Le dragon, le traducteur et la " copie originale ". Pseudo-traduction, littérature de fantasy et dispositifs multimédiatiques
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TRANS- Revue de littérature générale et comparée 2017 Des copies originales (N° 22 | 2017) Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littérature de fantasy et dispositifs multimédiatiques Anne Isabelle François Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/trans/1702 DOI : 10.4000/trans.1702 ISSN : 1778-3887 Éditeur Presses Sorbonne Nouvelle Référence électronique Anne Isabelle François, « Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littérature de fantasy et dispositifs multimédiatiques », TRANS- [En ligne], | 2017, mis en ligne le 10 octobre 2017, consulté le 31 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/trans/1702 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trans.1702 Ce document a été généré automatiquement le 31 mars 2020. Tous droits réservés
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 1 Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo- traduction, littérature de fantasy et dispositifs multimédiatiques Anne Isabelle François 1 En 1999, l’auteur allemand de comics Walter Moers (né en 1957), déjà une star outre- Rhin1, opère un tournant significatif en publiant son premier (volumineux) roman : Die 13½ Leben des Käpt’n Blaubär. Die halben Lebenserinnerungen eines Seebären. Mit zahlreichen Illustrationen und unter Benutzung des “Lexikons der erklärungsbedürftigen Wunder, Daseinsformen und Phänomene Zamoniens und Umgebung” von Prof. Dr. Abdul Nachtigaller 2. C’est le premier récit qui se déroule dans un monde imaginaire cohérent et en expansion constante, la Zamonie (Zamonien), dans ce cycle de fantasy toujours en cours 3. Le premier best-seller a depuis été suivi par cinq autres volumes et un ouvrage général d’exploration du monde fictionnel4 ainsi que d’innombrables compléments transmédiatiques : un site Internet (www.zamonien.de), des émissions télévisées, des figurines, des calendriers, etc. On peut par exemple s’inscrire et obtenir son diplôme à la fameuse « école de la nuit » (Nachtschule) du professeur Abdul Rossignol, l’auteur du Dictionnaire des merveilles, créatures et autres phénomènes encore inexpliqués de la Zamonie et de ses environs5. 2 L’impression d’unité résulte, assez classiquement, de l’inscription géographique : chaque nouvel opus explore un nouveau bout de terre zamonienne, étoffant un peu plus le « héros » principal, le continent dans son ensemble 6. À cela s’ajoutent des invariants structurels7 et la récurrence de certaines figures, en particulier celle d’un dragon, pivot et véritable mémoire de cette contrée imaginaire qui ne cesse de s’enrichir, Hildegunst von Mythenmetz (Hildegunst Taillemythes dans la traduction française), qui en est tout à la fois l’Homère, Goethe et Shakespeare. Outre ses portraits officiels, multiplement reproduits, on peut également découvrir la page Internet du dragon (www.mythenmetz.de) ou sa page facebook. Moers s’inscrit ainsi explicitement TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 2 dans la tradition des continents imaginaires, dont les plus importants, en termes de postérité, d’extension et d’envergure, sont, outre l’ancêtre Atlantis, la Terre du milieu (Middle-Earth) de Tolkien ou le Disque-monde (Discworld) de Terry Pratchett 8. 3 Alors que le premier roman se présente encore comme l’autobiographie de l’ours bleu, Moers occupant alors seulement la fonction d’illustrateur et de passeur, dès le deuxième opus apparaît la figure du dragon-auteur, dont Moers, toujours illustrateur, n’est que le traducteur, auteur monstrueux (dans tous les sens du terme 9) amené à occuper une place de plus en plus importante. Le titre du deuxième roman, qui renvoie de façon transparente au célèbre conte des frères Grimm, Hänsel & Gretel, est la première œuvre publiée en allemand du dragon littéraire : Ensel und Krete. Ein Märchen aus Zamonien von Hildegunst von Mythenmetz. Aus dem Zamonischen übertragen, illustriert und mit einer halben Biographie des Dichters versehen von Walter Moers. Mit Erläuterungen aus dem Lexikon der erklärungsbedürftigen Wunder, Daseinsformen und Phänomene Zamoniens und Umgebung von Professor Dr. Abdul Nachtigaller10 (Ensel & Krete. Un Conte de Zamonie par Hildegunst Taillemythes. Traduit du zamonien, illustré et accompagné d’une demi-biographie du poète par Walter Moers. Avec les extraits du « Dictionnaire des merveilles, créatures et autres phénomènes encore inexpliqués de la Zamonie et de ses environs » du professeur Abdul Rossignol). Moers continue par la suite à occuper cette fonction de traducteur des romans, qui peuvent eux-mêmes déjà constituer des transpositions en zamonien d’autres textes, comme c’est le cas du cinquième roman, derrière lequel se cache le conte de l’écrivain suisse Gottfried Keller, Spiegel, das Kätzchen (Le Petit chat Miroir, 1856) : Der Schrecksenmeister. Ein kulinarisches Märchen aus Zamonien von Gofid Letterkerl. Neu erzählt von Hildegunst von Mythenmetz. Aus dem Zamonischen übersetzt und illustriert von Walter Moers11. Les admirations et inspirations de Moers se retrouvent du reste systématiquement dans ce type de références anagrammatiques : Eseila Wimpershlaak (William Shakespeare), Abradauch Sellerie (Charles Baudelaire), Ali Aria Ekmirrner (Rainer Maria Rilke), Woski Ejstod (Dostojewski, selon la graphie allemande) ou Sweng Ohrgeiger (George Gershwin)12. 