La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft

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La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft
92e année   N° 6 / 2019 Frs. 12.–

          La Vie économique
                       Plateforme de politique économique

       ENTRETIEN                      DOSSIER           UN CERTAIN REGARD                    PETITES BANQUES
L’expert André Olschewski         La fin de la valeur    Des taux d’intérêt                 Moins d’obligations
   revient sur la pénurie              locative ?          hors normes                    ­administratives pour
      d’eau en Suisse                     33                    44                       les é­ tablissements bien
           28                                                                                     ­capitalisés
                                                                                                       49

                            L’ÉVÉNEMENT
                L’eau, une ressource
                     précieuse
La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft
ÉDITORIAL

Le défi invisible
          Le sol suisse renferme 200 000 kilomètres de canalisations d’eau et d’égouts. Mais
          le public et les politiciens n’en sont guère conscients… peut-être parce que l’appro-
          visionnement en eau est décentralisé et assuré par des structures locales. Les eaux
          souterraines et lacustres appartiennent aux cantons, tandis que les infrastructures
          sont généralement la propriété des communes, qui paient une concession aux cantons.
          La protection des eaux est, quant à elle, du ressort de la Confédération.
                                      André Olschewski, sous-directeur de la Société suisse
                                      de l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE), déclare dans
                                      l’interview que l’économie devrait s’intéresser à l’avenir
                                      de l’approvisionnement en eau au niveau régional. Selon
                                      l’estimation de Max Maurer et de Sabine Hoffmann, de
                                      l’Institut fédéral suisse des sciences et technologies de
                                      l’eau (Eawag), les investissements nécessaires ces 30 pro-
                                      chaines années dans ce secteur s’élèvent à 130 milliards
                                      de francs, davantage que ce qui devrait être investi dans
                                      le réseau routier ou ferroviaire. Et les micropolluants qui
                                      souillent la nappe phréatique ne vont rien arranger !
                                         Une initiative populaire, qui sera débattue prochainement
                                         au Parlement, exige également une eau potable propre,
                                         sans résidus de pesticides ou de médicaments. La protec-
          tion des ressources en eau potable est un enjeu majeur : l’aménagement du territoire
          doit veiller à ce que le développement de l’urbanisation et la construction de routes ou
          de lignes ferroviaires ne nous privent pas de l’accès aux réservoirs d’eau potable.
          Une nouveauté dans la rubrique « Un certain regard », où nous avons choisi de donner
          la parole à des économistes en chef. Daniel Kalt, qui occupe cette fonction chez UBS
          Suisse, inaugure la série. Découvrez son estimation des coûts économiques des taux
          d’intérêt négatifs.

Bonne lecture !
Susanne Blank et Nicole Tesar
Rédactrices en chef de La Vie économique
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SOMMAIRE

 4                                                    19

L’ÉVÉNEMENT

L’eau, une ressource précieuse
 4 L’économie de l’eau potable                         8	Approvisionnement en eau :                        12	Eaux usées : des égouts
     Samuel Rutz, Urs Trinkner                            penser plus large                                     à assainir
     Swiss Economics
                                                           Andreas Peter                                         Max Maurer
                                                           Approvisionnement en eau de la ville de Zurich        École polytechnique fédérale de Zurich
                                                           Michael Schärer                                       Sabine Hoffmann
                                                           Office fédéral de l’environnement                     Institut de recherche de l’eau Eawag
                                                           Urs von Gunten
                                                           École polytechnique fédérale de Lausanne

16	Approvisionnement en eau :                       19	L’eau, source de
    la privatisation n’a pas fait                        développement durable
    ses preuves                                          et de paix
     Klaus Lanz                                        Guy Bonvin
     International Water Affairs                     	Direction du développement et de la
                                                       coopération

23	Pérennité et climat :                            24    PRISE DE POSITION
    la STEP de Kocani                                      Investissements :
     Françoise Salamé Guex
     Secrétariat d’État à l’économie
                                                           un paradigme à repenser
                                                           Agnes Meyer Frund
                                                           Surveillance des prix

25   PRISE DE POSITION                               27    PRISE DE POSITION                                                28   ENTRETIEN
     La faune aquatique lutte                              Vers une gestion intégrée
     pour sa survie                                        de l’eau                                          « La sécheresse a suscité
     Stefan Hasler                                    Jacques Melly                                               une réflexion »
     A ssociation suisse des professionnels de la    Département de la mobilité, du territoire et
                                                     	
      protection des eaux                             de l’environnement du canton du Valais                 Entretien avec André Olschewski, sous-directeur
                                                                                                            de la Société suisse de l’industrie du gaz et des eaux

     59    CHIFFRES                                        61    DANS LE PROCHAIN NUMÉRO                         61    IMPRESSUM
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SOMMAIRE

38                                                                        56 10

RUBRIQUES

Des dettes et des taux d’intérêt
44   UN CERTAIN REGARD                      46   L’ÉTUDE                                        49     PETITES BANQUES
     Taux négatifs : jusqu’à quand ?             La dette publique n’a pas                             Les petites banques au
     Daniel Kalt                                 d’impact sur la croissance et                         comportement exemplaire
     UBS Suisse
                                                 les taux d’intérêt                                    méritent d’être récompensées
                                                 Guillaume Guex Statistique Vaud                       Martin Bösiger
                                                 Sébastien Guex Université de Lausanne                 Autorité fédérale de surveillance des marchés
                                                                                                        financiers

51   CHINE-SUISSE                           54   MARCHÉ DU TRAVAIL
     Les entrepreneurs chinois                   L’activité de conseil des ORP
     connaissent peu les avantages               sous la loupe
     de la Suisse                                Katharina Degen, Angelo Wetli
                                                 Amosa
     Juan Wu, Martin Schnauss
     ZHAW School of Management and Law

