La Tierce et Rémy Héritier Le retour de la socialisation passe davantage par 30 � PIÈCE EN FORÊT — entretien avec Marie-Caroline Hominal l’écoute, le questionnement, l’échange que par le mani- feste ou l’analyse. Donc voici un journal empli de questions et de réponses. Comme autant d’essais, de 36② RECHERCHE EN COURS — Diplomatie et danse, doutes transitoires ou de gestes provisoires. On y trouve une enquête intitulé dedans/dehors sur la création hors- histoire d’une tournée du Bolchoï par Annie Suquet scène, une discussion sur de nouveaux modes de travail titré Le temps du bouleversement, des interrogations sur les retombées d’une loi culture via un Observatoire du désen- 40③ LE TEMPS DU BOULEVERSEMENT — dialogue entre Maud Blandel, chevêtrement et un peer-to-peer, notre rubrique d’interview Adina Secrétan et Anne Davier d’un·e artiste par un·e autre, sur un quatuor de Mozart silencieusement transposé en danse. Et puis oui, du récit et de l’assertif quand même, 44 ④ LE PAVILLON EN IMAGES dans la recherche en cours d’Annie Suquet, l’historienne de la danse qui livre un pan de son travail dans chaque numéro (on suit ici le Bolchoï en mission diplomatique 53 ⑤ GENÈVE, LA CULTURE PAR LES CHIFFRES dans les années 50) et sur quelques photos du flambant neuf Pavillon de la danse à la Place Sturm. entretien avec Nathalie Tacchella et Laurent Valdès En échange avec Adina Secrétan et Maud Blandel dans Responsable de publication : association Héritier, Irène Languin, Jonas Parson, Nathalie Tacchella et Laurent Valdès Pavillon ADC pour la danse contemporaine (ADC) Wilson Le Personnic, Michèle Pralong, Dessins : Alexia Turlin Association pour la ces pages, j’ai vu remonter cette étrange, très étrange Rédactrices en chef : Cécile Simonet, Annie Suquet, La Tierce, Design graphique : Silvia Francia, blvdr danse contemporaine impression ressentie au moment de recevoir de la Ville Anne Davier, Michèle Pralong Serge Vuille Impression : Atar Roto Presse SA, Place Sturm 1 — 1206 Genève Secrétaires de rédaction : Entretiens avec Maud Blandel et Adina Tirage : 3’000 exemplaires Tél. + 41 22 329 44 00 de Genève les clés de notre nouveau lieu. Depuis Jonas Parson, Cécile Simonet Secrétan, DD Dorvillier, Nicolas Dutour, Parution : deux fois par an L’ADC bénéficie du soutien l’amorce du projet Pavillon en 2007, pas un jour n’est Textes : Anne Davier, Julie Gilbert, Rémy Marie-Caroline Hominal, Julie Perrin, www.pavillon-adc.ch. de la Ville de Genève. passé à l’ADC sans que l’on pense au moment où on allait ouvrir. Ouvrir une scène spécifiquement pensée 60 LIVRES Dans le corpus de dessins très délicats proposés à l’ADC pour la danse. Rien que ça. Alors que l’ADC cherche un 64 CARNET DE BAL par Alexia Turlin pour illustrer ce Journal n°79, des pics, abri depuis 2000, a été nomade pendant des années, des vaches, des mayens, des puis longtemps calée comme ci comme ça dans une ombres de fleurs alpestres… Alexia Turlin dessine, peint, salle communale. Lorsque le Pavillon est prêt, on est en 66 PEER-TO-PEER — Serge Vuille s’entretient avec DD Dorvillier sculpte, installe, filme, enseigne, organise, curate, mars 2021, et on ouvre alors que tous les théâtres sont rassemble… Son travail, très fermés. On déballe, on s’installe, on s’active. Comme inspiré de sa passion pour les paysages de montagne, est isolé·e·s, clairement décalé·e·s dans une frénésie parta- récompensé par plusieurs gée avec personne. Temps singuliers. Aujourd’hui, c’est prix, régulièrement exposé en Suisse et à l’étranger. Elle est ouvert. Une nouvelle histoire commence au Pavillon. fondatrice et coordinatrice Il est simple. Il est beau. Les premiers artistes qui y des événements de l’atelier et espace d’art Milk Shake travaillent en disent du bien. Agency à Genève. Elle est aussi accompagnatrice en Passez ! montage. ANNE DAVIER
Festival Extension sauvage. Refuge artistique Entre-deux-Eaux. Festival 1 Plastique Danse Flore. On perçoit le vent, le chant des oiseaux et le sol irrégulier sous les pas dans les noms de ces zones où dorénavant la danse se cherche, se prépare, se montre. Les lieux de résidence sont végétalisés, les espaces de (re)présentation paysagés. Notre dossier DEDANS/ s’intitule dedans/dehors, et il faut lire la barre oblique comme un interface communiquant. Les chorégraphes et les interprètes entrent et sortent. Pendulent. Ou pas. Inventent de l’in situ dans le théâtre même. Ce qui est sûr, c’est que dans ces expériences hors-scène, la circulation /DEHORS des sensations entre émetteur et récepteur est différente. À cause du vent, des oiseaux, du sol. À cause de l’immersion commune. Un seul ancrage théorique dans ce dossier, l’entretien avec l’historienne de la danse Julie Perrin, qui permet de comprendre les élans actuels liés à la pandémie et à la transition écologique sur un fond historique, qui passe notamment par l’Amérique des années 60-70. Au moment de mettre sous presse ce numéro, on apprend le décès à 100 ans d’Anna Halprin, pionnière des danses de plein ciel et de pleine terre : la fin du dialogue avec Julie Perrin est consacrée à une parade océanique de cette infatigable chorégraphe américaine. La vidéo est en ligne, pour qui voudrait lui adresser un petit salut depuis notre rivage (p.16). Autour de ces réflexions analytiques sur les danses en extérieur sont assemblées et questionnées une douzaine d’expériences. On y lit quelques traits récurrents comme la notion de Tiers paysage de Gilles Clément, les pratiques de deep listening de la musicienne Pauline Oliveros, des relectures actualisées de Walden, des récits de marches ou encore la question du lien restauré, du care. On termine avec les réflexions de la chorégraphe et performeuse Marie-Caroline Hominal sur ce que produit le retour au théâtre après fermeture. Car c’est bien la question qui circule aussi, en faux-fil de ce dossier : qu’est-ce aujourd’hui que la boîte noire du théâtre et les rituels qui lui sont attachés ? MICHÈLE PRALONG