4 Taillemythes est de surcroît à la fois l’auteur et le (jeune) héros 13 de la trilogie dite de Bouquinbourg (Buchhaim) qui est en cours d’achèvement. Les trois romans, dont les titres se répondent, constituent une partie de son autobiographie de plus de dix mille pages, Souvenirs de voyages d’un dinosaure sentimental ( Reiseerinnerungen eines sentimentalen Dinosauriers) – où l’on entend l’écho du dernier livre de Sterne, A Sentimental Journey Through France and Italy (1768). Cette trilogie de « romans de Zamonie de Hildegunst Taillemythes », tous traduits et illustrés par Walter Moers, comme indiqué dès les titres, comprend : Die Stadt der Träumenden Bücher. Ein Roman aus Zamonien von Hildegunst von Mythenmetz. Aus dem Zamonischen übertragen und illustriert von Walter Moers14 ; Das Labyrinth der Träumenden Bücher (Le Labyrinthe des livres qui rêvent) et Das Schloss der Träumenden Bücher (Le Château des livres qui rêvent) 15. 5 Jusqu’à présent quatre des sept livres parus sont donc ouvertement des pseudo- traductions, comme le seront également les deux ouvrages annoncés : Walter Moers se présente, dès la couverture des volumes, comme le traducteur des textes, les œuvres « originales » étant le fait du plus grand écrivain du continent, auteur d’une œuvre monumentale, dragon au caractère aussi ronflant que son nom aristocratique. Ce nom, comme ceux des tous les dragons littéraires du continent16, renvoie du reste expressément au travail manuel (tailleur de pierres, Steinmetzer), dans une construction lexicale qui souligne que Taillemythes est aussi l’architecte narratif et l’artisan TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 3 mythopoïétique du monde fictionnel. Le dragon-auteur est un bricoleur de mythes et de traditions17, ce que les traducteurs de Moers ont essayé de respecter dans leurs néologismes, alliant le caractère archaïque du prénom et l’aspect mythopoïétique du nom de famille : la figure s’appelle Optimus Yarnspinner en anglais, Roelant Sagehouwer en néerlandais, Hildegunst Taillemythes en français. 6 Originaire de la Citadelle des Dragons, Taillemythes est le représentant par excellence de la race des dragons littéraires. Le traducteur Moers la décrit en ces termes dans une note de La Cité des livres qui rêvent, où il renvoie à la « demi-biographie » dont il est l’auteur : Celui qui s’y connaît un peu en histoire ou en littérature zamonienne sait que la Citadelle des Dragons est un rocher creux situé en Zamonie occidentale et qui, non loin de Troutrou, domine le plateau de Dull. La citadelle est habitée par des dragons qui parlent, se déplacent en station verticale, et s’adonnent à l’écriture – les ignorants trouveront ailleurs comment ils en sont arrivés là. Voir : « De la Citadelle des Dragons au mont Kâf – La demi-biographie de Hildegunst Taillemythes » in Ensel & Krete, ainsi que Rumo et le Miracle des ténèbres, p. 41-69. En fait, pour comprendre la suite, ceci n’a aucune importance. (N. d. T.)18 7 Outre un jeu assez classique sur la difficulté et les enjeux même de l’acte traductif (souligné par un système de notes, commentaires et autres paratextes explicitant certaines spécificités du continent imaginaire), le cas intéresse aussi par les transgressions qu’il génère, à travers le procédé de métalepse notamment 19, mais avec des extensions jusqu’à présent assez inédites, dispositif qui place de fait la question de la traduction, de la « copie originale » au cœur du débat et de la création. Il s’agit ici d’une copie possiblement sans « texte premier », mais avec un « auteur premier » qui est aussi invasif et omniprésent dans l’univers imaginaire que dans notre monde factuel. Taillemythes en est arrivé en effet à occuper une place inégalée dans et hors du monde fictionnel : il accorde les interviews à la place de Moers, dans la presse écrite et audio-visuelle (avec une marionnette animée) ; il assiste aux salons et séances de dédicace ; il se voit récompensé de nombreux prix (comme en témoigne le principal journal du continent, Le Courrier de Zamonie) bien qu’il ne les accepte pas toujours 20, etc. Enfin, cela a donné lieu, en 2007, à une controverse très médiatisée, toujours par voie de presse, entre l’auteur « original » (le dragon) et son traducteur, controverse qui portait précisément sur la question des compétences ou plutôt incompétences supposées de ce dernier. 8 Ces jeux métafictionnels21 s’adressent manifestement davantage au lecteur adulte qu’au jeune public, sachant que l’œuvre de Moers se range dans ce qu’on qualifie de All-Age Fantasy ou crossover literature22, reposant sur un principe de réception double : cela permet à la fois la lecture (enfantine ou adolescente) naïve (fondée sur le suspense et le divertissement) et la lecture adulte (critique et réflexive), qui a conscience que les romans proposent un bricolage intentionnel et ironique de la culture occidentale. Les romans de Moers s’assument en effet pleinement comme œuvres non-originales, n’offrant que du « déjà-lu », des « copies » malignement « zamonisées » de l’histoire littéraire et culturelle. L’exemple le plus explicite de ce processus de « zamonisation » est Le Maître des Chrecques : Moers puise sans vergogne dans l’hypotexte principal (Spiegel, das Kätzchen / Le Petit chat Miroir) de Gottfried Keller, tout comme Taillemythes récrit/adapte le texte « premier » de Gofid Letterkerl, Echo, das Krätzchen 23 (Écho, le mistigriffe) – revendiquant haut et fort cet « emprunt » aussi libre que (ir)respectueux, TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 4 dans une poétique assumée de la copie et de l’emprunt, avec ou sans original… Taillemythes écrit ainsi dans la postface (Nachwort) : De surcroît, j’ai pris la liberté de compléter de-ci de-là, improvisant quelque peu, la nouvelle de Gofid Letterkerl. […] Et encore autre chose, car je les entends d’ici, les critiques qui, au regard de mon traitement audacieux, vont m’accuser de détroussage de cadavres et de vol intellectuel. À ce sujet, seulement ceci : l’œuvre de Gofid Letterkerl est libre