56   ÉCOLES SUPÉRIEURES                  DOSSIER

     L’École supérieure du ­sud-
     est de la Suisse donne des          La fin de la valeur locative ?
     impulsions économiques
     Franz Kronthaler, Peter Tromm       34	Suppression de l’imposition de                    38	Les propriétaires profiteront
     HTW Coire                               la valeur locative : quels effets                     du nouveau système en cas de
                                             économiques ?                                         taux d’intérêt bas
                                         	­Lukas M. Schneider, Peter Schwarz,                      Stefan Grob, Luca Bumann
                                            David Staubli                                           Haute école ­spécialisée de Lucerne
60   INFOGRAPHIE                            Administration fédérale des contributions
     Le trafic aérien suisse
                                         41   PRISE DE POSITION                                42   PRISE DE POSITION
     décolle
                                              Il est temps changer de                               Décriée, mais nécessaire !
                                              système                                               Natalie Imboden
                                              Markus Meier                                          Association suisse des locataires
                                              Association suisse des ­propriétaires fonciers
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L’EAU

                      L’économie de l’eau potable
L’approvisionnement en eau potable peut être assuré par des entreprises publiques ou
privées. Sur quelle voie la Suisse devrait-elle s’engager ? Samuel Rutz, Urs Trinkner

Abrégé D’un point de vue économique, l’eau n’est pas un bien public. L’ap-        publiques. Les cantons ont la souveraineté sur
provisionnement en eau, tributaire d’un réseau, ne peut cependant pas             la plus grande partie de ces ressources et sont
être simplement laissé au jeu des forces du marché, car il existe un « goulet     également chargés de coordonner les différents
d’étranglement monopolistique », en particulier dans le réseau de distribu-       intérêts en jeu quant à leur utilisation. Il existe
tion. La situation de départ ressemble à celle des réseaux électriques, ga-
                                                                                  en Suisse un consensus sur le fait que tout le
ziers et ferroviaires : soit le secteur public fournit lui-même l’approvision-
nement souhaité en eau, soit il le confie à des prestataires publics ou privés    monde devrait pouvoir accéder à l’eau potable,
et en garantit la qualité par voie réglementaire. Les deux modèles sont en-       même lorsqu’il n’existe pas de véritable droit en
visageables du point de vue économique. Pour les communes suisses, do-            ce sens.
tées d’outils de contrôle efficaces grâce à la démocratie directe, il peut être
intéressant d’internaliser ces activités.
                                                                                  L’eau potable n’est pas un bien public
                                                                                  Cela ne signifie pas pour autant que l’eau potable

                        L’      été 2018 a été le troisième plus chaud depuis
                              le début des mesures en 1864. Il s’est démar-
                         qué non seulement par une chaleur record, mais
                                                                                  soit un bien public dont la fourniture incombe
                                                                                  obligatoirement à l’État. La définition du bien
                                                                                  public pose que personne ne peut être exclu
                         aussi par des précipitations exceptionnellement          de son utilisation et qu’aucune rivalité ne doit
                         faibles : la pluie de deux à trois mois d’été a fait     exister concernant sa consommation. Un phare
                         défaut, avec pour conséquence des niveaux et             est un exemple classique de bien public : le si-
                         débits d’eau inférieurs à la normale saisonnière         gnal lumineux est émis avec ou sans paiement
                         dans de nombreux lacs et cours d’eau en Suisse.          de ceux qu’il guide (non-exclusion) et ne faiblit
                         Même si personne n’a voulu parler officiellement         pas s’il est « consommé » par plusieurs bateaux
                         de pénurie d’eau, des restrictions d’utilisation         passant devant en même temps (non-rivalité).
                         ont été émises localement – par exemple pour             Or, l’eau courante ne remplit pas ces critères. Il
                         l’arrosage des espaces verts – et des conseils           est facile d’empêcher des tiers qui ne paient pas
                         pour une consommation domestique avisée ont              de l’utiliser et sa consommation est clairement
                         été diffusés.                                            sujette à rivalité. Du point de vue économique,
                              L’exemple de la canicule de 2018 a surtout          l’eau potable ne se distingue donc pas vraiment
                         montré que l’eau est un bien rare et précieux            d’autres produits commerciaux, en particulier
                         dont l’utilisation peut être source de conflits.         dans les pays où l’eau courante est de moindre
                         Elle est non seulement utilisée par les ménages          qualité et où elle est négociée sur le marché libre.
                         – pour la consommation, l’hygiène corporelle,            Le prix résulte alors de l’offre et de la demande.
                         la vaisselle et la lessive – mais également pour             En Suisse, il n’y a pas de marché libre pour
                         l’irrigation agricole, la production d’énergie ou        l’eau potable. L’approvisionnement est l’affaire
                         les processus industriels. Deux questions se             des communes et se fait dans une situation de
                         posent dans ce contexte : à qui appartient l’eau,        monopole. Autrement dit, l’eau s’obtient unique-
                         et comment régler les éventuels conflits liés à          ment auprès des fournisseurs locaux. Pour au-
                         son utilisation ?                                        tant, les collectivités publiques ne fournissent
                              Pour la Suisse, la réponse à la première            pas l’eau potable du réseau gratuitement : elles
                         question est relativement simple : en dehors de          perçoivent des taxes qui peuvent atteindre
                         quelques petites sources faisant partie de biens         plusieurs centaines de francs par année pour
                         immobiliers et appartenant donc aux proprié-             un ménage de plusieurs personnes, selon son
                         taires fonciers, toutes les ressources en eau sont       niveau de consommation. Un signal est ainsi

4   La Vie économique 6 / 2019
La Vie économique Plateforme de politique économique - Die Volkswirtschaft
Le plus grand réservoir artificiel d’eau
de Suisse est celui de Lyren, à Zurich.
                                           KEYSTONE
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L’EAU