Les projets chorégraphiques en extérieur semblent jouir d’une 1 nouvelle visibilité dans un contexte OLA MACIEJEWSKA marqué par la crise sanitaire. Chercher DES La danse n’a cependant pas atten- du la pandémie pour dialoguer la fréquence DANSES avec le plein air. Cette enquête Fortement marquée par des partitions et des instruc- donne la parole à une dizaine Simone Forti, grande figure tions pour explorer les liens de la post-modern dance possibles entre l’humain et le d’artistes qui expérimentent, À CIEL américaine, Ola Maciejewska non-humain. « Dans la forêt, interroge la place du corps tout est à une autre échelle. depuis peu ou longtemps, des en mouvement au cœur de La perception corporelle son environnement : « Contrai- change lorsqu’on travaille pratiques chorégraphiques en OUVERT rement aux autres artistes dans des espaces non sta- donnant des workshops tiques. L’image du corps dehors des théâtres. Que ce soit durant Camping au CND à s’étend au-delà de sa kiné- Pantin, Simone Forti nous a sphère, il n’obéit plus aux sy- sur une place de village, au cœur sorti·e·s du studio pour nous emmener au Zoo de métries de l’espace architec- tural. Depuis que je suis d’une forêt, par des sentiers de Vincennes. Nous avons passé l’après-midi à observer les installée au milieu de la forêt, j’ai pu constater physiquement montagne, sur un carré de pelouse animaux. Expérience très intense pour moi. Je me sou- à quel point cet écosystème change continuellement, ou un terrain vague. viens qu’elle nous a demandé ensuite ce qu’on avait vu et au-delà du simple rythme des saisons : c’est un lieu qui que personne n’a su quoi vit. Contrairement à la plage, Si les chorégraphes interviewé•e•s répondre. Je suis certaine qu’elle a aimé nous voir silen- la forêt est bruyante, anar- chique, palpitante. J’ai essayé ici ne revendiquent pas systémati- cieux·se·s… Plus tard, j’ai appris qu’elle avait régulière- de trouver une fréquence pour entrer à l’intérieur de quement une pratique écologique ment participé aux ateliers d’Anna et Lawrence Halprin cet écosystème, similaire à celle de l’écoute profonde, de la danse, leurs recherches qui se déroulaient sur un pla- teau de danse en plein air, en afin de trouver ma propre stase dans cet état. L’écoute révèlent néanmoins une grande contrebas de leur maison à Kentfield. Elle a aussi partici- profonde, dans mon cas, est un outil pour m’accorder à la sensibilité aux changements pé à certains de leurs work- shop Experiments in Environ- multitude des relations, elle s’applique aux textures, aux environnementaux, avec un désir ment. Les Halprin ont princi- palement contribué à une matériaux, aux images, aux archives et aux relations d’inscrire leur travail au cœur des réflexion sur la relation entre l’environnement et le corps symbiotiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de mon réflexions actuelles sur l’humain humain, ainsi que l’espace public. Je suis persuadée que corps… Maintenant, j’essaie de comprendre comment et le non-humain. Avec surtout ces expériences de jeunesse traduire ce rapport à la na- Dix explorations hors-scène avec les Halprin ont beau- ture en mouvement, en struc- une grande foi dans le pouvoir coup nourri la recherche initiale de Forti. » ture, sans le romancer ni le poétiser. » Prévu en 2022, prospectif de la création pour Modules (titre de travail) se comme autant d’échappées belles Ola Maciejewska engage en déclinera en 3 propositions : imaginer de nouvelles relations 2019 plusieurs expériences de plein air, principalement un solo sans aucun apport technique qui pourra être avec le dehors. en Bretagne où elle s’est ins- tallée, dans la région du Mor- présenté dans n’importe quel type d’espace, un film de bihan : un territoire qui com- danse (dont le protagoniste ENQUÊTE DE WILSON LE PERSONNIC bine à la fois 800 km de principal est un arbre) et un littoral et une énorme superfi- atelier tout public. cie de forêt. Elle y développe 7 DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
3 BASTIEN MIGNOT Morsure de loup 4 Formé initialement au théâtre, installe sa performance dans Bastien Mignot a intégré en une longue mare au crépus- VANIA VANEAU Danser 2013 le master de recherche cule. On y voit des figures ex.e.r.ce au Centre chorégra- mi-humaines mi-ombres, des 5 phique national de Montpellier chutes comme autant de mé- sous la direction de Mathilde tamorphoses, puis des élans Monnier. « J’ai passé mon enfance dans les Cévennes ardéchoises, en relation très sur l’eau, dans la nuit. « Les lieux où habitent la la forêt DANIEL LINEHAN forte à l’extérieur, aux végé- pierre, la mousse, l’arbre, sont Écouter taux, aux reliefs de la vallée, des lieux d’une grande puis- Depuis ses premiers projets Cette expérience de la forêt à la chouette qui hulule, à la sance. J’ai le sentiment qu’en au sein de la compagnie Ar- a fait naître chez Vania Vaneau rangement Provisoire, Vania une nouvelle dramaturgie, 2 nuit épaisse autour de la mai- travaillant dans ces espaces- les arbres Vaneau développe une recher- celle de la nature elle-même : son, aux dessins des étoiles là, je suis ramené à une juste che qui entrelace le corps et « J’ai été en grande partie dans le ciel, aux méandres place en tant qu’humain, je la matière à l’environnement. seule lors des résidences en des ruisseaux dans les me sors de ma condition de Dans des pièces comme forêt, c’était important pour COSIMA GRAND pentes. Pour créer, j’ai besoin colonisateur des mondes. Blanc, Ornement et ORA moi de faire cette expérience d’aller dehors. » Il commence Je me mets à l’écoute des Actuellement en répétition de nos têtes… Quelle joie ! Marcher (Orée), la chorégraphe s’inté- sans être regardée. Dans la en 2012 une résidence aux moindres variations de densité resse à l’animisme et aux pay- forêt, il n’y a pas de face public, dans la forêt de Soignes au Tous ces éléments influent Sentiers des Lauzes dans de l’air, cet air invisible empli sages. Elle creuse l’idée d’une on est entouré et on fait partie sud-est de Bruxelles, Daniel inconsciemment sur notre la vallée de la Drobie au sud- de l’oxygène fabriqué par archéologie du futur, pour d’un tout vivant. Au fur et à Linehan prépare sa prochaine manière de bouger, d’envisa- la poésie ouest du Parc naturel régio- les plantes à photosynthèse questionner le renouvellement mesure