de droits ! Et : comment peut-on voler quelque chose qui appartient à tout le monde ? Allez-y : poursuivez-moi24 ! (ma trad.) 9 L’œuvre propose ainsi une réflexion consciente, qui continue à être développée dans un ensemble encore en cours, sur les rapports tendus entre auteur premier et traducteur, en un dispositif où la copie est bien assumée comme copie tout en étant le seul texte accessible, la langue et l’œuvre « originales » faisant intégralement défaut. Ce sont les modalités et enjeux de ce dispositif, qui exploite autant les possibilités fictionnelles des mondes de l’imaginaire que les possibilités médiatiques de notre société actuelle, qui nous intéresseront dans cet article. Moers propose en l’occurrence un cas où la question du « texte original » perd de fait sa pertinence, sans pour autant évacuer les questionnements propres à la pratique traductive, dans un processus qui joue constamment sur les changements de niveaux et leurs tensions. Poétique et scénographie de la pseudo-traduction 10 Virtuose des codes romanesques établis, bousculant les règles de la fiction pour mieux les réinstaller, Moers a assez classiquement recours au dispositif de la fausse traduction, présentant les romans fictivement et formellement comme une transposition en allemand depuis le zamonien : ils se donnent à lire « comme hanté[s] par le fantôme d’un autre, “l’original”, avec lequel [ils] entretien[nen]t un rapport fréquemment tenu pour ancillaire25 ». L’auteur allemand postule un original, sans le citer26, et y renvoie expressément, notamment à travers les paratextes et les notes lexicographiques, qui visent à expliciter le sens de certains termes ou les spécificités culturelles du monde imaginaire. Leurre plaisant, ce simulacre de traduction permet ainsi en particulier de poser des questions cruciales concernant l’acte traductif et ce qui fait son identité27. 11 Il ne s’agit cependant pas de supercherie : les « traductions » n’ont jamais été données comme autres que ce qu’elles sont véritablement, c’est-à-dire des textes inventés et écrits par Moers. Le statut effectif du texte n’est donc pas problématique, comme le montrent les couvertures des ouvrages – c’est du reste aussi ce qu’exprime le choix d’un auteur qui est un dragon. Le jeu passe avant tout par la mise en scène factice des caractères formels de la traduction et de ses protocoles paratextuels conventionnels, notamment en fonction du paradigme de l’intraduisible – d’autant plus que le monde de départ est superlativement autre par rapport au nôtre. Cette scénographie de la praxis traductive, qui va résolument à l’encontre de « l’illusion de transparence 28 », comprend la représentation fictionnelle de ce geste d’écriture contraint ainsi que le questionnement sur les statuts, prérogatives et légitimités respectifs de l’auteur et du traducteur, ce dernier étant tenu de composer avec des textes-sources minés, avec la figure de l’auteur et avec les impératifs du monde éditorial 29. 12 Moers exploite pleinement ces éléments par le recours à l’artifice de la pseudo- traduction, jouant en particulier sur le lieu commun de la traduction infidèle, la TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 5 difficulté qu’il y a à restituer avec exactitude la beauté et la complexité de l’original. Il le fait par la prolifération des discours qui tentent de combler la distance entre l’original et la copie, c’est-à-dire les feintes considérations philologiques, les enquêtes bibliographiques factices, les pré- et postfaces justifiant les choix de suppression ou de correction, les notes et commentaires, etc. Loin d’être un procédé d’authentification, ces paratextes dévoilent à neuf la fiction, assumant la fonction digressive du récit, ouvrant justement la porte des mondes possibles : Moers nous invite à lire ces textes indéfiniment comme autres et comme fenêtres partielles sur un univers à la richesse encore insoupçonnée et seulement partiellement explorée. 13 Le traducteur, dans une attitude et une rhétorique appuyées de fausse humilité, va ainsi systématiquement justifier sa démarche – sauf qu’il apparaît d’emblée que ses choix sont précisément totalement arbitraires, peu respectueux du texte premier, fondés sur des critères subjectifs et non raisonnés. Le nombre et le type de ces paratextes varient d’un roman à l’autre, appelant aussi expressément à la participation des lecteurs dans la poursuite de l’œuvre romanesque, comme dans la « postface du traducteur » (Nachwort des Übersetzers) de La Cité des livres qui rêvent : Après la première traduction en allemand d’Ensel und Krete, ouvrage de l’écrivain zamonien Hildegunst Taillemythes, on n’a cessé de me demander lequel de ses livres je traduirais par la suite. J’ai longtemps hésité, ce qui n’est pas étonnant au regard de l’immensité de son œuvre. J’ai fini par me décider pour une démarche chronologique. Souvenirs de voyages d’un dinosaure sentimental, son premier ouvrage de dix mille pages imprimé en Zamonie, soit 25 volumes, m’aurait pris toute une vie si j’avais voulu le traduire et le publier intégralement. J’ai donc décidé d’en extraire les deux premiers chapitres et de les éditer sous le titre de La Cité des livres qui rêvent. J’espère qu’on me pardonnera cette liberté éditoriale. Tout en croyant fermement que ce fragment réunit les conditions d’un livre tout entier. Je me demande comment je vais continuer, quelle œuvre de Hildegunst Taillemythes je vais traduire ensuite. Dois-je suivre l’ordre chronologique ? Dois-je traduire, par esprit de conséquence, le chapitre suivant des Souvenirs de voyages, où Taillemythes décrit ses aventures dans le cimetière de la ville de Dullsgard ? Une autre possibilité serait de travailler à la suite de La Cité des livres qui rêvent – car il existe effectivement une suite. […] Donc : Dullsgard ou Bouquinbourg ? Telle est la question. Peut-être que tel ou tel lecteur pourra m’aider à résoudre cette difficile question en votant par courriel à l’adresse suivante : mythenmetz@piper.de (site de l’éditeur allemand de l’ouvrage). Car s’il y a quelque chose que je déteste, c’est prendre des décisions 30. 