envoyé aux ménages : la mise à disposition et la                                  l’Union ­européenne (UE), ces activités ont été
distribution d’eau potable engendrent des coûts                                   progressivement libéralisées depuis la fin des
et l’eau est un bien rare.                                                        années 1980, ce qui a conduit à un changement
                                                                                  radical : l’État n’assure plus lui-même les services
Organiser efficacement                                                            publics, mais en garantit la fourniture (garantie
                                                                                  des prestations). Il peut alors faire appel à des
l’approvisionnement
                                                                                  entreprises aussi bien privées que publiques.
En contrepartie, les ménages s’attendent à ce que                                     Pour s’assurer que l’approvisionnement soit
leur budget ne soit pas trop mis à mal et à ce que                                effectué selon la volonté politique, l’État instaure
l’approvisionnement en eau potable soit effectué                                  une autorité de réglementation indépendante et
au meilleur coût possible – ce qui est garanti par                                généralement sectorielle. Celle-ci est chargée de
la concurrence sur les marchés normaux. En                                        surveiller les entreprises mandatées. La régle-
Suisse, les innombrables interventions du Sur-                                    mentation détaillée concerne notamment les
veillant des prix montrent que les services des                                   prix, afin d’empêcher le prélèvement abusif de
eaux ne remplissent pas forcément ces attentes.                                   rentes de monopole. L’État reste alors respon-
Entre 2013 et 2017, il a jugé excessives environ                                  sable comme « fournisseur de dernier recours »
140 augmentations de tarifs prévues. Cela sou-                                    (« server of last resort » en anglais) : il réglemente
lève la question de savoir si l’approvisionnement                                 le service public, mais doit également le garantir
en eau ne pourrait pas être assuré de manière                                     et intervenir en cas de pénurie1.
plus efficace dans un environnement concur-                                           De bons et de mauvais exemples existent pour
rentiel et s’il ne devrait pas, le cas échéant,                                   les deux modèles (internalisation et garantie des
­également être ouvert à des privés.                                              prestations) d’approvisionnement en eau. En 2011,
     Sous l’angle économique, la majeure partie                                   Berlin a ainsi décidé de « ­remunicipaliser » son
 de la chaîne de valeur – captage, stockage, trai-                                service des eaux, les Berliner Wasserbetriebe,
 tement, distribution, évacuation et épuration –                                  face à la hausse des tarifs de l’eau après la privati-
 constitue un monopole naturel. Autrement dit,                                    sation de 1999.
 il n’est pas rentable de confier à plus d’un four-                                   Un exemple positif illustre également le
 nisseur les infrastructures locales, comme les                                   modèle de garantie des prestations plus près de
 canalisations. Les investissements ne peuvent                                    chez nous : la compagnie des eaux Wasserwerke
 pas être mis à profit autrement, ce qui engendre                                 Zug, dont environ 70 % du capital est en mains
 des coûts irrécupérables. Cette situation mêlant                                 privées, assure avec fiabilité l’alimentation en
 monopole naturel et coûts irrécupérables est ap-                                 eau de la population depuis 1878. Pourtant, la
 pelée « goulet d’étranglement monopolistique ».                                  participation du secteur privé à l’approvision-
On la retrouve notamment dans la distribution                                     nement en eau a toujours la vie dure en Suisse,
d’eau, qui représente le plus gros poste de coûts                                 comme l’a récemment montré un scrutin dans
avec environ 80 % des investissements. Par                                        le canton de Zurich, où une tentative prudente
conséquent, aucune concurrence ne peut se                                         de réaménager la gestion de l’eau a échoué. Elle
développer à ce niveau, une situation compa-                                      prévoyait que des privés puissent acquérir des
rable à celle des réseaux électriques, gaziers et                                 participations minoritaires dans l’approvision-
ferroviaires.                                                                     nement en eau.

Changement de paradigme au                                                        Internalisation ou garantie des
sein de l’UE                                                                      prestations ?
La structure suisse actuelle de l’approvision-                                    Le choix du modèle finalement appliqué pour
nement en eau, essentiellement publique,                                          l’approvisionnement en eau doit tenir compte
correspond à l’esprit dominant au siècle der-                                     de plusieurs considérations. D’un point de vue
nier selon lequel les pouvoirs publics devaient                                   économique, les entreprises privées qui maxi-
fournir eux-mêmes les services requis dans                                        misent leurs bénéfices sont davantage motivées
                                                      1 Voir Finger et Trinkner
les industries de réseau (internalisation). Dans        (2014).                   à fournir les prestations de façon rentable. En

6   La Vie économique 6 / 2019
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L’ÉVÉNEMENT

 même temps, elles sont aussi davantage incitées         d’internalisation. L’implication de privés est
 à augmenter les prix. Sur les marchés de carac-         surtout profitable lorsque l’inefficacité des four-
 tère monopolistique, la réglementation des prix         nisseurs publics est avérée, que la fourniture
 constitue donc un défi particulier. En général, il      des prestations et l’état des installations sont
 est fait abstraction d’une régulation par les seuls     facilement observables et que la dynamique
 coûts – dont la hausse permet automatiquement           concurrentielle est forte.
 des tarifs plus élevés –, car cela crée des inci-
 tations à une surcapitalisation. Ce phénomène           Les citoyens dans le rôle de
 est appelé « effet Averch-Johnson » ou « placage
                                                         surveillants
 or » (« gold-plating » en anglais). Un exemple :
­l’acquisition d’une œuvre d’art coûteuse aug-           Dans l’ensemble, l’internalisation publique lo-
 mente la base des coûts du capital et permettrait       cale peut être avantageuse en ce qui concerne
 une hausse correspondante des tarifs.                   l’approvisionnement en eau : d’une part, car il
     Dans ce contexte, des régulations plus in-          y a peu d’économies d’échelle (l’équipement de
 citatives fixant plusieurs années à l’avance les        nouvelles zones nécessite de nouvelles cana-
 plafonds en fonction des revenus et des prix            lisations) ; d’autre part, parce que l’absence de
 ont été introduites plus récemment. Cela crée           substitut à l’eau permet d’exclure la concurrence
 des incitations pour un meilleur rapport coût/          intermodale à long terme – à condition toutefois
 efficacité tout en stabilisant les prix. Il faut        que les structures de gouvernance d’entreprise à
 alors garder à l’esprit que les privés ne sont pas      l’échelon communal soient efficaces.
 incités à drainer à court terme le plus de fonds            Par exemple, si une assemblée communale
 libres possible en retenant des investissements         doit approuver des hausses de prix, les citoyens
 de rénovation dans les infrastructures hydrau-          – à la fois propriétaires et consommateurs – sont
 liques, largement « invisibles » car souterraines,      invités à peser soigneusement les motifs à court
 et d’une durée de vie pouvant atteindre cent ans.       et long terme. Le risque de surréglementation
     À cet égard, des problèmes latents de renon-        sera ainsi plus facilement mis à jour que par
 ciation (dits « hold-up ») se posent lors de la four-   une autorité centrale. Les citoyens assument en
 niture par le secteur privé : l’État (fournisseur       outre dans tous les cas la responsabilité directe
 de la garantie) est dépendant de l’entreprise           de leur décision. D’un point de vue économique,
 privée (goulet d’étranglement monopolistique)           l’approvisionnement public local en eau peut
 et ne peut pas simplement se rabattre sur une           également constituer une solution efficace à                                   2 Voir Jaag et Trinkner
 autre entreprise le cas échéant. Ainsi, la société      long terme.                                                                      (2009).
 d’exploitation du domaine skiable de Crans-­
 Montana (VS) avait tout bonnement fermé
 les remontées mécaniques en avril 2018 pour
 obtenir le versement de la redevance annuelle
 versée par la commune qui faisait l’objet d’un
 litige. Dans les appels d’offres publics pour des
 concessions de transport également, les condi-
 tions sont s­ ouvent renégociées2.
     Trouver le bon équilibre entre les incitations         Samuel Rutz                          Urs Trinkner
 liées aux coûts, à la hausse des prix, aux investis-       Directeur, Swiss Econo-              Directeur, Swiss Econo-
                                                            mics, Zurich                         mics, Zurich
 sements ou à l’approvisionnement constitue un
 défi de taille lors la réglementation des mandats
 publics d’approvisionnement dans les industries           Bibliographie
                                                           Finger Matthias et Trinkner Urs (2014). « Services publics : où en est le
 de réseau. Le modèle de garantie des prestations            changement de modèle ? », La Vie économique, 7/8.
 exige une plus grande densité réglementaire et            Jaag Christian et Trinkner Urs (2009). « Tendering universal service
                                                             obligations in liberalized network industries », Journal for Competition
 une surveillance plus rapprochée que le modèle              and Regulation in Network Industries 10(4), 313–332.