des résidences, les création, Listen Here, en al- ger le geste. » nal des Monts d’Ardèche, et qui me permet d’être là, de nos rapports au temps, à la gestes et l’écriture du corps ternant résidences en studio « à quelques kilomètres à vol vivant. Je me suis aussi rendu fabrication, à la terre, aux ani- avec les matières et l’environ- et en pleine nature. Un nou- L’environnement forestier, d’oiseaux de la vallée de mon compte à quel point le rituel maux et au cosmos. Pour Ne- nement se sont posées. J’ai pu veau projet qui s’annonce en dans sa complexité et sa Cosima Grand répète parfois qu’on venait de lire en obser- enfance », précise-t-il. Là-bas, du spectacle est fragile à bula, la chorégraphe a alterné les partager avec les collabo- deux versions : Listen Here : luxuriance, invite à l’écoute en plein air pour le plein air, vant et en humant ce qui pendant trois semaines, l’extérieur, à quel point il de- plusieurs résidences en studio rateur·rice·s et le public lors These Woods en forêt à l’été sensible. Inspiré par le travail parfois dans des théâtres était autour de nous. C’était Bastien Mignot loge dans un mande de partager collecti- et en pleine nature, en Ardèche, des sorties de résidence ». 2021, et Listen Here : This et les recherches de la com- pour des théâtres, elle pro- essentiel pour moi de ne refuge sans eau courante vement de nouvelles atten- en Aveyron et en Loire-Atlan- Accompagnée de la scéno- Cavern pour une scène en positrice Pauline Oliveros, duit aussi des pièces desti- pas fonder notre travail uni- ni électricité, avec le photo- tions comme des préalables tique : « Je voulais retrouver graphe Célia Gondol, appli- intérieur à l’automne 2021. grande figure de la musique nées à la boîte noire qui quement sur des textes, de graphe Grégoire Édouard. à l’expérience. Pratiquer en une nouvelle forme d’expé- quée à comprendre les gestes Même si cette pièce pour 4 minimaliste et électronique résultent d’un processus de manière théorique, mais aussi Ensemble, ils expérimentent extérieur, c’est un apprentis- rience de la création. J’avais liés au travail de la terre, à ce- interprètes est en gestation des années 1970, Daniel travail en extérieur. Ainsi de sur des expériences physiques des formes d’apparitions- sage d’humilité. J’ai l’impres- besoin de sortir du cadre, de lui de l’artisanat, au soin ou en- depuis plus d’un an, elle s’ins- Linehan rejoue son deep Restless Beings. Avant de en milieu naturel, de faire disparitions à l’aube et au sion que ça nous connecte à sortir du studio de danse. core aux rituels cathartiques crit dans une constellation de listening : « Pauline Oliveros débuter le travail en studio résonner les mots et les idées crépuscule. « Au tout début, ce que Baptiste Morizot dé- L’expérience du corps dans de la guérison, la chorégraphe projets initiés pendant le a développé des pratiques avec ses interprètes, la cho- par tous les sens. » Nourries nos temps de travail consis- veloppe dans son dernier ou- la nature était le principe de a choisi des matières natu- confinement, notamment des d’écoutes attentives, pas régraphe est partie une par une pensée écologique taient à marcher à la recher- vrage Manières d’être vivant, cette création mais je n’étais relles comme le charbon, l’or, workshops gratuits dans les seulement avec les oreilles pas sûre que cela aboutirait l’argile, ou des matières trans- semaine en résidence avec et des lectures scientifiques, che de lieux ayant une parti- à savoir des attentions qui parcs de la ville de Bruxelles mais en engageant active- forcément à une pièce desti- formées comme des miroirs et Oliver Roth à la chocolaterie philosophiques, éco-fémi- cularité. Ces particularités reposent sur la considération (Land Connection Practices) ment tout le corps. Elle a d’ail- née à être présentée à l’exté- des loupes. « J’ai l’habitude de Cima Norma dans le Tessin. nistes, ces balades ont inspi- nous amenaient à y inscrire des autres formes de vie que ou encore des marches en leurs collaboré avec une dan- rieur. » Finalement, à l’instar partir d’un espace vide pour Situé à une altitude de ré à Oliver Roth une série de une danse. Cette danse deve- la vie humaine, et tentent de forêt (Forest Walks) menées seuse sur des exercices de du processus de recherche, créer un environnement, avec 800 m, intégré dans le pay- poèmes : il y est question de nait un rituel permettant la rendre justice à leur altérité. » qui s’est joué sur deux fronts, tous les artefacts et les outils avec des membres fidèles de pratique méditative. Pour elle, sage alpin de la Valle Blenio, la temporalité et des mouve- levée des esprits du lieu. » Sa prochaine pièce Un regard Nebula verra le jour en deux que permettent la boîte noire : la compagnie. « Avec les activi- écouter est un acte créatif. ce lieu de résidence artis- ments naturels des plantes, suffit à rayer l’invisible, qu’il formats distincts : une pre- la lumière, la fumée, etc. Avec tés hors-théâtre de la compa- Dans ses performances d’im- tique au pied des montagnes des relations symbiotiques En 2013, il signe une pre- sous-titre pièce pour pierres, mière version, pour des es- Nebula, il y a l’idée de révéler gnie proposées la saison der- provisation, elle considérait a été l’occasion pour le binô- perçues alentours, ou encore mière pièce intitulée Likofos humains, animaux, forêts, paces naturels, sera créée en un espace vivant qui est déjà nière, j’ai pu me rendre l’écoute comme le processus me d’intégrer dans leur travail de l’interdépendance et l’inter- (le crépuscule en grec, littéra- théâtre, sera présentée en juin 2021 au Festival Exten- là, et de saisir ce qu’il pro- compte de la difficulté de par lequel la musique était in- des marches quotidiennes action entre humain et non- lement « la morsure du loup ») mars 2022 dans une boîte sion Sauvage en Bretagne, et voque comme sensation, ce pratiquer en extérieur, mais terprétée. Je ne souhaite pas sur des sentiers de randon- humain. Cette poésie a été au festival Format dans le noire, au Festival des Gibou- une seconde version spécifi- qu’il ouvre comme imaginaire. aussi découvrir de nouvelles avoir