14 Même si, nous l’avons dit, l’original n’est jamais cité (on n’a pas d’exemple de la langue zamonienne dans les livres), il est pourtant présenté comme physiquement et matériellement présent dans notre monde, en l’occurrence dans la bibliothèque du traducteur Walter Moers. C’est ce qui se trouve explicité dans la « note du traducteur » (Anmerkung des Übersetzers) du Maître des Chrecques, qui contredit d’ailleurs immédiatement la démarche raisonnée de l’ouvrage précédent, que nous venons de citer : À la fin de ma dernière traduction d’un roman de Hildegunst Taillemythes j’ai demandé aux lecteurs de m’aider à choisir l’ouvrage que je devrais traduire ensuite […]. Le sondage n’a malheureusement pas permis de trancher. Beaucoup de lecteurs m’ont conseillé de traduire les deux – peu importait l’ordre. Pour échapper à ce dilemme, j’ai par conséquent décidé de repousser le problème sine die et de m’attaquer à un tout autre texte de Taillemythes. Je dois avouer que ce choix s’est fait de manière assez arbitraire. Je me suis planté, dans mon bureau, devant les rayons surchargés des livres de Taillemythes, j’ai fermé les yeux et j’ai étendu la TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 6 main. Le livre que j’ai saisi était Le Maître des Chrecques, la magistrale réécriture par Taillemythes d’un classique de Gofid Letterkerl31. (ma trad.) 15 Moers poursuit, non sans ironie, en précisant que ce n’est qu’en cours de travail qu’il s’est rendu compte qu’il aurait pu choisir de manière plus réfléchie : Le Maître des Chrecques est en effet l’œuvre qui comporte le plus grand nombre de « digressions à la Taillemythes » (Mythenmetzsche Abschweifungen), issu de la pire phase d’accès hypocondriaque de l’auteur, ce qui tient aussi au lieu où se déroule l’action du roman : Sledwaya, la ville la plus morbide de Zamonie (« die krankeste Stadt Zamoniens »), une ville peuplée de malades en tous genres, où personne ne rit et où chacun ne cesse de se plaindre. D’où des digressions de plusieurs pages décrivant les maladies inventées de l’auteur, proposant des considérations sur sa température corporelle, sa fréquence cardiaque, la couleur de son urine ou la forme de ses selles 32. Et le traducteur de poursuivre, sortant d’une neutralité pourtant « normalement » attendue, que ces digressions lui ont tellement porté sur les nerfs, qu’il passait son temps à insulter le livre, lui cracher dessus, le jeter à terre et même, une fois, le lancer par la fenêtre 33. D’où la conclusion et décision radicale de tout supprimer : « je ne pouvais vraiment infliger cela à personne et j’ai donc décidé de renoncer à la fidélité habituelle, de couper l’ensemble des digressions et de raccourcir le livre d’environ sept cents pages 34 ». 16 Cette pratique de coupe et de travail éditorial est devenue un leitmotiv des commentaires du traducteur et sera aussi au cœur de la controverse publique. On le retrouve dans la « postface du traducteur » (Nachwort des Übersetzers) du Labyrinthe de la cité des livres qui rêvent : Et ici s’interrompt ma traduction. Je dis bien : uniquement ma traduction, parce que l’histoire de Taillemythes dans le labyrinthe des livres qui rêvent, elle, se poursuit. J’ai dû, à mon grand regret, diviser le roman en deux livres en raison de sa longueur et de sa complexité. Cela tient essentiellement aux coupes massives que cette fois encore j’ai dû entreprendre – comme presque toujours avec les œuvres en prose de Taillemythes aux dimensions qui confinent à l’absurde. Dans cette partie cela concerne avant tout ses Notes sur les marionnettes que j’ai dû raccourcir de pas moins de quatre cents pages. Une lecture de plaisir aurait sinon été impossible. C’est même encore pire dans la deuxième partie, à laquelle je travaille avec acharnement. Elle comporte en effet un ensemble textuel pseudo-scientifique que Taillemythes a intitulé La Vie secrète des Rongelivres et qui fait environ sept cents pages. Illisible ! Réduire cette colossale digression à la Taillemythes en un ensemble supportable – sans trahir le livre – me coûte bien plus de temps et de peine que je ne l’avais supposé initialement35. (ma trad.) 17 La scénographie de la traduction passe aussi par un système de notes infrapaginales, avec une même ironie marquée, en ce qu’elles paraissent plus ou moins explicatives et plus ou moins utiles36. Ces notes sont à la fois linguistiques et culturelles, permettant d’offrir les éléments de compréhension nécessaires au lecteur (terrien) qui n’a pas connaissance des présupposés, implicites, attendus et réalités constituant ce monde imaginaire – ou feignant, en tout cas, de le faire. Les notes explicitent ainsi des objets quotidiens (« J’aiderai peut-être le lecteur en décrivant ici brièvement la trombonette que Taillemythes désigne justement comme un instrument connu de ses lecteurs zamoniens. Les trombonettes sont, etc.37 »), des usages élémentaires (« La monnaie et les unités de mesure zamoniennes sont une affaire si compliquée qu’elles justifieraient à elles seules un ouvrage particulier – d’ailleurs écrit sous la forme du BUNKEL en cent volumes, où Aristote de Bunkel, mathématicien druidique et économiste national, TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 7 inventorie et explique avec minutie tous les systèmes de conversion de Zamonie. […] Par commodité, je me suis permis de traduire les unités zamoniennes en unités européennes quand Taillemythes parle de proportions, de distances ou de poids ; cependant, pour conserver au texte son authenticité, je n’ai pas traduit le pyra dont la valeur correspond à peu près à un sesterce de l’époque de Virgile 38 »), ou encore des références culturelles (« Reta del Bratfist et son obsession de la neige : Taillemythes présuppose ici la connaissance de la poésie des monts de Midgard et de son représentant le plus éminent. On a torturé des générations d’écoliers zamoniens, y compris Taillemythes, avec la poésie givrée de Bratfist où des flocons de neige, des glaçons, des fleurs de givre et des pieds froids jouent un rôle prédominant. Le poète n’ayant jamais quitté ses hautes montagnes n’a pu imaginer un paysage qui ne soit pas couvert de glace et de neiges éternelles. Il est avéré que Reta del Bratfist connaissait 258 mots pour désigner la neige39 »). 