                                                                                                                              La Vie économique 6 / 2019          7
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L’EAU

                      Approvisionnement en eau :
                          penser plus large
Des centaines de millions de francs doivent être investis chaque année pour que la sécu-
rité de l’approvisionnement en eau soit assurée en Suisse. Les petits distributeurs sont
particulièrement sous pression. Andreas Peter, Michael Schärer, Urs von Gunten

Abrégé En Suisse, l’eau potable est d’excellente qualité, bon marché et très   plusieurs étapes. Grâce à ce traitement relative-
abondante. Le changement climatique n’affectera guère ces conditions           ment simple, l’eau du robinet affiche un excellent
de départ très favorables. Mais à terme, trois grands défis se poseront au     écobilan par rapport à l’eau minérale : considéré
niveau de l’approvisionnement de cette denrée essentielle : la protection      sur l’ensemble du cycle de vie – de l’extraction
des ressources d’eau potable, le renouvellement et la mise en réseau des
                                                                               à la consommation domestique – l’impact de
infrastructures, ainsi que la régionalisation des fournitures d’eau.
                                                                               l’eau du robinet sur l’environnement est environ
                                                                               500 fois moindre que celui de l’eau minérale.

                        L    a Suisse est considérée à juste titre comme
                             le château d’eau de l’Europe. Nous avons
                         le privilège de disposer de ressources en eau
                                                                               La consommation d’eau diminue
                         dont d’autres pays ne peuvent que rêver. Notre        En Suisse, l’approvisionnement en eau incombe
                         approvisionnement en eau potable n’absorbe            traditionnellement aux pouvoirs publics. La
                         par exemple que 5 % de la quantité annuelle de        population tient d’ailleurs à ce que cela continue
                         précipitations en Suisse – plus précisément de        à l’avenir, comme l’a par exemple montré la vota-
                         celles qui ne se perdent ou ne s’évaporent pas        tion sur la loi sur l’eau dans le canton de Zurich
                         immédiatement. Le changement climatique ne            au début 2019. Une autre particularité de l’ap-
                         devrait guère modifier cette situation privilé-       provisionnement en eau réside dans son organi-
                         giée. Sans doute connaîtra-t-on plus souvent          sation décentralisée, à l’échelon des communes.
                         des pénuries saisonnières et régionales, comme        Notre pays compte plus de 2000 services publics
                         pendant la phase prolongée de chaleur et de           d’approvisionnement en eau. Environ 90 % sont
                         sécheresse de l’été 2018, mais notre pays n’a pas     de petits distributeurs qui alimentent chacun
                         de quoi s’inquiéter pour son futur approvision-       moins de 5000 personnes. Le bassin de popula-
                         nement en eau grâce à ses nombreux lacs et à ses      tion desservi ne dépasse les 100 000 habitants
                         vastes ressources souterraines.                       que dans les villes de Genève, Zurich, Bâle, Lau-
                             Environ 40 % de l’eau potable provient des        sanne, Berne et Winterthour (ZH). Ces six ser-
                         sources, 40 % des nappes phréatiques et 20 %          vices municipaux fournissent au total quelque
                         des lacs. Les sources constituent le moyen            250 millions de mètres cubes d’eau par an, ce
                         le plus avantageux de prélever l’eau potable,         qui représente à peu près le volume du lac de
                         puisque la pente conduit directement le liquide       Hallwil. Les cantons sont souverains en matière
                         dans les réservoirs, alors que les eaux lacustres     d’exploitation des ressources en eau potable et
                         et souterraines doivent être pompées.                 accordent aux communes des concessions à
                             Le traitement de l’eau brute demande géné-        long terme.
                         ralement peu d’effort. Plus de 40 % de l’eau de            La consommation d’eau de la Suisse n’a cessé
                         source et de l’eau souterraine consommées n’ont       d’augmenter jusqu’en 1970, avant de stagner et
                         besoin d’aucun traitement et 30 % peuvent être        de diminuer légèrement depuis 1985 malgré la
                         stérilisés par irradiation ultraviolette. Un tiers    croissance démographique. Ce fléchissement
                         des eaux de source et souterraines ainsi que          s’explique entre autres par les économiseurs
                         l’ensemble des eaux lacustres sont traitées en        installés dans les nouveaux bâtiments et le fait