la forêt comme décor, née. « On lisait des textes que remise sous la forme d’un parc du Château de Roche- lées à Strasbourg. Elle est quement pour la boîte noire Ensuite, on peut créer une sensations inconnues en stu- mais l’écouter, rester poreux, j’avais collectés avant de par- libretto aux interprètes, pour mure à Jaujac, siège du Parc issue de longs séjours noc- l’automne prochain. sorte de fiction, comme un vrai dio : l’herbe sous les pieds, la me laisser traverser. Dans un tir. L’idée était de progresser les accompagner tout le long naturel régional des Monts turnes en nature. moment d’expérience partagée pression de l’air qui change, la environnement vivant, il faut en silence, de digérer ce de ce processus de création. d’Ardèche. Le chorégraphe avec le public. » présence du ciel au-dessus constamment s’adapter. » DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79 8 9 DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
7 6 LOUISE VANNESTE 8 FRANK MICHELETTI À Tiers ciel ouvert paysage GREGORY STAUFFER Depuis ses premiers projets, en l’érodant de sa part humai- Processus 9 artistiques Juillet 2016. Le danseur et pour Frank Micheletti et Louise Vanneste se situe ne, de me mettre à l’écoute chorégraphe Frank Micheletti, Chiara Piai, doctorante en au carrefour des médiums, d’autres vibrations très peu directeur artistique du festi- anthropologie et géographie : travaillant le son, la lumière, conscientisées. Gilles Clément val pluridisciplinaire Constel- un travail avec des habi- l’espace et l’écriture de la raconte par exemple que l’hu- LAURENT PICHAUD durables lations à Toulon, crée une mi- tant·e·s du territoire, des danse avec le désir de créer main a perdu certaines de Dans la ville cro-édition satellite, sous les professionnel·le·s de la mon- une expérience holistique. ses facultés primaires : notre étoiles, au Refuge d’Entre tagne et le bureau d’accom- Après une série de pièces manière de vivre nous a fait Deux Eaux au cœur du parc pagnement Lo Link basé en pour la scène et d’installations perdre certains sens, comme national de la Vanoise en Savoie. « Je m’appuie peu sur vidéos filmées en extérieur, notre capacité à ressentir les Le chorégraphe Gregory de rencontre, de partage et de Savoie. On est à 2120 m d’al- des phénomènes d’intériori- la chorégraphe belge travaille vibrations dans la terre, ou Stauffer s’apprête à situer créativité sociale. » En s’inspi- Si de nombreux chorégraphes travaillais systématiquement titude. Ces deux jours et nuits té, je branche mes canaux sa prochaine recherche, pen- rant du concept de permacul- quittent l’architecture du à vue, ça n’a pas été facile actuellement à deux projets l’odorat sensible. C’est aussi dant un an, dans la forêt de ture, l’artiste fait du corps dans théâtre pour rejoindre des au départ, c’était cocasse, de performances en plein air sensoriels sur le dehors. qui s’intègrent dans des espa- pour cette raison que je sou- Malvaux, à quelques foulées le processus artistique l’équi- sont un moment déclencheur La première chose à faire ces naturels : « J’élabore un haite aller dans ces espaces milieux naturels, loin de l’agi- même parfois violent. Ce de Bienne où il vit (lire l’entre- valent de ce qu’est le sol dans pour l’artiste : « J’étais subju- en montagne, c’est tourner travail du corps en lien avec de faunes et de flores : pour tation urbaine, d’autres font type de processus artistique tien L’esprit des lieux réalisé la permaculture : « Les principes gué de voir la profondeur et le dos à la ville : on quitte la le fonctionnement du végétal être immergée dans ce qui de la ville un terrain de jeu. se frotte à un réel qui n’est par Cécile Simonet dans le de conception de la permacul- la clarté de ces cieux, c’est pollution sonore, le panorama depuis trois ans. Après avoir m’occupe, pour m’y confron- Parmi eux, le chorégraphe pas artistique. J’ai dû prendre Journal de l’ADC no 78). Si le ture ont été pensés pour être comme si je n’avais jamais sensoriel aiguise les percep- travaillé cette matière en stu- ter aussi, pour le connaître, chorégraphe développe de- applicables à tout champ d’ac- Laurent Pichaud, qui officie en compte cette nouvelle été aussi près d’eux. Je savais tions, le pas est plus léger, dio et en plateau, c’est une pour en être chargée, pour en puis une quinzaine d’années tivité humaine, principalement hors des théâtres depuis 20 donnée lorsque je répète en que le cadre de la montagne précis. Sortir des sols artifi- évidence d’aller maintenant à quelque sorte disparaître et un travail qui frotte le corps à travers le jardinage mis au ans. Sa première pièce exté- extérieur, même si cette pouvait sublimer des matières ciels change les fibres mus- l’extérieur ». Avec sa nouvelle trouver ce qui pourrait être et l’architecture à travers des service d’autres domaines. rieure, lande part est créée notion de répétitions n’est corporelles, mais après cette culaires. Le tact nécessaire création Metakutse qui verra ma juste place d’artiste. » créations in situ, il va aujour- Je voudrais transposer ces en 2001 : « Ce fut un choc tel- plus adaptée. Être systémati- première expérience, j’ai eu pour poser ses pas sur des le jour à la rentrée 2021 au Lauréate du Fonds de Re- d’hui vers la nature. Encouragé principes au processus de lement fort que je ne suis quement exposé au regard l’intuition que le corps allait assemblages mouvants com- festival Plastique Danse Flore cherche en Art — qui dépend par sa création Dreams for the création artistiques. » Pour jamais retourné à l’intérieur des autres modifie le travail en retour troubler ce cadre, posés de terre/pierre/bois/ à Versailles, Louise Vanneste du Fond National de Recher- Dreamless, pour laquelle il a cette recherche appliquée, le d’un théâtre (excepté en 2011 et demande d’inventer une aussi monumental soit-il. humus/et autres changent investit des espaces naturels, che Scientifique en Fédération arpenté pendant plusieurs chorégraphe est soutenu par avec indivisibilités, un duo médiation de nos répétitions, Et entrer en conversation ». le tonus corporel. À partir de aménagés ou non, en partant Wallonie-Bruxelles —, Louise semaines une forêt primaire La Manufacture à Lausanne coécrit avec la chorégraphe d’entrer en dialogue avec les Frank Micheletti initie une cette simple caractéristique de la notion du tiers paysage Vanneste travaillera égale- enneigée à Mustarinda, en et l’Institut de recherche en Deborah Hay, qui questionne riverain·e·s. L’interaction fait première Balade à Ciel Ou- du terrain, la manière de bou- de Gilles Clément, concept ment sur Pangée, vaste pro- Finlande, le chorégraphe musique et arts de la scène justement l’espace du théâtre désormais automatiquement vert pendant l’été 2019 lors ger n’est pas la même qu’en désignant l’ensemble des es- jet pour le bois de Lauzelle insiste avec le sylvestre. (l’IRMAS). Cinq jours par mois en tant que lieu public de partie du processus. Habituel- du festival Andiamo ! organisé studio. Il n’y a plus aucune paces négligés ou inexploités (forêt périurbaine liée à Appuyant sa recherche sur les pendant un an, il mettra en représentation). Depuis, la lement, en tant que chorégra- par Malraux Scène nationale régularité du sol. L’environne- par l’humain, là où l’évolution l’Université Catholique de savoir-faire du travail en plein pratique les 12 principes de la notion d’in situ est au cœur phe, on est en dialogue avec Chambéry Savoie sur les ver- ment change en fonction des du paysage est laissée à la Louvain) qui s’étend sur près air, notamment les travaux permaculture définis par son de mon travail. En 20 ans, je un·e direct·eur·rice et un·e sants franco-italiens. Diffé- saisons : la température, les seule nature. « J’ai toujours de 200 hectares. Pendant d’Andy Goldsworthy et d’Anna fondateur, l’écologiste et es- n’ai pas épuisé la question. chargé·e de communication rents groupes de specta- intempéries, les éboulis, les dansé pour m’éloigner du un an, la chorégraphe va y Halprin, son nouveau projet sayiste David Holmgren : Travailler sur et avec des lieux mais ce type de projet permet teur·rice·s entament une animaux, etc. C’est tout l’inté- s’intitule processus artistiques « Observer et interagir ; attra- qui ne sont ni équipés ni de réunir autour d’une même fonctionnement basé sur un délimiter un espace de travail durables. Sa visée : éprouver per et stocker l’énergie ; obte- aménagés pour des ques- table un·e élu·e à la culture, marche (environ 2h30) à rêt de ces pratiques : évoluer ordre sociétal construit et dans lequel elle expérimen- la création en dehors des con- nir un rendement ; appliquer partir du Refuge de Plan Sec, dans un cadre vivant appelle maîtrisé, où le geste, les com- tera plusieurs pratiques tions artistiques nécessite de le·la maire du village, parfois textes institutionnels classi- l’autorégulation et la rétroac- niché au cœur des alpages, de nouvelles disponibilités, portements et les choix sont somatiques et d’écritures, réinventer systématiquement la police municipale, etc. ques. Gregory Stauffer réaf- tion ; utiliser et valoriser des à 2320m d’altitude, et dé- une nouvelle proprioception. chargés par la tradition, les entrecroisées avec un travail mes outils et mes processus. Toutes ces interactions sont firme ainsi un ancrage des énergies renouvelables ; ne couvrent quelques impromp- Nos présences sont conju- habitudes, la morale. C’est botanique, scientifique et Être dans l’espace, l’éprouver, nécessaires pour que le projet gestes artistiques dans et produire aucun déchet ; con- tus chorégraphiques. Les guées avec celles des arbres, une manière de déjouer les philosophique, en contact pour la vie. « Plus jeune, j’abor- cevoir des modèles aux dé- pratiquer le lieu, voilà ce qui soit viable. Le rapport à l’art parcs naturels régionaux des des ruisseaux. » Une nouvelle habitudes, de questionner avec les acteur·rice·s de dais la forêt comme Henry tails ; intégrer, ne pas séparer ; est le ferment du processus n’est pas uniquement d’entrer Baronnies, du Massif des version des Balades à Ciel ce qui fait autorité, d’ouvrir l’étude/gestion de cet envi- David Thoreau, le philosophe diversifier les utilisations et de chaque projet. » dans un théâtre, il se nourrit Bauges et du Vercors accueil- Ouvert est à découvrir dans d’autre circuits, au-delà même ronnement (garde forestier, américain transcendantaliste, les valeurs ; utiliser les arêtes d’autres interactions. » Son lent ensuite une nouvelle le massif jurassien, le long de de ceux qui « vont contre ». l’UCL, Earth and Life Institute) qui incarne dans Walden l’idée et évaluer la marge ; réagir de Entre 2014 et 2018, Laurent nouveau projet... en jumelle, version du projet : chaque la frontière entre la France et Je crois que ma recherche et en collaboration avec l’IAD d’être seul, de se reconnecter manière créative au change- Pichaud développe mon nom pour communes et paysages Balade à Ciel Ouvert est le la Suisse, pendant le festival actuelle vient plus spécifique- (Institut supérieur des Arts à soi-même. Mais aujourd’hui, ment. » La première session de des habitants, autour de la jumelés, a été accueilli au far° fruit d’une semaine de repé- de La Bâtie 2021. ment d’un énorme besoin de Diffusion). je vois plutôt cette expérience travail dans la forêt de Malvaux question des monuments festival des arts vivants de rage et d’un mois de résidence de considérer l’environnement de la forêt comme un moyen est prévue ce mois de juin. aux mort. « Avec ce projet, je Nyon en 2020. DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79 10 11 DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