18 Cela a évidemment aussi trait à des enjeux linguistiques, ce qui s’accompagne de principes de renvois internes aux textes, Moers tirant pleinement partie de l’extension du monde fictionnel et de sa cohérence interne. Ainsi, à son arrivée à Bouquinbourg, le jeune Taillemythes déguste-t-il avec délice la spécialité locale, la tartine aux abeilles (Bienenbrot). Et le narrateur-héros de préciser : « Je goufiniai des dents en signe de reconnaissance » ; « Ich knolfte anerkennend mit den Zähnen » (je souligne). L’emploi de ce verbe inconnu est accompagné d’une note, non dénuée d’absurde, du traducteur, qui entend aussi rendre compte de son investissement sans borne et de son ingéniosité dans sa tâche de transposition : Je suis désolé, mais j’en suis réduit à de simples suppositions quant au sens du verbe “goufinier”. Je l’ai moi-même inventé afin de traduire un verbe du zamonien qui m’est complètement inconnu. Il s’agit vraisemblablement d’un mot appartenant au dialecte de la Citadelle des Dragons. Je crois pouvoir dire qu’il désigne un bruit que seuls les dragons peuvent émettre avec leurs dents, en signe de satisfaction. J’ai essayé de le contrefaire pendant des journées entières, sans jamais y parvenir. (N.d.T.)40 19 Or lorsque le héros descend dans les catacombes de Bouquinbourg, il y fait en particulier la connaissance des fameux Rongelivres ( Buchlinge), cyclopes livresques miniatures que Taillemythes découvre plongés avec délice dans la « lecture » des classiques, précisant : « Les gnomes goufinièrent des dents » ; « Die Gnome knolften mit den Zähnen » (je souligne). Ce passage est accompagné d’une nouvelle note, qui fait suite à la première : « Apparemment les gnomes peuvent goufinier des dents, comme les dragons. Je pense que Taillemythes a voulu dire qu’ils exprimaient leur assentiment par un bruit particulier. Je n’ai aucun moyen de savoir comment il a pu juger que le gnome exprimait son accord avec ses dents, puisque celui-ci était caché. Nous fermerons donc les yeux sur ce qui ressortit à la liberté de l’écrivain. 41 » 20 Enfin, ces notes peuvent aussi être doublées d’illustrations, puisque Moers est non seulement le traducteur du zamonien, mais aussi le dessinateur de l’œuvre dans son ensemble. Le dernier exemple sur lequel je voudrais m’arrêter est intéressant parce qu’il pose en l’occurrence un problème de traduction au carré, en l’occurrence un problème de traduction depuis l’allemand. Il s’agit d’une note du traducteur à propos d’une créature « désopilante » du monde imaginaire, le Murch, dont l’image se trouve reproduite dans le texte infrapaginal : « En Zamonie, tout le monde sait ce qu’est un Murch, depuis le roman de Gofid Letterkerl, Zanilla et le Murch. Taillemythes a donc fait ici l’économie d’une description de cet animal désopilant. Un Murch est une créature TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 8 très rare, vivant essentiellement dans les régions marécageuses, que l’on peut décrire avec quelque précision en disant qu’il s’agit du croisement d’un canard et d’une grenouille. Du canard, il a le bec et le plumage duveteux ; de la grenouille, les pattes à ressort et les joues ballonnées. Le bruit imposant que le Murch émet – on dit qu’il murche – mêle le nasillement du canard et le coassement de la grenouille. 42 » Le lecteur français accepte cette description comme telle, mais ne peut en comprendre la logique, puisque le jeu de mots d’où résulte la créature ne peut être rendu dans la traduction française. En allemand (mais qu’en est-il du zamonien ?), c’est en effet le même verbe (quaken) qui est utilisé à la fois pour la grenouille et pour le canard, d’où l’alliance incongrue qui a donné naissance au Murch. 21 Les romans proposent ainsi une série de plaisantes pitreries, où l’efficacité repose aussi sur la répétition, l’effet de cycle et l’extension progressive de l’univers fictionnel. La question de la (pseudo-)traduction, de sa mise en scène et de sa pratique, y a pris une place de plus en plus importante à mesure de l’écriture, le traducteur, nonobstant ses déclarations de rigueur et d’honnêteté (dont personne n’est dupe), s’y arrogeant finalement tous les droits. Le procédé, déjà systématisé dans le cycle, a de fait dépassé le cadre des livres, dans un exemple de métalepse caractérisé. En un très efficace dispositif multimédiatique, la question de la traduction, du statut du traducteur et de ses rapports tendus avec l’auteur, est ainsi devenue, avec une audience certaine et complice, l’objet du débat public hors du monde fictionnel. Le dispositif multimédiatique et la controverse publique 22 Doté d’une voix propre immédiatement reconnaissable – qui ne manque ni de vigueur ni de verdeur, d’où la tendance récurrente de prendre à parti son lecteur, jusqu’à l’invective directe –, le dragon-auteur créé par Moers occupe depuis 1999 une place à l’ampleur grandissante, s’autonomisant du monde fictionnel et des récits où il est initialement apparu. L’auteur monumental, dès les romans, présente tous les travers et défauts typiques du « grand écrivain » dans l’imaginaire commun : roublard et hâbleur, incurable bavard et vantard, égocentrique et susceptible, vaniteux et capricieux, hypocondriaque invétéré et d’une mauvaise foi incommensurable, il se met constamment en scène, même lorsqu’il n’est pas directement le héros de l’histoire. Nous l’entendons ainsi, non sans grandiloquence, parler, disserter, commenter, persifler ses concurrents et les critiques, bousculer les lecteurs, se glorifier – ce qu’il fait maintenant aussi hors des livres dont il est l’auteur, plus particulièrement sur la scène publique, médiatique et éditoriale allemande. 