8   La Vie économique 6 / 2019
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KEYSTONE
                                                      Les grandes villes ont
                                                      pris leurs précautions
que les machines à laver et les lave-vaisselle        face aux pénuries        sionnement. Parallèlement, la réflexion doit
modernes utilisent beaucoup moins d’eau. L’in-        d’eau. Des ouvriers      porter au-delà des frontières communales :
dustrie a également réduit sa consommation,           posent des canalisa-     l’approvisionnement en eau s’impose de plus en
                                                      tions à Bâle.
notamment parce que des installations à forte                                  plus comme une tâche régionale.
consommation comme les fabriques de papier et
de carton ont disparu en Suisse.                                               Les zones de protection
    En 2013, chaque personne a consommé en
                                                                               sous pression
moyenne 309 litres par jour : 142 litres ont été
utilisés par les ménages et 167 litres par l’indus-                            Pour les captages d’eau potable, le danger vient
trie, le commerce et l’agriculture. La plus grande                             entre autres des fuites de conduites usées, des
partie de l’eau dont disposent ces derniers                                    épandages de lisier et de pesticides, des acci-
secteurs ne vient toutefois pas de distributeurs                               dents de camions-citernes et des infiltrations
publics, mais de productions concessionnaires                                  rapides d’eau de pluie sale. Pour éviter des
propres. L’agriculture est le secteur qui a le                                 dommages aux installations de captages ou
plus besoin d’eau, suivie de près par l’industrie                              la pollution d’eaux souterraines ou de source,
chimique.                                                                      la Confédération a créé un concept de zones
    Les enquêtes menées par la Société suisse de                               de protection. Son principe est simple : plus
l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE) montrent                                une zone est proche d’un captage, plus les
que l’eau du robinet jouit d’une excellente image.                             restrictions sont sévères. La construction de
Non sans raison, puisqu’elle est de grande qua-                                bâtiments ou d’infrastructures comme des
lité et que sa distribution fonctionne bien en                                 routes n’y est donc pas autorisée, tout comme
Suisse. Cette performance ne va pas de soi si                                  l’épandage de lisier. Les cantons sont chargés de
l’on songe aux défis considérables que devra                                   faire r­ especter la loi.
surmonter cet approvisionnement, défis dont                                        Depuis quelques années, pourtant, les zones
l’opinion publique et les politiques ne sont guère                             de protection subissent une pression de plus en
conscients. Des efforts particulièrement impor-                                plus forte. Dans une enquête réalisée en 2017
tants s’imposent pour préserver la qualité et la                               par l’Office fédéral de l’environnement (Ofev),
disponibilité de l’eau potable, particulièrement                               presque tous les cantons ont indiqué qu’ils
en matière de protection des ressources et de                                  étaient confrontés à de sérieux conflits d’usage
mise en réseau des infrastructures d’approvi-                                  dans ces zones. Pour l’approvisionnement en

                                                                                                       La Vie économique 6 / 2019   9
L’EAU

                        eau, les problèmes les plus graves sont l’exten-                                                                                              Des investissements s’imposent
                        sion du domaine bâti et l’agriculture. De plus
                        en plus de captages doivent être fermés à cause                                                                                               Un défi se pose à un tout autre niveau concer-
                        de constructions ou d’activités agricoles qui                                                                                                 nant l’infrastructure d’approvisionnement en
                        s’étendent dans les zones de protection.                                                                                                      eau. Sa valeur de remplacement (sans les rac-
                            Face à ces développements, il est souvent                                                                                                 cords domestiques) est estimée à 47 milliards
                        difficile de faire respecter la protection prévue                                                                                             de francs (voir illustration). Plus de deux tiers
                        par la loi. La prise en compte trop tardive des                                                                                               de cette somme concernent le réseau de cana-
                        aspects liés à la protection dans de nombreux                                                                                                 lisations, dont la longueur dépasse 80 000 kilo-
                        projets de construction constitue un facteur                                                                                                  mètres, soit deux fois le tour de la terre. L’entre-
                        aggravant. Pour éviter ce risque, la protection                                                                                               tien et le remplacement de ces conduites sont
                        des sources d’eau doit être intégrée le plus tôt                                                                                              coûteux et exigent beaucoup de main-d’œuvre :
                        possible dans la planification – des projets de                                                                                               889 millions de francs ont été investis en 2013
                        construction notamment. Il convient donc de                                                                                                   dans l’infrastructure hydraulique suisse, soit
                        faire preuve de prévoyance dans l’aménagement                                                                                                 109 francs par habitant.
                        du territoire et d’avoir une vision prospective                                                                                                   Malgré ces coûts, l’eau du robinet en Suisse
                        des projets de construction afin d’identifier à                                                                                               reste une denrée vitale bon marché, si bon mar-
                        l’avance les risques de conflits d’usage. Il importe                                                                                          ché que deux tiers de la population n’ont aucune
                        également de mettre effectivement en œuvre les                                                                                                idée de son coût. Le prix moyen est actuellement
                        ­instruments existants pour protéger les captages.                                                                                            de deux francs les mille litres. À Stans, ce chiffre
                            Les traces de substances étrangères et                                                                                                    est beaucoup plus bas (50 centimes), alors que la
                         nocives constituent un problème de plus en                                                                                                   même quantité d’eau potable est vendue autour
                         plus sérieux pour la qualité de l’eau potable,                                                                                               de 2,90 francs à Saint-Gall. Le prix dépend
                         principalement dans les agglomérations et les                                                                                                notamment de la quantité d’énergie utilisée
                         zones de culture intensive. Il s’agit de composés                                                                                            pour le traitement et le transport ainsi que des
                         particulièrement persistants et très mobiles                                                                                                 investissements nécessaires à l’entretien du
                         – comme les nitrates et les pesticides avec leurs                                                                                            réseau de distribution.
                         produits de dégradation – qui gagnent la nappe                                                                                                   À l’avenir, il s’agira non seulement de renou-
                         phréatique par le sol. Ces développements pré-                                                                                               veler l’infrastructure hydraulique, mais encore
                         occupants doivent cesser sans tarder si nous                                                                                                 de l’étendre. De nombreux cantons souhaitent
                         voulons préserver la sécurité de l’approvision-                                                                                              en effet mettre en place des réseaux régionaux,
                         nement en eau des générations futures.                                                                                                       lesquels nécessiteront des conduites supplé-
                                                                                                                                                                      mentaires. Ils se montrent soucieux de rendre
                                                                                                                                                                      l’ensemble du système d’approvisionnement
                        Valeur de remplacement de l’infrastructure                                                                                                    plus résistant en offrant aux distributeurs d’eau
                        d’approvisionnement en eau (2013)                                                                                                             la possibilité de recourir à des fournitures de
                                                                                                                                                                      remplacement en cas de pénurie locale. Dans
                                                9%
                                           2%                                                                                                                         cette optique, les grandes villes ont depuis
                                                                                      RAPPORT DE BRANCHE DES DISTRIBUTEURS D’EAU SUISSES (2015) / LA VIE ÉCONOMIQUE