10 BORIS CHARMATZ 11 Sans toit LAURENT PICHAUD ET LOUISE VANNESTE ni mur ÉVOQUENT LA RECONNAISSANCE Depuis ses premiers projets, Le premier test de [terrain], POLITIQUE Boris Charmatz multiplie un essai à ciel ouvert, a été DU HORS-SCÈNE les escapades en dehors réalisé à Zurich en 2019 dans Ce qui change du théâtre, en investissant le cadre du Zürcher Theater notamment des espaces Spektakel. Durant 18 jours, muséaux (MoMA à New York l’équipe s’est installée sur un en 2013, Tate Modern à carré de pelouse en bordure Londres en 2015) et des du lac de Zurich, sous le LAURENT PICHAUD : du débat social a ouvert espaces publics (sa pièce squelette en bois d’un théâtre. « En 2010, j’ai été exclu des de nouvelles portes dans le danse de nuit, spécialement « Ce qui change fondamenta- subventions de la Direction specta-cle vivant, notamment conçue pour être jouée en lement dans le fait de travail- régionale des affaires cultu- celles qui mènent dehors. extérieur à la tombée du ler en extérieur c’est que relles à cause de l’in situ. La place/responsabilité de jour). Après avoir dirigé à traditionnellement au théâtre, J’étais pourtant visible et l’artiste sur ces questions Rennes le Musée de la danse les danseurs sont dans les investi dans plusieurs lieux urgentes change aussi. » pendant dix ans, Boris loges, le public est dans le de la région Languedoc- Charmatz crée [terrain], hall puis s’installe dans les Roussillon depuis plusieurs LOUISE VANNESTE : projet né en janvier 2019 gradins, les corps ne se ren- années, mais mes projets se « Je ne m’en rends compte avec l’ambition d’imaginer un contrent que symbolique- radicalisaient dans ce sens. qu’avec le recul mais pour nouveau lieu dédié à la danse, ment, à l’endroit de la scène. Je sortais trop des cadres obtenir une visibilité et des mais sans architecture, et Le plein air fait qu’il y a une économiques et des conven- subventions, j’ai dû adopter perméable à la ville : « Le dé- perméabilité, on est dans la tions du théâtre. Je travaille le format théâtre (scène et clic a eu lieu en 2015 lors de même aventure, avec une sans murs, sans billetterie, salle séparées, frontalité). la première édition de Fous horizontalité des perceptions sans privatisation de l’espace Je ne le regrette pas car cela de danse sur l’esplanade et de l’expérience. » Un essai public, etc. Même si ce n’était m’a amenée à penser l’es- Charles-de-Gaulle à Rennes. à ciel ouvert a proposé des rien de vraiment sauvage, pace scénique comme un Je me suis rendu compte que échauffements publics tous ce type de format en dehors territoire à apprivoiser. Ce l’absence de bâtiment était les jours, des ateliers pour des cadres traditionnels de format est plus facilement peut-être l’architecture idéale enfants, amateur·trices, dan- production et de diffusion compréhensible et appréhen- pour la danse. Il n’y avait pas seuses et danseurs profes- était inaudible pour l’institu- dable par des pouvoirs publics une succession de petites sionnel�le�s. Des interventions tion. On me sollicite davan- qui subventionnent. La crise salles avec une grande salle, avec des personnalités de la tage sur ces questions sanitaire actuelle pose la c’était un espace qui se danse, des workshops qui récemment. Ce type de question des modes de par- modifiait par l’architecture donnaient lieu à des perfor- projet exotique fait aujour- tage, avec moins de public humaine, les danseur·euse·s mances, un symposium d’hui son apparition dans les par exemple, ou en extérieur. et la foule reconfiguraient autour de [terrain], puis en programmations de lieux ins- Même si des programmes l’espace toute la journée. journée ainsi qu’en soirée titutionnels, même si je suis et des festivals dédiés à la Puis, à la même période, notre des projets et des représen- parfois étonné de la naïveté création en extérieur existent relation à l’espace a changé tations suivies d’after où se de certaines propositions. depuis longtemps, davantage en France avec les attentats mélangeaient les artistes et Je pense que cela vient aussi de programmateurs s’ouvrent et le plan vigipirate. [terrain] le public. « Cette première des artistes, qui sont à nou- désormais à ce type de projet. vient de là : d’une intuition qu’il expérience de [terrain] a mis veau sensibles aux questions Je m’en réjouis. » faut se remettre à bouger en évidence les limites phy- écologiques, qui rencontrent dans l’espace public et qu’il siques de notre engagement : la nature et le paysage par un faut réfléchir à une institution après ces trois semaines sur autre biais que le mien à sans toit ni mur. » Aujourd’hui, place, on a mis six mois à se l’époque. Depuis dix ans, les le chorégraphe rêve de s’ins- remettre ! Si nous voulons discours et le vocabulaire ont taller sur un terrain vert pour nous installer sur un terrain beaucoup changé, la manière « fabriquer un centre d’art où plusieurs années, il faut ima- dont on nomme les démar- toute l’action culturelle, les giner des formes d’occupa- ches a évolué. Avant les résidences de création, l’en- tion sur d’autres rythmes. artistes citaient beaucoup traînement quotidien, les évé- Avec des habitant·e·s, des Gilles Deleuze, aujourd’hui nements et les représenta- écoles, des chercheur·euse·s, ils citent Baptiste Morizot. tions auraient lieu dans un des artistes… etc. » Au-delà des effets de mode, espace ouvert sur la ville. » l’arrivée de l’écologie au cœur DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79 12
Entretien ment dit, quelles sont les conditions de visibi- lité d’une chorégraphie, mais surtout en quoi JULIE PERRIN les lieux choisis viennent-ils modifier — dans certains cas profondément — les savoirs du COHABITER mouvement ? Car présenter une chorégraphie hors du cadre théâtral conduit nécessaire- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHÈLE PRALONG ment l’artiste à s’interroger sur la place de son activité au sein de la vie sociale ou parmi les EN vivant·es (en particulier dans le cas d’une cho- La question de l’espace, les contours régraphie en nature). Et là, maintes réponses sont possibles, depuis le souhait de préserver du dedans et du dehors, leurs vibrations, les conditions spectaculaires traditionnelles ARTISTE la marche, les spectacles situés : ce sont (ainsi que les techniques et formes de danse) malgré des conditions qui ne sont pas appro- quelques-unes des obsessions de Julie priées, jusqu’à des projets qui ont complète- ment remis en question les ingrédients même Perrin, chercheuse en danse. Plutôt que CHORÉGRA- de ce qui compose une chorégraphie. de pièces in situ, elle préfère parler d’œuvre- Par exemple ? lieu. Échanges sur la cohabitation de la C’est le cas pour ce que j’appelle les œuvres PHIQUE chorégraphiques en forme de marche, qu’on danse avec le dehors, le monde, le