23 En l’occurrence, Moers a trouvé en Taillemythes, mégalomaniaque caractériel et imbu de sa personne, un alter ego qui est en tous points son contraire 43, et surtout un alter ego d’autant plus pratique que Moers est un peu le Pynchon de la littérature allemande : il s’est notoirement retiré du cirque médiatique, refuse les interviews sauf par mail, au point qu’on ne sait quasiment rien de lui et qu’on ne dispose d’aucune image récente de lui44. Ce refus de l’exposition médiatique et commerciale ainsi que le jeu de cache-cache auquel se livre Moers depuis plus de vingt ans45 se traduit précisément par la mise au premier plan de la figure de l’auteur « réel » Taillemythes. Le processus de retrait s’est même accentué depuis la première publication du cycle de Zamonie : Moers y est encore présenté comme le créateur effectif du roman (Les 13 vies et demie du Capitaine Ours Bleu). C’est cependant à l’occasion de sa promotion que débute la stratégie TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 9 d’« effacement » : ainsi, dans un entretien consécutif, Moers ne se présente déjà plus que comme simple passeur, dialoguant avec l’auteur « original » de l’autobiographie, l’ours marin : « Capitaine Ours Bleu, vous avez maintenant écrit votre premier roman… 46 ». C’est avec Ensel & Krete qu’est institué le paradigme qui va être par la suite systématisé (à l’exception de Rumo) : Moers n’apparaît que comme le traducteur et l’illustrateur des romans. Ainsi sa participation dans le jeu paratextuel de la fiction se réduit en apparence de plus en plus : d’éditeur et « scripteur » des 13 vies et demie du Capitaine Ours Bleu, dans un premier temps , il passe à un rôle de traducteur et d’illustrateur (avec Ensel & Krete et la trilogie de Bouquinbourg), et même, troisième temps, à un rôle de traducteur et d’éditeur au deuxième degré (avec Le Maître des Chrecques, qui est d’abord une récriture/traduction par Taillemythes d’un texte de Gofid Letterkerl). 24 Le paradoxe est cependant le suivant : plus Moers entend se représenter comme une figure repoussée aux marges de la scène littéraire et éditoriale, en position subalterne ou « ancillaire », plus il se trouve en réalité au centre des préoccupations. Plus Moers se tait, plus le bruit augmente autour de ses œuvres et de leurs prolongements dans le monde réel, comme avec ces piles du Courrier de Zamonie à libre disposition dans les librairies à chaque nouvelle parution. Plus ou en tout cas autant que la figure d’auteur, c’est alors bien la figure du traducteur qui se trouve directement sous les feux de la rampe, avec des pratiques convergentes et multiples d’auto-stylisation et d’exposition – que ce soit par le biais des paratextes (les postfaces des romans en particulier) ou des entretiens, autant d’artifices qui parviennent à produire une résonance augmentée, dans une économie de l’attention parfaitement calculée et maîtrisée 47. Ce dispositif très efficace met au premier plan le traducteur, passeur discret, censément invisible, qui va réaffirmant son caractère secondaire, les principes de probité, de fidélité et d’exactitude qui l’animent, et qui pourtant en arrive à occuper constamment le terrain médiatique par ses excuses, justifications, plaidoyers pro domo jusqu’à des échanges d’une rare férocité avec un auteur par définition insatisfait et impitoyable, comme lors des bruyantes mises en scène de leurs dissensions. 25 C’est en particulier ce qui a été orchestré à l’occasion de la sortie du cinquième roman, Le Maître des Chrecques, en 2007, exemple paradigmatique d’un dispositif promotionnel et d’une campagne d’édition redoutablement efficace où le débat sur la traduction et ses nécessaires « infidélités » en arrive à évincer le contenu même du livre. La publication du roman a en effet été entourée d’une controverse très médiatisée sur la scène publique nationale entre l’auteur Taillemythes et son traducteur Moers, intégralement centrée sur la question de la traduction. La polémique s’ouvre le 18 août 2007 par un article dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung où « le plus grand écrivain de Zamonie » s’en prend allègrement et nommément à son « illustrateur de caniveau » (Schundheftzeichner)48. Celui-ci, dans Die Zeit du 23 août, réplique sur le même ton par une attaque tout aussi frontale et belliqueuse : « Je vous mets au défi, Monsieur Taillemythes ! Une réponse aux accusations dénuées de fondement du plus grand poète de Zamonie »49. Taillemythes poursuit ses invectives lors d’un entretien (Drachengespräche) de 23 minutes avec un journaliste sur la télévision publique allemande le 5 septembre 2007. La polémique semble enfin se clore, lors d’une « réconciliation » (de façade), en présence du journaliste Andreas Platthaus de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 4 octobre 2007, où Taillemythes et Moers finissent par se serrer la main (ou ce qui en tient lieu pour un dragon), sans pour autant déposer pleinement les armes : « “Bien sûr que votre livre reste une idiotie”. Rencontre au TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 10 sommet de la littérature germano-zamonienne : Le dinosaure des belles lettres Hildegunst Taillemythes se dispute avec Walter Moers auquel il reproche d’avoir éhontément et indûment plagié ses livres et d’en avoir proposé des traductions bâclées50 ». Dans ces articles et émissions, c’est le dragon seul qui apparaît à l’image ; Moers quant à lui reste toujours invisible (bien que tout à fait audible). 