                                       10 %                                                                                                                           longtemps pris leurs précautions : les systèmes
                                                                                                                                                                      d’approvisionnement en eau de Zurich et de
                                                                                                                                                                      Winterthour (ZH) sont ainsi reliés par une
                                                                                                                                                                      grande canalisation et la ville de Berne tire son
                                                                                                                                                                      eau potable des vallées de l’Emme et de l’Aar.
                                                              79 %

                                                                                                                                                                      Améliorer les connaissances
                          Distribution d’eau  Stockage d’eau   Technique de mesure,
                        de commande et de régulation (MSR)   Captage d’eau                                                                                            La nécessité de professionnaliser l’approvi-
                        En 2013, la valeur de remplacement de l’infrastructure
                                                                                                                                                                      sionnement en eau parle aussi en faveur d’une
                        d’approvisionnement en eau en Suisse totalisait                                                                                               régionalisation plus poussée. L’eau potable
                        47 milliards de francs.                                                                                                                       étant une denrée alimentaire, elle est soumise à

10   La Vie économique 6 / 2019
L’ÉVÉNEMENT

des exigences toujours plus sévères en matière                               Les nouveaux tarifs doivent être présentés
d’hygiène et de qualité, ce qui implique une                             au Surveillant des prix, ce qui fait régulièrement
planification à long terme. En outre, les aspects                        débat : plusieurs distributeurs se plaignent d’un
liés à la sécurité et à l’environnement (par                             manque de compréhension à l’égard de leur
exemple la détection de résidus de pesticides                            situation financière et du refus d’accorder des
dans l’eau potable ou la cybersécurité) récla-                           majorations tarifaires qui leur permettraient de
ment de plus en plus de connaissances spécia-                            constituer des réserves. De son côté, Monsieur
lisées que ne possèdent pas nécessairement les                           Prix fait valoir que si le coût du capital doit
petits fournisseurs. Par ailleurs, les communes                          bien sûr être pris en compte dans la fixation
de taille modeste éprouvent certaines difficul-                          des tarifs, il n’est pas acceptable que les clients
tés à collaborer avec d’autres sur le thème de                           d’aujourd’hui soient amenés à payer, via des pro-
l’eau potable. L’eau est un sujet à forte charge                         visions, les coûts de l’approvisionnement en eau
émotionnelle et l’indépendance en matière                                de demain. Ce serait une violation de la justice
d’approvisionnement demeure un impératif                                 intergénérationnelle. Sur le fond, le Surveillant
dans de nombreuses régions.                                              des prix reconnaît toutefois que l’approvision-
    Tout indique néanmoins que des raisons                               nement en eau doit être planifié et financé à
financières pourraient à l’avenir contraindre les                        long terme. Ses recommandations sont donc
petites communes à coopérer. Contrairement                               en principe compatibles avec les exigences des
aux grands distributeurs, elles ont tendance                             distributeurs d’eau.
à vendre leur eau à un prix trop bas, ce qui les                             En résumé, les plus grands défis des années
empêche souvent de constituer les provisions                             à venir seront le financement, les conflits
nécessaires pour des investissements.                                    d’usage et les conditions météorologiques
    En Suisse, les prix de l’eau ne diffèrent pas                        extrêmes. Ils ne se poseront pas seulement aux
seulement en raison des politiques tarifaires.                           distributeurs d’eau, mais aussi à la Confédé-
D’autres critères comme la topographie ou le                             ration, aux cantons et aux chercheurs. Seule
rapport entre le nombre d’usagers et la longueur                         une action conjointe nous permettra d’assurer
du réseau de canalisations jouent un rôle dans                           l’approvisionnement en eau des prochaines
les coûts de production. Les prix sont d’ailleurs                        générations.
souvent difficiles à comparer, indépendamment
de ces facteurs extérieurs. La facture d’eau
comprend une redevance de base fixe et une
part variable liée à la quantité, qui englobent
souvent les taxes d’élimination des eaux usées.
Ces différences comptables ne favorisent guère
la transparence.

Recommandations du
Surveillant des prix                                Andreas Peter               Michael Schärer              Urs von Gunten
                                                    Chef du contrôle qualité,   Chef de la section Protec-   Chef du Laboratoire pour
Comme les communes ont le monopole de               approvisionnement en        tion des eaux, Office fé-    le traitement et la quali-
                                                    eau de la ville de Zurich   déral de l’environnement     té de l’eau (LTQE) à l’École
l’approvisionnement en eau dans leurs zones                                     (Ofev), Ittigen (BE)         polytechnique fédérale
d’approvisionnement, elles sont soumises à la                                                                de Lausanne (EPFL), chef
                                                                                                             du groupe Chimie de l’eau
loi concernant la surveillance des prix. Celle-ci                                                            potable à l’Institut fédéral
prescrit notamment des tarifs couvrant les                                                                   des sciences et techno-
coûts et interdit aux distributeurs de réaliser                                                              logies de l’eau (Eawag) à
                                                                                                             Dübendorf (ZH)
des bénéfices sur la fourniture d’eau.