paysage. voit apparaître dans les années 1970 1, des pièces qui n’offrent plus de danse à regarder, mais proposent des traversées, collectives ou solitaires, de territoires ou de quartiers ur- bains, sur des durées qui bien souvent n’ont plus rien à voir non plus avec un format spec- taculaire normatif. J’ai donc commencé à nommer les enjeux et les manières de faire des artistes, afin de distinguer des traits singuliers ou des ten- dances, au sein de ce grand ensemble d’œuvres Un des socles de vos recherches, et de pratiques dansées hors des théâtres, qui c’est la spatialisation de la danse. existe depuis les débuts de la danse moderne. Notamment, la manière dont chaque pièce chorégraphique Vous utilisez peu l’expression travaille le regard depuis les dis- danse in situ : pourquoi ? positifs de perception de la scène Cela fait à peine quinze ans que l’expression in occidentale. Dans le cadre de situ (ou « site specific » dans le monde anglo- notre dossier dedans-dehors, phone) commence à être utilisée dans le comment penser l’échappée hors champ chorégraphique. Mais cette termino- de ces dispositifs scéniques logie devenue relativement commune reste traditionnels ? insuffisante, car toute œuvre présentée hors JULIE PERRIN : Lorsque j’ai commencé à m’in- des théâtres n’est pas une œuvre in situ, loin téresser à la chorégraphie hors des théâtres, s’en faut. Nombre d’entre elles sont des œuvres au début des années 2000, j’étudiais en effet simplement délocalisées, c’est-à-dire conçues Julie Perrin est enseignante- chercheuse en danse à l’univer- le lieu théâtral occidental comme machine de pour la scène théâtrale et transportées ail- sité Paris 8 Saint-Denis (labo- vision. J’observais l’histoire des liens entre ce leurs, le plus souvent en réponse à un contexte ratoire MUSIDANSE) et cher- cheuse à l’Institut universitaire lieu et les techniques dansées, comment le de programmation. Elles s’intéressent en vé- de France (2016-2021) pour un théâtre a forgé des modalités d’adresse, des rité peu au site qu’elles occupent. Il y a donc projet intitulé Chorégraphie et formes de présentation de la danse ou même un mésusage de l’expression in situ, que pour paysage. Elle soutient à l’univer- sité de Lille en 2019 une des corporéités dansantes. J’observais aussi ma part je n’emploie plus, en effet, car elle habilitation intitulée Questions comment les artistes jouent avec ces codes à suppose un rapport d’extériorité entre le lieu pour une étude de la chorégra- phie située. Elle est l’auteure de partir de tout un savoir spatial du geste, de la et l’œuvre. Je préfère parler de chorégraphie si- plusieurs ouvrages, dont chorégraphie. Je demandais : hors du théâtre, tuée ou d’œuvre-lieu : des démarches chorégra- Figures de l’attention. Cinq essais sur la spatialité en danse à quelles conditions un geste chorégraphique phiques qui interrogent réellement la façon (Les presses du réel, 2012). peut-il trouver à exister pour autrui ? Autre- dont un acte artistique forge une situation à 15 DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
partir de ce qui est déjà là. Je m’intéresse moins à la façon dont une chorégraphie s’in- En sortant des théâtres, on croise toutes sortes de disciplines et de vées par des pièces sur scène. Mais disons que hors-scène, les frontières entre représenta- « Toutes les œuvres présentées hors sère dans un site (in situ), qu’aux façons dont savoirs qui s’interpénètrent… tion et réel sont beaucoup plus ténues : le lieu des théâtres ne sont pas in situ. Souvent, une chorégraphie située compose avec le réel. D’une manière générale, la recherche sur la même d’existence de la chorégraphie conduit Comme la phénoménologie ou encore la pen- chorégraphie située m’a amenée à puiser dans soudain à considérer autrement les contextes elles sont simplement conçues pour la sée géographique du terrain ou des milieux y invitent, il s’agit de considérer l’intrication d’autres champs que l’histoire de l’art : la socio- logie urbaine, la géographie, l’anthropologie qui nous environnent et où nous nous tenons. Il conduit aussi à réinventer les manières de scène théâtrale et transportées ailleurs en entre lieu, geste et perception. Par consé- quent, ces démarches situées supposent de du quotidien ou des lieux, les théories du pay- sage, l’éco-critique ou plus récemment l’éco- faire — celles de la danse et de la chorégraphie. L’expérience de l’art proposée ici diffère de réponse à un contexte de programmation. mettre en jeu — c’est-à-dire de mobiliser mais logie. Ces échanges interdisciplinaires sont celle proposée dans un théâtre, ne serait-ce Elles s’intéressent peu au site qu’elles aussi de mettre en question — les savoirs cho- particulièrement riches. que parce qu’elle nous engage à inventer col- régraphiques portés au contact du réel. lectivement ce que signifie traverser une expé- occupent » Vous travaillez souvent par études rience artistique dans l’espace public ou dans Est-ce que vous menez aussi une de cas : y a-t-il un·e ou deux choré- un espace de nature. Il s’agit, me semble-t-il, approche analytique au travers graphes dont vous aimeriez décrire de découvrir comment cohabiter (à savoir, Quels sont les effets des questions des catégories de lieux investis? les explorations du dehors, ou du exister avec) sur un mode inédit, et non d’impo- climatiques et sanitaires actuelles L’expression in situ employée dès le XIXe siècle dedans/dehors ? ser au site des manières d’être préformées. sur ces pratiques extra-scéniques ? en géologie et archéologie, n’apparaît dans En effet, ma recherche se déploie le plus sou- C’est une question délicate qui fait l’objet de La crise sanitaire qu’on traverse produit en l’histoire des arts visuels que dans les années vent en réponse à des rencontres avec des toute l’attention des chorégraphes. En tout effet une accélération d’un attrait pour le plein 1970, conduisant certain·e·s historien·ne·s à pièces précises. Cela donne lieu à des analyses cas, de ceux qui ne se contentent pas d’animer air. Mais peu de chorégraphies situées sont calquer les périodisations de l’histoire de la très ciblées. De même qu’il ne