26 Première remarque : il s’agit d’une série de médias tout à fait respectables (jouissant même d’une réputation de sérieux), organes principaux de la vie culturelle allemande, à l’audience la plus large qui soit, c’est-à-dire de grands journaux nationaux et de la télévision publique. Deuxièmement, l’efficacité du dispositif tient intégralement au fait d’accentuer les traits de caractère attendus du « grand auteur » et du traducteur dans l’imaginaire commun : tyrannie et orgueil démesurés d’une part, obséquiosité et effacement de l’autre. Il n’en reste pas moins remarquable que l’objet de la controverse porte exclusivement sur la question de la traduction (in)fidèle (ici bien sûr d’autant plus que l’original est absent). Dans le premier article publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 18 août, Taillemythes, insultant copieusement Moers, lui reproche ainsi de non seulement proposer des traductions misérables et de procéder à des coupes aussi arbitraires qu’injustifiables, mais il le qualifie également de plagiaire et de voleur intellectuel, l’accusant d’utiliser son œuvre pour ses propres productions. Moers répond point par point dans Die Zeit, revenant en particulier longuement sur la question du travail éditorial et des coupes : si, argumente-t-il, il a, dans un premier temps (Ensel & Krete), rendu les digressions à la Taillemythes « mot à mot », il a estimé ensuite que la fluidité de la lecture et de la narration devait primer, qu’elle ne pouvait être constamment interrompue par huit pages proposant des recettes ou décrivant des maladies imaginaires, rejetant l’accusation de malhonnêteté à la face de l’auteur : Je n’ai pas d’autre choix, face à une accusation aussi vaseuse, que de réitérer mon propre reproche : que vous n’avez lu ni mes traductions ni mes romans. Je vous incite donc ici expressément : lisez mes livres – vous serez alors forcé de reconnaître qu’il s’agit de traductions littérales et fidèles, d’adaptations admiratives et d’hommages respectueux51. (ma trad.) 27 Surjouant la bravacherie virile, le traducteur matamore conclut en lançant un défi en bonne et due forme à Taillemythes52 – qui mène finalement à la réconciliation de façade lors de l’ultime confrontation dont rend compte l’article du 4 octobre 2007. 28 L’enjeu du débat est, du côté de Taillemythes, le reproche de traduction inexacte, infidèle, besogneuse et sans génie de la part de Moers, du côté de Moers, le caractère impossible de l’auteur et sa tendance aux digressions indigestes. Ainsi, lors de la confrontation finale, le journaliste pose-t-il explicitement la question du précédent : si couper sept cents pages est justifié dans le cas du Maître des Chrecques, cela ne risque-t-il pas de produire des conséquences catastrophiques, chaque traducteur décidant, à sa guise, de couper où et ce qu’il veut ? Moers s’en sort par une pirouette – le roman appartient à la phase de la carrière de Taillemythes où ce dernier ne relisait pas lui- même ses propres œuvres ; les « éditer », comme il l’a fait, est dès lors non seulement légitime mais nécessaire –, qui, aussi recevable soit-elle dans ce cas particulier, ne répond en rien à l’interrogation, assez fondamentale, du journaliste. Cet échange souligne surtout qu’il ne s’agit guère, lors de cette très publique polémique, d’un véritable débat sur des positions esthétiques divergentes, qui restent sous-jacentes, mais bien d’une dispute dont l’enjeu est de provoquer le maximum de bruit par des positions aussi tranchées que possibles. TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 11 29 Loin du principe de la « mort de l’auteur », le dispositif célèbre avec complaisance non seulement son omniprésence médiatique, mais surtout met au premier plan la seconde figure censément « invisible » qu’est le traducteur. Le grand auteur finit d’ailleurs, magnanime, quoique condescendant, par excuser les défauts et lacunes de son traducteur, dans l’entretien croisé de « conciliation » : Mais il n’y peut rien. Comment pourrait-il produire une traduction honorable, à l’aide d’un outil aussi misérable que la langue allemande ? Votre alphabet comporte 26 lettres, le zamonien en a 888. Monsieur Moers se donne certainement du mal et, considérant les moyens dont il dispose, il le fait sans doute très correctement. Je n’ai rien contre le fait qu’il continue dans le futur à traduire mes œuvres. Même si, à mes oreilles, cela ressemble à une symphonie jouée sur une flûte à bec en plastique53. (ma trad.) 30 Le dispositif le plus étonnant dans cette campagne est l’entretien télévisé de 23 minutes (intégralement écrit par Moers) lors duquel un journaliste intrépide rend visite à Taillemythes54. Le dragon, y apprend-on, s’est brutalement matérialisé sur le parvis de la cathédrale de Cologne, prétendant être arrivé dans notre monde par un trou dimensionnel (Dimensionsloch) et se déclarant prêt à recevoir les visiteurs depuis l’Institut Goethe qui loge « le plus grand auteur de Zamonie ». Le film montre une marionnette de dragon animée de taille humaine qui s’exprime avec beaucoup d’aisance dans un excellent allemand, quoique fortement teinté d’accent français. Taillemythes y fait amplement la preuve de son caractère peu accommodant, au point que le journaliste doit régulièrement le