                                                                                                       La Vie économique 6 / 2019           11
L’EAU

               Eaux usées : des égouts à assainir
Le réseau d’égouts suisse a pris de l’âge. Outre son assainissement, des solutions inno-
vantes sont nécessaires pour utiliser moins de ressources. Les technologies existent.
Max Maurer, Sabine Hoffmann

Abrégé Avec une valeur de remplacement de 230 milliards de francs, les in-        l’âge, l’état et le besoin d’assainissement ne sont
frastructures d’approvisionnement en eau et d’élimination des eaux usées          toutefois que ponctuelles. Il n’existe étonnam-
sont parmi les plus précieuses de Suisse. Les canalisations vieillissantes,       ment pas de vue d’ensemble nationale de ces
l’évolution démographique et l’urbanisation croissante nécessitent d’in-          infrastructures essentielles.
vestir 130 milliards de francs ces 30 prochaines années. Au niveau mondial,
                                                                                      Les experts tablent – selon une estimation
l’OCDE estime à 900 milliards de francs les fonds alloués chaque année à
la gestion des eaux urbaines. Ce grand besoin d’investissements et la pres-       prudente – sur un besoin d’investissements
sion internationale accrue pour trouver de nouvelles approches favorisent         accru d’environ 130 milliards de francs pour
des solutions innovantes. La recherche de pointe menée en Suisse dans             les 30 prochaines années. À cela s’ajoutent des
ce domaine et la nécessité de renouveler les infrastructures confèrent un         défis comme la planification à long terme des in-
potentiel inexploité de marché pilote à notre pays. Un programme d’im-            frastructures hydrauliques, qui doit notamment
pulsion national permettant de coordonner les décisions d’infrastructure          tenir compte de l’évolution démographique,
fragmentées des communes est néanmoins nécessaire.                               du développement urbain et du changement
                                                                                  climatique2. Dans le même même temps, les

                              L     es infrastructures hydrauliques de notre
                                    pays sont performantes. Même lors d’étés
                              secs comme celui de l’an dernier, l’approvision-
                                                                                  exigences posées au traitement des eaux usées
                                                                                  augmentent, par exemple concernant l’élimi-
                                                                                  nation des micropolluants. De nombreuses
                              nement en eau potable est garanti. En Suisse,       communes – propriétaires des infrastructures
                              un ménage de quatre personnes consomme              hydrauliques – n’ont pas encore pris conscience
                              plus de 200 tonnes d’eau par an. Celle-ci doit      de ces défis. Il existe en outre peu de dispositions
                              non seulement être amenée, mais également           légales en matière d’entretien de ces ouvrages
                              évacuée après usage, épurée et réinjectée en        communaux.
                              toute sécurité dans le cycle hydrologique. Pour
                              garantir ce transport, la Suisse dispose d’in-      Des défis globaux
                              frastructures largement invisibles composées
                              de quelque 200 000 kilomètres de canalisations      À l’échelle mondiale, le besoin d’investissements
                              souterraines, ce qui représente presque le triple   dans le domaine de l’eau est énorme : l’Orga-
                              de notre réseau routier1.                           nisation de coopération et de développement
                                   La valeur de remplacement des infrastruc-      économiques (OCDE) l’estime à 772 milliards de
                              tures hydrauliques avoisine 230 milliards de        dollars par an. Entre 71 et 166 milliards sont en
                              francs (voir tableaux), contre 171 milliards        outre nécessaires chaque année pour que, d’ici
                              pour la route et 100 milliards pour le rail. Les    à 2030, les pays en voie de développement aient
                              quelque 800 stations centrales d’épuration          eux aussi un accès minimal à l’eau potable et aux
                              n’en représentent qu’une petite partie (environ     installations sanitaires. Il n’existe que peu de
                              ­14 ­milliards de francs).                          données fiables sur le rendement économique
                                   Nombre de ces infrastructures hydrau-          de ces investissements. Les milieux de la coopé-
                              liques– notamment pour l’évacuation des eaux        ration au développement articulent le chiffre de
1 Schalcher et al. (2011).
                              usées – ont été construites dans la période de      5,5 à 7 dollars par dollar investi3.
2 Voir Hoffmann et al.        haute conjoncture des années 1970 et 1980. Ces          Une vue globale révèle toutefois que des
  (2014).
3 Retour sur investisse-      ouvrages présentent des dégâts substantiels. Ils    infrastructures hydrauliques conventionnelles
  ment : voir Hutton et al.
  (2004) ainsi que OCDE
                              doivent être entièrement assainis et conduits de    ne sont pas la seule option pour des villes
  (2011).                     manière sûre vers l’avenir. Les informations sur    en croissance rapide dans des pays à revenu

12    La Vie économique 6 / 2019
Une révolution se prépare à Dübendorf (ZH) dans le
traitement des eaux usées : des technologies innovantes
sont mises au point entre les murs du bâtiment de
recherche NEST (en haut). Des écosystèmes contrôlés se
développent dans des étangs expérimentaux.

                                                          KEYSTONE
L’EAU

                          faible ou intermédiaire. Ces infrastructures              usées : les divers flux peuvent être interceptés
                          de réseau supposent en effet des horizons de              et traités séparément à la source. Une telle
                          planification à long terme et des institutions            pratique permettrait d’une part d’assainir les
                          stables, mais également des volumes d’eau qui             eaux grises et de les réutiliser dans le ménage,
                          font souvent défaut dans les pays d’Afrique,              par exemple pour la chasse d’eau des toilettes,
                          d’Asie et d’Amérique latine confrontés à une              ainsi que de récupérer les nutriments qu’elles
                          pénurie croissante4. L’un des inconvénients des           contiennent. Ces derniers couvriraient le besoin
                          infrastructures hydrauliques conventionnelles             d’engrais phosphorés et azotés actuellement
                          est la flexibilité limitée dont elles disposent pour      importés6. D’autre part, le transport complexe
                          s’adapter aux développements futurs tels que la           des eaux usées via des canalisations coûteuses
                          croissance ou la diminution des populations.              serait évité.
                                                                                         Le grand besoin d’investissements et la
                          L’opportunité du recyclage                                pression accrue pour trouver des solutions plus
                                                                                    efficaces exigent des innovations. Pour la Suisse,
                          L’utilisation des ressources n’est actuellement           qui possède un important savoir-faire en matière
                          pas très efficace dans l’approvisionnement en             de traitement des eaux usées, les conditions
                          eau et l’élimination des eaux usées. Les eaux             sont favorables. Grâce à de longues années de
                          dites « grises » provenant des salles d’eau et            recherche sur des infrastructures hydrauliques
                          autres lave-linge, peu sales, sont mélangées              innovantes, des approches révolutionnaires et
                          aux eaux « noires » provenant des toilettes, qui          prometteuses s’esquissent, ouvrant tout le sec-
                          présentent un risque sanitaire et doivent subir           teur des eaux urbaines à l’économie circulaire,
                          des traitements plus intensifs. D’importantes             à l’exemple de la séparation et du traitement à la
                          quantités de phosphore et d’azote sont égale-             source des flux d’eaux usées.
                          ment évacuées avec les eaux usées. Ces éléments
                          nutritifs essentiels pour les plantes sont impor-         L’urine devient un engrais
                          tés en quantités similaires sous forme d’engrais
                          minéral5.                                                 Des installations à membrane modernes per-
                              Le tri des déchets est devenu une habitude            mettent aujourd’hui un traitement de qualité,
                          pour le verre, l’aluminium, le papier, le carton,         sur place, des eaux usées des salles d’eau et de
4 Larsen et al. (2016).   le plastique, ainsi que les déchets organiques et         la cuisine, en vue de leur réutilisation. L’urine,
5 Binder et al. (2009).
6 Larsen et al. (2013).   résiduels. Cela fonctionne aussi pour les eaux            solution concentrée de nutriments, peut être