viendrait à per- l’espace public, d’interrompre la vie qui s’y programmées. La danse en lien avec des sites danse sur celles des arts visuels 2. Il me semble sonne l’idée de parler de la danse théâtrale déroule déjà, ou de faire du lieu un décor. (forêt, montagne, contexte rural…) reste une au contraire intéressant de commencer à pen- comme un genre unifié, il semble compliqué culture relativement méconnue, sinon décon- ser les continuités chorégraphiques : entre la d’évoquer en bloc la chorégraphie hors des Est-ce que vous pouvez constituer sidérée. Il s’agit au fond de rendre visible une modernité et la danse dite contemporaine, théâtres, sans se pencher sur des exemples des cartes ou des chronologies de continuité historique et de permettre qu’ar- mais aussi entre la chorégraphie comme art concrets. Je travaille avec ou auprès des différentes pratiques, découper tistes, mais aussi acteurs et actrices du milieu du spectacle et la danse comme pratique fes- œuvres. J’essaye de comprendre les questions des tendances ou des périodes ? culturel, prennent appui sur l’histoire. Une tive, traditionnelle ou encore activiste (inter- qu’elles soulèvent. Les études de cas ne sont sans doute pas suf- histoire susceptible de nuancer et contextua- vention urbaine). Il s’agirait d’ouvrir des Dans mes articles 3, il s’agit de réfléchir à la fisantes. Un questionnement historique les liser les effets de surgissements circonstan- enquêtes historiques et collectives sur les lieux façon dont les œuvres nous permettent de accompagne. Je me suis jusqu’à présent plutôt ciels qu’on peut observer aujourd’hui. où l’on danse : ils sont extrêmement diversifiés penser : le geste quotidien (Odile Duboc et les intéressée à l’histoire de la danse nord-améri- au cours de l’histoire, comme en témoigne par Fernand à partir des années 1980) ; une rela- caine pour la période 1945-1980, traversant Une vidéo a circulé à l’occasion du exemple l’histoire du ballet avant qu’elle ne soit tion affective à la ville (Lucinda Childs dans ainsi un pan de l’histoire de la danse hors des 91e anniversaire d’Anna Halprin, associée à celle du théâtre à l’italienne au Street Dance, 1964) ; le pouvoir de l’imagination théâtres avec Merce Cunningham, Anna et pionnière de danses qui considèrent XVIIIe siècle, ou encore l’histoire de la danse liée à la sensation (Myriam Lekfowitz pour Lawrence Halprin, Lucinda Childs, Elaine le paysage : on la voit jouer avec le moderne qui s’est déployée aussi bien au caba- Walk, Hands, Eyes (a city), à partir de 2008) ; Summers, Simone Forti, Trisha Brown… Et j’ai mouvement de l’eau sur un rivage 4. ret, au music-hall, dans des théâtres universi- l’activité d’un·e spectat·eur·rice en situation entamé un dialogue avec différent.es choré- Vous qui avez récemment mené une taires que dans des jardins. (Catherine Contour et ses Autoportraits en graphes contemporain·e·s, surtout en France recherche sur la plage, pouvez-vous jardin, à partir de 2003 ou Gustavo Ciriaco et — ceux et celles déjà mentionné·e·s, mais commenter ce petit film ? Tellement d’espaces, de contextes Andrea Sonnberger dans Aqui enquanto camin- aussi Lætitia Angot, Armelle Devigon, Patricia J’ai rassemblé au fil des années tout un corpus spécifiques… Comment embrasser hamos, à partir de 2006) ; le rapport au réel Ferrara, Joanne Leighton, Alain Michard, Mic- de pièces chorégraphiques pour rivage mari- toutes ces singularités ? comme enjeu d’une mémoire historique, so- kaël Phelippeau, Mathias Poisson… Je travaille time 5. Il y a sans doute, dans cette histoire de Les anglo-saxon·ne·s disposent d’un vocabu- ciale et personnelle (Laurent Pichaud dans actuellement à établir, pour la France, une la chorégraphie pour littoral au XXe siècle, des laire beaucoup plus nuancé pour qualifier les domaine nomade, dès 2012) ; le sens donné au chronologie de la chorégraphie hors des stéréotypes, des codes, des continuités ges- œuvres hors des théâtres. On parlera par terme environnement (chez Anna et Lawrence théâtres, rassemblant des œuvres ou des mo- tuelles et chorégraphiques qui participent exemple de chorégraphie pour site générique (le Halprin, 1960s) ; le maintien d’un espace cho- ments importants, des dispositifs d’aide et des d’une forme d’artialisation 6 proprement cho- parking, la place, la piscine, etc.), de chorégra- régraphique abstrait par juxtaposition (les programmations qui l’ont favorisée, des publi- régraphique. Ces archétypes gestuels contri- phie s’adaptant au site, de chorégraphie générée events de Cunningham, à partir de 1964) ; une cations qui l’ont mise à l’honneur. C’est une buent à la constitution de schémas perceptifs par le site ou répondant au site, de chorégraphie pensée du lieu en tant que strates tempo- façon de rendre compte d’une histoire relati- dominants à travers lesquels la perception du environnementale, de chorégraphie multi-site, relles où la chorégraphie et le lieu existent, vement invisible, car il faut rappeler que les réel se solidifie. C’est à proprement parler ce etc. Cette fluctuation terminologique permet comme alternativement, dans un battement artistes œuvrant dans ce champ sont, pour que l’on nomme l’invention d’un paysage, de ne pas classer trop vite la question. Il s’agit (Rémy Héritier, Relier les traces, 2019). beaucoup, restés en marge des réseaux domi- c’est-à-dire l’invention de modalités spéci- à chaque fois d’interroger la nature de la rela- nants, parfois adoptant des modes de vie non fiques et commune d’apprécier une portion tion au site et la possibilité, pour une choré- Exister comme alternativement, urbains, ou choisissant d’inscrire leur travail de territoire 7. graphie, d’être déplacée, telle que l’économie dans un battement : c’est une belle dans un contexte local. Dans cette séquence extraite du DVD du spectacle vivant le suppose. manière de lier la danse et le lieu… Anna Halprin — Dancing Life/Danser la vie édité Ces questions peuvent également être soule- par Contredanse en 2014, Halprin improvise DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79 16 17 DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
Vous pouvez aussi lire