rappeler à l’ordre et que le dragon finit par le mettre à la porte lorsque ce dernier mentionne une fois de trop ce « crétin » (en français dans le texte) de Walter Moers. La rage de Taillemythes contre son traducteur est même d’une telle violence qu’à plusieurs reprises ce sont des « bips » de censure qui dominent presque totalement la conversation : Hildegunst Taillemythes : Vous voulez que je vous dise, ce que je pense de Walter Moers ? Je vais vous dire, ce que je pense de Walter Moers ! Pour moi, il est un très grand [bip]. Voilà ce qu’il est : un [bip] tout à fait ordinaire ! Voilà ce qu’est Walter Moers pour moi. Et vous savez ce qu’il peut faire, votre Walter Moers ? Il peut aller se faire [bip], et de tous les côtés55 ! (ma trad.) Achim Zeilmann : Mais les traductions des digressions à la Taillemythes en allemand, n’est-ce pas Walter Moers qui s’en est chargé ? Hildegunst Taillemythes : Si vous répétez encore une seule fois le nom de ce [bip], je ne garantis plus rien ! Walter Moers est un [bip], un [bip] et un [bip]. Achim Zeilmann : M. Taillemythes, je vous en prie ! Hildegunst Taillemythes: Je ne vais pas me laisser museler ! Walter Moers est un [bip], un [bip], et on doit pouvoir appeler un [bip] un [bip] 56 ! (ma trad.) 31 Il convient de mentionner que c’est également lors de l’interview télévisée que nous entendons pour la première (et, jusqu’à présent, dernière) fois du zamonien, cette langue « première » qui était jusqu’alors totalement absente de la création fictionnelle. Le journaliste en effet demande au dragon de dire quelques phrases dans sa langue pour que les auditeurs puissent l’entendre57. Mythenmetz se lance alors dans la récitation d’un « petit poème » de son cru, Écoute – ce qui permet de constater que le zamonien décidément ressemble étrangement à du français58. Il s’agit cependant d’une occurrence unique, hapax d’autant plus surprenant que Moers avait jusqu’alors pris le plus grand soin de laisser le zamonien « original » à l’état d’horizon rêvé mais non actualisé. Peut-être faut-il d’ailleurs tirer de la non-répétition du phénomène le constat que Moers a regretté cette incartade, concluant qu’il est préférable de laisser la langue dans un tel état commode de pure virtualité. TRANS- | 2017
Le dragon, le traducteur et la « copie originale ». Pseudo-traduction, littér... 12 32 Si la campagne médiatique en 2007 constitue le premier exemple aussi développé d’entrée du débat sur la (pseudo-)traduction dans le dispositif promotionnel et la conscience collective, c’est depuis devenu une pratique récurrente à propos de l’œuvre zamonienne de Moers. Ainsi, à l’occasion de la publication du Labyrinthe des livres qui rêvent en 2011, Taillemythes en personne a-t-il été invité à la foire du livre de Francfort. Par ailleurs, si la controverse entre le grand écrivain et son traducteur s’était en apparence apaisée après la réconciliation publique, elle n’a pourtant cessé d’être présente dans le champ médiatique, ce qui manifeste une nouvelle fois qu’il s’agit d’un des moyens les plus efficaces pour promouvoir et rendre visibles les ouvrages. Ainsi, le duel à fleurets très peu mouchetés entre Taillemythes et Moers se poursuit-il en particulier en ligne, notamment par le biais des réseaux sociaux sur lesquels les deux protagonistes sont très actifs et où ils continuent joyeusement à s’invectiver. Taillemythes s’est ainsi récemment scandalisé, par un post sur sa page facebook, de ne pas disposer, contrairement à Moers, de sa propre page Wikipedia 59, injustice qui n’a depuis toujours pas été réparée60. Moers a répondu le jour même, sur sa propre page facebook, par un post du même acabit à cette énième sortie de son meilleur ennemi 61, nouvelle preuve, s’il en était, que l’écrivain allemand a trouvé là un moyen productif d’entretenir la flamme et l’intérêt du public. 33 La question de la (pseudo-)traduction « sans texte premier » offre ainsi un terrain fécond à la création et l’exploration de mondes fictionnels mais aussi à leur diffusion dans le monde factuel, en termes de lecture comme de commercialisation. Moers, utilisant à plein les dispositifs et stratégies multimédiatiques contemporains, a mis en œuvre un processus d’une remarquable efficacité d’un point de vue éditorial et promotionnel, où le « texte original » est certes au premier plan, mais uniquement par le biais de sa traduction. Cette œuvre en constante expansion assume pleinement une poétique de la copie, proposant une récriture fantaisiste, foisonnante et pourtant « fidèle » des grands classiques de la culture occidentale, poétique incarnée en particulier par le procédé de la pseudo-traduction qui devient ici une des modalités et un des vecteurs d’ouverture sur le monde imaginaire. On peut cependant regretter que la partie la plus originale de ce complexe fictionnel – la présence médiatique de « l’auteur » et de son « traducteur » – ne trouve finalement pas sa place dans les traductions de l’œuvre dans d’autres langues : le public français, anglais ou néerlandais n’a à sa disposition « que » les romans qui proposent une mise en scène somme toute assez classique de la pseudo-traduction. Seul le public germanophone, et même allemand, a la chance et le plaisir d’assister à la dissémination de ces « copies originales » et traductions sans langue première en une multitude de dispositifs médiatiques qui finissent par occuper aujourd’hui une portion non négligeable de la sphère publique, où un auteur « premier », créature d’un écrivain qui pose au traducteur second (et même tiers), parade en gloire pour défendre une œuvre fictionnelle qui affirme tout en même temps le caractère second de l’original et l’originalité fondamentale de la copie. TRANS- | 2017
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