                            Approvisionnement en eau : infrastructures en 2014 (en milliards de francs)
                                                           Valeur de remplacement   Coûts annuels           Investissements annuels
                            Installations publiques        15–20                    1,5                     0,2
                            Canalisations publiques        35                       –                       0,6
                            Infrastructures privées        60,6                     1,2                     ?
                            Total                          110–115,6                2,7                     0,8–?

                            Élimination des eaux usées : infrastructures en 2014 (en milliards de francs)
                                                           Valeur de remplacement   Coûts annuels           Investissements annuels
                            STEP centrales                 13,6                     1                       0,3
                            Canalisations publiques        66,4                     1,2                     0,5
                                                                                                                                         HOFFMANN ET AL. (2014)

                            Évacuation des eaux de bien-   34–40                    1–1,2                   ?
                            fonds
                            Total                          114–120                  3,2 –3,4                0,8–?

14    La Vie économique 6 / 2019
L’ÉVÉNEMENT

transformée en engrais de qualité à peu de frais.                               D’un côté, nous devons mener les infrastruc-
Un engrais universel à base d’urine est ainsi au-                               tures existantes de notre pays vers l’avenir ; de
torisé depuis 2018 par l’Office fédéral de l’agri-                              l’autre, il y a une demande globale de solutions
culture. Moins de 1 % du volume total des eaux                                  innovantes. Si nous arrivons à miser sur les in-
usées est contaminé par des matières fécales, le                                novations plutôt que sur le maintien des valeurs,
plus grand risque sanitaire.                                                    nous aurons la possibilité non seulement de
    Les avancées techniques dans ce domaine                                     préparer un service public essentiel à affronter
sont rapides et d’une grande actualité. Une                                     l’avenir, mais aussi de construire une industrie
coopération austro-suisse a ainsi donné nais-                                   prometteuse. Un projet du Programme natio-
sance à des toilettes à séparation, récompensées                                nal de recherche (PNR 73) étudie actuellement
du Black Bee Award à la XXIIe Triennale de                                      si et comment la Suisse pourra jouer le rôle de
Milan 2019. Elles seront produites et commer-                                   leader international dans la mise en œuvre de
cialisées par une entreprise suisse à partir de                                 ­solutions innovantes7.
l’été 2019. L’engrais à base d’urine mentionné                                       Les communes ne doivent cependant pas
plus haut est fabriqué par une société issue de                                  être les seules à supporter le risque inhérent à
l’Institut de recherche de l’eau (Eawag) du do-                                  la création d’un marché pilote. Des impulsions
maine des Écoles polytechniques fédérales, et                                    à l’échelle nationale sont nécessaires. La ques-
commercialisé en Suisse, en Allemagne et en                                      tion se pose donc du point de vue de la politique
France.                                                                          économique : sommes-nous prêts à positionner                                 7 Davantage d’informa-
    Dans le bâtiment modulaire de recherche et                                   la Suisse comme pôle d’innovation dans le                                      tions en cherchant le
                                                                                                                                                                mot-clé « Comix » sur le
d’innovation NEST à Dübendorf (ZH), les cher-                                    ­domaine de l’eau ?                                                            site Internet de l’EPFZ.
cheurs de l’Eawag développent des technologies
innovantes avec des partenaires industriels
et testent leur fonctionnement en conditions
réelles. Un projet soutenu à hauteur de plu-
sieurs millions de dollars par la Fondation Bill
& ­Melinda Gates travaille ainsi à une toilette à
chasse d’eau qui n’a pas besoin d’être raccordée
aux réseaux d’eau et d’égouts.

                                                                                      Max Maurer                        Sabine Hoffmann
La volonté de changer                                                                 Professeur en systèmes de         Responsable du groupe
est-elle réelle ?                                                                     gestion des eaux urbaines
                                                                                      à l’École polytechnique
                                                                                                                        de recherche transdisci-
                                                                                                                        plinaire et du programme
                                                                                      fédérale de Zurich (EPFZ)         de recherche straté-
La recherche-développement suisse dans le do-                                         et chef de département à          gique « Wings » à l’Insti-
maine de l’eau et des eaux usées est pionnière à                                      l’Institut de recherche de        tut de r­ echerche de l’eau
l’échelle mondiale. Il n’est toutefois pas certain                                    l’eau (Eawag) de Düben-           (Eawag), Dübendorf (ZH)
                                                                                      dorf (ZH)
que nous utilisions cette position au mieux.

Bibliographie
Binder C. R., de Baan L. et Wittmer, D. (2009).       Larsen T. A., Udert K. M. et Lienert J. (2013).     Organisation de coopération et de développe-
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  eaux usées durables en Suisse. Synthèse thé-        Larsen T. A., Hoffmann S., Lüthi C., Truffer B.       Sommer H., Matter D., Gerum J. et Jakob M.
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Hutton G., Haller L. et OMS (2004). Evaluation                                                              « Développement durable de l’environnement
  of the costs and benefits of water and sanitation                                                         construit ». vdf Hochschulverlag, École poly-
  improvements at the global level, Genève.                                                                 technique fédérale de Zurich.

                                                                                                                                                   La Vie économique 6 / 2019        15
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